Au Comptoir des imprimeurs unis (7p. 215-244).


XX


PACTE ENTRE DEUX HAINES.


— Écoutez, Frank, écoutez à votre tour, poursuivit Stephen ; car il faut que de tout cela il ressorte pour nous une certitude… Vous continuerez après votre récit… Oh ! croyez-moi, c’est lui, c’est le même homme qui, à douze années de distance, a mis le deuil dans nos familles… On ne peut pas s’y tromper, voyez-vous ; à part ce signe dont la main de Dieu a marqué son front pour le désigner à notre vengeance, c’est bien le même orgueil étrange au milieu de la honte, la même fierté parmi le crime, le même audacieux courage au sein de la bassesse.

— J’étais bien enfant. Mon lit était placé à un angle de cette chambre de la maison de Randal où coucha votre malheureuse sœur, dans ce même lit où mon père, étendu, dormait, la nuit dont je vous ai parlé

La porte par où vous descendîtes dans le souterrain s’ouvrit. Deux hommes masqués parurent.

L’un d’eux déposa sur une table le flambeau qu’il tenait à la main, et vint me mettre un mouchoir sur la bouche. En même temps il se plaça entre moi et le lit, de manière à m’empêcher de voir. Mais il ne s’y prit point adroitement, et mon regard put se glisser entre son bras et son flanc. Je vis tout.

L’autre homme, le plus grand, avait à la main deux poignards ; il s’avança tout droit vers le lit de mon père et l’appela tout haut par son nom. Mon père s’éveilla en sursaut. À la vue de cet étranger debout à son chevet, il poussa un cri.

— Silence, Mac-Nab, silence ! dit l’homme masqué, c’est moi !

— O’Breane ! murmura mon père en courbant la tête ; je m’y attendais !… Je jouais ma vie ; j’ai perdu !…

— Pas encore, Mac-Nab !… Debout !… Tu sais bien que je n’assassine pas, moi !… Debout, te dis-je ! j’ai apporté deux poignards !

Mon père se leva lentement. Ma terreur était à son comble, mais je regardais toujours.

Quand mon père fut debout, celui qu’il nommait O’Breane lui tendit un des poignards. Mon père le prit et se mit en garde.

Le combat fut silencieux et court. Mon père tomba au bout de quelques secondes.

— Dans une heure je serais vengé ! murmura-t-il.

O’Breane s’était penché pour frapper. En se relevant son masque se détacha. Je vis son visage pendant une seconde, Frank… je vis son front rougi par l’ardeur de la lutte, et au milieu de son front une cicatrice blanche en tout semblable à celle que vous avez décrite.

— L’enfant vous a vu, milord, s’écria l’homme qui me tenait.

En même temps il leva sur moi son couteau ; mais O’Breane, qui avait remis son masque, lui arracha l’arme des mains et se pencha sur mon berceau.

— Pauvre enfant ! murmura-t-il d’une voix douce et pleine de pitié : Dieu sait que j’aurais voulu épargner ton père… Mais il était sur mon chemin… et il faut que je marche !

Il ouvrit la fenêtre. — Son compagnon et lui sautèrent dans la campagne.

À mes cris, la maison fut bientôt sur pied, et presque aussitôt des soldats arrivèrent de Dumfries. Ils avaient été appelés par mon père.

J’indiquai la petite porte. On l’ouvrit. Derrière était ce mur dont je vous ai parlé, Perceval ; mur massif, inébranlable, sans ouverture aucune, et dont la construction remonte évidemment à plusieurs siècles.

— C’est étrange, murmura Frank ; et cette circonstance, dont je serai forcé de reparler encore à la fin de mon récit, n’est pas un des moindres mystères de ce lieu funeste, Stephen… Mais nous tâcherions vainement de le comprendre, et d’ailleurs, il y a en tout ceci quelque chose de plus étrange encore… Votre histoire ne ressemble pas seulement à la mienne, Mac-Nab, elle ressemble aussi à l’histoire de lady Ophelia…

— Quoi !… voulut s’écrier Stephen.

— Le secret de la comtesse de Derby ne m’appartient pas, interrompit Frank, et il ne m’est permis de m’en servir que d’une certaine façon et vis-à-vis de certaines personnes… Mais j’ai du moins le droit de m’en servir vis-à-vis de moi-même, et cette révélation, qui concorde avec vos paroles, qui concorde avec mes souvenirs, éclaire mes doutes au point de les changer presque en certitude.

Stephen, je crois savoir le nom de l’homme masqué qui mit à mort votre père, et le nom du brigand qui déshonora ma sœur…

Coïncidence extraordinaire ! comme si tout entre nous deux devait être semblable, il vous sauva la vie dans la maison de Randal ; et à moi, il me sauva la vie dans la chapelle.

Peut-être même m’a-t-il épargné une fois de plus que vous…

Mais le bienfait est trop mince pour couvrir l’offense.

— Ne me direz-vous point son nom ? demanda Stephen.

— Ami, répondit Perceval, je vous dirai son nom… Mais écoutez ce qui advint de ma sœur.

La colère subite de leur chef fit sur les faux moines un effet magique, ils se reculèrent terrifiés, laissant entre eux et lui un large espace vide. Moi, je le regardais avec un étonnement où il y avait de l’admiration, et je ne pouvais m’empêcher de comparer cette superbe puissance, tournée vers le mal, à la puissance déchue de l’archange traître à Dieu.

Les murmures avaient cessé. Un silence profond régnait dans la chapelle.

— Ce jeune homme vivra, dit Son Honneur en contenant sa voix qui voulait éclater. — Je le veux !

Personne n’osa répondre.

Le beau visage de Son Honneur, sans perdre son expression de hauteur inflexible et dominatrice, était redevenu calme. Ses noirs sourcils traçaient sur son front, pâle maintenant, une ligne ferme et pure dans sa hardiesse. La cicatrice avait disparu.

— Milords et gentlemen, reprit-il, je ne vous retiens pas… Vous pouvez vous retirer.

L’assemblée entière s’inclina respectueusement et en silence. L’instant d’après il ne restait plus dans la chapelle, avec le chef, qu’un seul moine qu’il avait arrêté d’un geste.

— Docteur, lui dit-il, versez quelques gouttes d’opium sur les lèvres de cette pauvre fille qui dort là sous ma robe… C’est une belle et douce enfant… Elle doit être bien aimée, — et je voudrais… Mais c’est folie de regretter le passé, docteur.

Le moine avait pris dans un petit nécessaire qu’il portait sur soi une fiole dont il mouilla les lèvres de ma sœur.

— Et ce gentleman ? demanda-t-il.

— Il faut que ce jeune homme s’endorme aussi, docteur.

— S’il refuse de boire ?

— Essayez.

Le docteur, dont la barbe postiche était un véritable masque, disposé de manière à cacher presque entièrement son visage, s’avança vers moi et détacha mon bâillon.

Son Honneur se promenait lentement le long de la table.

Je respirai avec effort.

— Voulez-vous boire ? me dit le docteur.

Je saisis la fiole et je bus.

— Qui que vous soyez, m’écriai-je ensuite en m’adressant au chef, je vous proclame un lâche et un misérable… Je prends la vie que vous me donnez, mais c’est pour me venger… Oh ! vous n’êtes pas si bien masqué que je ne puisse vous reconnaître…

— Vous l’entendez, milord ? dit le docteur.

— Je l’entends, monsieur ; mais ceux qui ont voulu se venger de moi sont morts…

Il s’approcha de ma couche à son tour et me regarda en face.

— Moi aussi, je vous reconnaîtrai, murmura-t-il — et, s’il se peut, je vous épargnerai.

Si cet homme est celui que je crois, Stephen, il a tenu sa promesse ; car, lundi dernier, ma vie était entre ses mains.

Stephen croyait bien comprendre, mais il voulait une certitude.

— Lundi dernier ? répéta-t-il.

Frank montra sa blessure.

— C’est lui qui a fait cela, murmura-t-il.

— Rio-Santo ! s’écria Mac-Nab : je m’y attendais presque !… Mais je ne l’ai jamais vu, moi, cet homme, et je ne puis savoir… Oh ! il faut que je le trouve ! car vous ne savez pas, Perceval, vous ne savez pas jusqu’où le hasard a poussé la parité de nos malheurs à tous deux… vous ne savez pas jusqu’à quel point notre haine a mêmes motifs et même mesure… vous ne connaissez que la ressemblance de nos griefs passés… Eh bien ! le présent aussi nous rapproche ! cet homme qui se met entre vous et miss Trevor, c’est lui qui me ferme le cœur de Clary…

— Se peut-il !… interrompit Frank.

— C’est lui que Clary aime de cette tendresse inconcevable, dont la source est un mystère comme tout ce qui entoure cet homme !… c’est lui qui l’a enlevée, peut-être…

Stephen raconta ici en détail la scène de Temple-Church ; et, à la description qu’il fit du beau rêveur, Frank ne put méconnaître le marquis de Rio-Santo.

— Oui, dit-il après-un silence, vous avez des droits égaux aux miens, et Dieu veut que nous nous vengions ensemble…

Et cette ressemblance que vous avez trouvée entre l’homme de Temple-Church et l’assassin de votre père est une preuve de plus ajoutée à tant d’autres preuves ; car c’est sans nous être concertés que nous l’avons reconnu tous les deux.

Stephen se leva et se dirigea vers la porte.

— Où allez-vous ? lui demanda Frank.

— Je vais me battre avec le marquis de Rio-Santo, répondit le jeune médecin, que la colère mettait hors de son sang-froid naturel, peut-être serai-je plus heureux que vous, Perceval… sinon… vous aurez à venger un frère avec votre sœur… Adieu !

— Restez ! s’écria Frank avec reproche ; voulez-vous donc profiter de ma blessure ?… Ah ! Stephen ! voici la première fois que je vous trouve égoïste et injuste !

Stephen revint vers le lit et pressa entre ses mains la main de Perceval.

— Pardon, murmura-t-il, mais c’est que je n’ai point de nouvelles de Clary, Frank…

Celui-ci rejeta ses couvertures et mit ses deux pieds sur le tapis d’un geste si rapide, que Stephen ne put songer à le prévenir.

— Voyez, ami, voyez ! je suis fort déjà, et je ne vous ferai pas long-temps attendre… Oh ! ma pauvre Harriet ! ajouta-t-il en étendant ses mains jointes vers le portrait de sa sœur, vous êtes au ciel où l’on pardonne… mais sur terre, on se venge… Oh ! vous aimez l’honneur, Harriet, et vous étiez d’Écosse… Jusque sous l’œil de Dieu, vous sourirez au châtiment de cet homme.

Comme elle était belle, n’est-ce pas, Stephen ? Avez-vous vu parfois tant de sereine candeur jointe à cette couronne de douce mélancolie qui descend sur son front de vierge, comme un présage de mort précoce ?… On dit dans nos montagnes, vous savez, que ces fronts célestes font envie aux anges et appellent le trépas…

Mon Dieu ! que je l’ai pleurée ! Quelques mots achèveront mon récit, Mac-Nab, reprit-il en faisant violence à sa voix qu’étouffait une soudaine bouffée de douleur : — le chef et celui qu’il appelait le docteur se retirèrent. Je demeurai seul avec Harriet endormie.

On m’avait enlevé une partie de mes liens. Je me traînai jusque auprès de ma sœur et je soulevai le voile de soie qui la recouvrait.

Elle souriait tendrement, et, dans son rêve, elle prononçait le nom aimé d’Henry Dutton.

Pauvre sœur !

Je m’assis auprès d’elle. Le sommeil me gagnait. Je me sentis perdre connaissance au moment où je mettais un baiser sur son front.

Combien de temps restai-je sous le coup du narcotique, je ne saurais le dire au juste, mais il y a loin de Crewe à Dudley-Castle, qui est entre Peebies et Middleton. Il fallut sans doute plus d’un jour pour franchir cette distance, par les routes défoncées de l’Écosse du sud. Et pourtant, lorsque je m’éveillai, Stephen, je me trouvai en vue du château de ma mère. Le soleil se levait, derrière les riants coteaux de Lauder. Nous étions, ma sœur et moi, dans notre chaise de voyage. Harriet dormait toujours.

La chaise était dételée : chevaux et postillon avaient disparu.

Je gagnai la grille du parc et j’appelai. Ma sœur fut transportée à la maison.

Elle s’éveilla. Son premier regard fut pour moi.

— Frank, dit-elle, je me souviens… je sais… Il faudra que je meure.

Depuis ce jour, Stephen, je n’entendis jamais ma pauvre Harriet prononcer une parole. Elle s’éteignit lentement, entre ma mère et moi, tuée par la conscience de sa honte. Parfois, tant que durèrent les beaux jours, elle allait s’asseoir dans le parc sous un chêne. Les heures passaient ; elle demeurait immobile. Ma mère la suivait en pleurant ; elle se mourait à la voir ainsi mourir.

Quand vint l’automne, ses forces l’abandonnèrent. Elle ne pouvait plus aller au parc. Le souffle lui manquait.

Un soir, elle nous appela du geste, ma mère et moi, auprès de sa chaise longue. Nous nous assîmes à ses côtés. Elle mit ses mains dans les nôtres et se prit à sourire pour la première fois depuis six mois.

Puis elle leva ses grands yeux bleus vers le ciel.

Ma mère se laissa tomber sur ses genoux et pria. — Stephen, Harriet était morte !

Je n’avais pas attendu ce moment pour faire des démarches auprès de la justice, et le lendemain même de mon arrivée à Dudley-Castle, j’avais écrit à votre oncle, M. Mac-Farlane, en sa qualité de magistrat du comté de Dumfries, une lettre précise, détaillée, où toute la partie de notre mystérieuse aventure qui n’avait point trait directement à l’honneur du nom de Perceval, était mise au jour.

Votre oncle, Stephen, me répondit une lettre que j’ai le droit d’appeler évasive, pour ne la point qualifier plus sévèrement, où il se défendait d’ouvrir une enquête sur un fait aussi étrange, romanesque, impossible…

J’insistai d’une façon pressante et péremptoire.

L’enquête eut lieu. Elle s’ouvrit et se termina dans la maison de Randal Graham, entre les murs de cette chambre où avait couché ma sœur. L’acte fut clos séance tenante, parce que, dès les premières lignes, ma déclaration fut jugée erronée.

En effet, l’escalier que je désignais comme m’ayant servi à descendre dans les souterrains n’existait pas. À sa place, derrière la porte, s’élevait un mur de pierres d’une incontestable antiquité.

Quant aux souterrains eux-mêmes, vingt témoins déclarèrent qu’ils n’en avaient jamais entendu parler.

— J’aurais fait comme ces témoins, Frank, dit Stephen.

Je vous crois, Mac-Nab ; peut-être suis-je injuste envers M. Mac-Farlane… Et pourtant cette chapelle maudite se trouve juste au dessous de son château de Crewe !… Mais il n’est pas temps pour nous d’éclaircir cette affaire, et nous avons autre chose à penser qu’à deviner des énigmes… Votre dessein est-il toujours de vous battre contre le marquis de Rio-Santo ?

— Non, répondit Stephen.

Frank eut un mouvement de joie.

— Et moi, demandait-il vivement, pensez-vous que je sois bientôt de force à recommencer ?

— Vous, Perceval ? dit froidement Stephen ; — pas plus que moi, vous ne croiserez le fer désormais avec cet homme… L’épée n’est une arme, ami, que contre un bras loyal… Avec M. le marquis de Rio-Santo il faut d’autres moyens… Ne devinez-vous pas maintenant que cette scène diabolique jouée à votre chevet pour tromper James Trevor est une invention de Sa Seigneurie ?

— Vous penseriez ?… commença Frank.

— Je pense autre chose encore, s’écria Stephen. Un doute que j’avais dû repousser devient pour moi une certitude… Reconnaîtriez-vous ce moine qu’on appelait le Docteur dans les souterrains de Crewe ?

— Je ne sais… pourquoi cela ?

— Mon imagination va trop vite, murmura Stephen au lieu de répondre, et je ne puis croire, après tout, que le docteur Moore… un de nos premiers praticiens… s’en aille boire et danser avec des bandits sous les ruines de Sainte-Marie… Mais la tentative d’assassinat n’en reste pas moins constante… Et pourquoi le docteur Moore aurait-il voulu vous assassiner, Frank ? ajouta le médecin en s’adressant tout-à-coup à Perceval.

— Vous m’avez parlé de cela, Stephen ; mais le marquis de Rio-Santo, qui venait d’épargner ma vie…

— Oh ! tout grand acteur, interrompit Mac-Nab, a des délicatesses infinies dans son jeu… Le marquis est un grand acteur, je pense… C’est, en tout cas, un ennemi redoutable, parce que toute arme lui est bonne.

— Nous n’avons contre lui que de la haine et des soupçons, dit Frank.

— Beaucoup de haine et de terribles soupçons, Perceval !… Donnez-moi votre main… le pouls est bon… Vous seriez en état de commencer dès ce soir la bataille !…

— Expliquez-vous, Stephen.

— Je vais sonner Jack… Il est sept heures et demie… Nous serons dans Regent-Street à huit heures…

Jack parut sur le seuil.

— Habillez votre maître, lui dit Stephen.

Frank, étonné, se laissa faire. Il n’éprouvait d’autres ressentiments de sa blessure qu’une faiblesse assez grande.

Quand le vieux valet lui eût passé son habit, Stephen reprit :

— Faites approcher une voiture, Jack.

— Me direz-vous, enfin, quel est votre projet, Mac-Nab ? demanda Frank.

Stephen lui prit la main et la serra fortement.

— Ami, dit-il avec une fermeté calme, nous allons engager la lutte, à votre profit d’abord… Mon tour viendra… Il faut que vous ayez un entretien particulier avec miss Mary Trevor.

— Je le voudrais… je le voudrais au prix de mon sang, Stephen ; mais…

— Veuillez m’écouter… cet entretien sera le premier coup porté à l’ennemi commun… Le moyen de l’obtenir ? je n’en ai pas d’assuré, — mais lady Ophelia est jalouse, et nous nous rendons de ce pas chez lady Ophelia.