Les Morticoles/Première partie/Chapitre VI
CHAPITRE VI
Le jour qui suivit cette opération était un dimanche et nous avions congé, Trub et moi. Une chose nous tourmentait : nous étions sans nouvelles de notre capitaine qui, néanmoins, ne devait pas être mort. Que Trub avait donc une physionomie comique et un délicieux costume ! Une longue redingote noire lui battait les talons. Sa figure menue aux yeux vifs était encore rapetissée par une gigantesque cravate de satin rose. Enfin il avait tellement lissé ses cheveux avec de l’eau qu’il paraissait, sous son chapeau, porter une calotte noire. Je ne lui communiquai pas mes réflexions ; comme tous les ironistes, il était fort susceptible, principalement sur le chapitre de la toilette.
Nous sortîmes par un brouillard blanc à saveur de menthe, que perça bientôt un mince rayon de soleil à peine teinté de jaune. Je remarquai sur la façade de l’hôpital Typhus une multitude de drapeaux à tête de mort : « C’est aujourd’hui la fête solennelle de la Matière, me dit Trub. Les Morticoles ne croient plus à rien, mais ils ont gardé les cadres de la croyance et les remplissent de superstitions. Si tu veux, nous allons d’abord flâner vers le quartier pauvre où habite un de nos anciens malades, nommé Bryant. »
Il n’y avait presque personne dans les rues. On se recueillait sans doute pour la cérémonie. Les statues émergeaient lentement de la brume et nous voyions moins les édifices qu’une sorte de fumée voltigeant autour d’eux. Comme la plupart sont des hôpitaux ou des prisons, ce masque de brouillard n’avait rien de désagréable. Il se dissipa un peu, cédant aux nuages lourds des usines. Nous longions des canaux lamentables. Sur ce quai, point de galères noires, mais des bateaux marchands. Des larves déguenillées déchargeaient des futailles. Leur station sur deux pieds semblait un instable équilibre. C’étaient nos malades d’hôpital, mais plus tristes encore au grand jour, au grand air. La joie n’était nulle part, ni dans l’horizon limité par des tuyaux de cheminée, ni dans les eaux mortes du canal, ni dans les vastes hangars de bois où s’empilaient des marchandises qu’aucun de ceux qui les avaient apportées ne consommerait. Trub me désigna une armée de petits barils bleus : « Regarde ces monstres. Ils renferment une liqueur, l’absinthe, avec laquelle les pauvres se grisent pour échapper aux tortures de la vie. Pendant quelques heures, ils ne respirent plus l’âcre parfum du charbon et du cuir tanné, ils ne voient plus le ciel lamentable. Ils ne sentent plus leurs muscles brisés. Mais chacun de ces récipients enferme au moins cinq folies, dix crimes et vingt suicides, et, comme ici on jouit de l’hérédité, il sera porté, ce fardeau, par les épaules de quatre ou cinq générations où il laissera sa marque ineffaçable. Ces sinistres enfants, qui rôdent autour de nous, sont les fils de l’absinthe. Ce sont leurs papas, ces tonneaux au ventre homicide, des papas verts, bleus, de toutes les couleurs, de sales alcools que l’on distille là-bas, dans ces fabriques… »
Nous étions arrivés à un faubourg grouillant. Des voitures à bras encombraient les chaussées, couvertes de légumes étiques, pauvres et fripés eux aussi. Toute la foule affairée sentait le vin, la sueur, la friture, le mélange d’haleines faméliques, et se coudoyait en silence, car la misère rend les cris plus rares. Ils gisaient là, sur les charrettes, les morceaux de viande douteuse qui prolonge la vie de quelques heures, remplit à moitié les flasques intestins que dévide ensuite Trouillot. Je voyais tous ces passants ouverts sur les tables d’autopsie, leurs organes creux et sanglants, leurs corps raidis. J’éprouvais plus vive que jamais l’universelle détresse de la masse.
Nous marchions vite, car Trub avait des mollets d’acier et ne s’arrêtait pas pour m’attendre. Nous traversâmes un passage, une enfilade de cours délabrées, où des gamins se roulaient dans la boue, et nous montâmes un escalier de bois vermoulu, aux marches disjointes, à la rampe poisseuse. Trub grimpait quatre à quatre, faisant flotter sa cravate rose. Nous fîmes halte devant une porte à figure de mendiante, percée d’un œil chassieux de serrure et sur laquelle était écrit : Bryant, artiste. On entendait des piailleries. Un homme brun, creusé, et qui avait le hoquet, vint nous ouvrir, un marmot sur les bras : « C’est vous… Bonjour », dit-il à Trub. Il me serra la main nerveusement : « Allons, la patronne, le couvert ! » La table était dressée devant un grabat sur lequel s’assit notre hôte, tandis que nous nous affalions dans deux carcasses de chaises : « Ça n’est guère chouette chez nous, pas vrai ? Les médecins nous prennent tout. » La femme entrait, blonde à la taille souple. Elle tenait par la main un second bébé qui, se pressant contre elle, révélait la forme fine de ses jambes. Elle boitait légèrement : « Il tousse toujours, continua Bryant. Ils me font acheter tant de sirops que l’argent de mon travail y passe. Il en est encore venu un ce matin, qui m’a ausculté comme à l’hôpital et il a fallu lui allonger cent sous. Ils sont durs, ceux-là, avec nous autres. Des fois même, ils se font payer à l’avance. C’est égal, monsieur Trub, j’aime mieux ne plus être à Typhus. L’ouvrage donne. La femme et les enfants ne crèvent pas de faim. Comment va ce bon monsieur Dabaisse ? En voilà un homme ! C’est une autre affaire que les canailles du Secours universel. » Notre gracieuse hôtesse nous servait avec son gentil sourire. Un peu plus grasse, elle eût été charmante. L’arrivée dans l’estomac de l’ouvrier d’un verre de vin bleu l’indignait contre sa situation : « Ça n’est pas tenable, camarade. — Il me secouait le bras. — Vous ne vous figurez pas ce qu’ils font, ces médecins. On ne peut même pas crever tranquilles. Ils viennent arroser nos bicoques de phénol, nous empester. Ils ne s’occupent de nous qu’à ces moments-là, parce qu’ils ont peur que nos cadavres ne les empoisonnent. Ah ! si notre pourriture servait au moins à autre chose qu’à enrichir Crudanet et sa clique ! Car le Secours universel les paye, eux les hygiénistes, pour venir faire leurs saletés chez nous. » Je retrouvais cette haine sociale, si vive mais si justifiée, que m’avaient révélée, salle Vélâqui, Jage, Lepêcheur et les autres.
« Jadis, poursuivit Bryant, on pouvait crever sur les champs de bataille ; c’était plus propre ; ça ne profitait qu’aux corbeaux. Maintenant personne n’ose plus faire la guerre aux Morticoles, rapport à leurs inventions d’obus vénéneux, d’explosifs qui donnent l’épidémie. Je l’ai lu ce matin encore dans le journal. Ils ont fabriqué un truc qui éclate en l’air et répand le choléra. Tout ça servira contre nous, oui contre nous, les pauvres, quand nous désobéirons… Mais, patience ! — Il montra ses enfants. — Les gosses que voilà, s’ils vivent, apprendront à manœuvrer le poison et les machines. Alors, on verra… Ce petit-là, monsieur, croyez-vous qu’on me force à l’envoyer à l’école ! Il pourrait commencer à apprendre un métier ; pas du tout. Il faut qu’on lui bourre la tête avec un tas d’histoires inutiles ; il m’a dit l’autre jour : Papa, tu tousses comme un poitrinaire ; c’est ennuyeux, parce que, quand je serai grand, moi aussi je tousserai. »
À une question de Trub, Bryant s’esclaffa : « Si j’irai à leur fête ? La fête de la faim ! La danse devant le buffet ! Ah non, par exemple. La Matière, la science, tout ça c’est aussi bête que le bon Dieu. » En nous servant un morceau de fromage infect, il nous expliqua que la poussière de bois, incessamment aspirée, l’avait rendu phtisique peu à peu. Comme il avait épuisé son stock de réflexions personnelles et commençait à rabâcher, nous lui fîmes nos adieux…
Les rues étaient animées. Des cris, des appels rayaient la voltigeante poussière. La foule piétinait vers la fête : « En ce pays, me dit Trub, il faut tout mettre sur le compte de l’égoïsme et de l’intérêt. Ces deux mobiles ont poussé les Morticoles à diviniser la science, objet de leurs études, source de leur pouvoir. Tu verras quel encens on lui brûle et quels autels on lui dresse ; mais nous voici devant l’école de la Misère, où l’on distribue, en ce beau jour, les prix à la jeunesse pauvre. Entrons. C’est un imposant spectacle. »
La salle où nous pénétrâmes était vaste, triste et nue, divisée en deux étages, dont le supérieur appartenait à un orphéon criard. Sur une estrade, paradaient les professeurs à l’air dur, en robes jaunes, noires, vertes, rouges, semées d’étincelantes décorations. Dans le bas, se pressait un troupeau d’enfants qui se ressemblaient comme des frères ; tous, en vêtements troués et rapiécés, portaient, sur leurs visages, des rides précoces et les coups d’ongle du destin. Cet âge de la puberté, où la vie fermente, était pour eux bridé par des chaînes, obsédé d’images lugubres. Ils restaient silencieux et prostrés, ruminant la faim, la détresse, les yeux à terre, se grattant les cheveux et les genoux, de leurs mains décharnées. Un des maîtres se leva et félicita ses collègues des écluses de bonheur qu’ils ouvraient aux déshérités, en leur enseignant les principes de la raison, de la sagesse ; puis il s’adressa aux petits : « Travaillez, obéissez. Vous monterez dans cette société généreuse où toutes les carrières vous sont ouvertes. Plus tard, vous vous rappellerez nos conseils avec attendrissement. » Il affirma, cynique, l’admirable effacement des classes, des différences de santé et de fortune, et montra d’un geste superbe la devise LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ qui scintillait sur le plafond. En avant la musique du mensonge, et le mensonge de la musique ! La distribution commença : « Premier prix de misère physiologique, prix d’excellence : ce prix, institué par le docteur Hidazza, a été mérité par le jeune Piot, interne. » Une aigre sonnerie de piston…, et l’on voit un minable squelette qui se traîne péniblement vers l’estrade. On lui remet un livre rouge à tranche d’or, qu’il changera en sortant contre une tranche de pain. Quand il revient à sa place, je regarde le titre : l’Extinction du Paupérisme, par Crudanet. « Premier prix de froid et de fièvre : fondation de Mlle Laguiche ; mérité par Galpi Ludovic, externe. » Un petit borgne s’avance, grelottant, tremblotant, titubant dans un pantalon déchiré. Il emporte aussi un gros bouquin, trop lourd pour ses membres débiles. Suivent les prix de rougeole, de claudication, d’ulcères, de soumission, d’alcool, de mauvais traitements et d’anémie. Les professeurs embrassaient de loin chacun des arrivants sur sa partie la moins dégoûtante et lui adressaient quelque bonne parole. Certains lauréats n’étaient qu’un abcès. D’autres, habillés de vieilles chaussettes, de restes de parapluie, de loques fangeuses, laissaient derrière eux un sillage fétide. Tous étaient d’une transparente maigreur, qui faisait saillir leurs os pointus comme des architectures d’oiseaux. Cependant la jeunesse est si douce chose que leurs yeux brillaient d’une joie brève et que l’allégresse dépassait les haillons, quand ils descendaient de l’estrade, aux beuglements de la musique, serrant la récompense contre leurs étroites poitrines. Un ne vint pas chercher son livre : le premier prix de suicide des pauvres. Il est de tradition qu’on envoie ce souvenir aux parents. Il se compose des œuvres de Malamalle… La puanteur de la salle devenait si insupportable que je suppliai Trub de partir.
Nous nous retrouvâmes dans la foule et suivîmes le mouvement général qui nous portait vers le fleuve et les quartiers riches. Nous étions perdus au milieu d’un remous de pouilleux et de loqueteux affligés des maux les plus divers. Par bonheur les contagieux n’étaient pas à craindre. Ceux-ci, on les traque comme des bêtes fauves et on les expédie à l’hôpital des Contages, où s’accomplissent mystérieusement de véritables massacres. D’après Trub, on plonge les malheureux, sous prétexte de désinfection, dans des huiles phéniquées bouillantes où ils se dissolvent bientôt. Avec leur décoction se fabrique la cadavérine, substance d’éclairage extrêmement claire, inodore et agréable. Dans la flamme de la lampe revivent et crépitent ainsi quantité de petites âmes épidémiques. Les plus dangereux, les lépreux, cholériques, etc., sont comprimés entre des cloisons d’acier. L’amalgame de chair et de sang produit une mixture résistante qui sert au mobilier et qui s’appelle cléra, par une abréviation linguistique curieuse. Les rougeoleux sont employés à une teinture qui s’obtient en leur écrasant, dans de la benzine, la tête et les parties colorées : « Ma cravate en est imprégnée », ajouta Trub négligemment. Ces éclaircissements m’étaient donnés parmi le tumulte et la bousculade. De temps à autre, un riche, affecté d’obésité, agité par un tic ou ramolli par une congestion, passait en superbe équipage, et l’on voyait à la portière sa tête douloureuse, effrayée. Alors c’étaient de sourds grondements de colère : « Il balade sa carcasse. — C’est fait avec nos misères, son carrosse ! — Rentre ta gueule, repu ! » Nous débouchions sur la place du Parlement. De là devait partir le cortège, composé des ratés politiques, des Académiciens, des médecins de la Faculté, du Secours universel et des juges. Chaque année, cette cérémonie donnait lieu à des discussions et rivalités effroyables, tant les Morticoles ont développé le sentiment vaniteux de la hiérarchie et des préséances, adorent la pompe, les discours, les estrades, tout ce qui hisse, décore et panache la stupidité et la faiblesse humaines.
J’entendis des murmures de curiosité joints à des rumeurs furieuses, car la foule est naturellement hostile à ces docteurs qui la tyrannisent, l’exploitent et organisent des fêtes à ses dépens. Une nuée d’agents de police nous refoulaient avec violence, s’attaquant de préférence aux femmes, dont ils tordaient les seins, et aux enfants, dont ils cassaient les jambes. Ce corps se recrute parmi les alcooliques les moins débilités. On leur verse, le matin des réjouissances, assez d’eau-de-vie pour les griser, pas assez pour que l’administration n’en tire pas un petit bénéfice. Ainsi lâchées, ces brutes se chargent de faire de belles lésions parmi le peuple et s’acquittent de leur besogne à merveille. Le lendemain de la célébration de la Matière, on amène dans les hôpitaux des hottes de fractures variées. Les autopsies augmentent du triple.
Les vociférations redoublaient. Je perçus ces mots : « Les voilà, les voilà », accompagnés d’injures et de grincements de dents. Les vagues de haine déferlèrent, miroitement d’yeux, écume de lèvres. Les poings se contractaient. Les visages se tordaient de rage contenue. Sans doute ces féroces étaient des malades, des estropiés. Sans doute les agents n’auraient pas de peine à les maintenir. Pourtant cette houle de fureurs me terrifia. Aussi loin qu’allait mon regard, je voyais la masse électrisée, frémissante. Les figures grimaçaient et luisaient. Les pères soulevaient les enfants, leur montraient leurs bourreaux. L’universel esprit de vengeance bâillait et rugissait comme un animal monstrueux accroupi sous les drapeaux et banderoles. Des délégations de médecins de province et de villes d’eaux se groupèrent devant le Parlement. Les orchestres jouèrent des marches funèbres, et les bannières flottaient, couvertes de devises : Bonheur, Santé, Travail, Liberté, Fraternité, Solidarité.
Des degrés du Parlement, descendirent les ratés de la politique et les libidineux sénateurs. Ils causaient entre eux, plaisantaient, se montraient le public. Ils étaient gras, bien portants, robustes, en face de cette hâve multitude, tel un bon morceau de bifteck devant un lion maigre, et j’admirais la barrière morale qui sépare l’oppresseur de l’opprimé. De quoi parlaient-ils ? Qu’agitaient-ils dans leurs cervelles vides et confuses ? Les uns avaient des favoris, d’autres de la barbe ; d’autres étaient imberbes comme des comédiens et ils posaient pour la galerie, s’arrêtant sur les marches, pérorant à grands gestes. Un gamin à tête de vipère grommela près de moi : « Canailles, voleurs, voleurs. » Et je voyais la forme des bouches dessiner de tous côtés ces outrages. Les parlementaires portaient des redingotes noires et des serviettes en maroquin. On les accusait de tripotages et de déprédations innombrables ; mais, comme ils servaient d’intermédiaires entre les autres pouvoirs et qu’ils faisaient les lois, ils se soustrayaient toujours eux-mêmes à des châtiments d’ailleurs illusoires.
Un défilé de personnages aux couleurs éclatantes sortit d’une rue latérale. Leurs robes écarlates traînaient à terre. Ils avaient sur la tête de hautes toques rouges, sur l’épaule une bande d’hermine. Ils marchaient en rang, solennels, majestueux, précédés de massiers à chaînettes également majestueux et solennels. Je jouai des coudes et des mains pour me rapprocher de ces magots. Sur leurs étendards on lisait : Académie de Médecine. — Académie de Chirurgie. — Académie des Sciences. — Académie du Positivisme. — Académie de Physiologie. — Académie de Psychologie. — Académie de Thérapeutique. — Académie de Sociologie, etc., etc., et autres noms baroques, tirés du latin et du grec, qu’épelaient autour de nous les enfants et qu’estropiaient les badauds. Derrière eux, une fanfare retentissante précédait une statue dorée, grande comme une tour, hideuse, hérissée d’objets symboliques tels que compas, seringues, machine électrique et forceps, le tout en carton, ajusté sans art et sans goût à l’effigie burlesque. Un immense cri s’éleva : « La Matière ! La Matière ! » Sur l’escalier, les membres du Parlement enlevèrent leurs chapeaux, en bas, ceux de l’Académie, leurs toques. Des multiples bras de cette mère Gigogne partaient des cordons d’argent, qui se prolongeaient jusqu’à des sortes de brûle-parfums balancés par des juges en toge noire.
Un des politiques debout sur les marches tira de sa poche un papier et se mit à lire, fréquemment interrompu par des exclamations ironiques et des jurons : « Chers concitoyens, c’est aujourd’hui notre fête nationale. Je suis heureux de constater ce concours de populations qui viennent saluer la statue protectrice de la Cité. La Matière a banni les vaines idoles de la religion, chassé les ténèbres de ses bras robustes et rempli les cœurs d’allégresse. Grâce à elle, le règne de la raison est arrivé. L’instruction s’étend à toutes les classes, avec son inévitable cortège de progrès, de fraternité et de justice. À l’ombre de ce palladium, de justes lois sont écloses qui protègent les moindres citoyens, leur assurent la jouissance de bienfaits incessants. La paix règne au dedans comme au dehors. Le pauvre est soigné et guéri comme le riche. Les triomphes de la science sont plus nombreux que jamais. Je veux ménager les modesties, mais qu’on me permette de citer les noms respectés d’un Malasvon, d’un Boridan, d’un Cudane, d’un Bradilin, d’un Cloaquol qui consacrent toute une existence d’abnégation à améliorer le sort de leurs semblables. Sur la noble route ouverte aux inventions pacifiques, la statue de la Matière s’avance sans chanceler, et sa marche éclaire les consciences. Une saine entente de l’hygiène et des modifications économiques et sociales a remplacé la vile croyance en Dieu, tari la source des préjugés néfastes et des vieilles erreurs. Ces glorieux résultats n’ont pas été acquis sans peine, mes chers concitoyens, mais nous serons suffisamment récompensés par votre reconnaissance. »
Après ce discours, prononcé d’un ton de cabotin, une main vers la statue, et l’autre sur l’absence de cœur, des applaudissements éclatèrent parmi les docteurs, mais le peuple resta silencieux et morne. Un des rutilants, le beau Tismet de l’Ancre, prit la parole, au nom de la médecine agissante, pour remercier le Parlement et énuméra les progrès de l’année, où il se tailla sa large part. Quand il en vint à la sublime institution du Secours universel qui supprime la misère et répand l’aumône comme une urne inépuisable, des ricanements sinistres et stridents grincèrent de toutes parts, vite réprimés par le zèle des agents. La harangue terminée, la statue de la Matière oscilla sur sa large base et se mit en route au son d’une marche funèbre. Autour d’elle ses emblèmes tintaient et brinqueballaient. Elle avait l’air, à chaque arrêt, à chaque heurt, de saluer ironiquement à droite et à gauche.
Nous assistâmes au long défilé des glorificateurs de la Matière. Après les politiques, marchaient les délégués du Secours universel. On se les montrait, on les invectivait, on se racontait comment ils gaspillaient l’argent destiné aux pauvres, on crachait dans leur direction. Je retrouvais là en pleine rue, dans ce jour blême et brumeux, les lamentations et les frénésies qui se chauffaient autour du poêle chez Malasvon. Ensuite, les juges, les vénérables juges. Ils avaient, eux aussi, des symboles pendus à leur bannière, une balance, sans doute parce qu’ils vendent à faux poids, un glaive, ébréché quand il s’agit des docteurs et des politiciens, rouillé, pour les malades riches, mais qui reluit et frappe de toute sa force sur les misérables. À leur tête était Crudanet, fier, arrogant, maître des autres et de lui-même. Sa robe rouge rayée de noir indiquait sa double puissance de magistrat et de professeur. Suivaient les juges subalternes, mêlés aux délégués d’hygiène, aux rapporteurs des crimes et des suicides (je reconnus Malamalle), les médecins des fous, où Trub me désigna un colosse couvert de décorations, le fameux Ligottin, pourvoyeur de chair humaine. Lui et ses collègues de l’Aliénation mentale servent d’intermédiaires entre la justice et les médecins, livrent ou soustraient au bourreau qui bon leur semble, séquestrent, interdisent, condamnent, suivant le dogme de la responsabilité morale, dont eux seuls obtiennent au concours le redoutable secret. Deux lignes de leur écriture suffisent à envoyer au supplice ou au cabanon, à plonger les âmes dans les ténèbres.
Au terrible fracas d’une nouvelle marche qui dominait l’écho de la précédente, parurent les professeurs de Faculté, Avigdeuse, Tismet, Malasvon, Boridan et les autres, sauf Charmide et Dabaisse que l’on ne voit jamais dans ces cérémonies. Une bande de nuance différente sur la robe indiquait les représentants de la Physique, de la Chimie, des Mathématiques ou de la Botanique. Et encore, et sans trêve, des étendards, des pavillons, des insignes, des Vive la Matière et des À bas Dieu. Tous ces pantins avançaient d’un pas de comédie, inclinant leurs vilaines trognes pour remercier d’applaudissements imaginaires. Les Académiciens se distinguaient par les costumes les plus comiques, des palmes, des brandebourgs, des manchettes de dentelles et des épées que traînaient ces hideux vieillards.
Venaient enfin les journalistes, avec Cloaquol, puis les étudiants nombreux et pressés, ricaneurs, sautant autour de leurs emblèmes, narguant cette foule dans laquelle ils ne voyaient qu’une matière à autopsies. En queue, le personnel des hôpitaux, nos collègues, les surveillants et infirmières, la petite Marie, Trouillot immonde et déjà ivre.
Toute cette clique devait promener la Matière à travers la cité. Une commère nous expliqua complaisamment le trajet : « Ils iront aux hôpitaux, aux prisons, aux morgues, aux égouts, à la place des Exécutions électriques, à celle des Tortures expérimentales. Ils s’arrêteront devant les statues les plus célèbres. Ça va en être du bavardage et des menteries ! Après, ils remiseront leur Matière dans un hangar qu’on surveille toujours, parce qu’on a peur qu’on n’y mette le feu. Ah, c’est que nous ne l’aimons pas, monsieur, leur gueuse dorée ! — Circulez, circulez », criaient les agents de police, et je portais tout mon effort à ne pas quitter le bras de Trub.
Nous nous écartâmes, en longeant le fleuve, jusqu’à l’extrémité des faubourgs. C’était une succession de terrains vagues, pelés et solitaires où fumaient de place en place des cheminées d’usine. Le crépuscule commençait. Nous marchions sur des chaussées défoncées et boueuses. À distance j’aperçus un gros bourg : « C’est, me dit Trub, une des nombreuses villes d’eaux. Les Morticoles habiles mêlent aux sources naturelles, à l’aide de procédés spéciaux, certaines substances chimiques parfois inoffensives et fondent ce qu’ils appellent une station thermale. Alors ils s’entendent avec un docteur célèbre et s’attachent plusieurs de ces médecins qui pullulent dans la capitale et n’y trouvent pas leur subsistance. La comédie s’engage. Moyennant une redevance annuelle, le Boridan ou l’Avigdeuse ou le Clapier envoie sa clientèle à ses jeunes confrères. Il explique à ses malades que la kyrielle des remèdes pharmaceutiques ne suffit point à les guérir, qu’à tel endroit on vient de découvrir une source minérale douée de propriétés merveilleuses et certaines. Les naïfs font leurs malles, se transportent dans ces coûteux établissements et absorbent, pendant une période déterminée, des verres d’eau, des bains et des douches à diverses températures. Ils boivent aussi l’illusion. Mais ils deviennent la proie d’hôteliers rapaces et des cupides médecins de villes d’eaux. Ils sont bernés, tondus, exploités avec méthode, cependant qu’on leur vante la source et ses vertus miraculeuses. S’ils avouent n’éprouver nul bienfait, on leur répond : « Ce sera pour l’année prochaine ; l’eau n’agit qu’après deux saisons. » Se plaignent-ils de souffrances nouvelles, on leur objecte que c’est l’effet d’une première cure… »
Devisant de la sorte, nous atteignîmes une construction sinistre, haute et grise, isolée dans la nuit. Au-dessus de la porte, une lanterne rouge éclairait ce mot : INCURABLES. Donc les Morticoles ont la cruauté d’inscrire ces irrémédiables syllabes au fronton des asiles. Ils suppriment l’espoir, attente dorée du ciel, l’espoir qui délie la douleur, et qu’accélère la fièvre, qui ouvre de ses blanches mains les espaces de l’avenir et se tient debout aux chevets, entre la patience et la terreur…
Nous dînâmes à la table du directeur, le propre frère de Malamalle, robuste, bavard comme lui, et honteux de sa position qu’il considère comme inférieure. Lui aussi nous démontra les beautés de son établissement, où les grands docteurs viennent se faire la main : « J’accepte les malades intermédiaires, ni riches ni pauvres, qui ne veulent pas entrer à l’hôpital, et payent une petite pension pour être soignés. Hi ! hi ! J’admets les ménages, un vieux qui ne consent pas à quitter sa vieille délabrée, un jeune homme qui s’attache à sa fiancée prématurément phtisique, ou que ronge un ulcère, ou qu’obsède une maladie noire. S’il faisait jour, je vous montrerais mes pavillons, mais maintenant tout ça dort ou agonise. Chaque matin les Malasvon, les Canille, les Tismet viennent ici avant ou après l’hôpital. Toute charcuterie est licite. Hi ! hi ! Je tiens de la viande de toutes les qualités, de tous les âges. » Nous étions tous les trois assis à une petite table, dans une vaste pièce mal éclairée. Je distinguais aux murs des estampes et leurs dédicaces : À notre bon Docteur. — À Joseph Malamalle. Amitié et reconnaissance. Ces sortes d’ex-voto, la rudesse de cet homme, l’endroit et l’heure me glaçaient d’effroi et Trub clignait malicieusement de l’œil au récit de tant d’infamies. J’entendis des coups sourds et réguliers : « Ne faites pas attention ; c’est un cercueil qu’on cloue, nous déclara notre hôte. Telle est ma musique quotidienne. Vous ne prenez pas de ces haricots verts ? Vous avez tort ; ils sont délicieux. Je vous disais donc que ces messieurs de la Faculté tentent ici l’impossible. Ils fendent mes pensionnaires comme du bois, ils les attachent nus à des arbres. Ils leur entonnent des lavements au feu, à la glace, au poivre, au jus de bifteck. Quel abatage ! Hi ! hi ! Je meuble à moi seul les cimetières des environs, et ce qu’on jette à la tombe est fort mêlé, je vous assure, car mes aides s’embrouillent dans les morceaux. Et ce sont des cris de désespoir, des lamentations. Les murs en entendent ! Moi, je reste calme. Je n’ai rien à dire. C’est le droit des docteurs. Il leur faut bien des occasions de laboratoire. Les condamnés à mort sont trop rares. Les suicidés de mon frère sont des sybarites, qui ne veulent se laisser toucher par personne. Moi, je me rends autrement utile à la science, et les journaux de Cloaquol célèbrent ma maison comme une œuvre de haute philanthropie. Vous connaissez Bradilin ? Quel zèle il avait celui-là ! Il venait à toute heure, me harcelait pour emporter un muscle, un bras, quelquefois un cadavre entier, au risque d’infecter la ville. Maintenant nous l’avons perdu. Il se donne aux enfants, aux animaux. C’est Malasvon mon roi et mon prophète. Il fait tous les frais accessoires. C’est que ça coûte cher le mannequin vivant ! »
Les heurts sourds et durs continuaient à intervalles fixes, m’impressionnaient affreusement. Malamalle le remarqua : « Rassurez-vous, monsieur. Vous en prendriez vite l’habitude, si vous restiez un peu. Moi, je n’y fais plus attention. On ne cloue pas qu’ici. On cloue aussi dans les cours, dans les greniers, dans les caves, dans mes appartements particuliers, et ça n’arrête ni jour ni nuit. Une vraie débauche de menuiserie ! Hi ! hi ! » Son rictus céda cette fois à un rire strident, épouvantable, où s’entrechoquaient des squelettes.
J’avais hâte de fuir. Je serrai avec dégoût la main de l’ogre, me demandant s’il ne nous avait pas fait manger de chair humaine. Mais, sous le masque outrancier et cynique de son récit, je devinais du remords. Une de ses voitures nous ramena à l’hôpital Typhus. À aucun moment nous n’avions eu de nouvelles du capitaine Sanot.
À la suite de la fête de la Matière, l’hôpital fut désorganisé. Boridan n’y venait pas, non plus que Quignon, et les malades, livrés à eux-mêmes, ne s’en trouvaient que mieux. Quelques-uns guérirent audacieusement. Je profitai de cette accalmie pour fréquenter les salles de Dabaisse. Misnard s’était pris d’amitié pour moi. Il avait une honnête figure ; toute sa personne respirait la droiture et la décision. Il faisait son devoir avec une conscience digne de son chef, tel Barbasse auprès de Charmide.
Un matin, je trouvai Trub et la surveillante en train d’installer dans son lit un malade qui étouffait. Il respirait avec un bruit rauque de la gorge qui s’entendait à distance, et rouge, l’œil hagard, la bouche ouverte, les narines battantes, il frappait de ses mains crispées l’air qui ne parvenait pas à son poumon. Cette vue atroce est contagieuse. Il semble qu’on agonise soi-même : « C’est le croup, murmura Trub, et justement le patron n’est pas là. » Misnard prévenu arriva en toute hâte. Il observa l’homme une minute, interrogea sa femme, qui l’avait amené, et se répandait en lamentations confuses. Sa conviction faite, il nous demanda deux bistouris, une canule, un linge, que nous apportâmes en courant. Il saisit le cou, le fendit sur le milieu, d’une entaille nette et rapide, fouilla dans la profondeur avec la sonde pour dégager le trajet. On entendit un sifflement aigu. Déjà l’interne enfonçait la canule. Par son orifice jaillirent des filets de sang et des membranes recroquevillées. Un peu de vie monta aux regards du patient. La moindre de ces parcelles signifiait la mort ; je le savais et j’admirais ce jeune homme uniquement attentif à sa besogne, qui recevait en pleine figure la sanie et les détritus funestes. Mais une crise de suffocation survint, si rude que je crus l’opéré perdu. Ses bras se raidissaient. Trub lui tenait la tête et la surveillante les jambes, pendant que la femme pleurait à gros hoquets. Alors Misnard retira la canule ; d’un calme geste de héros, il appliqua ses lèvres sur la plaie, aspira fortement. Il y eut un grelottement, un glou-glou humide. L’appareil passa sans difficulté. Ce fut une transformation : l’opéré respira largement, ses muscles se détendirent, et sa physionomie exprima une reconnaissance mêlée d’extase, tandis que le courageux interne se rinçait la bouche dans une cuvette.
Cet acte, qu’il faut du temps pour raconter, fut d’une brièveté sublime. Nous étions transportés d’enthousiasme, moi, Trub, la surveillante, les malades des lits voisins. La femme se jeta au cou de Misnard, mais lui semblait gêné par ces expansions et disparut. Après son départ, ce fut un concert d’éloges attendris. On regardait les membranes tombées sur les draps, les gouttes de sang, la salle. Tout était ennobli par la belle image du sacrifice domptant la mort. Trub le hâbleur sanglotait dans ses petites mains.