Au Comptoir des imprimeurs unis (5p. 171-203).


XVII


LA SIRÈNE.


En prononçant ces dernières paroles, le sein de la belle fille se souleva brusquement, et sa joue devint pâle, tandis que son œil noir lançait un fugitif éclair.

— C’eût été pour moi un moment bien terrible, milord, reprit-elle, si j’eusse deviné dès l’abord les intentions d’Ismaïl. Mais mon ignorance m’épargnait en partie l’angoisse de ma situation. Lorsque je compris enfin ce qu’on voulait de moi, j’étais forte… Je vous aimais.

Et puis, mon père n’eut pas le temps…

Son premier soin en arrivant à Londres fut de remonter sur un pied splendide sa maison de jeu de Leicester-Square. Vous savez, milord, de quelle vogue jouit cet enfer durant la plus grande partie d’une année. On le nommait le Club-d’Or (Golden-Club), et sa clientèle se composait exclusivement de la plus haute noblesse des Trois-Royaumes.

Mais mon père n’avait point abandonné pour cela sa maison de Goodman’s-Fields. Il y pratiquait l’usure ; et son bureau d’escompte, établi dans les salles du rez-de-chaussée qui m’avaient servi si long-temps de demeure, ne désemplissait pas tant que durait le jour.

Ainsi, milord, cette pièce où vous êtes venu parfois emprunter de l’argent à Ismaïl était mon ancienne chambre. À la place même où était le comptoir de mon père se trouvait jadis mon petit lit d’enfant, et la première fois que je vous vis, à travers les carreaux de la fenêtre donnant sur le jardin, vous étiez assis à la place où je m’endormis, la tête appuyée sur l’épaule de ma pauvre Corah, ce soir où je vis ma mère en rêve…

C’était peu de temps après notre arrivée à Londres. Je me promenais dans le jardin, donnant déjà mon âme à ces vagues pensées qui emplissent les têtes de jeune fille. Les premiers souffles du vent de printemps arrivaient jusqu’à moi par fraîches bouffées et quelques pauvres oiseaux, égarés par l’immensité de Londres, chantaient doucement sur les branches où pendaient déjà quelques grappes de clairs feuillages.

J’entendis du bruit dans l’antichambre. C’était vous, milord, qui veniez d’entrer. — Un hasard étrange… — ma destinée sans doute… me fit entr’ouvrir curieusement la porte du jardin afin, de regarder.

Je vous vis et je vous trouvai bien beau.

Mon père avait amené de France deux grands laquais qui vous barraient le passage. — Vous ne vous fâchâtes point ; vos traits gardèrent leur indifférence hautaine, et pourtant ils se rangèrent dès que vous leur eûtes adressé quelques mots accompagnés d’un geste impérieux.

Je m’étonnai, milord, car j’avais vu souvent ces mêmes hommes résister insolemment à des visiteurs. Je m’étonnai surtout de ce pouvoir que vous aviez de forcer l’obéissance sans éclats de voix, sans menaces et sans colère.

Mon père aussi se faire obéir, mais seulement par la terreur.

C’était la première fois, milord, que je voyais un homme né pour commander. Votre voix tranquille apporta vers mon oreille des vibrations inaccoutumées ; votre froid regard, qui semblait dédaigner le courroux en face de ces valets, mais qui appuyait, ferme et résolu, l’impérieux laconisme de votre ordre, me remplit d’admiration et de crainte. — C’étaient là pourtant, n’est-ce pas, choses qui n’eussent point surpris beaucoup de jeunes filles dans Londres, mais il ne faut pas oublier parmi quel entourage s’était passée ma jeunesse…

Et il faut penser aussi, Brian, que dans les choses même de la vie commune vous apportez des façons qui ne sont point celles d’autrui. Dieu vous a taillé sur un modèle à part ; vous êtes seul ainsi, reconnaissable toujours au milieu de la foule, ne trouvant nulle part votre semblable et surtout votre égal, le premier partout, le premier toujours !…

Susannah s’interrompit. — Brian venait de mettre en souriant sur sa bouche le mouchoir brodé qu’il tenait encore à la main.

La belle fille répondit à ce sourire par un autre sourire tout plein de calme bonheur.

— Vous avez eu raison de m’arrêter, milord, reprit-elle ; je ne trouvais plus de paroles pour dire tout ce que sent mon cœur…

— Vous voulez donc me rendre fou d’orgueil, madame ! murmura Lancester.

— Je voudrais ouvrir devant vos yeux mon âme comme un livre, Brian, comme un livre, dont toutes les pages pussent se lire à la fois et d’un regard, afin que vous vissiez qu’il n’y a rien en moi que vous.

— Et vous serez toujours ainsi, n’est-ce pas, Susannah ? dit Lancester avec cette magique douceur que l’amour heureux sait mettre dans la voix.

— Toujours ! répéta-t-elle. — Oh ! toujours, milord !

On commençait à sentir l’approche du crépuscule du soir. Ces courtes heures durant lesquelles le soleil de janvier parvint à percer la brume épaisse suspendue au dessus de Londres comme un pesant manteau touchaient à leur terme. Le brouillard se faisait dense au dehors, et la saillie des meubles projetait une ombre sous laquelle on ne distinguait plus rien déjà.

Susannah poursuivit :

— Lorsque vous fûtes entré dans le bureau de mon père, milord, je me glissai le long du mur de la maison et me plaçai contre la fenêtre à un endroit d’où je pouvais vous voir sans être vue. Mon cœur battait bien fort et je ne savais pourquoi : mes yeux brûlaient comme lorsqu’on va pleurer, et pourtant j’avais au fond de l’âme une joie nouvelle et inconnue.

Tant que vous demeurâtes avec mon père, moi, je restai à mon poste ; je regardais ; quelque chose de vous venait jusqu’à moi, et je m’enivrais à ce mystérieux contact.

Savez-vous, milord, je vous aimai dès ce jour-la presque autant que je vous aime !

Quand vous repassâtes le seuil de la maison de mon père, quand je ne vous vis plus, j’eus froid et mes larmes devinrent amères.

Puis je m’assis sous un arbre et je me complus à caresser votre image qui était gravée en traits de feu dans ma mémoire.

— Avez-vous vu ce gentleman, miss Suky ? me demanda mon père.

— Oh oui ! monsieur, répondis-je.

— Comme vous prononcez cela, Suky ! s’écria-t-il en riant ; — je gage qu’il vous a fait peur… C’est un fou, miss Susannah, qui a de quoi vivre pour deux ans encore et qui tâche de réduire ces deux ans à six mois.

— Comment l’appelle-t-on, monsieur ?

— Brian de Lancester.

Je pense que jamais musique n’affecta plus délicieusement mon oreille, milord… Brian ! oh ! votre nom et comme vous ; il est doux et beau, et le cœur s’en souvient…

Il n’y eut plus guère pour moi de sommeil. Je pensai à vous cette nuit et le jour vint que j’y pensais encore… Les autres nuits ce fut de même. — Et quand je m’endormais, Brian, je vous voyais en songe.

Oh ! combien de fois me suis-je vue comme à présent auprès de vous, la main dans votre main, souriant à votre sourire…

Mais je m’éveillais, milord, et c’est une chose cruelle que le réveil après un si beau rêve !

Susannah prononça ces derniers mots d’une voix tremblante. Son beau front s’était chargé de tristesse.

— Pauvre Ophely ! murmura-t-elle ; on s’éveille aussi parfois après le bonheur !… Elle est belle pourtant, n’est-ce pas, milord, belle et noble ?…

— Belle et noble en effet, répondit Lancester ; la plus belle et la plus noble après vous, Susannah.

— Et il ne l’aime plus ! acheva tout bas la belle fille.

— C’est qu’il ne l’a jamais aimée, madame… M. le marquis de Rio-Santo est un ambitieux.

— Et vous, milord ? s’écria naïvement Susannah.

Lancester secoua la tête en souriant.

— Moi, je suis un fou, madame, répondit-il.

Susannah l’interrogea du regard avec inquiétude, comme si elle eût craint qu’il y eût sous cette réponse de l’amertume ou de la raillerie ; mais le franc visage de Brian semblait s’être déshabitué de cette expression flegmatique et moqueuse à la fois qui lui allait si bien dans ses équipées d’eccentric man. Il prenait, — que le Dieu des larkers le lui pardonne ! — son tête-à-tête fort au sérieux ; il aimait bonnement et simplement et beaucoup, comme un fils de squire à sa première passion, comme un clergyman de vingt ans, comme un poète.

— Je fus bien long-temps sans vous voir après cela, milord, reprit Susannah. Mon père vous avait prêté sans doute une forte somme. Vous ne revîntes pas de sitôt à la maison de Goodman’s-Fields.

Mais je ne vous oubliais pas ; je vous attendais.

Ce fut au Park que je vous rencontrai pour la seconde fois. Je vous reconnus de bien loin parmi tous les gentilshommes qui emplissaient les allées, et mon cœur se précipita vers vous. — Vous étiez monté sur un beau cheval alezan, dont la fière allure excitait l’envie et l’admiration de vos rivaux…

— Ruby ! interrompit Brian avec un soupir involontaire.

Susannah baisa le médaillon. — Ce fut une sorte de muette oraison funèbre pour le vaillant cheval.

— Vous alliez, reprit-elle, gracieux cavalier avec votre éclatant costume de jockey, maîtrisant votre cheval qui dansait coquettement et frappait le sable en mesure du quadruple choc de son élastique sabot. Parfois un élan subit vous emportait soudain hors de vue, puis vous reveniez comme le vent, et votre cheval, courbant sa tête mutine, mettait l’écume du mors sur l’or bruni de son poitrail… Vous aviez à votre boutonnière une fleur de camélia, — la fleur que j’ai gardée si long-temps en souvenance de vous, milord.

Tout-à-coup il se fit une clameur dans la foule. Une calèche, lancée au galop de quatre magnifiques chevaux venait de renverser une pauvre femme qui gisait, sanglante, sur le sol.

— Tenez, Suky, tenez, dit mon père, regardez bien ! voici White-Manor qui vient d’écraser une vieille… Du diable s’il se retourne pour la regarder, sur ma foi !

— Je vais la relever, monsieur ! m’écriai-je en donnant un coup de cravache à mon cheval.

Mais Ismaïl le retint par la bride.

— Fadaises que tout cela, fadaises !… Si la vieille est morte, à quoi bon la relever ? Si elle n’est pas morte, il se trouvera bien quelque sot pour lui porter aide…

Le sot, ce fut vous, milord… vous en souvenez-vous ?…

— Je crois me rappeler vaguement… commença Brian.

— Oh ! moi, je me souviens, Brian, et il me semble vous voir encore. Vous sautâtes à terre et vous prîtes dans vos bras la pauvre femme évanouie.

— Un flacon ! un flacon, belles dames ! criâtes-vous en agitant votre mouchoir.

Dix équipages s’arrêtèrent, et bien des femmes jolies vous saluèrent avec un sourire. Au lieu d’un flacon, il en tomba vingt à vos pieds. En vous baissant pour en ramasser un, la fleur de votre boutonnière tomba. — Je m’élançai, Brian, et avant que mon père pût se rendre compte de mon action, la fleur était cachée déjà dans mon sein.

Vous soulevâtes la vieille femme et vous lui fîtes respirer des sels… Puis, lorsqu’elle eut reprit ses sens, vous lui donnâtes votre bourse, Brian.

— À la bonne heure ! grommela Ismaïl ; cela s’appelle dépenser son argent comme il faut… Mais, après tout, il n’est pas si fou qu’il en a l’air, et il sait très bien choisir parmi les vieilles femmes écrasées celles qui l’ont été par White-Manor…

Brian rougit. — Au fond du cœur il reconnaissait la vérité du reproche. Certes, en toutes circonstances sa générosité native l’eût porté à secourir le malheur, mais le malheur causé par son frère avait des droits doubles à son aide, non point par sentiment fraternel, mais par antagonisme.

Il rougit parce qu’il sentait ne pas mériter ici l’enthousiasme de Susannah. Celle-ci reprit :

— Mon père ne pouvait pas concevoir qu’on fût généreux sans motif, poursuivit la belle fille. Les gens comme vous, milord, étaient pour lui des énigmes dont il tâchait vainement à deviner le mot.

Ceci me fit vous aimer davantage, vous aimer trop, milord, car votre pensée devint une obsession. Partout et toujours vous étiez devant mes yeux. Sans cesse je voyais votre front haut et calme et l’audace tranquille de votre regard.

C’était une souffrance réelle et d’autant plus incurable que je ne cherchais point à la fuir. Je m’y complaisais. Je bâtissais, éveillée, des rêves qui me revenaient dans mon sommeil. Je désirais ardemment, mais aveuglément ; j’espérais sans pouvoir définir mon espérance.

En ces premiers temps de mon amour, je pleurais souvent, et, quand mon père surprenait des larmes à mes yeux, il me disait :

— Patience, Suky, patience ! Nous aurons soin de vous, ma fille, et sous peu je vous conduirai en un lieu où vous pourrez choisir.

Je pense comprendre à peu près maintenant le sens de ces brutales paroles. À cette époque elles glissèrent sur mon oreille comme de vains sons.

Mon père tint promesse cependant et me mena un soir en un lieu où j’aurais pu choisir. Mais ce ne fut point dans ce but qu’il m’y conduisit tout d’abord. Il comptait sur moi pour jouer une sorte de comédie propre à servir une de ses spéculations.

Vous vous souvenez peut-être, milord, de ce repas nocturne où Ismaïl énuméra aux juifs, ses frères, les divers services qu’il espérait tirer de moi. Il avait dit ce soir-là qu’il lui manquait une sirène pour attirer les joueurs à son hell (enfer). Ceci n’était pas exact, car les splendides salons de Golden-Club étaient toujours remplis de belles femmes, parées comme des reines, néanmoins, ces femmes ne suffisaient pas, faut-il croire, car Ismaïl voulut s’appuyer sur moi et me faire jouer mon rôle de sirène.

Il avait imaginé quelque chose d’imprévu et de théâtral, en rapport avec les magnifiques décorations du club. Dans le salon principal, il avait tendu une riche draperie, derrière laquelle étaient placés ma harpe et mon piano. Devant la draperie, une haute et forte balustrade défendait le passage.

Lorsque j’entrai là pour la première fois, l’air chaud et parfumé de la salle agit vivement sur mes nerfs, en même temps que le bruit des conversations voisines effrayait ma timidité sauvage. — Mon père me fit asseoir au piano.

N’ayez pas peur, miss Suky, me dit-il, et chantez de votre plus belle voix… personne ne peut vous voir.

Il disait vrai. La draperie interceptait complètement les regards.

Je passai mes doigts sur les touches de l’instrument, et quelques voix grondeuses de joueurs s’élevèrent de l’autre côté de la draperie.

— Voilà une mauvaise invention, Spencer, disait-on, faites taire ce piano qui nous fend les oreilles.

— Allez toujours, Suky, me dit mon père.

Peu m’importait, milord, de plaire ou de déplaire aux gens qui étaient derrière le rideau. Je préludai encore pendant quelques secondes, puis je commençai un air d’opéra français que j’avais entendu dire à mademoiselle Falcon. Ma voix s’éleva d’abord, froide et méthodique, comme si j’eusse chanté devant mon professeur ; mais je ne sais point résister à l’entraînement de la musique, moi, milord. La passion me prit. Je donnai, comme toujours, mon âme entière à mon chant. J’oubliai ce qui m’entourait, j’oubliai le lieu où j’étais ; je chantai pour moi.

— À la bonne heure ! miss Suky, dit tout bas mon père, comme j’achevais la dernière note du finale.

Au même instant de frénétiques bravi éclatèrent dans la salle. C’était quelque chose d’étrange après les murmures boudeurs qui avaient accueilli les premières notes de mon chant.

— C’est Malibran, disait-on.

— C’est Catalani qui a bu l’eau de Jouvence !

— C’est Pasta qui a trouvé des notes de soprano au fond de son génie !

— Très chers ! s’écria une voix flûtée, c’est Grisi, plutôt… Vous ne connaissez pas encore Grisi… vous connaîtrez Grisi… je parle sérieusement.

Mon père se frottait les mains et riait silencieusement.

— Milords, dit-il enfin, ce n’est ni Malibran, ni Pasta, ni Grisi.

— Et qui est-ce donc, maître Spencer ?

— C’est la Sirène, milords.

Il y eut un chuchotement de l’autre côté du rideau ; mon père attendait la suite avec anxiété. Moi, j’écoutais, milord, espérant vaguement que j’entendrais votre voix parmi les autres voix… Vous n’y étiez donc pas ce soir-là ?

— Je n’y étais pas, madame, mais j’ai entendu depuis, comme Londres entier, la mystérieuse et incomparable Sirène de Golden-Club… et je comprends maintenant pourquoi sa voix sans rivale descendait si profondément en mon âme… Je ne pouvais aimer de vous que ce que je connaissais, milady, et j’aimais votre voix.

— Que j’aurais chanté mieux et de meilleur cœur si j’avais su que vous m’écoutiez, milord !…

Au bout de quelques secondes, les chuchotements s’élevèrent jusqu’à devenir de véritables clameurs. On voulait me voir et l’on demandait à grands cris l’ouverture de la balustrade.

— Milords, dit mon père, je suis désolé de refuser quelque chose à Vos Seigneuries, mais la Sirène ne se montrera pas.

— Cent livres si vous voulez m’introduire seul, Ismaïl, dit une voix.

— Cinq cent livres ! dit une autre.

Mon père avait peine à contenir sa joie.

— C’est une affaire, par Belzébuth ! c’est une affaire, murmura-t-il.

— Mille livres ! dit-on encore derrière le rideau.

— Pour aucun prix, milords, répondit Ismaïl ; — et permettez-moi d’engager Vos Seigneuries à reprendre leurs jeux… la Sirène n’est plus là.

— Reviendra-t-elle ?

— Demain, milords, la Sirène chantera.

En disant cela, mon père m’entraîna et me fit monter dans une voiture qui me ramena dans Goodman’s-Fields.

Le lendemain, les salons du Golden-Club étaient trop étroits pour contenir la foule qui afflua dès la tombée de la nuit.

Je chantai. — On renversa la balustrade pour me voir. — Mais j’étais partie déjà, et le galop des chevaux de mon père m’emportait vers notre maison.

C’était en vérité un homme habile, milord. Il avait bien jugé la foule dorée qui composait sa clientèle. Ce mystère piqua au vif la curiosité blasée des nobles lords. On parla de moi dans Londres…

— C’est-à-dire qu’on ne parla plus que de vous, madame, interrompit Brian ; — des peintres qui ne vous avaient jamais vue firent votre portrait, et les journaux de Paris nous renvoyèrent bientôt l’écho de votre renommée qui avait passé le détroit… Mais personne ne fut-il admis à vous voir ?

— Personne, milord ; — nul ne peut se vanter d’avoir aperçu la sirène du Golden-Club. Mon père attendait et spéculait sur l’effet de la curiosité poussée jusqu’à la folie ; il attendait le paroxysme de la vogue pour… pour me sacrifier, milord, je dois le croire. Il ne faisait, du reste, nullement mystère de ses desseins devant moi, mais ils m’effrayaient peu, parce que je n’en comprenais point la portée.

Nous avons, nous autres femmes, un cœur vain, léger et accessible surtout aux joies de l’orgueil. Comme j’eusse été occupée de ces bravi qui couvraient mon chant chaque soir, si votre souvenir n’eût empli mon âme, Brian !… Et encore, s’il faut le dire, l’orgueil faisait taire parfois l’amour en moi ; et le bruit des applaudissements étouffait le cri de mon âme.

Je me pardonne aujourd’hui en pensant que votre applaudissement se mêlait parfois aux autres. C’était lui peut-être qui perçait mon enveloppe d’indifférence, et ce que je prenais pour l’orgueil était une mystique joie d’amour…

— Susannah, me dit un soir mon père, vous allez être bien heureuse. Je veux faire de vous une lady, et parmi les lords qui vous applaudissent chaque jour, vous allez choisir, ma fille…