Au Comptoir des imprimeurs unis (5p. 205-238).


XVIII


LE CLUB D’OR


— Mon père me dit cela, Brian, continua la belle fille : choisir entre tous ces lords ! Cette idée entra, confuse, en mon esprit. Je n’aurais pas su dire pourquoi elle me répugnait, et pourtant une vague et sourde souffrance me plongea dans l’abattement jusqu’à l’heure du départ. Je pensais à vous. Mon cœur vous appelait à son secours, et je me disais que vous seul pouviez me sauver de ce péril prochain et inconnu.

Je me plaçai, couverte d’une toilette éblouissante, dans la voiture de mon père, et nous partîmes de Goodman’s-Fields.

Tout le long de la route, mon père fut d’une gaîté folle ; mais la gaîté d’Ismaïl avait un arrière-goût d’amertume qui rendait triste et donnait à craindre.

Lorsque nous arrivâmes dans Leicester-Square, il y avait déjà une longue queue d’équipages armoriés devant la porte du Club-d’Or.

— À la bonne heure ! à la bonne heure ! murmura gaîment mon père, — vous n’aurez, pardieu, que l’embarras du choix, miss Suky.

Nous dépassâmes le perron du club, afin d’entrer par la porte de service. Chaque soir il en était ainsi, parce que, si j’avais monté le perron commun, mon incognito, auquel tenait tant mon père, aurait été bien vite dévoilé. En entrant dans la partie du salon située en deçà de la draperie, nous pûmes nous convaincre, au bruit assourdissant des conversations, que l’assemblée était plus nombreuse encore que de coutume.

— Ils causent, les tristes bavards, grommela mon père ; ils causent, et voilà tout… Pour peu qu’on leur donnât concert ainsi tous les soirs, ils oublieraient que Golden-Club est une maison de jeu… Voyez plutôt s’ils entourent le tapis vert, Suky !

Je remarquai seulement alors que de très petits trous bordés de laiton, comme les œillets d’un corset, avaient été pratiqués de distance en distance dans la draperie. En approchant l’œil de ces trous, on voyait parfaitement tout ce qui se passait derrière le rideau.

— Regardez, Suky, me dit Ismaïl ; regardez tant que vous voudrez, par Jacob ou par Moïse, ou par Pharaon, roi d’Égypte, ou bien encore par Astaroth, ma fille… Tout cela se vaut, et c’est une sotte habitude de prendre ainsi à témoin Dieu qui n’existe pas, le diable qui se moque de nous et des hommes dont les os sont depuis vingt siècles en poussière !… Regardez ! vous êtes ici pour cela !…

De l’autre côté de la toile, il y avait foule compacte et impatiente ; tous ces gens parlaient à la fois et parlaient de moi. Leurs regards se fixaient si ardemment curieux sur la draperie que je reculai, confuse, comme s’ils eussent pu me voir.

— Eh ! là ! là ! miss Suky, n’ayez pas peur, reprit mon père. Les binocles de Leurs Seigneuries et de Leurs Grâces, — car il y a là des ducs, miss Susannah. — s’arrêtent devant le rideau tout aussi bien que devant un mur… Ah ! par Satan, ma fille, s’ils pouvaient deviner que vous êtes là et que vous les voyez, ils feraient bien autrement la roue… Vous ne savez pas, Suky, tous ces noblemen, jeunes et vieux, porteurs de belles chevelures blondes ou de perruques collées à leur crâne nu, sont fous de vous depuis le premier jusqu’au dernier… Il y a une sorte de gageure établie, — et cela me va, sur ma foi, parce que je serai toujours le gagnant en définitive, — une sorte de gageure, disais-je, à qui demeurera maître de votre cœur… Voulez-vous que je vous donne mon avis sur ce point, Suky ?

— Ces gentilshommes me connaissent-ils donc, monsieur ? — demandai-je au lieu de répondre.

— Non, Suky, grâce au diable !… ce serait perdre la moitié de votre prestige. Vous avez beau être belle, l’imagination de ces gens trouve moyen de vous embellir encore… Et puis, fiez-vous à moi, votre premier amant tracera de vous un tel portrait pour faire enrager ses rivaux malheureux, que la moitié du haut parlement est capable de se brûler la cervelle pour l’amour de vous… Je pense que cela vous flattera, ma fille ?

— Elle est blonde, disait-on de l’autre côté du rideau, blonde et rose. Un ange, par Dieu !

— Vous n’y êtes pas, milord, répondait un autre, ce diable de Spencer arrive d’Orient… c’est une Circassienne, le plus beau sang de l’univers !… c’est une odalisque, une aimée ravie au propre sérail de Mahmoud, une heure avant que le sultan lui eût fait sa première visite.

— On m’avait dit, reprit un troisième, que c’était une tête raphaélique, une vierge de Rome, une madone…

— Écoutez-les, écoutez-les, Suky ! répétait mon père, qui riait de bon cœur.

Il devint tout-à-coup sérieux.

— Mais les voilà qui s’impatientent, reprit-il, et il ne faut pas jouer avec l’impatience des gens de cette sorte, miss Susannah. On pourrait s’en trouver fort mal, surtout quand on tient un hell non toléré… Voyons, je ne voudrais pas violenter votre cœur, Suky… Je vais vous dire ce que sont les plus respectables parmi ces lords, et vous choisirez ensuite.

— Pourquoi choisir, monsieur ? lui demandai-je.

Il frappa du pied et fronça le sourcil.

— Il n’est plus temps de ne point comprendre, miss Susannah ! dit-il d’une voix impérieuse et brève. Si c’est un jeu, mettez-y un terme, — et si réellement vous ne comprenez pas, laissez-vous faire, ou malheur à vous ! — Allons, allons, petite folle, continua-t-il un instant après en reprenant son sourire ; — vous gâtez la bonne humeur où j’étais ce soir… Approchez-vous, regardez et soyez sage… Y êtes-vous ?… Attention, s’il vous plaît ! — À tout seigneur tout honneur. Veuillez regarder, je vous prie, ce bonhomme à cheveux blancs qui possède la physionomie la plus vénérable des Trois-Royaumes. Ce n’est rien moins que Sa Grâce le duc de Marlborough, moins célèbre que son glorieux homonyme dont parle la chanson, mais plus joueur. Il a perdu ici un soir quatre-vingt mille livres, Suky, et il les a payées le lendemain Que dites-vous de cela ?

Je gardai le silence.

— Vous n’en dites rien ?… À merveille, ma fille !… Tout auprès de Sa Grâce, vous voyez le jeune marquis de Danby, fils aîné du duc de Maitland… Sa Seigneurie est fort laide à coup sûr, miss Suky, mais elle est riche à un million de livres, ce qui est un point à considérer. Que dites-vous du marquis de Danby, Susannah ?

— Il m’est indifférent qu’il soit riche ou non, monsieur ?

— À merveille, miss Suky ! c’est qu’il ne vous plaît pas… Tenez ! celui-ci trouvera grâce peut-être devant vous. C’est un des rois du sport, un eccentric de qualité supérieure, qui mange une fortune incalculable avec une originalité dont on ne saurait trop faire l’éloge… Personne ne pourrait se douter de cela, n’est-ce pas, Suky !… Vit-on jamais plus honnête et plus rouge visage, encadré dans une paire de favoris citron plus bourgeoise ?… Eh bien ! ma fille, l’autre jour, le comte de Ch.....field, — c’est le nom de Sa Seigneurie, — a chassé un renard à courre par les rues de la Cité… C’était ma foi une chose étrange que d’entendre les cris des piqueurs le long de Leadenhall-Street, que d’ouïr les fanfares dans Cornhill et d’assister au débuché dans Church-Yard. — Le comte suivait, monté sur un fort, beau cheval, et en costume de chasse. Vous serez bien aise d’apprendre, Suky, que le renard fut forcé auprès de Chancery-Lane, devant Temple-Bar… La pauvre bête eut le sort de cent mille malheureux qui, dans les mêmes parages, sont forcés chaque année par les attorneys braillards d’Inner-Temple Vous sentez que, depuis ce jour, Sa Seigneurie a été un homme à la mode… On porte beaucoup de redingotes à la Ch.....field, Suky… Le comte vous plaît-il, ma fille ?

— Ni plus ni moins qu’un autre, monsieur, répondis-je.

— Non ?… Passons à un autre, alors… Voici un gros bel homme dont certaines ladies raffolent… Il a des qualités, Suky, de grandes qualités. C’est un larker émérite, un espiègle du poids de cent cinquante kilogrammes. Il bat les policemen dans Londres et les watchmen[1] dans la Cité. Il détache, la nuit, les marteaux de cuivre des portes à force de frapper, et bat les laquais qui viennent ouvrir. Il boxe les coal-heavers (porteurs de charbon), il boxe jusqu’aux sordides dushmen (quelque chose de moins propre que les vidangeurs). Il y a bien long-temps que Daniel O’Connell, dans son éloquence peu courtoise, l’a baptisé du nom de porc, (hog) en compagnie du comte de White-Manor, son ancien camarade. — Mais tout cela ne peut l’empêcher d’être un fort galant homme, et je me fais un honneur de vous le présenter : — miss Suky, le premier marquis d’Irlande, Harry de la Poër Beresford, marquis de Waterford, comte de Tyrone, vicomte Tyrone, baron de la Poër, lord de Curraghmore, etc. Sa Seigneurie a-t-elle le don de vous plaire ?

— Non, monsieur.

— Peste, miss Suky !… vous êtes décidément difficile… aimez-vous mieux ce don Juan au regard audacieux, le colonel Rabican ? Je vous préviens, Susannah, que ce noble comte tue tous ses adversaire en duel, gagne à tous les jeux connus, et fait siennes les femmes de tous ses amis : c’est un lord de mérite… vous ne l’appréciez pas ?… À la bonne heure ! Voici non loin de lui son ennemi intime, lord William Bagget… Ce lord n’est pas non plus sans quelques qualités. Dernièrement il a fait surprendre sa légitime épouse en criminelle conversation par son groom, caché sous un sofa, dans le but louable de tirer une bonne somme de la poche du séducteur… Mais lord Rabican n’est pas homme à se laisser faire ainsi. On a plaidé, miss Suky, très bien plaidé… Les avocats ont soulevé des monceaux d’immondices, — et les deux nobles lords siègent toujours à la chambre haute, entourés de l’estime universelle… Je vois que lord Bagget ne vous séduit pas, tant mieux ! il n’est pas riche… Attention ! miss Susannah, s’il vous plaît, et ici ne refusons pas à la légère… Regardez ce seigneur assis entre deux dames et tenant dans sa main blanchette et ridée une tabatière enrichie de brillants. C’est lord Clankildare, ma fille, l’amant dévoué de tout le beau sexe répandu sur la surface du globe… Il met une grande quantité de souverains tous les mois aux pieds d’une Française d’un certain âge, qui joue tant bien que mal toutes sortes de rôles à un petit théâtre fashionable. — On dit que Sa Seigneurie a son cuisinier pour rival… C’est fort anglais… Réfléchissez, Susannah, vous ferez de lord Clankildare tout ce que vous voudrez.

— Je n’en veux rien faire, monsieur, répliquai-je avec colère.

— Vous aurez de l’esprit, Susannah, quelque jour, reprit mon père, ajoutant une couche d’amertume à son éternelle et impitoyable raillerie ; — puisque vous le voulez, passons condamnation sur lord Clankildare… Je vous présente, pour mémoire seulement, l’honorable John Tantivy[2], frère de Sa Seigneurie lord Ross de Stablefool. C’est ce long personnage à figure d’ibis qui regarde de ce côté d’un air si langoureux, miss Suky… L’honorable John est la crème des gentlemen-riders. Il vit d’asperges crues et de bouillon de coq, pour ne garder justement que le poids convenable… Auprès de lui, je suis sûr que vous remarquez cet homme laid dont la mâchoire avance audacieusement comme pour former gouttière de chaque côté de sa joue. C’est un poète, miss Suky, un grand poète, qui fait des épopées divines et nationales ; on le nomme sir Arcadius Bombastic, et il est fort apprécié par les gentlemen tourmentés d’insomnie… Notez, miss Suky, que je ne vous propose pas sir Arcadius : il est pauvre.

L’impatience, cependant, gagnait évidemment tous les nobles lords. Il y avait une sorte de fièvre générale de l’autre côté du rideau. Les voix commençaient à s’élever et à se faire courroucées.

— Diable ! diable ! grommela mon père, il va falloir en finir… Comme vous pouvez le penser, miss Suky, je n’aurais pas perdu mon temps à vous expliquer Leurs Seigneuries comme on explique les figures d’un salon de cire, si je n’avais eu mes raisons pour cela… Voyez-vous, je veux bien vous le dire : celui sur qui j’ai jeté les yeux, celui que vous choisirez, — en toute liberté, miss Suky, — n’est pas encore arrivé… J’espère qu’il arrivera, et, au risque de mécontenter un peu mes nobles clients, je veux l’attendre encore… Ce soir, vous ne chanterez pas, Suky, et personne ici près n’aura le droit de s’en formaliser, lorsque j’irai annoncer que notre sirène est en tête-à-tête avec milord ambassadeur…

Vous sentez, Brian, qu’il était impossible que je ne comprisse pas à la fin. Je n’aurais pu définir précisément ce qui faisait l’objet de ma crainte, peut-être ne le pourrais-je pas aujourd’hui davantage, mais ma crainte avait pris corps. Je redoutais positivement quelque chose, savoir, le tête-à-tête promis avec l’homme qu’on nommait milord ambassadeur…

— Et ce tête-à-tête eut-il lieu, milady ? demanda Brian, qui tâchait de paraître calme.

Susannah sourit doucement.

— Vous voilà qui avez peur aussi, vous, milord, dit-elle ; — attendez… je veux faire comme les auteurs de ces livres que vous me prêtez depuis huit jours, et ménager mon histoire.

Mon père reprit après un silence :

— Suky, je n’ai point voulu dire qu’il vous soit interdit absolument de faire un choix parmi ces gentilshommes… Seulement, ce choix sera pour plus tard… Que vous semble, par exemple, de ce petit Français qui manie si drôlatiquement son binocle en paire de ciseaux ?… C’est M. le vicomte de Lantures-Luces, Parisien aimable, dont la cervelle tiendrait dans le coin de votre œil… Auprès de lui, vous voyez l’honorable Noisy Trumpet, membre whig de la chambre des communes. Il semble mal à l’aise, n’est-ce pas ? C’est que nos commoners, Suky, sont de bien petits citoyens en présence des pairs du royaume. L’Honorable, voyez-vous, a honte d’être si peu… Mais, par le ciel ! voici, au contraire, un fils d’Adam intimement convaincu de son importance. Voyez, Suky, voyez ! Quelle fierté sublime dans ces gros yeux hébétés, quelle magnifique dignité dans la pose de cette taille courte et chargée d’embonpoint !… Ne riez pas, je vous prie ! Ce gros bonhomme, dont la tournure est celle d’un chef de cuisine en retraite, n’est rien moins que Sa Grâce « par la divine Providence, » archevêque de ***. Sa Grâce a quatre, ou cinq millions de revenus épiscopaux, et paie deux cents livres à un pauvre révérend pour gouverner son église à sa place… C’est une chose superbe, Suky, quand on y pense, que cette équipée que les chrétiens nomment la Réforme… Figurez-vous, ma fille, que cette réforme a eu lieu pour diminuer les revenus du clergé et pour le rendre bon à quelque chose… Or, voici un évêque réformé qui touche par an dix fois autant qu’un cardinal, et qui ne fait œuvre de ses dix doigts… Il siège au parlement, c’est vrai, mais nul ne l’entendit jamais que ronfler dans les nocturnes assemblées des nobles pairs… Manger, dormir, engraisser, voilà sa vie… Il est, du reste, beau joueur, excellent père de famille, bien qu’il vienne de temps à autre faire un tour dans mon hell, et capable de prêcher pendant trois heures sans savoir le moins du monde sur quoi il parle. — Chacun s’accorde à reconnaître que c’est une des plus éclatantes lumières de l’Église anglicane… Je vous préviens, Suky, que, malgré le vénérable caractère de Sa Grâce, il ne vous est aucunement défendu de faire tomber sur lui votre choix : Sa Grâce n’est pas puritaine.

Je n’écoutais plus guère, milord ; mon imagination travaillait et cherchait à mesurer, à définir le danger prochain, et plus je m’efforçais ainsi, plus mon cœur se serrait.

Ismaïl continuait sa railleuse galerie. Il me montra encore bien des lords, des grands seigneurs étrangers, des médecins célèbres, des hommes de loi en renom. — Je chancelais sur mes jambes affaiblies et je me sentais près de défaillir.

— Le voilà ! le voilà ! s’écria tout à coup mon père en me touchant l’épaule ; regardez, Suky.

Je regardai, milord, et je vous vis…

— Moi ! interrompit Brian stupéfait.

— Vous veniez d’entrer… Je ne vis que vous !… Hélas ! ce n’était pas vous que me montrait mon père.

— Oh ! monsieur ! m’écriai-je, émue d’une délicieuse espérance, — ne me trompez-vous point ?… Est-ce à lui que vous voulez me donner ?

Ismaïl me regarda fixement.

— À lui, Suky, très certainement… Le connaissiez-vous donc déjà ?…

— Si je le connaissais, monsieur ! m’écriai-je avec des larmes de joie dans les yeux.

— Ma foi, voilà qui est fort heureux ! murmura mon père entre ses dents ; — mais il faut avouer que les jeunes filles ont des lubies étranges !… Du diable si j’aurais osé espérer que Sa Grâce… enfin n’importe !… Je vais aller vous chercher milord ambassadeur, miss Suky.

Il se dirigea vers la porte. — Moi, je ne donnais plus nulle attention à ses paroles. Milord, je vous regardais, je m’enivrais de votre vue : j’étais heureuse…

Avant de franchir le seuil, Ismaïl se ravisa tout-à-coup et revint précipitamment vers moi.

— Ah ça ! miss Suky, me dit-il, nous ne faisons pas de quiproquo, j’espère ? Je vous parle du prince Dimitri Tolstoï, qui vient d’entrer au salon. C’est cet homme de grande taille, à la physionomie un peu… un peu caractérisée, miss Suky, à la poitrine couverte de crachats… Nous nous entendons bien, je pense ?

Je n’avais plus de voix pour répondre. L’homme qu’il me montrait était… Mais vous devez le connaître, Brian ?

— Je le connais, madame, répondit Lancester, dont la respiration devenait pénible… De grâce, achevez !…

— Il me fit horreur et frayeur, milord. Je joignis les mains et je regardai mon père avec supplication.

— Ah !… dit ce dernier en fronçant le sourcil, nous jouions, je le vois, aux propos interrompus… Et de qui me parliez-vous, miss Suky, s’il vous plaît ?…

— Je vous parlais de Brian de Lancester, monsieur.

Mon père éclata en un rire sec et strident.

— Le frère du comte ! s’écria-t-il, — ce serait, sur ma foi, une bonne plaisanterie… une excellente plaisanterie, par Belzébuth !… Si Brian avait quelque chose… Ah ! ah ! ah !… lorsque j’y songe, je ne puis m’empêcher de rire… Mais il n’a pas le sou, miss Suky !…

— Pardon, madame, interrompit Brian ; ces paroles prononcées par Ismaïl à mon sujet semblent recouvrir un sens caché… S’est-il jamais expliqué à cet égard ?

— Jamais, milord !

Brian sembla vouloir faire une autre question ; mais il se reprit et ajouta :

— Veuillez poursuivre, madame.

— Mon père semblait, en effet, milord, continua Susannah, attacher une signification étrange au sentiment qui me portait vers vous… Cela le faisait rire… et Ismaïl ne riait jamais que lorsqu’un méchant espoir traversait son esprit… Mais vous êtes plus à même que moi, milord, de conjecturer si cette circonstance cache encore quelque triste mystère.

— Vrai, Suky, reprit Ismaïl, ce serait très drôle… drôle au dernier point… Mais il n’a pas un sou vaillant, voyez-vous, et il n’y faut pas songer… Voyons ! oubliez cette folie, et préparez-vous à recevoir le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie.

— Et que peut me vouloir cet homme ? demandai-je avec colère.

Un sourire cynique vint à sa lèvre.

— Ce que vous voulez à l’Honorable Brian de Lancester, miss Suky, répondit-il. — D’ailleurs, il vous le dira lui-même.

— Je ne veux pas le voir ! m’écriai-je ; monsieur, je ne le verrai pas !

— Vous le verrez, miss Suky ! prononça-t-il de cette voix impérieuse et pleine de menaces qu’il employait avec le pauvre Roboam ; — oh ! par Belzébuth ! vous le recevrez, et cela tout de suite.

Je souffrais bien, milord, et je me sentais perdre mes forces ; pourtant je répondis encore résolument :

— Non, monsieur, je ne le recevrai pas.

Votre présence me donnait du courage, Brian…

Ismaïl me saisit le bras et le serra de façon que ses doigts d’acier s’incrustèrent dans ma chair. — Ses yeux avaient pris une expression de méchanceté sinistre et vraiment infernale. — Il approcha son visage tout contre le mien.

— Tu es à moi, dit-il d’une voix entrecoupée par la rage qui s’emparait de lui ; — tu n’es qu’à moi… Je suis ton maître… je pourrais te tuer, entends-tu ?

Brian se leva sans savoir et mit ses deux mains sur sa poitrine haletante.

— Te tuer, poursuivit Susannah, qui tremblait elle-même à ce terrible souvenir ; — mais j’aime mieux te vendre, et il faut que je te vende.

Son œil flamboyant me brûlait.

— Ne résiste pas ! reprit-il en secouant violemment mon bras, ou je te terrasserai sous mes pieds, comme j’ai fait une fois devant toi à Roboam, et je te battrai comme je l’ai battu.

Brian poussa un cri étouffé et retomba sur le sofa.

— Mais sur qui donc vous venger, madame !… murmura-t-il.

  1. Les policemen n’ont été introduits dans la Cité que par sir B. Peel, en 1839. Jusque-là les watchmen continuèrent de faire le guet dans l’étendue de la juridiction du lord-maire.
  2. Tantiby : au grand galop.