Les Morticoles/Première partie/Chapitre VII

Bibliothèque Charpentier (p. 140-152).


CHAPITRE VII


J’appris avec douleur, le jour suivant, que Misnard était très malade. La fièvre croupale l’avait pris dans la nuit. Mon service achevé, je courus à sa chambre, au-dessus de la salle de garde. J’eus le triste bonheur de veiller ce martyr et de lui faire boire sa potion par toutes petites gorgées. Il me considérait de son bon regard intelligent, un peu voilé. Il parlait bas, mais sans incohérence ; même il me demanda du papier, il griffonna péniblement une lettre, sa pauvre tête brûlante appuyée sur sa main. Il répéta à deux ou trois reprises : « Ah ! ça ne va pas fort ! Ça ne va pas du tout ! » Au reste il se jugeait avec lucidité et s’observait la gorge au miroir. Il n’avait pas voulu que l’on prévînt ses parents, lesquels habitaient la campagne. Ses camarades venaient le voir, essayaient de lui remonter le moral : « Eh bien, mon vieux, tu fais la jeune fille ! Tu te rends intéressant. » Il ne répondait que par un mélancolique sourire. À Jaury il dit : « C’est toi que je charge, quand ce sera fini, de prévenir mes vieux. Tu y mettras beaucoup de douceur, parce qu’ils n’auront pas de résignation. » Quand Dabaisse entra, accompagné de Charmide, il manifesta une joie très vive et ses lèvres sèches étaient agitées d’un tressaillement nerveux. Dabaisse ne cachait pas son émotion : « Grand bêta ! Il s’était déjà dévoué une fois dans les mêmes circonstances. Je le lui avais pourtant défendu : on ne peut pas le tenir.

— Comment va-t-il mon bonhomme, patron, interrogea faiblement Misnard, et le 34, vous savez, la fracture du crâne ?

— Bien, bien, ils vont tous bien. Fiche-moi la paix avec les autres. C’est de toi qu’il s’agit, mon brave enfant, de toi qui nous fais des peurs affreuses. Examinez-le, Charmide, je vous en prie. »

Charmide éclaira le gosier, ausculta, tâta le pouls et moi, qui connaissais sa physionomie et sa façon discrète de dissimuler une mort imminente, j’eus le cœur atrocement serré. Il dit quelques paroles à l’oreille de Dabaisse, puis tout haut : « Vous vous en tirerez, cher ami ; le mal rétrocède. — Docteur, insista Misnard, est-ce que les bronches se prennent ? Il me semble que je respire difficilement. J’ai ce rythme cahoté que vous avez décrit. » Je compris alors que, malgré ses recommandations et son assurance, l’infortuné gardait quelque espoir. Il prononçait des termes techniques et ne quittait pas des yeux Charmide et Dabaisse, leurs loyaux visages bouleversés et qui s’efforçaient d’être rassurants. Pendant quelques minutes, tous trois causèrent comme s’ils discutaient un point de science où personne ne fût en question.

La journée du lendemain se passa de la même manière, coupée par des remèdes, des visites de collègues et de Dabaisse. Celui-ci me recommanda, si Misnard allait plus mal, de le prévenir aussitôt. Il ajouta comme pour se soulager la conscience : « J’ai un remords. J’ai un remords. J’aurais dû être là de meilleure heure, prévenir son zèle… » Le malade respirait de plus en plus mal. Son regard, dans la figure terreuse, prenait une fixité glacée, et, quoique sa fièvre diminuât, ce que nous constations ensemble au thermomètre, il était dans un état de prostration croissante. Cette seconde nuit, j’entendis un faible murmure : « Canelon, parlez-moi de Dieu, puisque vous croyez, vous. » Alors, je m’approchai, et de tout près, tenant sa main moite, je lui dis sur ma certitude d’un Sauveur, d’une vie posthume et d’un rachat des consciences, tout ce que mon enfance avait appris, tout ce qui est ma foi, le plus pur de moi-même, mon seul trésor, mon viatique. Parfois il avait un petit hochement de tête, incrédulité ou étonnement, mais ce n’était plus son attitude impie, sa négation universelle de jadis. Je considérais ces narines pincées, ce beau front où les cheveux prenaient des courbures de révolte, et je songeais combien les convictions scientifiques sont chose fragile aux heures graves. Au tressaillement de ses doigts, à la vibration de tout son être, je devinais qu’il commençait à entrevoir des contrées inconnues et lumineuses. Le ciel s’ouvrait pour son âme héroïque. Il m’interrompit : « Je halette. C’est la fin. Le pouls cesse. Adieu et merci. » La lampe qui nous veillait s’éteignit à la même seconde, et il perdit la lumière dans le noir, le courageux, le noble, l’admirable Misnard. Quand j’eus rallumé, je m’agenouillai près du lit : « Seigneur, tu ne peux repousser ceux qui t’ont méconnu en nom et en personne, mais qui t’ont gagné par le sacrifice. Accueille celui-ci dans ta miséricorde. Il est à toi, bien qu’il t’ait renié, et tu vivais en lui sans qu’il s’en aperçût… »

Je suivis le convoi par les rues froides et brumeuses. Dabaisse, Charmide et quelques internes marchaient recueillis derrière le cercueil. Mais la foule des indifférents causaient de leurs petites affaires, de leurs concours et compétitions, de ceux qui avaient bien léché les pieds, et de ceux qui les avaient mal léchés, et je ne comprenais point cette métaphore. Au cimetière, Crudanet et Cloaquol lurent quelques pages vides et prétentieuses, où il était question du devoir médical : … Bel exemple, — Route du progrès, — Splendeurs laïques. Après la dernière pelletée de terre, et comme l’assistance s’écoulait, je vis une femme en noir, porteuse d’un gros bouquet, venir le poser pieusement sur la tombe, et je reconnus la compagne du croup.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Ayant soigné un de leurs camarades, je me trouvai presque traité d’égal à égal par les internes. Quignon fermait les yeux sur mes irrégularités dans le service et j’allais souvent à la salle de garde. La petite Marie, dépitée de mon peu de galanterie, affectait de ne plus me regarder. Barbasse, Jaury, Prunet me poussaient fort à commencer des études médicales : « Votre intelligence est suffisante, me répétaient-ils. Nous sommes tous bien disposés pour vous. Vous avez des superstitions singulières, mais vous les abandonnerez. Vous ne pouvez, sans votre capitaine, fréter un navire et vous rapatrier. Prenez votre diplôme de docteur ; établissez-vous ici. » Peu à peu ces conseils me pénétrèrent. Je n’avais nullement perdu l’espoir de revoir mon pays ; mais, ignorant la durée et les conditions de mon séjour chez les Morticoles, je songeai qu’il était préférable d’atteindre une situation supérieure, plutôt que de végéter, comme Trub, dans un emploi subalterne. J’espérais, ô naïveté, qu’un travail tenace me permettrait de réussir et j’avais mis de côté la somme nécessaire à mes premières inscriptions. Puis je quitterais l’hôpital où trop d’horreurs m’accablaient l’esprit et je ne deviendrais pas un de ces malades pauvres qui crèvent de froid et de faim. J’engageai Trub à m’imiter, mais il était trop paresseux.

Ma résolution prise, je me donnai du temps et voulus connaître quelques médecins influents de l’hôpital Typhus : « Ça ne vous servira pas à grand-chose, m’affirma ironiquement Quignon, si vous ne savez pas bien lécher les pieds. » Cette fois encore, je ne le questionnai pas sur cette expression énigmatique, espérant que le mot m’en serait donné tôt ou tard. Je prenais par contact un des défauts des Morticoles, qui consiste à n’avouer jamais leur ignorance.

Sur ces entrefaites, Jaury m’avait invité à déjeuner à la salle de garde. Comme je voulais partir après le café : « Restez, me dit-il, vous allez vous instruire. » La pendule sonna deux heures. Toutes les pipes étaient allumées. Quelqu’un s’écria en bâillant : « Rosalie ne viendra donc pas ?

— Elle m’a promis d’être exacte, répondit un nommé Tripard, interne de Foutange, le médecin des hystériques et somnambuliques. Elle ne peut manquer de parole. »

Effectivement, deux minutes après, entra en tourbillon une créature assez jeune, assez jolie, aux cheveux blonds ébouriffés, au petit nez en l’air, et vêtue d’étoffes tapageuses : « Bonjour, Tripard ! — Et elle l’embrassa. — Salut, la compagnie ! Je ne suis pas en retard ?

— Non, tu es à l’heure. Quoi de neuf ?

— Le neuf, c’est que tu préviendras ton patron que je ne veux plus lui servir de mannequin à moins de trois louis. Voyons, jeunes gens, quarante francs pour une attaque, est-ce raisonnable ? J’ai des sueurs froides toute la nuit après les cliniques. Vous ne vous doutez pas du turbin qu’ils me donnent là dedans. On me flanque en léthargie, en catalepsie, en somnambulisme. Tout ça m’éreinte, et c’est mon amant, un interne à la maison de santé Malamalle, qui m’a conseillé : Ma petite, à ta place je réclamerais trois louis. Ton Foutange est un vieux rat. » Rosalie parlait avec une volubilité fantastique. Ses yeux clairs et bridés tournaient et viraient, comme des papillons autour de la flamme. L’assemblée riait.

« Tiens, prends une tasse de café, et on verra, ajouta Tripard, dont la figure malicieuse exprimait la jubilation. — La voilà, messieurs, cette Rosalie, qui a servi à tant de belles expériences relatées dans les journaux de notre infaillible Cloaquol ; cette Rosalie sur qui nous avons basé notre extraordinaire système de la sensibilité neuro-musculo-cérébro-cutanée ; cette Rosalie, point de départ de tant de merveilleux travaux que nous conteste le méchant Boustibras ! Saluez, car elle a fait couler plus d’encre qu’il ne passe d’ordures dans nos égouts ou de malades dans les pattes de Malasvon ! »

À ce moment parut Gigade. Bien que chef de service, il venait souvent raviver à la salle de garde les souvenirs de son passé d’étudiant, chercher des prétextes à sa jovialité célèbre : « Mais, c’est Rosalie ! dit-il. — Et son visage plissé devint trois fois plus hilare encore. — Tu travailles toujours dans le système nerveux, ma fille ? En as-tu fait avaler des bourdes à Foutange ! Allons, pique-nous une attaque. » Aussitôt cette femme se renversa en arrière, rugissante, et s’agita, se disloqua, prenant tantôt la forme d’un arc, tantôt celle d’un fouet recourbé, lançant ses jambes et ses bras dans toutes les directions, claquant des dents, grondant de la gorge, s’exorbitant les yeux. Je frémissais dans mon coin. Gigade était malade de rire : « Non, impossible de mieux simuler ! Satanée bourrique ! — Et il lui envoyait des coups de pied. — J’ai connu Lucie, Madeleine et Félicité. J’ai connu la grosse Toupin, la petite Poivre qui nous jouait l’hypnotisme à l’état de veille, la plus rare des hypnoses. Jamais je n’ai retrouvé la perfection. Du courage ! Aux attitudes passionnelles, maintenant ! Quel malheur que je n’aie pas la haute taille, le pardessus de caoutchouc et les favoris de Foutange pour m’écrier : Considérez, messieurs, l’extase, la prière, coutume surannée qui revit pour nous par les muscles de cette enfant nerveuse ! Considérez la colère, ces poings crispés, ces regards furibonds ! Considérez la pudeur, tant de charme et de retenue chez la dévergondée de tout à l’heure, car cette Rosalie est une fille publique, messieurs, et son mal est héréditaire, puisé dans l’alcool de son père, la folie de son aïeul, l’épilepsie d’un oncle, l’arthritisme d’une tante. Or elle est enceinte, la malheureuse, enceinte d’un produit qu’affligeront l’arthritisme, la folie, l’épilepsie, l’hystérie ! » Tandis que Gigade, monté sur une chaise branlante, déclamait à la façon de Foutange et que les internes s’esclaffaient, tellement que plusieurs pipes tombèrent, Rosalie, grisée par le succès, prenait les attitudes qu’indiquait le tonitruant professeur. Elle gigotait à terre. Son peigne se détacha. De beaux cheveux dorés roulèrent librement et les jupes retroussées montrèrent des mollets délicats. Tripard se précipita sur elle et lui fit respirer un éther fictif, en jouant la compression des ovaires. Elle se calmait et prit un air honteux. Puis, levant le masque, elle s’avança mutine vers Gigade : « C’est égal, de ton temps on s’amusait ferme et je n’étais qu’une môme. Passe-moi une cigarette. »

Soufflant des anneaux avec la fumée et les jambes croisées l’une sur l’autre, Rosalie nous conta ses souvenirs. Elle était la fille de malheureux, quelque part, là-bas, dans les faubourgs. Un étudiant avait fait d’elle sa maîtresse. Il lui enseignait des termes médicaux et elle lisait de gros livres qu’elle ne comprenait pas, mais dont les images lui restaient dans la tête. Ensuite, elle avait connu Gigade qui s’occupait de système nerveux et, pour faire de bonnes farces à son patron, lui avait appris à simuler l’hypnotisme et l’hystérie : « Un fameux service que tu m’as rendu là, mon vieux. Ce Foutange est jobard comme on ne l’est pas. Il me paye ce qu’il appelle mes talents de société. Il ne croit pas si bien dire. Te rappelles-tu ? Tu n’étais pas encore un gros bonnet. Moi, j’étais une vraie gosse ; tu buvais dans un crâne et nous mangions du saucisson avec du pain. Ah ! je t’ai joliment regretté ! »

Elle paraissait jalouse de ses collègues en supercherie, la grosse Toupin, la petite Poivre, des faiseuses, des rien du tout, qui se trompaient dans la simple attaque ! Quant à Félicité et à Madeleine, elles avaient passé armes et bagages au camp adverse de Boustibras, et elles démolissaient les expériences de Foutange. Ce qui n’était vraiment pas convenable. Elle avait un bagou intarissable, une faculté prodigieuse d’imiter les accents, les gestes, les tics de tous les professeurs. Elle avait vu de près la plupart des médecins en renom et dévoilait leurs plaisirs faciles, leurs brutalités, leurs manies : « Tismet de l’Ancre, le joli Tismet, il peut faire son malin auprès des dames du monde ! Ça n’est pas un gaillard, je vous jure. Il m’a tant tannée que j’ai cédé. Pourtant il ne me plaisait guère, avec sa tête de coiffeur… Et le vieux Canille, l’austère, le Président des Sociétés vertueuses, ma chère, Sa Solennité, ma situation de professeur, en voilà un exigeant cochon ! Il restait des heures dans un fauteuil sans broncher, les mains sous mon corsage ! » On la questionnait : « Et Boridan ? — Un butor. Il sent mauvais. — Cudane ? — Merci bien ! Il a le truc de vous électriser, l’idiot. — Et Avigdeuse, l’as-tu apprécié ? — J’te crois que je l’ai apprécié ! Il est arrivé un jour, avec un nommé Sorniude, me demander si je voulais, pour beaucoup d’argent, raconter qu’un enfant était à moi, bref une histoire très compliquée et louche. Sorniude avait le gosse tout prêt dans une serviette. J’ai refusé. Ensuite, il est revenu me parler de choses à faire, de poison, de mort, de suggestion. Il me prenait pour une vraie hystérique et il me fixait de ses yeux de braise. J’en cours encore. Non, vois-tu, Gigade, il n’y a que toi !… Ah, mes enfants, une sévère ! Imaginez-vous que Torla, le chef du Secours universel, m’a promis… » Elle parlait à voix basse. On se groupa autour d’elle ; je n’osai m’approcher. Il y eut un tollé général : « Comment ! Oh, l’hypocrite, la canaille, le sale ! Voilà où passe l’argent des pauvres ! »

« Rosalie, c’est sérieux, maintenant. — Et Tripard frappa la table du poing. — Nous méditons une nouvelle expérience. Papa Foutange est persuadé que, si on te met dans les mains de petits carrés de papier portant des noms de médicaments, tu subiras l’effet de ces médicaments. Je vais te donner leur liste, dans l’ordre où je te les présenterai à la prochaine clinique. Tu te tromperas une fois. Attends d’être endormie. Boustibras sera là, et, pour embêter le patron, certifiera que tu fonctionnerais aussi bien réveillée. Je te réveillerai et tu te tromperas tout le temps. Qu’est-ce que j’ai fait de cette liste ?… Ah ! la voilà ! » Bravo, bravo ! hurlèrent Gigade et les autres. Tripard tira de sa poche une feuille de papier : « Primo : Sulfate de quinine. Tu feras l’écœurée. Tu t’écrieras : Que c’est amer ! Pouah ! Que c’est dégoûtant, mes oreilles bourdonnent. Secundo : Ipéca. Ceci, ma mignonne, c’est le grand jeu. Il faut vomir. Foutange sera si content ! — Ça va, répondit-elle. Je me tirerai de tout. » Elle inspecta la liste des médicaments en connaisseuse. Je me promis de ne pas manquer la séance de Foutange.

La conversation devenait générale. On parla des cruautés auxquelles donnait lieu l’hypnotisme : « J’ai vu dernièrement, racontait Rosalie, une petite fille de quatorze ans, une vraie malade, celle-là, qu’on a rendue complètement folle. On la faisait travailler tout le temps : pour un médecin de villes d’eaux, pour un étranger, pour rien, pour le plaisir. Elle était à peine nerveuse en arrivant à l’hôpital. Elle en est sortie pour aller aux cabanons de Ligottin.

— Mais, riposta Gigade, qu’avait-elle de mieux à faire que de servir la science ? — Son ton subitement grave me parut plus joyeux encore que ses précédentes cabrioles. — L’hypnotisme est la plus belle conquête de la médecine moderne. Il éclaire tout, la jurisprudence, l’histoire, la vie journalière. Il diminue la responsabilité. Il sert à expliquer la philosophie, la peinture, la religion, la musique et la littérature. Il nous permet de mettre la main sur tout. Nous lui devons notre omnipotence. Nous avons suggéré au public de nous hisser sur le trône, à la place des rois, et sur l’autel, à la place des prêtres. » Là-dessus, Gigade bondit au piano et joua un furieux galop que dansèrent les internes et Rosalie, laquelle levait ses jambes jusqu’à sa tête.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Boridan savait par Quignon ma résolution d’étudier la médecine : « Surtout, me dit-il, apprenez à lécher les pieds », et il me permit de m’absenter tant que je voudrais.

Je visitai le service de Wabanheim, vieillard trapu, au front puissant, aux yeux cernés, à la parole brève, avide d’argent, de plaisirs et d’honneurs. Chaque jour il invente de nouvelles drogues qui lui permettent de réaliser des bénéfices considérables chez Banarrita, le pharmacien auquel il envoie ses clients. Comme les riches seuls lui importent, il a contre les pauvres, qui lui volent son temps précieux, des colères féroces, et les traite comme des animaux. Il est hautain même avec ses élèves, ce qui n’est guère dans la tradition des Morticoles. Il leur recommande d’acheter ses ouvrages, dont la connaissance est indispensable aux candidats, et qui sont, eux aussi, une pure spéculation de librairie, car Wabanheim les fait bâcler au rabais par des médecins jeunes et de peu de ressources.

Au deuxième étage de l’hôpital Typhus, les salles du chirurgien Tartègre occupent une enfilade d’arceaux. Tartègre est un maniaque. Il opère très peu, mais avec tous les raffinements de cette science que les Morticoles appellent antisepsie, c’est-à-dire lutte contre les animaux microscopiques, en qui, lors de mon voyage, ils voyaient la cause de tous les maux. Ils adoptent ainsi périodiquement de vastes hypothèses qui modifient leurs connaissances de fond en comble. Après un stade de lutte, ces théories deviennent un dogme, un article de foi qu’on ne peut plus renier, sans être tenu pour un âne et un hérétique. Il est curieux que la religion prête ses formes aux esprits irréligieux. Alors ce peuple incrédule les supporte avec peine, s’en dégoûte et cherche un autre système qui détruit le précédent, le remplace et règne à son tour. Les doctrines dont ils se targuent ne sont donc qu’une suite de ruines méprisées par les jeunes générations et dorées par le soleil de l’indifférence. Or Tartègre s’appliquait à chasser les microbes. Il craignait l’eau qui les humecte par millions et l’air qui les héberge par milliards, le bois, le linge, le papier, la pierre, tous les métaux. Ses malades étaient isolés dans des cages de verre et perpétuellement aspergés d’acides immondes. Il n’opérait qu’à la dernière extrémité, aussi redoutable par son abstention que Malasvon par sa charcuterie, et, en ce cas, c’étaient des artifices inouïs pour expulser l’adversaire, les patients étouffés dans de l’ouate antiseptique, les bistouris remplacés par le feu, les pansements formés de trente-sept couches de gaze imbibées de substances diverses. Quand on pénétrait dans ses salles, cela sentait le phénol, la rose, la moutarde et la cannelle. Il se dégoûtait vite de ses matières germicides et les variait sans cesse, de sorte qu’il coûtait plus cher à l’hôpital que tous les médecins réunis et fournissait involontairement au Secours universel l’occasion d’innombrables pots-de-vin. Les victimes de son zèle outrancier ne mangeaient qu’une rare nourriture empestée de poudres désinfectantes. On les soumettait, par en haut et par en bas, à des lavages méthodiques et caustiques. Elles buvaient du lait bouillant, de l’eau bouillante, du vin aromatique et bouillant. Comme il ne voulait pas de cabinets à proximité de ses salles, il fallait que les malades fussent portés à cinquante mètres de là et il avait imaginé des water-closets à triple courant d’air, d’eau et de sublimé qui leur procuraient des fluxions de poitrine et des hémorroïdes. Tartègre était en guerre perpétuelle, acharnée avec Tabard et Malasvon. Ils s’invectivaient dans les journaux de Cloaquol, se traitaient de fou, d’ignorant, de paresseux, d’assassin, de boucher ivre. Malasvon portait à Tartègre des défis de trépaner six crânes et d’ouvrir quinze intestins en une demi-heure, avec un couteau de bois et un sou de ficelle. Tartègre publiait la liste complète des ratés de son rival. Ces gentilles controverses divertissaient énormément le public.

Le docteur Fête, lui, ne croyait pas aux microbes, mais à des globules infinitésimaux renfermant une parcelle de substance médicamenteuse. On faisait fondre une de ces monades en un seau d’eau. De cette dilution, les malades absorbaient douze gouttes dans une série de douze verres d’orangeade échelonnés d’heure en heure. Or il est remarquable qu’ils ne guérissaient ni plus tôt ni plus tard et ne mouraient ni plus ni moins qu’avec l’aide des autres méthodes. Les collègues de Fête le jalousaient atrocement pour son excessive clientèle de riches, qu’il doit d’abord à son urbanité, à son aimable visage, à sa belle barbe blanche, ensuite à la simplicité et à l’innocence de son traitement, lequel dispense des purges, vomitifs, lavements et drogues noires, remèdes atroces et poisseux, chers aux Boridan, aux Clapier, aux Wabanheim, aux Avigdeuse. Enfin les irréligieux Morticoles ont besoin de remplacer la foi par une confiance aveugle en quelque chose d’obscur, et le mystère du système globulaire est fait pour séduire ces âmes inquiètes. J’admirais beaucoup le portefeuille en maroquin à son chiffre que Fête tirait au pied des lits, le sérieux avec lequel, sans un mot d’explication, il remettait à la surveillante une de ses boulettes magiques.

Pour me divertir, je suivis le service d’Avigdeuse, le plus audacieux des charlatans ; j’écoutai le beau brun parler à ses élèves. Il est l’homme de génie ; il en a le port hautain, le langage bref et la fougue perpétuelle. Comme Tismet, il découvre chaque matin que la terre est ronde, que le soleil nous éclaire, que nous sommes tous mortels, et il explique, démontre, commente ces découvertes avec une verve intarissable. Il pose des diagnostics surprenants : Affection singulière de la troisième tunique de l’estomac, et ses prescriptions remplissent trois pages du cahier d’hôpital : Prendre, à chaque repas, deux biscuits de son ; un quart d’heure après, un jaune d’œuf au poivre ; six minutes après, cinq clous de girofle, une feuille de salade de laitue et deux grains de sel moyens. Aux uns il interdit les salaisons, la viande, les pâtes, les légumes et le lait, ne leur laissant à consommer que l’air du temps et leur salive ; aux autres il conseille l’encre, le pétrole, les pétales de rose et la cendre de cigare. Il dicte ses ordonnances d’un air inspiré, ôtant, frottant et remettant son lorgnon, se tapant le front pour y agiter ses trouvailles. Il se précipite vers un malade, lui prend les mains, les lâche, s’écarte de trois pas, revient, le fait se lever, se baisser, fermer les yeux, se coucher en long et en travers. La précision dans la sottise, telle est l’allure de cet animal souple et griffu.

Bradilin dirigeait un service d’enfants. Il s’y trouvait plus à l’abri pour ses cruelles tentatives, les marmots ne pouvant ni se défendre ni se plaindre. Je les vois courant à la rencontre de l’interne dans leurs courtes capotes bleues : « Monsieur, monsieur, le petit 16 est mort, et Jules, le petit 12, agonise. » Lamentables 16 et 12, martyrs minuscules, torturés entre deux draps, aux yeux éteints, aux joues froides et caves, aux mains recroquevillées, ratatinées, réduites à l’état de surfaces blêmes ! Ils sont morts sans le baiser chaud d’une maman, morts par la faute du bourreau médical qui leur injecta des poisons nouveaux, dans des souffrances affreuses, raconte la surveillante, la tête basse, honteuse de surveiller ces meurtres ! Tout autour des minces cadavres, c’est l’insouciance, aussi grande que chez des heureux. On joue avec les instruments de supplice, les couvercles des bocaux, les bandages et les rideaux des lits. On regarde de vieilles images qui racontent la triste fête de la Matière, et, à l’âge où l’être se forme, sur le tendre cerveau se gravent des effigies et des formules athées. Cependant Bradilin arrive et ricane devant ses succès : « C’est ce que je craignais. » Ne crains-tu rien d’autre, bandit ? Ne crains-tu pas que, quelque part, quelqu’un ne recueille ces âmes irritées et sorties vieilles de la jeunesse, n’écoute leurs justes plaintes ? « Qu’on porte ça, ajoute-t-il, au premier amphithéâtre ! Je ne crois pas que le poison ait été absorbé en entier. »

. . . . . . . . . . . . . . .