Au Comptoir des imprimeurs unis (5p. 239-276).


XIX


CINQ MILLE ROUBLES.


— Et j’étais là, madame, reprit Brian, si près de vous qui fléchissiez sous la menace d’un lâche… et je ne sentais rien en mon cœur..... Oh ! pourquoi ne m’appeliez-vous pas à votre aide ?

— J’étais brisée, milord, répondit Susannah, mais je ne fléchissais pas. — Vous me veniez en aide sans le savoir, car, comment eussé-je résisté à la brutale énergie d’Ismaïl, si mon cœur ne se fût instinctivement appuyé sur vous ? En moi, je n’avais pas de soutien, puisque j’ignorais la morale humaine, et que cette force divine que sait donner, dit-on, la foi religieuse aux plus débiles natures, me manquait absolument. Hors de moi, pouvais-je espérer secours contre Ismaïl, moi qui n’avais au monde qu’Ismaïl pour protecteur ?…

Si je résistai, ce fut à cause de vous et par vous. Ma force me vint de votre présence ; — absent, vous m’eussiez soutenue encore, car j’étais toute à vous, et je comprenais vaguement que mon père, en me donnant à un autre, m’enlevait à vous pour toujours.

Pour toujours, milord ! — Ce qui était alors en moi un soupçon confus, est maintenant un sentiment précis et arrêté : si j’étais tombée dans le piège, vous ne m’auriez jamais connue…

Vous êtes déjà tant au dessus de moi, Brian ! au moins faut-il que je vous puisse donner mon corps et mon âme purs de toute tache, même involontaire. Si mon malheur eût été jusqu’à la souillure, je me tiendrais indigne et je m’éloignerais…

La dernière menace d’Ismaïl me raidit dans ma résistance.

— Vous pouvez me tuer, lui dis-je, mais non me faire céder.

— Eh bien ! je te tuerai ! s’écria-t-il l’écume à la bouche ; — je te tuerai… Oh ! mais pas tout d’un coup !… Tu mourras à petit feu, tout doucement, un peu tous les jours… Malédiction ! quel démon t’a donc soufflé la pudeur, misérable fille ! J’ai passé quinze ans à nouer un bandeau sur ta vue, et voilà que tu n’es pas aveugle ! J’ai passé quinze ans à courber patiemment ta volonté en obscurcissant ton intelligence, et voilà que ton esprit voit clair ! et voilà que ta volonté se redresse !… Mais c’est à renier Satan et à croire qu’il y a un Dieu là-haut !…

Il s’interrompit, passa son mouchoir sur sa bouche humide et appela péniblement à sa lèvre son froid sourire d’habitude.

— Me voilà aussi sot que vous, miss Suky, reprit-il avec un calme factice ; — vrai, je fais du drame comme un bonhomme de lord qui voudrait forcer sa fille à épouser un bossu millionnaire… C’est pitoyable, sur ma foi !… Écoutez, nous avons tort l’un et l’autre ; parlons raison : je vous demande une chose bien simple, pourquoi me refusez-vous ?

— Vous voulez me donner à un homme, monsieur, répondis-je et je veux être à un autre homme.

Cette réponse faillit le rejeter dans toute sa fureur, mais il se contint.

— Vous voulez ! répéta-t-il. Voici qui est bien péremptoire, miss Suky !… Vous oubliez que je suis votre père !

— Qu’importe cela ? demandai-je.

Il se mordit violemment la lèvre.

— C’est juste, reprit-il ; je n’ai pas le sens commun ce soir… Cela importe peu, assurément… Je voulais vous dire, miss Suky : Vous oubliez que je suis le plus fort.

— Non, monsieur.

— Alors, vous allez m’obéir ?

— Non !

Il s’éloigna de moi brusquement et fit quelques tours dans la chambre.

Je profitai de ce moment de répit pour jeter un regard de l’autre côté du rideau. Vous étiez gai à votre manière, de cette gaîté qui laisse votre visage hautain et grave, et qui amène le sourire sur toutes les figures qui vous entourent. — Vous parliez de votre frère ; vous racontiez l’un des assauts de la lutte étrange où vous étiez engagé avec lui.

En ce moment, je dois l’avouer, milord, j’eus grand désir de prononcer votre nom et d’implorer votre secours. — Mais vous ne m’aviez jamais vue… et puis j’eus peur pour vous, parce que je savais le cœur de mon père.

Il revint vers moi et changea encore une fois de ton.

— Miss Susannah, me dit-il avec froideur et sarcasme, vous êtes une fille vertueuse, très certainement ; mais moi je suis un marchand honnête… Or, je vous ai vendue, j’ai été payé d’avance et l’acheteur attend livraison… Donc, de gré ou de force, miss Suky, vous allez recevoir les hommages de Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï… Croyez-moi, conduisez-vous comme il faut avec lui ; car les Russes ont des façons d’être galant auxquelles il faut prendre garde, et je ne répondrais pas… Mais cela vous regarde… Dans dix minutes le prince sera ici ; dans dix autres minutes une bonne serrure vous mettra tous les deux à l’abri des importuns… À bientôt, miss Susannah.

Il sortit précipitamment à ces mots.

Vous n’étiez plus là, milord !…

— M’eussiez-vous appelé, madame ? s’écria Brian qui se reprochait comme un crime le hasard de son absence.

— Je ne sais… Ma détresse était si profonde !… Mais vous n’étiez plus là !… Je ne vis dans le salon que des visages inconnus, froids, et où l’égoïsme anglais avait buriné son stigmate… Et parmi eux je vis la sauvage figure de ce Russe dont me menaçait Ismaïl.

Peut-être ma terreur se plaçait-elle entre cet homme et moi ; mais il me parut hideux et terrible. Cette tête barbare au dessus d’un frac brodé d’or ressortait pour moi, sur le fond de la foule, comme un épouvantail odieux.

Je voulus crier : je ne pus. Un poids écrasant était sur ma poitrine…

En ce moment, Ismaïl entra dans le salon de jeu et alla droit au prince. Il lui parla tout bas. — Le prince sourit. Son regard étincelant vint caresser le rideau.

Ce regard me sauva, milord. Il me fouetta d’une terreur si poignante que je pus secouer ma torpeur, Je me levai, je traversai la salle et les corridors en courant. Une minute après j’étais dans la rue…

Brian respira longuement.

— Je courus encore durant quelques secondes au hasard ; puis je m’affaissai, brisée, à l’un des angles de Leicester-Square.

Je ne savais où aller : j’étais transie de froid ; j’avais peur, seule ainsi au milieu de la nuit, dans l’immensité de Londres inconnu ; — mais j’étais heureuse du danger évité. Je pensais à vous avec délices, milord ; il me semblait que je m’étais gardée à vous, et que, dans ma victoire, vous aviez votre part.

Ma victoire m’en devenait bien chère !…

Hélas ! je ne songeais pas que je n’avais d’autre asile que la maison d’Ismaïl, et que le danger, aujourd’hui évité, reparaîtrait demain aussi terrible. Je ne songeais pas que la volonté de fer d’Ismaïl une fois manifestée, ne saurait point fléchir, que son avidité affriandée devrait s’assouvir quand même, et que, sans défiance aucune contre lui, j’étais fatalement condamnée à subir tôt ou tard sa tyrannie.

J’y songeais si peu, milord, que ma première action, sitôt que mon oppression calmée me permit de faire un mouvement, fut de me jeter dans une voiture de place et de me faire conduire à Goodnian’s-Fields.

— Quoi, madame ! s’écria Brian, vous rentrâtes dans cette retraite infâme ?

— J’y rentrai, milord… Et n’épuisez pas pour si peu votre pitié… J’ai eu depuis des jours de si navrante misère, que j’ai pu regretter la maison d’Ismaïl…

Mon père n’était point encore de retour lorsque j’arrivai dans Goodman’s-Fields. Au lieu de gagner ma chambre comme d’habitude, je saisis un moment où les valets d’Ismaïl n’avaient point l’œil sur moi et je montai en courant au laboratoire de Roboam.

C’était le seul être qui eût pour moi un semblant d’affection. Je n’espérais point en lui qui était, comme moi, opprimé, mais j’allais, d’instinct, unir ma détresse à sa servitude.

Le pauvre muet était étendu tout habillé sur une natte au milieu de la chambre. C’était son lit. Il dormait.

Lorsque je l’éveillai, il fit un geste de vive surprise, et de fait, milord, ma présence à cette heure, jointe au désordre de ma riche toilette, devait à coup sûr l’étonner. — À l’aide de ses gestes qui valaient presque des paroles, il m’interrogea, et je lui contai, d’une voix entrecoupée par l’émotion, l’odieuse conduite d’Ismaïl et ma fuite du Golden-Club.

Il courba la tête et sembla réfléchir.

Au bout de quelques minutes, il prit ma main et la baisa, puis il me conduisit dans sa case et me montra un enfoncement où il y avait juste la place de mon corps, puis encore il frappa du revers de ses doigts une assiette vide qui se trouvait sur sa table.

Cela voulait dire, milord, dans le langage du pauvre muet, qu’il me cacherait dans sa case et qu’il partagerait ses repas avec moi.

C’était une folle pensée ; mon père en rentrant saurait bien vite que j’étais dans la maison ; il me chercherait, et Roboam serait victime de sa compassion. Voilà ce que j’aurais dû me dire, et ce que se disait sans doute le pauvre Roboam, car il était abattu et résigné. — Mais j’étais incapable de porter si loin mon calcul, milord. Je me voyais échapper aux poursuites de mon père et à l’horrible nécessité de subir la présence de ce Russe, dont l’image se dressait, parmi les souvenirs de la soirée, comme un fantastique épouvantail. Cette idée me redonnait du courage et de la joie.

— Oui, répondis-je, oui, bon Roboam, je me cacherai là et je resterai toujours avec vous.

Il fit un grave signe d’assentiment. — Je suis certaine, maintenant, milord, qu’il avait la conscience d’un châtiment prochain et mortel.

Moi, j’étais rassurée. Le danger ne m’apparaissait plus que lointain et possible à éviter. J’étais d’autant plus exposée désormais, que je ne sentais plus ma position, et qu’une folle sécurité prenait la place de mon angoisse.

Et pourtant, milord, combien ici le péril était plus terrible ! Combien j’aurais dû trembler davantage si mon ignorance du monde n’eût pas été aussi complète ! Au Golden-Club, Ismaïl n’était qu’un trafiquant de vices, à peine toléré, le chef suspect et sans cesse surveillé d’un établissement que le genre seul de sa clientèle empêchait de tomber immédiatement sous le coup de la loi. Dans Goodman’s-Fields, il était roi, maître absolu, tyran sans contrôle. Derrière ma draperie, j’étais à dix pas d’une réunion d’hommes, dissolus sans doute, et pleinement livrés à la débauche, mais nobles après tout, et gardant au fond du cœur quelque chose de fier, sinon de vertueux. Ces hommes m’eussent défendue, réunis, ne fût-ce que par pudeur aristocratique, bien que, pris à part, chacun d’eux eût peut-être abusé sans pitié de ma détresse ; ils se fussent mis avec ostentation entre moi et mon père ; ils eussent saisi avidement cette occasion de faire à grand bruit acte de gens de cœur. — Chez Ismaïl, au contraire, j’étais seule, seule dans un réduit dont les valets de la maison eux-mêmes ne soupçonnaient pas l’existence. Nulle oreille à portée de mes cris ; rien, milord, rien qu’un pauvre être, mutilé, abruti par l’esclavage, — dévoué pourtant, mais inerte et habitué depuis longues années à fléchir sous la volonté d’Ismaïl.

C’est ici, milord, que je devais mourir ou être vaincue, si mon salut n’était sorti d’une catastrophe impossible à prévoir… Pour me sauver, il fallait la perte de mon père. Dieu mit sur Ismaïl la lourde main de sa vengeance. Il fut terrassé au moment même où il me poussait au bord de l’abîme…

J’ignore ce qui se passa au Club-d’Or après mon départ. Tout ce que j’ai su, c’est que mon père ne rentra point cette nuit-là dans sa maison de Goodman’s-Fields. Peut-être que, ne pouvant me supposer assez aveugle pour m’être replacée de moi-même sous sa tyrannie, il employa la nuit à me chercher dans les environs de Leicester-Square.

Vers onze heures du matin, Roboam et moi nous entendîmes le coup du maître retentir à la porte de la maison. Je me cachai, et Roboam se plaça devant sa table de manière à me masquer.

Les valets dirent sans doute à mon père que j’étais dans ma chambre. Il avait à faire autre chose que de s’en assurer, et nous entendîmes bientôt son pas dans l’escalier dérobé. — Roboam m’ordonna le silence d’un geste empathique et qui peignait énergiquement ses inquiétudes. Je demeurai immobile ; je retins mon souffle : mon père entra.

— Belle affaire ! gcommelait-il en refermant la porte ; — jolie affaire, sur ma foi !… Le prince veut que lui rende ses cinq mille roubles… Du diable si c’est une chose faisable que de rendre ainsi de l’argent donné !

Il tira un papier de sa poche et le déplia.

— Prépare du papier à calquer, toi ! reprit-il en s’adressant à Roboam avec sa rudesse accoutumée ; taille tes plumes et exerce tes doigts… je vais te donner tout à l’heure de la besogne.

Roboam obéit. Je sentais son siège trembler. — Il cherchait son canif et ne le trouvait point. La frayeur lui faisait perdre la tête.

Mon père se promenait de long en large.

— C’est une chose diabolique ! murmurait-il ; — cette misérable enfant me fait manquer un marché d’or !… Retrouverai-je un sot Tartare comme Sa Grâce qui veuille bien me souscrire un effet de cinq mille roubles, d’avance et sans savoir ?… Cela promettait des millions, sur ma parole, car le prince a les siens et ceux de son maître, et la petite est belle à tourner trois cents têtes de Kosaks !… Où la vertu va-t-elle se nicher ! ajouta-t-il avec un ignoble blasphème ; — c’est ma faute ! j’aurais dû ne pas la perdre un instant de vue… Quelqu’un lui aura donné de perfides conseils, quelqu’un lui aura soufflé cet orgueilleux mensonge qu’on nomme l’honneur d’une femme… l’honneur ! Mais c’est qu’il y a en tout ceci de la fatalité !… celles à qui on enseigne l’honneur en prennent fort à leur aise, tandis qu’elle… Il faut dire aussi que Satan lui a fait rencontrer ce Brian de Lancester !… Qu’il revienne m’emprunter de l’argent, celui-là !… Ah ! ça, mais les femmes devinent donc tout ! la pudeur comme l’amour… ou peut-être est-ce l’amour qui leur apprend la pudeur ! C’est diabolique !

Il s’approcha de Roboam et jeta sur sa table le papier qu’il tenait à la main.

— Tiens ! dit-il ; calque-moi cette signature. Nous nous en servirons à l’occasion, et Sa Grâce n’y gagnera rien… Prends garde de gâter le billet, maître Silence !… s’il garde une trace, je te brise le crâne d’un coup de fléau.

Roboam prit le papier, qui était une obligation du prince Dimitri Tolstoï, — le prix stipulé pour la vente de ma personne, milord, — et se mit en devoir de calquer la signature.

Mon père reprit sa promenade et son monologue.

— Et si ce n’était que cela encore ! disait-il en s’échauffant par degrés ; — cinq mille roubles peuvent se retrouver…mais ce qu’elle a fait une fois elle pourra le recommencer ! elle le recommencera certainement, et tous les espoirs que j’avais fondés sur elles s’en iront en fumée… La misérable fille !… Et d’ailleurs, si elle ne me cède pas, comment dominer le comte !… Quelle portée auront mes menaces, si je n’ai pas derrière moi son infamie… ce que le monde appelle ainsi, du moins, — son infamie patente, publique, et pouvant être portée à la connaissance de tous, du jour au lendemain !…

Que pouvaient signifier ces étranges paroles, milord ?… Ismaïl avait évidemment un but, autre et plus chèrement caressé, que le simple trafic de ma jeunesse. Il y avait sous ces paroles une intrigue dont tous les fils m’échappent à la fois… Vous qui savez le monde, Brian, devinez-vous le secret d’Ismaïl ?

Lancester fut quelque temps avant de répondre.

— Je m’y perds, madame, dit-il enfin ; — assurément cet homme que vous nommez votre père était capable de tout, et son intelligence servait merveilleusement ses mauvais desseins… Je pense… mais c’est un vague soupçon que rien ne justifie, si ce n’est la couronne de comte gravée sur votre médaillon… La seule chose dont je suis sûr, milady, parce que mon cœur et ma raison concordent à ce sujet, c’est que le juif Ismaïl n’était point votre père.

La belle fille secoua tristement la tête.

— Je ne sais si je dois dire : Dieu le veuille ! milord, répondit-elle. Ismaïl m’a fait bien du mal, et bien des crimes honteux pèsent sur sa mémoire, mais sa maison fut si long-temps mon asile !… Et puis, tout coupable que soit un père, ce doit être une grande faute que de renier son souvenir !…

Il continua durant quelques minutes encore à s’entretenir de choses que je ne pouvais point comprendre. Il parlait d’un lord puissamment riche, qui éloignerait de lui la honte à tout prix et qui prodiguerait la moitié de sa fortune pour ne pas voir traîner son écusson dans l’égout…

— Et il ne prononça point le nom de ce lord, madame ? interrompit Lancester.

— Non, milord… il l’appelait le comte… Peut-être, au reste, quelques mots lui échappèrent-ils qui auraient mis tout autre que moi sur la trace de sa pensée, mais moi je ne comprenais pas, et la scène affreuse qui suivit a mis du trouble dans mes souvenirs…

— Où en es-tu, maître Silence ? demanda-t-il tout-à-coup en s’adressant à Roboam.

Je sentis la chaise du malheureux qui tremblait violemment contre moi, et j’eus peur, parce que je devinai qu’il avait commis quelque erreur.

Mon père prit le papier que Roboam hésitait à lui rendre et poussa aussitôt un cri de rage.

— Scélérat ! s’écria-t-il : brute maudite ! je t’avais dit de prendre garde !… Ah ! cette fois, tu vas me payer tous les comptes !

Voici ce qui était arrivé, milord. Le Russe à qui mon père avait fait la promesse que vous savez, avait donné d’avance une obligation de cinq mille roubles, croyant ne pouvoir payer trop cher la gloire de désarçonner ses rivaux du Golden-Club, en possédant le premier cette fameuse Sirène..... C’était, comme vous voyez, un amour de confiance, une fantaisie de vaniteux barbare, puisqu’il ne m’avait jamais aperçue… Lorsque mon père, forcé par ma retraite à manquer de parole, lui avoua son embarras, le Russe exigea la restitution de son argent, et mon père, mettant à profit les quelques heures de délai que lui accordaient les convenances, se hâta d’ordonner à Roboam de contrefaire la signature de l’opulent étranger, afin de s’en servir sans doute à l’occasion. — Mais Roboam n’avait plus son sang-froid. Au lieu de prendre un poinçon à calquer, il se servit d’une sorte de burin qui trancha le papier partout où il passa.

Le billet qu’il rendit à mon père était percé à jour.

Or, comment remettre au prince un papier portant d’aussi évidentes et ineffaçables preuves de fraude ?

Mon père se mettait chaque jour en fureur pour des riens, milord. La moindre bagatelle échauffait l’irritabilité sans frein de son caractère. Cette fois tout se réunissait pour porter au comble sa rage : ma fuite, ses espérances perdues, le péril auquel l’exposait l’erreur de Roboam…

Aussi n’était-ce plus un homme. Ses yeux sanglants roulèrent convulsivement dans leurs orbites distendues outre mesure. Les muscles de sa figure s’agitaient par de brusques tiraillements ; sa barbe ondula, comme si un souffle de vent eût passé parmi ses mèches soulevées. Ses lèvres s’ouvraient, se refermaient, laissaient voir ses dents serrées qui glissaient en grinçant les unes contre les autres.

Je ne l’avais pas encore vu ainsi, et je pensai tout de suite que Roboam allait mourir.

Le pauvre muet, frappé d’une effrayante atonie, ne tremblait même plus. Les gouttes de sueur froide, qui tombaient abondantes le long de ses tempes, indiquaient seules encore qu’il y avait en lui de la vie.

Mon père, après être resté quelques secondes devant sa victime, comme s’il eût voulu la déchirer de ses propres mains, s’élança d’un bond vers son arsenal et choisit le plus gros, le plus lourd de ses fléaux de plomb.

Je sentis faiblement tressaillir le siège de Roboam, qui ne bougea pas néanmoins.

Mon père revint vers lui à pas comptés. Il semblait chercher de loin avec une joie cruelle l’endroit où il le frapperait d’abord.

Je fermai les yeux, milord, comme cette nuit où Ismaïl avait frappé Roboam avec le bambou du vieux juif Eliezer. — Mais ici il n’y avait nul moyen d’échapper aux horreurs de cette scène.

Au premier coup que frappa Ismaïl, la chaise de Roboam sauta. Non seulement j’entendis le plomber, lourd, sur la chair du patient, mais je ressentis le contre-coup de chaque assaut. — Il me semblait, milord, qu’on martelait mon cœur. Je souffrais… je ne puis pas vous dire combien je souffrais !

J’entendis et je sentis comme cela trois coups assénés avec furie. — Puis le bois de la chaise me choqua brusquement. Deux râlements sauvages déchirèrent à la fois mes oreilles ; j’ouvris involontairement les yeux.

Roboam n’était plus auprès de moi. — L’intensité de la douleur, la certitude de mourir sous les coups redoublés d’Ismaïl, peut-être aussi le désir de me protéger, tout cela réuni avait galvanisé l’apathique soumission du pauvre esclave. Il s’était relevé, d’autant plus terrible que sa colère avait été plus long-temps comprimée. D’un bond il avait franchi la table qui le séparait de mon père, et ils étaient tous deux en présence.

Ce fut un atroce combat, milord, une lutte odieuse, où l’un des champions, blessé, meurtri déjà, n’avait pour se défendre que ses mains désarmées, tandis que l’autre frappait avec une massue dont chaque coup pouvait être mortel.

Mais celui qui était sans armes avait à venger vingt années d’esclavage et de martyre.

Son visage fut en un instant couvert d’horribles contusions. Il ne tombait pas néanmoins, parce que chaque coup amorti, sinon paré, par sa main tendue, perdait une grande partie de sa force. — Il attendait.

Ismaïl, lui, frappait, comme toujours, en aveugle.

Leurs respirations haletantes se mêlaient et produisaient un son effrayant à entendre.

Au bout d’une, minute ou deux, je vis avec épouvante Roboam baisser la main qu’il étendait pour parer. Le fléau décrivit en sifflant sa courbe impétueuse. Je crus le combat fini.

Le combat était fini en effet, milord, mais ce n’était pas Roboam qui était le vaincu. D’un mouvement rapide comme l’éclair, il avait évité le plomb mortel, et, profitant de l’instant où Ismaïl relevait son arme, il l’avait saisi à la gorge.

Mon père, suffoqué, ne jeta pas même un cri. Roboam fut obligé de le soutenir pour l’empêcher de tomber comme une masse inerte sur le sol.

Alors le muet se prit à rire en montrant ses longues dents blanches, aiguisées comme les dents d’une bête fauve. Son instinct sauvage, violemment surexcité, revenait en ce moment avec une incroyable énergie.

Il traîna mon père jusqu’à l’autre bout du laboratoire, saisit une grosse corde et le garrotta, n’interrompant de temps à autre sa besogne que pour pousser un rauque éclat de rire.

Je voyais tout cela, milord, mais je ne pouvais ni me mouvoir ni produire aucun son. J’étais comme frappée de la foudre, et c’est à peine si mon esprit bouleversé conservait le pouvoir de sentir. Je regardais, stupéfiée, presque folle, comme si cette lutte avait eu des étrangers pour acteurs.

Quand Roboam eut lié mon père, il s’élança vers la porte et disparut avec un cri de sauvage triomphe.

Quelques minutes après, sanglant encore et le visage hideusement meurtri, le muet repassa le seuil. Il était suivi d’un magistrat et de deux constables qu’il venait de chercher et qui entrèrent sur ses pas dans le cabinet secret d’Ismaïl.