Au Comptoir des imprimeurs unis (7p. 245-280).


XXI


PETIT COMITÉ


Il y avait ce même soir une petite réception à Trevor-House. Lord James faisait son whist avec le docteur Müller, dont le flegme germain avait fait sa conquête, lord Stewart, et sir Arcadius Bombastic, le poète lauréat.

Lady Campbell était entourée de sa cour, à laquelle seulement faisaient défaut le marquis de Rio-Santo et le beau cavalier Angelo Bembo. Nous eussions reconnu autour d’elle grand nombre de physionomies : lady Stewart et sa fille, la jolie et gaie Diana, lady Margaret Wawerbenbilwoodie, baronnesse, la blonde Cicely Kemp, sir Paulus Waterfield, lord John Tantivy, le sportman, le vicomte de Lantures-Luces et bien d’autres encore.

Depuis cinq jours, Mary Trevor gardait la chambre ; ce soir, elle était descendue au salon pour se réunir à miss Diana Stewart, sa meilleure amie.

La pauvre Mary était bien faible et bien changée. Sa frêle taille semblait se courber sous le poids d’une angoisse trop lourde, et l’on ne pouvait regarder sans compassion la diaphane pâleur de son teint.

Entre elle et son amie il y avait plein contraste. Miss Stewart était une Galloise au teint légèrement bruni, à l’œil foncé, à la bouche rose, un peu grande et s’épanouissant volontiers en un malin sourire qui la faisait charmante. Ses cheveux châtains avaient de ces reflets cendrés qui semblent particuliers à la beauté britannique, et devant lesquels s’éclipsent les tons si bruyamment admirés des chevelures espagnoles. Ses sourcils étaient noirs, arqués et allaient cacher le bout de leur ligne ténue jusque sous les boucles abondantes de sa coiffure. Ses joues avaient la fossette joyeuse des naïves coquettes de Caernarvon, et, sur l’ovale un peu rond de son visage, ses pommettes trouvaient encore moyen de saillir comme pour témoigner de son origine celtique.

Tout cela brillait de santé, de gaîté, de malice, de jeunesse, de vie et de bonté.

Mary faisait peine à voir auprès d’elle. Sa beauté plus distinguée et d’un type supérieur disparaissait effacée par l’éclat éblouissant de sa fraîche compagne. — Et puis il y avait tant de souffrance sur ses traits pâlis, tant de détresse dans son regard éteint ! et ses yeux cernés gardaient la trace de tant de larmes !

Les deux jeunes filles causaient à l’écart. Le reste de l’assemblée entourait le foyer sous la présidence naturelle de lady Campbell.

La conversation allait, sautant d’une chose à une autre, effleurant mille sujets actuels ou passés. C’était une conversation, chose qui ne se définit point, mais qui amuse où qui endort selon les circonstances.

Lady Campbell tenait de sa main exercée les rênes de l’entretien, et, comme elle avait son idée fixe, l’entretien revenait périodiquement au marquis de Rio-Santo.

— Je ne l’ai pas vu au Park, le fait est, dit lord John Tantivy, — depuis… attendez… cinq jours, sur ma foi !

— On ne le voit nulle part, ajouta lady Margaret, pas plus au Park qu’ailleurs.

— C’est une éclipse totale ! murmura distinctement le petit Français Lantures-Luces ; — je parle sérieusement.

— Cher, vous perlez toujours sérieusement, répliqua le sportman en remontant le carcan inflexible de sa cravate… Il y a cinq jours, le marquis montait Kitty-Bell, sa jument blanche qui a gagné l’avant-dernier handicap à Epsom… Le jour précédent, il montait… Vous y étiez, sir Paulus ?

— J’y étais, milord… Mais il faut à coup sûr, miladies, que le marquis ne se montre nulle part pour s’exiler ainsi du cercle de milady (sir Paulus salua la sœur de lord Trevor), et il faut supposer qu’une indisposition…

— Du diable ! grommela le sportman, — il me semble que ce baronnet de deux pence m’a répondu par dessous la jambe !

L’Honorable Cicely Kemp agita gracieusement une incommensurable paire de grappes blondes qui ondoyaient de son front a ses épaules.

— M. le marquis de Rio-Santo n’est pas malade, dit-elle en pinçant ses jolies lèvres roses, — et l’on raconte d’étranges choses sur sa grande maison de Belgrave-Square.

— Et que dit-on, mon amour ? demanda vivement lady Margaret.

— Oh ! madam, répondit l’Honorable Cicely Kemp, qui pinça de plus en plus ses lèvres ; — avant d’être mariée, les jeunes filles ne doivent point se montrer trop savantes sur ces sortes de sujets.

Le sportman étouffa un éclat de rire dans sa cravate et pensa que miss Fraskita, sa jument isabelle, n’aurait pas mieux répondu.

Laniures-Luces s’inclina d’un air aimable et dit :

— Miss, vous avez là un ravissant éventail ; — je parle…

— Sérieusement ! acheva le vindicatif sportman.

— Lord John m’a deviné, mesdames… Vous le mettez en veine. Ah ça ! ce très cher Rio-Santo n’est pas le seul transfuge… On ne voit plus du tout Brian de Lancester… Nos deux astres nous manquent à la fois.

— Vicomte, vous êtes toujours modeste, dit en souriant lady Campbell.

— Non pas, vraiment, madame, vous êtes trop bonne : je parle… Allons, lord John ! achevez.

Tantivy fit la grimace et grommela : Du diable ! — Si Lantures-Luces eût été un pur sang, il aurait essuyé un châtiment exemplaire. Mais le sémillant petit Français n’aurait pu seulement faire, au trot, la moitié du tour de l’hippodrome de New-Market.

— Sérieusement ! ajouta-t-il avec triomphe ; — lord John n’a pas voulu m’aider… Quelqu’une de vous, mesdames, a-t-elle entendu parler de ce cher Brian de Lancester ?

— Pas depuis la fameuse comédie qu’il nous a donnée à Covent-Garden, répondit lady Campbell.

— À la suite de laquelle, ajouta lady Margaret, le comte de White-Manor a gardé le lit pendant deux jours.

— On dit qu’il est amoureux, murmura Cicely Kemp, en rougissant immodérément.

Shoking ! gronda in petto lady Margaret.

— L’amour est le seul vrai bien sur la terre, miladies, déclama de loin le poète lauréat ; — c’est une immatérielle effluve qui s’échappe d’un cœur pour aller charmer un autre cœur, un insaisissable souffle, un pollen de l’âme…

— Sir Argatius, interrompit tranquillement le docteur Müller, il s’achit bas te pollen, mais te bigue… Che chue bique, sir Argatius !… le falet de bigue !

Cette diversion fit oublier l’inconvenant adjectif employé par l’honorable Cicely Kemp. Parler d’amour à dix-sept ans moins onze mois !…

— Figurez-vous belles dames, reprit le vicomte de Lantures-Luces, que ce même soir Brian voulut me boxer…

— Bonne idée ! pensa Tantivy.

— Sur le devant du théâtre, j’étais avec… une dame, miladies.

— Avec la signora Briotta, dit l’incorrigible Cicely Kemp ; — elle danse bien ; mais elle a de vilaines rotules.

— Oh ! madam ! s’écria Lantures-Luces scandalisé.

— En d’autre termes, lui glissa Tantivy à l’oreille, la signora est couronnée, cher… À la saison dernière, j’ai été forcé de vendre lady Aurora et le pauvre Presumption pour cela.

— Oh ! milord ! dit Lantures-Luces ; — pouvez-vous comparer ?… Mais on ne peut gagner beaucoup de savoir-vivre dans la compagnie du pauvre Presumption et de lady Aurora… Le fait est, mesdames, que Brian me mit le poing sur la gorge. Une seconde de plus, j’étais dans le ruisseau.

— C’est un terrible original, dit lady Margaret avec admiration.

— Contez-nous donc cela, monsieur de Lantures-Luces, ajouta lady Campbell ; — convenez, mesdames, que sans le vicomte… et aussi lord John Tantivy, nous serions de pauvres abandonnées.

Les ladies s’inclinèrent.

— Allons, cher, contez ! dit le sportman, d’un air de résignation chagrine.

Nous devons prévenir le lecteur que lord John Tantivy possédait à cette époque de l’année une prestance à peu près présentable. Il ne commençait son fameux régime qu’au mois de février, afin d’être entraîné en avril pour les premières courses. En janvier donc, c’était un gentleman tout comme un autre, portant cheveux en coup de vent, cravate démesurément haute, empesée à outrance, frac étriqué, gilet classique, et favoris feuille-morte, hérissés naturellement.

Une seule particularité le distinguait des simples mortels, s’est qu’il se tenait en double sur sa chaise, et donnait à son torse un balancement continu, comme s’il eût eu entre les jambes miss Fraskita, Hypotenuse ou le pauvre Presumption.

Ce sportman avait inventé le trot perpétuel.

M. le vicomte de Lantures-Luces se fit prier le temps convenable, déclara que, — sérieusement, — l’histoire ne valait point la peine d’être racontée, et finit par la dire tout au long, sans oublier la perte de son lorgnon en paire de pincettes.

On proclama l’anecdote ravissante, et John Tantivy, tout seul, ne s’en divertit point immodérément.

— Du diable ! pensa-t-il, pour rendre cela drôle, il faudrait au moins qu’on lui eût brisé le visage d’un coup de poing !

— Je sais mieux que cela, mesdames, s’écria Lantures-Luces, que les applaudissements mettaient en goût ; — ce cher Brian, Dieu merci, fournirait, lui seul, tous les salons de Londres d’anecdotes !…

— Avec M. le marquis de Rio-Santo et vous, vicomte, dit la sœur de lord James d’un ton où une imperceptible nuance de moquerie se cachait sous la bonhomie la plus aimable, — il défraie en vérité tous nos entretiens… N’est-il pas vrai, mesdames ?

— Assurément, répartit lady Stewart.

— On parle de Paris ! ajouta lady Margaret Wawerbenbilwoodie ; — mais Paris nous envoie ce qu’il a de mieux.

— Ah ! mesdames !… ah ! miladies !… vraiment !… vraiment !… vraiment !!!… dit le petit Français en saluant à la ronde avec enthousiasme ! — vous me comblez !… Je ne mérite pas… non, ma foi ! — mais non… je parle…

— Tu parles trop, poney maudit ! pensa le sportman qui avait envie de conter un steeple chase où vingt-deux chevaux avaient été tués sans compter les gentlemen riders.

— Nous écoutons, reprit lady Campbell.

— Ma foi, mesdames, ce n’est pas du nouveau… Cela date de trois semaines au moins, mais les journaux n’en ont point parlé, que je sache… Voici l’histoire… Ce cher Brian avait dîné ce soir-là au club en tête-à-tête avec le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie…

— Que je voudrais être ambassadrice ! pensa l’Honorable Cicely Kemp.

— Sa Grâce, il faut que vous le sachiez, boit comme un Kosak et a le vin très mélancolique…

— Le vin ! s’écria de sa place sir Arcadius Bombastic ; — le vin, ce nectar précieux qu’un ciel marâtre a refusé à nos froides contrées ; le vin, cette joie des forts, cette force des faibles ; le vin que la mythologie nous montre sous la forme d’un beau jeune homme couronné de pampres verts, le sourire à la bouche, le bon mot aux lèvres…

— Tiaple ! mein herr Pompastig ! interrompit le Germain en se livrant à d’extravagantes originalités de prononciation ; — fous médez du gœur sur tu gareau, afec fos bambres ferts !… C’est indoléraple, tarteifle !

— Sa Grâce, poursuivit Lantures-Luces, soupire au sixième verre de champagne, verse des larmes au douzième, sanglote au dix-huitième et ainsi de suite.

Lancester était justement ce jour-là dans ses idées noires. Il fit chorus avec le prince jusqu’au dix-huitième verre inclusivement. — Passé ce point, mesdames, Sa Grâce a coutume de briser les assiettes et généralement tout ce qui se trouve sur la table… C’est une fantaisie nationale, une gentillesse hyperboréenne… Sa Grâce, du reste, solde le dégât le lendemain matin.

Brian refusa de le suivre sur ce terrain et désira se borner aux sanglots. De là, discussion grave. On prit rendez-vous pour le lendemain à Greenwich. Un combat sans merci devait s’en suivre. Le prince était furieux.

De fait, mesdames, il n’y a que Brian au monde pour empêcher un Tartare de briser des assiettes à son gré.

— Et se battit-on ? demanda miss Cicely Kemp.

— Mon amour, un peu de patience ! répliqua lady Margaret.

— De guerre las, mesdames, reprit Lantures-Luces, le prince, qui voyait bien qu’il ne pourrait pas détruire ce soir la moindre vaisselle, se leva pour sortir. Brian le retint.

— Milord, lui dit-il, je ne connais rien de fastidieux comme un duel à l’épée, si ce n’est un duel au pistolet.

— Nous pourrons nous battre au sabre, lui répondit l’ambassadeur.

— Fi donc !… Il y aurait bien la lance… Aimeriez-vous la lance, milord ?

— Qu’est-ce à dire, monsieur ? s’écria le prince qui crut qu’on se moquait de Sa Grâce.

— Je vous demande, milord, si la lance vous plairait ?… Mais non ! cela ressemblerait à ces innocents tournois que donnent certains lords écossais… Asseyez-vous donc, prince ! Nous chercherons ensemble un moyen de nous tuer le moins sottement possible.

Sa Grâce se rassit. On apporta du champagne, et l’on but de plus belle. Le prince était ivre comme le premier marquis d’Irlande en ses bons jours.

Lancester, lui, boirait la tonne d’Heidelberg sans rien perdre de son sang-froid.

— Milord, dit-il au bout d’une demi-heure, il faut nous pendre.

— À la bonne heure ! s’écria le prince, pendons-nous, par saint Nicolas !… Waiter ! deux cordes, s’il vous plaît.

— Pourquoi deux, milord ?… c’est un duel, vous savez… il suffira d’une corde. Mais il faut des dés. Nous allons jouer à qui de nous deux pendra l’autre.

— Ah ! voilà bien une idée de Lancester ! s’écria lady Margaret.

— Et y eut-il quelqu’un de pendu ? demanda l’Honorable Cicely Kemp.

— Attendez donc, ma chère belle !…

— Le prince cria : bravo ! reprit Lantures-Luces. Brian et lui étaient désormais les meilleurs amis du monde. On apporta des dés. Brian perdit et fut condamné à être pendu.

Le prince Dimitri Tolstoï ne se possédait plus, tant il ressentait de joie.

Il était minuit environ. Brian et Sa Grâce sortirent du club, bras dessus, bras dessous et se dirigèrent vers Portland-Place…

— Mais enfin, dit l’honorable Cicely Kemp, M. de Lancester n’a pas été pendu, puisque…

— De grâce, mon cher cœur, écoutez ! s’écria lady Campbell ; on ne conte pas une histoire comme M. de Lantures-Luces !…

— Ah ! madame ! balbutia le vicomte ; vous me comblez, sur ma parole, et je n’oserai plus…

L’honorable Cicely Kemp se pencha à l’oreille de lady Margaret.

— Madam, murmura-t-elle, ex abrupto, voulez-vous me mener avec vous la prochaine fois que vous irez voir pendre ?

Ce terrible à-propos fit sauter lady Margaret sur son fauteuil.

— Fi ! mon cher cœur, si ! répliqua-t-elle ; à votre âge !…

— Arrivé dans Portland-Place, devant l’hôtel du comte de White-Manor, poursuivit Lantures-Luces, — car vous pensez bien mesdames, que le comte était pour quelque chose en tout ceci, — Brian ôta sa cravate et jeta bas son habit.

— Allons, prince, dit-il, mettez-moi, s’il vous plaît, la corde au cou.

Le prince ne se fit pas prier. — On eut un peu de peine ; mais avec de la bonne volonté, mesdames, on parvient à tout. — Quelques minutes après, Brian de Lancester se balançait pendu à la barre d’une lanterne à gaz, et Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï se mourait de rire en le regardant.

— Comment ! s’écria le chœur féminin, les choses allèrent jusque-là ?

— Oui, miladies.

— Mais, objecta Cicely Kemp, M. de Lancester n’a pas été pendu tout à fait, en définitive ?

— On dirait que vous le regrettez, mon amour ! fit aigrement observer lady Margaret.

— Oh ! non, madame, répondit l’honorable miss ; — mais il faut bien qu’une histoire ait une fin.

— C’est là une vérité profonde énoncée en termes vulgaires, dit de loin sir Arcadius Bombastic ; — toute histoire, comme tout drame, doit avoir une exposition, un nœud, un dénouement… protase, épitase, péripétie…

— Brodase, ébidase, béribézie, répéta le docteur Müller ; — c’est gonnu, mein hert Pompasdig… che choue la tame te drevle : tonnez-en ou goubez !

— Eh bien, dit lady Campbell en souriant, je parie que le vicomte n’est pas sans avoir une péripétie en réserve.

— Diables de mots ! pensa le sportman ; — pas mauvais pour un cheval, pourtant… J’appellerai Épitase le poulain de miss Fraskita.

— Assurément, madame, répondit Lantures-Luces d’un air modeste ; — mon histoire a une fin telle quelle… La voici :

Brian tenait la corde à deux mains, et, avant de se lancer dans l’éternité, il maudissait son frère d’une voix retentissante. Sa harangue amenait peu à peu aux fenêtres les gens du quartier, de telle sorte qu’en mourant ce pauvre Lancester eût emporté du moins la consolation d’avoir poussé à fond une dernière botte au comte de White-Manor.

— Allons, Brian, allons, mon ami, disait cependant le prince qui s’était assis sur le trottoir ; — lâchez la corde comme un brave garçon ! ne me faites pas rester là… je sens que je m’enrhume !

Brian haranguait toujours, accusant son frère de sa mort et appelant sur lui la malédiction du ciel.

Sur ces entrefaites, des policemen passèrent. Les gens qui écoutaient aux fenêtres leur crièrent de secourir ce malheureux qui se pendait. — Brian se hâta de lâcher la corde, mais il n’était plus temps. Les policemen le dépendirent, malgré les courageux efforts du prince Dimitri Tolstoï, qui perdit deux dents à cette mémorable bataille.

Mais lorsque Brian se fut remis sur pied, les choses changèrent de face. Vous savez quel terrible homme est ce cher Brian, lorsqu’il se fâche, mesdames ?… Eh bien ! il se fâcha tout rouge en voyant qu’on s’était permis de le dépendre. — Il y avait quatre policemen. Brian ne fit de chacun d’eux qu’une bouchée et les jeta sur le pavé l’un auprès de l’autre, comme s’ils eussent été des soldats de plomb.

Ensuite il salua gravement Sa Grâce, l’ambassadeur de Russie, qui gisait, lui aussi, dans la boue, et s’en alla paisiblement se coucher.

— Délicieuse folie ! dit lady Margaret.

— En vérité, miladies, ajouta la sœur de lord Trevor, s’il n’y a que M. de Lancester pour inventer et mettre à exécution ces fantastiques eccentricities, convenez qu’il n’y a que le vicomte pour les narrer comme il faut.

— Ah ! madame ! vraiment… vraiment ! murmura Lantures-Luces, gonflé de satisfaction.

— Achille fut bien heureux de trouver un Homère ! prononça sentencieusement le poète lauréat.

— Et que devint l’ambassadeur de Russie ? demanda la bouche rose de Cicely Kemp.

— Eh ! mon amour, qu’importe cela ?… Que dit lord John Tantivy de cette charmante anecdote ?

— Je dis, madame, répondit le sportman avec gravité, que nous n’aurons bientôt plus la liberté de nos mouvements dans Londres !… Voyez ! voici quatre sots policemen qui empêchent un gentilhomme de se pendre, quand telle est son envie !… Autant vaudrait vivre en Turquie, sur ma foi !

— Tantivy parle sérieusement, mesdames, fit observer Lantures-Luces, à qui son triomphe donnait presque de l’esprit ; — pour répondre à madame, ajouta-t-il en saluant miss Kemp, — je dirai que le prince Dimitri Tolstoï n’est pas mort, et qu’il a payé un millier de livres au journaux pour étouffer l’aventure.

On parla sur ce sujet encore durant quelques minutes, puis la conversation reprit sa course bondissante. Certes, lady Campbell avait au plus haut point la science du monde, mais quel est le pilote habile qui n’échoue pas une fois dans sa vie quand la marée et le vent sont contraires ? — Lady Campbell n’avait qu’un désir : c’était d’empêcher l’entretien de tomber sur Frank Perceval.

On y arriva fatalement, parce que, dans une soirée en petit comité, il faut parler de toutes choses, — de toutes.

L’Honorable Cicely Kemp, qui jouait ici le rôle que le peintre français Gavarni donne à ses Enfants terribles dans ses ravissantes esquisses de mœurs, prononça le nom de Frank. Lady Margaret demanda ce qu’il devenait…

Lady Campbell jeta un coup d’œil inquiet sur sa nièce. — Le nom de Frank avait produit l’effet redouté. La pauvre Mary penchait sa tête pâlie sur l’épaule de Diana Stewart.

— Frank est toujours malade, répondit Lantures-Luces. Il ne sort pas et il ne reçoit pas.

— Permettez, cher, répliqua Tantivy, heureux de contredire son heureux rival ; — il ne vous reçoit pas peut-être, — mais il sort. Je viens de le rencontrer dans Regent-Street, à la porte de la comtesse de Derby.

— Ah !… pensa tout haut lady Campbell ; — sa première visite est pour lady Ophelia… Je ne les savais pas si liés.

— La comtesse de Derby cherche des distractions, dit Cicely Kemp, l’enfant terrible.

Au moment où elle achevait sa phrase, qui n’était peut-être qu’une répétition de ce qu’elle avait entendu dire à quelque lady ayant l’âge de raison, la porte s’ouvrit à deux battants et un valet annonça :

— Madame la comtesse de Derby !