Au Comptoir des imprimeurs unis (5p. 277-310).


XX


EN SURSAUT.


Avant l’arrivée du magistrat et des constables amenés par le muet Roboam, j’étais restée seule avec mon père.

Ismaïl était plein de vie, milord. En se voyant vaincu par son esclave, il avait feint la suffocation immédiate afin de le faire lâcher prise. Ensuite il s’était laissé garrotter parce qu’il ne pouvait deviner le dessein de Roboam. — Moi-même, maintenant que j’y pense, j’ai peine à concevoir comment cette idée avait pu germer dans l’esprit du muet, et je ne puis l’expliquer qu’en pensant qu’une terreur superstitieuse lui défendait, même en ce moment de suprême colère, de tuer Ismaïl de sa main.

En sortant, Roboam m’avait énergiquement défendu, à l’aide de son expressive pantomime, de détacher les liens de mon père.

Ce mouvement avait révélé ma présence à Ismaïl. Il changea de couleur, et sa mobile physionomie refléta rapidement plusieurs sentiments opposés. La colère d’abord, puis l’espoir.

Dès que Roboam eut refermé la porte, ce qu’il fit soigneusement et à double tour, mon père prononça doucement mon nom.

Je ne répondis pas, milord, et je ne bougeai pas. Je vous l’ai dit : j’étais littéralement foudroyée. Le plafond de la chambre eût craqué au dessus de moi que je n’aurais pas pu faire un mouvement pour me sauver.

— Susannah ! répéta Ismaïl avec une inflexion de voix caressante.

Même silence de ma part et même immobilité.

Mon père fronça le sourcil et fit effort pour rompre ses liens. Mais Roboam avait noué les cordes avec cette vigueur que donne la colère, et les cordes ne cédèrent point.

Ismaïl retomba épuisé et courba la tête.

Dieu m’est témoin, milord, que j’aurais voulu le secourir. Non pas parce que je prévoyais le dénouement préparé par Roboam à cette scène, mais parce qu’il souffrait…

J’étais impuissante, toujours. — Il semblait qu’une main pesante et glacée comprimât mon cerveau. Je ne souffrais pas. — La mort doit être cela, Brian.

— Susannah, Susannah ! me dit Ismaïl après quelques minutes de silence, j’ai été bien cruel envers vous, ma fille… Je me repens… Je vous demande grâce… Pitié, Susannah, ces cordes m’entrent dans la chair… je souffre !

Je fis sur moi-même un si violent effort, que je domptai ma paralysie pour un instant et parvins à me soulever sur mes genoux. — Mais ce fut tout ; je m’appuyai, haletante, à la chaise vide de Roboam.

— Bien, Suky ! du courage, ma fille ! s’écria Ismaïl. Voici un couteau tout près de moi, — et je ne puis le saisir ! ajouta-t-il avec une rage soudaine… Ah ! je le tuerai sans pitié, le misérable !… mais non, Suky, oh ! non, je ne tuerai personne si vous me délivrez… Vous aimez Roboam : je lui rendrai sa liberté !… Savez-vous, ma fille… je vous donnerai la maison des champs où vous avez passé autrefois quelques mois, et là vous trouverez Brian de Lancester… vous le verrez sans cesse… à toute heure, Suky… et Brian vous aimera !

— Brian ! répétai-je d’une voix si faible qu’il ne m’entendit point sans doute.

Il vit dès lors que j’étais incapable de le secourir, et une expression de colérique amertume remplaça la feinte douceur dont il avait masqué son visage.

— Oh ! que tu es bien une femme ! dit-il en donnant à ce dernier mot un son d’inexprimable dédain ; — inutile ou nuisible !… Quand on n’espère qu’en toi, tu ne veux pas… et quand tu veux, tu ne peux pas !

Je pense, milord, qu’Ismaïl savait dès ce moment le péril qui le menaçait, car de minute en minute son regard se tournait plus anxieux vers la porte. — Il voulut me donner le change.

— Vous ne savez pas ce qui nous attend ici, miss Susannah, reprit-il avec ce sérieux affecté qu’on emploie pour persuader les enfants ; — c’est une chose atroce, ma fille !… Roboam a fermé les deux portes… Nous n’avons ici nul moyen de nous faire entendre… Il nous laissera mourir de faim.

Cette idée effrayante ne produisit sur moi aucun effet. — On entendit des pas dans l’escalier dérobé.

— Écoutez, Suky, dit-il alors en changeant de ton tout-à-coup ; — c’en est fait ! je suis perdu… Ce misérable s’est vengé comme un homme civilisé eût pu le faire… Écoutez ! des hommes vont venir… des juges… des personnes sages, ma fille, qui tordent la loi comme un câble et s’en servent pour étrangler de temps à autre un de leurs semblables… Ne dites point que je suis votre père ; ils vous mettraient en prison et vous ne pourriez plus m’être utile… car vous êtes bonne, Suky, et, quand vous aurez repris vos forces, vous ferez ce que vous pourrez pour m’empêcher de mourir…

— Oh ! oui, monsieur, répondis-je.

— Les voilà !… Il est fâcheux, Suky, que vous n’ayez pas pu vous remettre plus tôt… Mais il y a loin d’ici à Newgate, et j’espère…

La porte qui s’ouvrit lui coupa la parole.

Roboam se précipita dans la chambre et désigna avec une rapidité de gesticulation frénétique tous les objets suspects dont je vous ai parlé, milord.

Cette rapidité, qui prouvait que la colère du muet n’était point calmée, ne put être égalée que par la prestesse avec laquelle l’homme qui le suivait immédiatement parcourut la chambre du regard.

Cet homme était petit et maigre. Il portait sur le nez de lourdes lunettes de métal, et ses cheveux plats, collés à son front, semblaient habitués à se couvrir d’une perruque.

Derrière lui venaient deux forts auxiliaires, vêtus de ce singulier costume, moitié civil moitié militaire, que j’ai su depuis être celui des policemen.

Le petit homme était un commissaire de police.

Son premier coup d’œil lui avait suffi apparemment, car il prit une chaise et s’assit sans façon auprès d’Ismaïl, toujours garrotté, que Roboam venait de traîner triomphalement au milieu de la chambre.

— Monsieur Ismaïl Spencer, dit le petit homme avec un évident contentement de soi-même, je suis Robert Plound, esq., adjoint au commissaire de police de White-Chapel… Vous savez, le bureau de Lambert-Street, M. Spencer… Ah ! ah ! voilà une singulière officine, monsieur… singulière, Jem Wood, ajouta-t-il en se tournant vers les policemen ; — très singulière, Peter Beloughby !.. hein ?.. Vous avez eu soin, monsieur Spencer, de rassembler ici des preuves si convaincantes, — de si belles preuves, oserai-je dire, — qu’il n’est aucun besoin de dresser acte pour le moment… Je vais tout bonnement mettre les scellés sur la porte de ce cabinet. Un cabinet fort surprenant, Jem ?… surprenant au dernier point, Beloughby ? — Et vous conduire en prison, monsieur Spencer, s’il vous plaît.

Mon père ne répondit point à cet étrange discours ; — mais Roboam, qui se tenait debout derrière lui et dont toute l’attitude exprimait la joie sauvage d’une vengeance satisfaite, en accueillit la conclusion par ce cri rauque et affreux à entendre qui était son sourire.

— Drôle de garçon, ma foi ! dit Robert Plound en le regardant par dessus ses lunettes ; — drôle de garçon, Jem Wood, hein ?… S’il n’était pas particulièrement stupide de dire à un muet de se taire, je me croirais obligé de lui imposer silence, Peter Beloughby. Allons ! mettez M. Spencer à même de nous suivre, mes amis… Cet homme sans langue l’a, ma foi, garrotté comme s’il n’eût fait autre chose de sa vie.

On délia les jambes d’Ismaïl afin qu’il pût marcher. Ses poignets seuls demeurèrent dans l’état où les avait mis Roboam.

— Mon ami, dit le commissaire à ce dernier, je ne suis pas en peine de vous trouver quand il en sera temps… Ce que vous venez de faire dénote un excellent naturel et prouve que vous nous aiderez, lors de l’instruction, à mettre la corde autour du cou de M. Spencer… Mais, Jem Wood, et vous Peter Beloughby, quelle est cette demoiselle ?

Les deux policemen me regardèrent.

— Ce doit être la fille de M. Spencer, reprit Plound, et je lui dois la justice de dire qu’il a là une fort jolie fille… Nous allons la conduire en prison.

Les deux policemen firent un pas de mon côté, mais Roboam s’élança au devant d’eux et me saisit dans ses bras.

— Hein ?… dit le petit commissaire : — cet homme sans langue prétendrait-il résister à la justice du royaume !…

Roboam multipliait ses gestes expressifs. Par un sentiment tout différent de celui de mon père, il se rencontrait avec lui dans la même idée, et sa pantomime m’appelait sa fille.

Le commissaire et les policemen, ne comprenaient point.

— Qu’a-t-il, Jem Wood ?… demandait Robert Plound ; — qu’a-t-il, Peter Beloughby, je vous prie ?… cet homme se démène comme un démoniaque, et, pour mon compte, je le trouve fatigant… Faites votre devoir, mes amis.

La figure de Roboam exprimait en ce moment une résolution terrible. Il se plaça, les points fermés, au devant de moi, — et certes, milord, celui qui, sans armes, avait pu venir à bout d’Ismaïl armé, n’était pas un adversaire à dédaigner, même pour deux policemen et un commissaire-adjoint.

Robert Plound le sentit, car il annonça l’intention de parlementer.

— Au fait, reprit-il, tous ces gestes veulent dire quelque chose… Je voudrais en faire la gageure… Voyons, mon ami, expliquez-vous plus clairement.

Roboam prit ma main qu’il appuya contre son cœur.

— Ah ! diable… dit le petit homme, c’est bien différent… Je ne comprends pas.

Ce fut alors que mon père ouvrit la bouche pour la première et la dernière fois durant toute cette scène.

— Ne voyez-vous pas que cette enfant est sa fille ! prononça-t-il en haussant les épaules.

— Merci, monsieur Spencer, merci ! vous avez, si j’ose m’exprimer de la sorte, tranché le nœud de la difficulté… Je me plais à reconnaître que l’homme sans langue a quelque apparence de raison de son côté… C’est bien, Jem Wood… c’est très bien, Peter Beloughby !… allons-nous-en !

On nous fit sortir les premiers, Roboam et moi, milord, puis, mon père, placé entre les deux policemen, passa pour la dernière fois le seuil de son cabinet secret.

Le commissaire appliqua sur la serrure une bande de parchemin qu’il scella.

Nous descendîmes l’escalier et nous arrivâmes dans cette pièce que mon père appelait son boudoir.

— Vous étiez bien logé, monsieur Spencer, dit Robert Plound ; — mais à qui diable iront tous ces beaux meubles quand vous aurez été pendu ?…

Mon père semblait être devenu de marbre. Il traversa le boudoir d’un pas ferme et disparut par la porte opposée. — Roboam et moi nous restâmes dans le boudoir.

Je ne savais pas bien encore, Brian, le sort qui attendait mon père. Son calme et surtout la liberté d’esprit pleine d’indifférence de cet homme qui venait de l’arrêter, ne me permettaient pas de penser qu’il pût s’agir de vie et de mort. — J’ai vu depuis un juge interrompre une sentence mortelle pour se retourner et recommander à un bas officier de la justice la côtelette et le pudding qui devaient faire son déjeûner. — J’ai vu les avocats rire entre eux et ramener sur les yeux les boucles de crin de leurs perruques blanches, pour cacher les éclats d’une intempestive et blasphématoire gaîté, au moment même où la loi suspendait son glaive sur la tête d’un homme ; — mais alors, milord, je n’étais pas si savante que cela.

Ce qu’il y avait de positif et de certain, c’est qu’Ismaïl était menacé d’un grand malheur et que Roboam en était la cause.

Je n’avais guère la force d’approfondir cette idée et encore moins celle de faire des reproches à Roboam. Mon atonie, un instant galvanisée par les prières d’Ismaïl et la présence inattendue de trois étrangers, était revenue plus accablante et plus complète. J’étais étendue dans un fauteuil et je ne sentais rien.

Il se passa plus d’une heure ainsi, milord, je pense. Quand je rouvris les yeux, je vis Roboam qui se promenait par la chambre, en proie à une incroyable agitation. — Qu’il était changé, milord, et quelle expression de profond repentir remplaçait le sauvage triomphe qui animait naguère sa physionomie. Il se frappait la poitrine et sanglotait comme un enfant.

Je vous l’ai dit, il y avait entre lui et mon père quelque lien mystérieux que la terrible exaltation de sa colère avait pu seule le porter à briser. Une fois sa colère passée, il mesurait sa faute et pleurait.

Dès qu’il me vit revenir à moi, il s’élança, tomba sur le tapis à mes pieds et couvrit mes mains de baisers. Puis, frappant sur ses poches où il y avait de l’or, il m’entraîna vers la porte.

Je compris qu’il voulait me faire sortir de la maison de Goodman’s-Fields et je n’opposai point de résistance. Rien ne m’importait en ce moment ; votre nom prononcé à mon oreille, Brian, n’eût peut-être pas eu le pouvoir de raviver ma torpeur.

Hélas ! sauf de courts intervalles où une souffrance trop insupportable allait me piquer au vif jusqu’au fond de l’âme, tel fut mon état durant une année. Pendant tout ce temps, j’ai été de pierre, milord, et j’en remercie Dieu, car s’il me fût resté un atome de sensibilité, je serais morte ; et la vie m’est bien chère depuis huit jours !…

La nuit était tout à fait tombée lorsque Susannah arriva à cette partie de son récit. Elle parlait depuis bien long-temps et fut obligée de s’arrêter autant par fatigue qu’à cause de la douloureuse amertume des émotions rappelées.

La chambre n’était point parfaitement obscure, parce que l’éclairage du dehors frappait la surface blanche du plafond et envoyait aux objets de vagues et incertains reflets.

Habitués déjà à ces lueurs douteuses, interceptées de temps à autre par un flux de brouillard ou par l’une de ces éclipses instantanées de gaz si fréquentes dans Londres, Brian et Susannah se voyaient.

La belle fille, pâlie par la lassitude, avait sur ses traits une langueur qui la rendait plus charmante. Brian la regardait avec un ravissement extatique. Il repassait dans sa mémoire les traverses de cette vie si cruellement éprouvée ; il cherchait en soi de quoi compenser tant de douleurs et faisait à Susannah, dans son rêve, un féerique avenir…

Le bruit empêche de dormir, comme chacun sait ; le mouvement aussi ; mais lorsqu’on s’est endormi par le mouvement, l’immobilité réveille : ceci ne sera nié par aucun voyageur coutumier du sommeil en malle-poste ou en diligence. De même, quand on a pris sommeil par le bruit, le silence secoue l’engourdissement et chasse ce que les poètes nomment les pavots depuis des siècles.

Ce qui porterait à penser que le premier poète était un apothicaire.

Nous avions, en vérité, besoin de cette transition habile pour arriver sans cahot à la petite Française, madame la duchesse douairière de Gêvres, que nous avons laissée, — il y a bien long-temps, — dormant d’un sommeil paisible dans le cabinet noir.

Madame la duchesse de Gêvres, si nous ne faisons point erreur, mettait en œuvre toute son industrie, au moment où nous l’avons quittée, pour tirer parti comme il faut des ressources incroyables offertes par l’île déserte de Robinson Crusoé, et vivre aussi confortablement que possible dans cette solitude.

Mais, voyez le néant des transitions ! — Ce ne fut pas du tout le silence subit de Susannah, qui fit sortir madame la duchesse de Gêvres de sa léthargie. Cette petite femme dormait si sérieusement, si résolument, si vaillamment, que Susannah aurait pu parler ou se taire à son choix, pendant trois jours et trois nuits consécutives, sans troubler le repos de sa tante prétendue.

Pour l’éveiller, il ne fallut rien moins que l’une de ces péripéties bizarres et saisissantes dont fourmillent les aventures de Robinson Crusoé.

Ce ne fut au reste ni le naufrage, ni l’incendie de son canot, ni la contrariété de ne point pouvoir se fabriquer une pipe, qui mit madame la duchesse hors de son sommeil ; ce ne fut point non plus l’une de ces averses monstrueuses qui continuent sans interruption pendant trois mois en ces climats poétiques, mais incommodes, où est située l’île de Robinson Crusoé ; ce ne fut pas même…

Mais disons tout de suite ce que ce fut.

Ce fut le pied, — le pied sur le sable, — le pied de sauvage, ce pied fameux qui a fait venir la chair de poule à plus de vingt millions de lecteurs, depuis que Robinson existe, — ce pied nu, avec les quatre doigts et l’orteil, pied d’anthropophage incrusté, gravé en creux sur la molle surface de la grève…

Oh ! ce pied !… quand madame la duchesse de Gêvres vit ce pied, une sueur froide courut par tout son petit corps. Elle se fit un bouclier de son parasol en peau de kanguroo, et voulut se raidir contre le péril, mais ce fut en vain. — Le pied était là, menaçant, fatal, dessinant ses contours sinistres avec une correction de lignes éminemment diabolique…

Que faire contre ce pied ?… madame la duchesse de Gêvres s’éveilla en sursaut.

Elle jeta autour de soi son regard épouvanté et ne vit rien. Pas le plus petit palmier à chou, pas la moindre noix de coco. — Il faisait nuit, nuit noire.

Après s’être sommairement félicitée d’avoir échappé par miracle aux dangers du pied, madame la duchesse de Gêvres, qui était une femme de tête, se frotta les yeux et s’occupa de mettre de l’ordre dans ses idées.

Elle s’était endormie alors qu’il faisait grand jour : les deux amants, à cette heure, étaient en présence. — Y étaient-ils encore ?… Et qu’avaient-ils pu se dire ?

C’était là la question, et c’était une question effrayante.

— Sotte que je suis ! murmura la petite femme avec un véritable regret ; — j’ai dormi plus de deux heures !… Pendant ce temps ma chère nièce a pu lui dire tout à son aise ce qu’il ne devait point connaître… Ah ! lord[1] ! si ce coquin de Tyrrel pouvait savoir cela !…

Comme elle prononçait ces mots, une main saisit son bras dans l’ombre et le serra fortement.

— Vous étiez là, milord ! dit-elle.

— Le coquin de Tyrrel était là, madame la duchesse, comme tous voyez, répondit l’aveugle.

— Je vous jure…

— Taisez-vous !… Vous avez bien fait de dormir, Maudlin, et, en disant que je suis un coquin, vous ne vous avancez pas beaucoup, sotte bavarde… Seulement, assurez-vous que je ne suis pas là avant de le dire désormais…

— Milord…

— La paix, Maudlin !… N’allez-vous pas penser que je vous en veux, sotte créature !… Je vous le répète : Vous avez bien fait de dormir… Si vous aviez veillé, Maudlin, vous eussiez entendu des choses, — que vous auriez comprises peut-être, car vous êtes avisée pour deviner ce qui ne vous regarde point, — et alors, il aurait fallu vous réduire en silence…

D’ordinaire, l’aveugle Tyrrel était fort loin de se montrer aussi communicatif. — La petite Française trouva aussi qu’il y avait dans ses paroles un ton de gaîté mêlée d’amertume qu’elle n’y avait jamais remarque.

— Oui, reprit-il avec une sorte d’enjouement sarcastique ; — madame la princesse a parlé, Maudlin, beaucoup parlé… Et il a été question souvent d’un homme que j’ai connu assez particulièrement autrefois… Entre cet homme et moi, on a établi une comparaison qui pourrait avoir sur ma parole des suites très fâcheuses, si on ne se hâtait d’y mettre ordre… Qu’ont-ils dit avant que vous dormiez, Maudlin ?

La petite femme recueillit ses souvenirs et raconta l’équipée romanesque de Brian dans les jardins royaux du château de Kew.

— Ah ! c’est lui ! s’écria-t-il ; c’est ce maître fou qui a fait cet exploit !… mais on ne parle que de cela dans la ville, pardieu !… Ah ! ah ! voilà par exemple un heureux hasard, et cette bonne nouvelle vous absout complètement, Maudlin…

La chambre où se tenaient Susannah et Lancester s’était illuminée dans l’intervalle. Un valet venait d’y apporter des bougies.

— Mais écoutez, Maudlin, écoutez !… la voilà qui va recommencer, et la fin de son histoire vous intéressera sans danger pour moi… pour l’association, veux-je dire, comme bien vous pensez… Il s’agit d’une exécution capitale… Vous savez, la pendaison de Spencer ?… J’y étais, Maudlin, mais placé de telle sorte que je ne jouissais pas du tout du spectacle… et je serai bien aise d’apprendre quelle figure fit le juif en cette circonstance.

Tyrrel prononça ces mots avec un ton de cynique fanfaronnade, mais il y avait une secrète horreur sous sa jactance, et la petite Française, à la faible lueur des bougies voisines passant à travers les trous du verre rendu opaque, crut voir des gouttelettes de sueur briller sur la blafarde pâleur du front de l’aveugle.

  1. Ah ! seigneur ! exclamation de femme.