Au Comptoir des imprimeurs unis (7p. 281-310).


XXII


CURIOSITÉS DU CŒUR.


Pendant la conversation éminemment frivole que nous avons rapportée au précédent chapitre, miss Mary Trevor et Diana Stewart s’étaient isolées du cercle principal et s’étaient fait, pour elles seules, une conversation bien différente de celle du gros de l’assemblée.

— Mary, disait Diana, qui était devenue sérieuse devant la détresse de son amie ; ma bonne Mary, ne m’ouvrirez-vous point votre cœur ?… Vous vous souvenez bien que nous nous sommes promis de n’avoir point de secret l’une pour l’autre… moi, je n’ai point de secret ; si j’en avais ; vous le sauriez ?… Ne m’aimez-vous donc plus, Mary ?

— Si, Diana… oh ! je vous aime bien… comme autrefois… mieux qu’autrefois… depuis que ceux qui m’aimaient m’ont oubliée !… mais je n’ai pas de secret.

— Et pourquoi donc êtes-vous si pâle, Mary ?… Pourquoi ne savez-vous plus sourire ?

— Savais-je donc sourire autrefois ? murmura miss Trevor. — Diana, vous n’y songez pas… moi, sourire !…

— Oh ! oui, sourire ! être heureuse, Mary…

Miss Trevor baissa la tête.

— Être heureuse ! répéta-t-elle, comme si ce mot eût été pour elle un terme d’une langue inconnue.

— Vous l’étiez autrefois. Mary…

— Diana, je ne m’en souviens plus.

Mary laissa tomber ce mot tout bas. Il était l’expression simple et sincère d’un découragement si profond, que miss Stewart sentit ses yeux se mouiller de larmes.

— Chère Mary, dit-elle, ne me parlez pas ainsi… Vous ne pouvez avoir oublié nos bonnes causeries au château de ma mère, et nos longues promenades dans les grands bois de Trevor Castle… Quels beaux rêves d’avenir nous faisions toutes deux.

— C’étaient des rêves, Diana !

— Des rêves qu’on peut changer en réalité, Mary !… Tout n’est-il donc pas autour de vous comme autrefois ! Voici mon cousin Frank revenu de son voyage…

— Il ne faut pas me parler de Frank, dit miss Trevor en fronçant légèrement ses délicats sourcils.

— Pourquoi, Mary ? Ne l’aimeriez-vous plus ?

— Non.

Mary tourna la tête. Lorsqu’elle regarda de nouveau sa compagne, une sorte de sourire pénible à voir contractait son visage.

— Vous ne savez donc pas ? reprit-elle ; j’aime le marquis de Rio-Santo !

— Vous aussi ! s’écria miss Stewart. — Oh ! prenez garde, ma pauvre Mary ! j’ai eu bien peur de l’aimer, moi !… Je crois que je l’ai aimé… je crois même…

Diana s’arrêta et devint plus rose que le satin du ruban qui nouait sa riche chevelure. — Puis, tout à coup, elle sourit de bon cœur.

— Mais moi, poursuivit-elle, j’aime à ma manière et n’en prends point de mélancolie… C’est le roi des hommes, après tout !… Ah ! vous l’aimez, Mary… Eh bien ! je ne puis dire combien je suis heureuse de vous voir plaisanter…

— Je ne plaisante pas, Diana ; je mens.

Miss Stewart perdit son sourire et contempla son amie dont la voix plaintive s’était emplie tout-à-coup d’amertume.

— Vous mentez ? répéta-t-elle sans comprendre.

— Je souffre ! murmura miss Trevor.

Diana passa son bras autour de la frêle taille de sa compagne.

— Cela se voit trop, pauvre Mary ! répliqua-t-elle, en soupirant ; mais votre pensée m’échappe… vos paroles n’ont plus de sens pour moi…

— Tant mieux, Diana ! c’est que vous êtes heureuse.

— Je le serais, Mary, si je ne vous voyais pas souffrir… Et je voudrais tant vous soulager !… mon Dieu !… Mais je ne comprends plus votre cœur… Par pitié pour vous et pour moi, répondez-moi sans détour… N’aimez-vous plus Frank Perceval ?

— J’épouse le marquis de Rio-Santo, Diana.

— On me l’avait dit… Je n’y voulais point croire… Pauvre Frank !

Mary aspira fortement l’odeur acre et subtile de son flacon de sels.

— J’espère que je mourrai bientôt ! dit-elle.

Les bras de miss Stewart retombèrent.

— Mourir ! reprit-elle ; — oh ! vous l’aimez encore, Mary !… Et comment l’auriez-vous oublié ! Un noble cœur comme le vôtre ne change point et n’aime qu’une fois… Mais quelle tyrannie étrange force donc ainsi votre volonté ? Lord Trevor est le meilleur des pères ; lady Campbell…

— Écoutez ! interrompit Mary avec un frisson de terreur.

— Qu’y a-t-il ? demanda miss Stewart.

— N’entendez-vous pas ?…

Diana écouta de toutes ses oreilles et n’entendit rien, si ce n’est la voix flûtée de M. le vicomte de Lantures-Luces, narrant, de l’agréable façon que nous avons rapportée, une eccentricity de Brian de Lancester.

Les nerfs de la pauvre Mary semblaient cependant violemment ébranlés.

— Oh ! j’entends, moi, dit-elle, et ce bruit me fait peur. C’est une voiture, Diana, qui court sur le pavé de Park-Lane… Si c’était la sienne !

Il y avait une indicible épouvante dans la voix de miss Trevor.

— La voiture de qui ? demanda Diana.

— La sienne !… Je l’entends de bien loin… quelque chose de lui absent correspond avec mes propres nerfs et les torture… Ma tante dit que je l’aime… et je l’aime peut-être, Diana… N’aimez jamais, oh ! jamais, vous qui êtes si fraîche et si jolie, vous qui souriez si gaîment, Diana, vous qui chantez si doucement à votre harpe, vous qui dansez au bal avec une joie si franche, vous qui êtes libre partout et partout heureuse !… n’aimez jamais, cela fait trop souffrir !… On apprend à pleurer, Diana ; on devient pâle et bien triste… le chant irrite, la danse fatigue… et la nuit… oh ! la nuit, Dieu qui n’a point pitié, vous envoie des rêves de bonheur… Des rêves, quand le bonheur est impossible et que l’angoisse vous guette au réveil !

Mary levait au ciel ses grands yeux sans larmes ; sa voix était sourde et lente comme l’atteinte du désespoir.

— Pauvre Mary ! soupira miss Stewart, qui devinait vaguement l’étendue de cet étrange martyre.

— Il y a six jours qu’il n’est venu, reprit Mary Trevor ; — sais-je, mon Dieu ! si je désire qu’il revienne !… Je souffre autant quand il est loin de moi, parce que sa pensée est toujours présente… Ah ! j’espère que je mourrai bientôt !

— Mais autrefois, Mary, s’écria miss Stewart navrée, — quand vous aimiez Frank Perceval, vous ne souffriez pas ainsi !

Une lueur passagère éclaira le front pâle de miss Trevor.

— Autrefois, murmura-t-elle, — autrefois !… quand il devait venir, comme j’étais joyeuse ! comme j’épiais la marche trop lente de l’aiguille sur le cadran de la pendule ! Que j’étais pressée de le voir, heureuse de sa présence, attentive à sa noble parole, jalouse de chacun de ses regards !… Mais ce n’est pas là de l’amour, Diana !… Ma tante m’a longuement expliqué tout cela… longuement et souvent… si souvent qu’une brume a couvert ma propre pensée… L’amour, voyez-vous, est un supplice, et ce que j’éprouvais pour Frank était un sentiment tout plein d’espoir et de bonheur… Oh ! c’est le marquis de Rio-Santo que j’aime.

Cette parole, qui semblait être une raillerie amère et désespérée, Mary la prononça d’un ton de morne conviction.

— Mais c’est de la folie, chère Mary ! s’écria Diana ; — vous avez mal compris lady Campbell, ou la fascination exercée par cet homme à troublé votre intelligence… Vous aimez Frank, vous ne l’avez jamais aimé davantage.

— Vous êtes une jeune fille, ma bonne Diana, dit misa Trevor en secouant la tête, — et vous n’entendez rien à ces choses… ni moi non plus, vraiment… J’en meurs sans les connaître.

Il y eut un instant de silence entre les deux amies. M. de Lantures-Luces avait fini son récit. La conversation faisait trêve de l’autre côté du salon. Diana contemplait sa compagne avec une douloureuse curiosité. Mary semblait méditer, ou, pour parler mieux, elle livrait son esprit sans défense aux assauts de sa tristesse accoutumée. Un nuage de mélancolie plus amère descendit tout-à-coup sur son front.

— Elle est bien belle, Diana, savez-vous, dit-elle, la femme qui m’a pris le cœur de Frank Perceval !

— Que dites-vous, Mary ! répliqua vivement miss Stewart frappée d’un trait de lumière : — Frank aimer une autre femme !… Oh ! que je voudrais ne me point tromper et croire que la jalousie seule fait votre tourment ! Je vous rassurerais… car vous êtes dans l’erreur, Mary !… Et qui sait si l’on n’a point calomnié le pauvre Frank auprès de vous !

— J’ai vu, répondit Mary ; — elle est bien belle !

— Et qu’avez-vous pu voir ? s’écria Diana, retrouvant toute sa pétulance. — Frank est mon cousin et je ne souffrirai pas… Pauvre Mary ! se reprit-elle ; — pardon ! Je pense comprendre à présent votre mal… Mais qui donc, dans la maison de James Trevor, est l’ennemi de Frank Perceval ?

— C’est moi ! répondit miss Trevor dont l’œil eut un fugitif éclair de courroux.

— Vous, Mary !… Comment voulez-vous que je vous croie !… je vous sais si noble et si bonne !… Oh ! tout cela est bien étrange, mon Dieu !… J’ai cru comprendre un instant ; mais je vois maintenant que toutes ces choses bizarres sont au dessus de ma pauvre intelligence… Il y a comme un sort jeté sur vous !

— Peut-être, Diana !… mais qu’importe ?… Ne sais-je pas que je mourrai bientôt !

Ce fut en ce moment que la comtesse de Derby, annoncée, entra dans le salon de Trevor.

Jadis, avant l’arrivée de Rio-Santo à Londres, lady Ophelia était fort intimement liée avec lady Campbell. Depuis, sa liaison connue avec le marquis avait naturellement refroidi les rapports entre elle et la tante de Mary. Néanmoins, ces relations n’avaient point cessé ; on ne rompt point volontiers tout à fait dans un certain monde, parce qu’une rupture fait parler toujours. Nous avons vu lady Ophelia au bal de Trevor-House.

Mais il était bien rare maintenant que lady Ophelia et lady Campbell se rendissent visite, sans façon pour ainsi dire et les jours réservés aux intimes. Un mur d’étiquette s’était élevé entre elles deux. Elles ne s’aimaient pas.

Au contraire, lady Ophelia avait conservé pour Mary Trevor une sorte d’amitié ou plutôt de tendre compassion. Mary était sa rivale pourtant, mais l’âme véritablement noble de la comtesse de Derby ne pouvait prendre de haine contre ce débile et inoffensif adversaire que lui donnait le hasard. — Et puis, son esprit exquis, mondain, subtil et savant à distinguer les nuances les plus imperceptibles, voyait clair ou à peu près au fond du cœur de Mary.

Elle devinait que sa véritable rivale n’était point la pauvre enfant, mais sa tante, lady Campbell, dont l’entêtement était une passion et qui aimait, — à en perdre l’esprit vraiment ! — pour le compte et à la place de sa nièce.

Nous ne sachons pas qu’on ait fait encore de comédie sur ce sujet. La matière est un peu insaisissable, mais Shéridan ou mieux Fielding l’aurait su mettre à la portée de tout le monde. — Quoi de plus comique en effet que ces excellentes personnes, arrivées à l’âge de sagesse, qui poussent le dévoûment jusqu’à se charger d’avoir un cœur pour autrui !

Les lady Campbell, hélas ! sont moins rares qu’on ne pense. Ce sont de vertueuses femmes, de spirituelles femmes, d’aimables femmes…

En vérité, cela est ainsi. Nul ne peut dire le contraire. — Et ces bonnes créatures, remplies de douceur d’âme, font plus de mal chacune que trois ou quatre mégères de la pire espèce.

Elles sont oisives. Elles ont trop d’esprit et trop de cœur ; elles emploient l’un et l’autre. Il le faut bien : c’est la loi de nature.

Avec un peu plus d’égoïsme, elles chercheraient le bonheur pour elles-mêmes ; avec moins d’esprit, elles ne seraient plus dangereuses.

Tournez cela d’une certaine façon, vous toucherez au grotesque et vous ferez rire ; mais sur nos lèvres, à nous, le rire se glace. Sous ce burlesque travers il y a aussi de la tragédie.

Par les soins empressés, généreux, maternels de toute lady Campbell, il y a presque toujours quelque Mary Trevor qui pâlit, qui souffre et qui pleure…

La comtesse de Derbv, avec son coup d’œil de grande dame, avait dès long-temps fait la part de la tante et de la nièce. À la première toute sa rancune, à l’autre sa compassion. Seulement, comme elle ne pouvait mesurer exactement l’extrême esclavage moral de miss Trevor, elle ne savait point au juste jusqu’où allait son martyre.

L’entrée de la comtesse de Derby causa quelque surprise parmi les habitués du salon de Trevor-House. Chacun savait parfaitement les termes où en étaient ensemble la belle visiteuse et la maîtresse de la maison. Le vicomte de Lantures-Luces caressa énergiquement la chaîne de son lorgnon ; le sportman grommela : Du diable ! Et miss Cicely Kemp ouvrait sa charmante bouche rose pour prononcer quelque énormité, shoking au premier chef, lorsque lady Margaret eut le bon esprit de lui imposer silence d’un geste.

Quant à lady Campbell, qui n’était certes pas la moins surprise, elle se leva souriante et courut à la rencontre de son ancienne amie avec un véritable transport de joie, ce qui donna occasion à lord John Tantivy de grommeler à part soi cette judicieuse réflexion :

— Deux juments se battraient en pareil cas, et voilà celles-ci qui se caressent !

Le mot celles-ci, dans la conscience de lord John, n’impliquait, du reste, aucune comparaison blessante pour la plus belle moitié de l’espèce chevaline.

Les joueurs de whist s’étaient levés. Il y avait eu réception dans les règles.

Mais autant lady Campbell semblait empressée, ravie, autant la comtesse de Derby paraissait mal à l’aise et troublée. Et c’était une chose fort étrange, car lady Ophelia était renommée dans Londres entier pour son incomparable science du monde. Ses rivales copiaient sa tenue, désespérant de faire mieux en faisant autrement qu’elle.

Elle était très pâle. Ses yeux gardaient quelques traces de fatigue ou peut-être de larmes. Son regard était distrait jusqu’à l’égarement

— Je ne vois pas miss Trevor, dit-elle avant de s’asseoir ; — serait-elle malade ?

Mary était devant elle.

— Ah !… reprit lady Ophelia en l’apercevant ; — vous êtes bien changée, chère Mary !

Elle la baisa au front, et, par un geste involontaire, sa main se glissa dans son sein. — Mais elle la retira vide et rougit, comme si elle eût été sur le point de faire une mauvaise action.

Puis elle s’éloigna brusquement de Mary pour aller s’asseoir au milieu du cercle.

— Madame, lui dit Lantures-Luces, je ne pense pas vous avoir vu jamais une aussi ravissante agrafe !

Il est juste d’ajouter que lady Ophelia n’avait point d’éventail que le petit Français pût admirer de préférence.

— N’allez-vous point, reprit-il, nous donner des nouvelles de ce cher Frank Perceval ?

Lady Ophelia changea de couleur.

— Comme vous rougissez, milady ! s’écria l’honorable Cicely Kemp ; — et comme vous pâlissez, maintenant !

— Laissez, mon amour, laissez ! murmura lady Margaret.

— Frank Perceval ! murmura lady Ophelia ; — je ne sais… en vérité… monsieur.

— Lord John se sera trompé ! interrompit le petit Français qui avait bon cœur, après tout.

La comtesse ainsi avertie reprit, en faisant effort pour se remettre :

— J’ai vu en effet l’Honorable Frank Perceval, monsieur. Il souffre toujours de sa blessure, et de plus… il souffre beaucoup, monsieur.

Mary serra le bras de miss Stewart. Elles s’éloignèrent. Lady Ophelia les suivit d’un regard inquiet.

Le reste de la visite, qui, du reste, ne se prolongea point, fut pénible, malgré les efforts de lady Campbell qui fit preuve, mais en vain, d’admirables ressources de conversation. Évidemment, la comtesse souffrait, et, chose singulière, on eût dit que son malaise était quelque chose comme de la honte ou du remords.

Elle se leva enfin. Chacun s’empressa de l’imiter, car, contre l’habitude, sa présence pesait sur l’esprit de chacun.

Après avoir donné la main à lady Campbell et salué lord James, au lieu d’aller vers la porte, elle se dirigea précipitamment vers Mary qui poussa un faible cri.

C’était de la surprise sans doute.

Cependant, miss Cicely Kemp prétendit, malgré les chut ! répétés de lady Margaret, que la comtesse avait tiré de son sein un papier et l’avait jeté sur les genoux de Mary en l’embrassant.

Lady Campbell darda un soupçonneux regard de ce côté. Elle ne vit rien.

Il est vrai que la blanche main de Diana Stewart s’était prestement avancée, puis retirée. — Par bonheur, l’Honorable Cicely Kemp n’avait point aperçu ce mouvement.

La comtesse de Derby n’était plus là.

Ce n’était rien, évidemment. Le cercle se reforma et glosa sur cette visite inattendue.

Pendant cela, Mary, tremblante et respirant à grand’peine, recevait en cachette, des mains de miss Stewart, une lettre sur l’adresse de laquelle elle avait reconnu d’un coup d’œil l’écriture de Frank Perceval.

Miss Cicely Kemp n’était pas sans avoir quelque peu raison.