Les Morticoles/Première partie/Chapitre V

Bibliothèque Charpentier (p. 99-122).


CHAPITRE V


Débarassés de nos besognes, nous sortîmes aussitôt après le repas. À peine dehors, je fus pris d’une espèce de vertige suivi d’un vif mal de cœur. J’étais enfermé depuis si longtemps ! Trub, pour me ragaillardir, m’entraîna chez un marchand de vins où je bus quelques gorgées d’un liquide brûlant et râpeux. Cet alcool concourt à l’empoisonnement et à l’abrutissement d’un tas de misérables que leur nombre rendrait dangereux, s’ils prenaient une conscience claire de leur état. « Ce que tu tiens dans ta main, me disait Trub montrant le toxique, est le plus sûr moyen de l’esclavage. Ce climat humide et malsain rend la boisson nécessaire. L’habitude s’en mêle, aussi le vague désir de se soustraire, ne fût-ce qu’une heure, et par un mirage mortel, aux réalités ambiantes, et voilà un homme perdu. Il rentre chez lui, rosse sa femme et lui fait un enfant rapide dont tu imagines l’avenir et la constitution. Heureux pays ! Mœurs charmantes ! »

Nous quittions le bouge par un temps grisâtre, assez doux. En quelle saison se trouvait-on ? C’était difficile à déterminer. Nous nous dirigeâmes vers le port par une allée couverte de bustes. Qu’ils étaient laids, ces morts de plâtre, de marbre et de bronze ! Comme leurs visages reflétaient la méchanceté, la sottise, l’infatuation ! Ils avaient l’air de narguer les passants, de nous crier : « Eh bien, Canelon, eh bien, Trub, vous n’êtes pas entre nos mains, mais nos descendants vous tiennent et c’est la même chose, une bonne tradition qui persiste ! On pourra tout bouleverser, mais on aura toujours l’illusion qu’on ne peut se passer de médecins ! »

Mon compagnon, me tenant par le bras, me donnait force détails sur les habitudes sociales des Morticoles, que ses sorties et ses fréquentations lui avaient appris à connaître. Devant une hideuse bâtisse, ornée de colonnes et de statues qui tiennent dans leurs mains toutes sortes d’ustensiles : « C’est le Parlement, me dit-il. Là s’élaborent les lois d’hygiène que les Académies ont sanctionnées. Cette assemblée se compose de hâbleurs, que le peuple nomme sans les connaître, car, comme tous les pays de tyrannie, celui-ci possède le suffrage universel. À une date fixée par le code, les murs se couvrent d’affiches multicolores portant les noms des candidats. La plupart sont des médecins ratés, que leurs collègues, désireux de les apaiser par des sinécures honorifiques, proposent à l’élection. En réalité, ce Parlement n’a pas plus d’influence que les éphémères gouvernements et ministres qu’il se donne. Entre lui et le peuple s’intercalent en effet une police compliquée et une administration savante. Le vrai pouvoir est aux Académies d’abord, puis à la Presse, à la Faculté, au Secours universel et aux délégations d’hygiène dont Crudanet est le chef. De là sortent les luxueuses vexations dont tu jouiras bientôt. Sens donc l’atroce odeur. » En effet, une puanteur sinistre me forçait à me boucher les narines au moment où nous traversions un petit fleuve aux eaux noires : « C’est ici, ajouta Trub, la grande bouche de salubrité, le cloaque où se déverse le système d’égouts qui fait la gloire des Morticoles, que leur envie le monde entier, et qui, s’il supprime certaines épidémies, en crée d’autres plus terribles. Si je soulevais la peau rude des pavés, tu verrais au-dessous un puissant organisme, l’ensemble des tubes d’électricité, de force motrice, de vapeur, de canalisation, que nos hôtes ont construits à l’image de ces vaisseaux du corps humain qu’ils passent leur vie à étudier, et qui font ressembler la ville à un vaste cadavre étendu. »

Nous arrivions au port. L’animation était grande. Je retrouvai les galères à tête de mort. Au delà, l’espace, le lointain horizon où nous avions souffert les angoisses de la quarantaine. Mon cœur se serra. On nous bousculait brutalement. Les délégués sanitaires, assistés de malades-portefaix, examinaient les substances que l’on chargeait et déchargeait. Ils importent leurs poisons dans l’univers. Sur des bonbonnes recouvertes de cuir, j’aperçus l’étiquette MORPHINE. Si les pauvres sont en proie à l’alcool, les médecins se sont ingéniés pour infliger aux riches l’amour des stupéfiants. Beaucoup se morphinent. D’autres se piquent à la cocaïne, respirent de l’éther, fument de l’opium, mâchent du haschisch, absorbent des pilules mystérieuses, qui leur enlèvent l’usage de leurs facultés et les plongent dans une demi-ivresse où ils perdent le sentiment du juste et de l’injuste, de la servitude et de la liberté. Nul n’échappe à ces toxiques, ni les femmes, ni les vieillards, ni même les enfants. La vie est si misérable pour tous ! Ceux qui n’ont pas d’argent sont écartelés par la faim, le froid, la maladie. Les riches subissent les tourments plus raffinés de la science. Aussi le crime est permanent. La haine, l’exaspération, les rancunes sont plus vives, tortueuses et sanguinaires qu’ailleurs, et la fleur vireuse de l’hypocrisie s’épanouit au fronton des monuments, qui portent audacieusement cette devise : Liberté, Égalité, Fraternité.

. . . . . . . . . . . . . . .

Nous quittâmes ce quai tumultueux et lugubre où de pesants camions risquaient à chaque instant de nous écraser. Trub connaissait en ville un ancien garçon de l’hôpital qui nous attendait pour goûter. Nous y allâmes. L’intérieur était propre. Il y avait une femme et un enfant. On nous fit boire une tasse de thé aromatique qui nous réchauffa et notre hôte nous conduisit à son laboratoire, qui était au fond d’une cour puante et appartenait à un élève de Bradilin. Là une foule d’animaux étaient soumis à des tortures aussi raffinées que les malades de Boridan : des lapins étiques broutaient mélancoliquement les débris d’une salade jadis verte. Sur leur cage, la pancarte Choléra. Un dans le fond, droit sur ses pattes raidies, fixait le vide d’un œil vitreux. C’était un vrai petit homme habillé de poils. Une déroute de cochons d’Inde, auxquels on avait injecté des virus, se tordaient dans des douleurs tragiques. Quelques-uns, épileptiques artificiels, se jetaient en arrière et poussaient des cris lamentables, au-dessus des plus hautes notes de la flûte. Trois chiens privés de cervelet tournaient sur eux-mêmes, derviches rauques et sinistres. De leurs pattes fendues et de leurs ventres troués sortaient des paquets de ficelles, car, avant de servir à des expériences sur le système nerveux, ils avaient servi à d’autres sur le vasculaire, et, comme nous l’expliqua notre guide, monsieur Bradilin ne gâchait pas les animaux : « Il faut voir comme il tire parti des bêtes, nous disait-il avec admiration. Un jour nous avons reçu une cocasserie, un kangourou. Il a étudié sur lui la variole et la morve ; il l’a curarisé. Après ça, il l’a laissé dix jours dans un bain de mercure. Quand on l’a présenté à l’Académie, il était tout violet et il lui coulait une glaire bleue par les naseaux. Tout de même, il reconnaissait encore et il tournait la tête quand on l’appelait par son nom, Oscar. Enfin l’élève lui a coupé les pattes et M. Cudane l’électrisait. Vous ne le croirez pas ! Oscar est resté à l’agonie deux mois, mais il respirait toujours et il a fallu, pour le tuer, que je lui farfouille la colonne vertébrale avec une tringle chauffée au rouge. »

Plus loin, je contemplai des oiseaux aux ailes rognées. Leurs crânes étaient remplacés par une lentille de verre, à travers laquelle on voyait les battements rouges des artères. Ils semblaient résignés, déconfits et piquaient dans l’espace des grains de mil imaginaires. Sur des planches de liège gisaient des grenouilles, dont la gorge se soulevait périodiquement pour déglutir un peu d’air. J’exprimai de la pitié : « Monsieur, s’écria notre ami, on ne s’attendrit pas sur les animaux ! On devine que vous êtes étranger. Le professeur Avigdeuse nous fait quelquefois l’honneur de sa visite. Il essaye, sur des cobayes, les remèdes qu’il donne à sa clientèle. Je ne m’en plains pas. On me laisse les sujets à manger. Souvent ceux qui ont avalé des acides ont un drôle de goût. Bah ! on me prévient des dangereux. Mon gosse que voilà, ça l’amuse, la physiologie. L’autre jour, je l’ai surpris qui piquait le ventre d’une grenouille pour voir si l’intestin viendrait. Je compte en faire un docteur… »

À notre sortie du laboratoire je désirai rentrer à l’hôpital. Mais Trub voulait profiter de son congé jusqu’au bout et souper chez un autre camarade dont il ne me précisa pas les fonctions. Le jour terne tombait. Nous longions des bâtiments gris qu’il me nommait au passage : « L’hôpital Jessé. L’hospice-prison de Fombreuil. L’asile des Trépassés. » J’appris par son bavardage que la justice est, comme tout le reste, au pouvoir des médecins. Ils ont institué des tribunaux où ils discutent la responsabilité morale, condamnent les nombreux criminels d’après leur degré de sauvagerie et les répartissent ensuite dans divers établissements où ils servent à l’éducation de la jeunesse. On les utilise pour des expériences, comme le kangourou Oscar. Le piquant, c’est que les Morticoles se vantent bien haut d’avoir aboli la question et célèbrent leur philanthropie. Ces détails de crépuscule me gelaient l’âme. Je croyais entendre des gémissements traverser près de nous les murs froids et sombres.

Trub me montra une demeure très éclairée : « En cet endroit, on classe les débris des cadavres qu’a dispersés l’assassinat, les noyés verts qu’on retire des étangs, les noyés noirs qu’on sort du fleuve et des égouts. On y trouve aussi les fœtus et les nouveau-nés que leurs parents confient aux vidanges. C’est le royaume de l’hilarant Gigade. Il habite ce palais ainsi que ses élèves et prépare ses rapports soumis aux tribunaux. La recherche des coupables aboutit rarement. En revanche, on est toujours fixé sur la technique des meurtres. Veux-tu entrer ? — Je refusai énergiquement. — Tu as tort. Trouillot n’est rien auprès du gardien-chef. J’ai savouré des spectacles sans nom, des gelées de chair sanglante, des cheveux collés, des morceaux de barbe dont je rêvais pendant huit jours. Dès qu’une catastrophe se produit, et chaque progrès déchaîne un fléau neuf, on amène ici les victimes. Il faut voir la joie de Gigade. Il saute et plaisante ; il secoue les brûlés, les écrasés, les pendus ; cependant les familles viennent reconnaître les détritus. Elles se trompent. Elles emportent une jambe ou un bras qui ne leur appartient point, qui ressort du monsieur à côté. »

La nuit était venue quand nous montâmes les degrés d’une construction bizarre qui tenait de l’église et du couvent : « Nous dînons ici, affirma Trub. C’est l’École du suicide. Le gérant est mon ami. Ne t’étonne de rien. »

Après une courte attente dans un luxueux vestibule décoré de poignards et de flèches, le gérant lui-même, colosse brun, nommé Malamalle, nous ouvrit la porte d’un petit salon. Trub m’ayant présenté familièrement à lui, Malamalle fut très cordial : « Monsieur, vous êtes bien aimable d’avoir accepté une invitation sans cérémonie. Votre compatriote vous a sans doute donné quelques renseignements sur la maison que je dirige depuis une quinzaine d’années. — Je fis un signe négatif. — Alors, je tâcherai d’être bref et clair. » Il me poussa despotiquement dans un fauteuil, tandis que Trub, connaissant l’histoire, inspectait les magnifiques tapisseries et les bibelots qui garnissaient la pièce : « Vous avez déjà remarqué que la vie n’est pas précisément gaie chez les Morticoles, j’entends pour les malades, car nous autres médecins avons de tout en abondance. Mais les riches que la paresse, les circonstances ou des habitudes d’esprit ont empêchés de se faire docteurs voient l’existence sous un aspect morose. C’est forcé. Joignez à cela des hérédités mélancoliques, l’abus des toxiques et des soporifiques, la lecture d’ouvrages qui se ressentent de l’atmosphère ambiante. En effet, la littérature, femme nerveuse, impressionnable, reproduit en les exagérant les caractères de son époux, c’est-à-dire de la société. Donc il pleut des traités de philosophie, plus désolants les uns que les autres. Ces fils directs de notre science, nous ne pouvons les répudier. Ils vantent la nécessité de se soustraire à un sort fatal par tous les moyens possibles. Notre métaphysique, mon cher monsieur Canelon, est noire comme du cirage. Nous ne croyons ni à Dieu, ni au diable. Nos pauvres n’ont pas même la perspective d’avoir un jour chaud en enfer. Mais c’est des riches qu’il s’agit ; ces désœuvrés ont encore à leur disposition des romans où il n’est question que des maladies qui les guettent pour les accabler et notre théâtre se plaît à reconstituer les tares héréditaires, à montrer dans l’avenir les vestiges immanquables du passé. Je ne parle pas de la musique qui n’est que de marches funèbres, ni de la peinture qui ne s’attache qu’aux cliniques, laboratoires, autopsies, tous spectacles dont vous avez pu apprécier la joie par vous-même. Aussi c’est une désolation générale et le suicide est d’une extrême fréquence. À une époque, on se tuait dans la rue, à la promenade, au restaurant, au concert, partout. Les femmes, les vieillards, les enfants s’envoyaient une balle de revolver pour un oui, pour un non, pour une pensée fugitive qui leur paraissait résumer leur destin. Les arbres portaient autant de pendus que de fruits et les poissons du fleuve s’indigestionnaient de noyés. Les choses en arrivèrent à ce point que les animaux domestiques imitaient leurs maîtres, et l’on voyait les chiens courir tout seuls à la rivière, les perroquets se jeter sur le persil comme les chats sur la valériane. C’était triste, dégoûtant et malsain. La cité se remplissait de miasmes. D’où des épidémies ridicules. »

Trub distrait continuait son inspection. Je remarquai que les tapisseries montraient des hommes et des femmes se précipitant du haut d’un balcon doré et que beaucoup de bibelots avaient la forme de couteaux ou de fioles. Malamalle parlait avec volubilité et me frappait les cuisses de sa large main, comme pour enfoncer les arguments : « On retrouvait dans les placards des gens morts depuis dix jours. On ramassait sans cesse des billets ainsi conçus : Je me tue ici le… Les marchands de charbon ne suffisaient pas aux demandes des futurs asphyxiés. La corde montait de prix. Comment réprimer le suicide ? La pénalité n’y fait rien. On peut se détruire avec tout et il n’est rien autour de l’homme qui ne soit homicide. C’est alors que quelques philanthropes, dont j’étais, ont eu l’idée géniale de réglementer cette détresse. Ainsi naquit l’institut que je gère. Nous prenons en pension les désespérés. Nous leur apprenons à sortir proprement du monde, à éviter cette anomalie de quitter dans la douleur une existence qu’ils fuient parce qu’elle est douloureuse. Nous avons une riche et abondante clientèle, d’excellents professeurs. Nos affaires vont très bien. Il y a des essais loyaux, quelquefois des ratages. Certains épouvantés par une première tentative, nous souhaitent le bonjour et reprennent le courant de la respiration. Mais la plupart, au bout de huit à dix jours, montent gentiment à leurs chambres et s’imbibent de chloroforme, comme on le leur a enseigné, ou bien avalent leurs gouttes de poison. Les amoureux de l’antique s’ouvrent les veines dans des bains tièdes et parfumés. Ces suicides-là ne comptent pas, premier avantage. On ne les porte pas sur les statistiques et vous savez que nous autres Morticoles ne marchons qu’avec cette science merveilleuse, par laquelle le blanc devient noir, le rouge jaune, et qui répond à tous les arguments. Grâce à moi, on présente aujourd’hui au Parlement des recensements de suicides très diminués. Cela nous permet de vanter les bienfaits progressifs de notre civilisation sublime. Voilà, cher monsieur, les grands traits de mon administration. Je vous ai passé les minuties, de crainte de vous fatiguer. Au reste vous dînerez avec nos pensionnaires et jugerez par vous-même. »

Un gong strident retentit au milieu de ma stupeur. Un maître d’hôtel en livrée annonça : « Monsieur le gérant est servi. » Nous passâmes dans une somptueuse salle à manger. Aux murs les tableaux représentaient des femmes dans des poses accablées et lascives, sous des arbres aux feuillages éclatants, ou bien l’arrivée au fond de la mer d’un cadavre que les poissons s’apprêtent à dévorer. La table était longue, couverte de cristaux multicolores et de fruits, environnée d’une foule de personnes des deux sexes en grande toilette qui adressèrent à Malamalle un affectueux salut de la tête. Je ne pouvais analyser tant de figures à la fois, mais l’impression était plutôt souriante. J’en fis la remarque à Trub, qui s’assit près de moi et me répondit qu’en effet ces convives à lisière de tombe éprouvaient une sorte d’allégresse.

De l’autre côté, j’avais pour partenaire Mme Malamalle, grasse et minaudière, au visage capitonné de fossettes. Elle me renseigna discrètement sur nos voisins immédiats : « Ce grand blond langoureux, qui embrasse une photographie, est un jeune homme dont la fiancée fut victime du célèbre Boridan. Celui-ci expérimentait alors le traitement de la chlorose par les vapeurs surchauffées et la demoiselle n’y résista pas. Son amoureux est venu nous trouver… À trois places de vous, ce brun à monocle est le maître du précédent, M. Florimol. C’est lui qui professe la mort au chloroforme, la plus répandue, la plus suave. Je crois que l’élève est à point. » L’assistance était trop grande pour une conversation générale, mais des causeries particulières se rejoignaient et emplissaient la vaste salle d’un bourdonnement d’abeilles captives. Je manifestai tout bas à Trub mon étonnement de nous voir si bien traités par les Malamalle : « C’est qu’on m’a vu avec Dabaisse, expliqua-t-il, et l’on nous prend pour des docteurs étrangers. Si l’on nous savait garçons d’hôpital, on nous ferait servir le dîner. »

Je remarquai une paire de vieillards, le mari et la femme, mornes et silencieux au milieu de l’enjouement général. Ma voisine me raconta que, par une anomalie étrange, ces deux riches avaient atteint un âge avancé sans maladies graves. Mais ils avaient vu la mort faire son travail irrésistible autour d’eux et saisir toute leur progéniture, enfants et petits-enfants, dans les maux les plus déplorables. Alors, isolés parmi les tombeaux, ils perdaient le courage d’attendre et on les avait confiés à l’aide des asphyxies, gardien des réchauds meurtriers. Celui-ci, un maigre chafouin, chipotait dans son assiette comme quelqu’un qui n’a pas d’appétit.

Tout à coup, mes regards se faisant à l’obscurité des physionomies, j’observai, sous les sourires et dans leur intervalle, une contraction soudaine des yeux, de la bouche et du nez, un plissement universel des masques. Ces ondulations exprimaient comme le bref passage d’une atmosphère sentimentale confuse, d’angoisse, de terreur, surtout d’amour : voluptueux désirs au seuil du néant ; flammes de cyprès ; étreintes passionnées de fantômes et d’idées de fantômes. J’oubliais de manger. Je respirais l’odeur entêtante de ces sépulcres entrouverts. M’étant penché, j’aperçus sous la table les courbes gracieuses de jambes rejointes, des petits pieds de femme, les mules tombées, étroitement baisés par des escarpins. Malamalle et ses filles, jeunes personnes courtoises, s’occupaient du service, afin que chacun fût satisfait. J’admirai de beaux enfants, blêmes et résolus, aux prunelles étincelantes. Prématurément avertis des tristesses futures, ils avaient vaincu la résistance des leurs, portaient au cercueil des âmes intactes. J’admirai des vierges exquises, décolletées, leur chair rose frissonnant de désir et de crainte ; des jeunes femmes pliées par une volonté âpre, seins délicats, bras sveltes, épaules menues que demain suceraient les vers… Chaque jour ce banquet changeait de convives, ceux de la veille étant déjà glacés : « La table tourne vite, dit ma voisine, comme si elle suivait ma pensée. Le côté où nous sommes est celui des entrées et l’autre celui des départs. On se repousse ainsi des bouts jusqu’au milieu. »

À ce moment un mystérieux domestique chuchota quelque chose à l’oreille de Malamalle : « Il s’agit, murmura sa femme, d’une famille de six personnes qui avait choisi les fleurs. Nous craignions un insuccès, du gâchis. Je vois au visage de mon mari que tout s’est bien passé. »

On se leva de table. J’abordai M. Florimol, et, tandis qu’on prenait le café, je le questionnai sur son enseignement : « Il est bien rare, me répondit cet affable garçon, qui sentait vaguement la pomme, il est bien rare que mes leçons pratiques ne profitent pas à bref délai. Le chloroforme est une issue délicieuse et nuancée. J’ai imaginé un appareil qui distille le précieux liquide goutte à goutte sur un cône de tulle ou de batiste fine dont le suicidé se revêt la face. Couché sur son lit, dans sa chambre, il n’a qu’à presser un bouton et à demeurer immobile. C’est l’affaire de quelques minutes. On disparaît ainsi sans s’en apercevoir, l’imagination semée de figures riantes. Aujourd’hui j’ai dix élèves. Demain il m’en restera huit. »

Florimol me présenta Graticasse, le professeur de revolver. Celui-ci apprend à charger l’instrument, à ne pas crisper l’index sur la gâchette, à bien choisir la place : « Imaginez-vous qu’hier j’avais deux galopins d’une douzaine d’années qui voulaient partir en même temps. Malgré mes préceptes, l’un d’eux tremblait tellement qu’il dut prier l’autre de lui tenir l’arme sur le cœur, tandis qu’il presserait la détente. Puisque vous avez le bonheur de fréquenter Cloaquol, signalez-lui l’anecdote, je vous prie. Un écho du Tibia brisé me ferait grand plaisir. »

Un bal familier s’organisait ; mais l’heure de partir était venue. Nous prîmes congé de Malamalle en le remerciant. Sur le pas de la porte, deux hautes silhouettes qui se donnaient le bras nous frôlèrent : « Clapier et Avigdeuse ! me glissa Trub à l’oreille. Ils viennent pour les testaments. Un vieil article du Code morticole défend aux docteurs d’accepter les legs de leurs clients, tant l’on craint qu’ils ne hâtent l’échéance avec délices ; mais il est des moyens pour tourner cette difficulté. Le plus simple est d’engager les suicidés à laisser leur fortune à une salle déterminée d’hôpital, par l’entremise du Secours universel. »

Tandis que nous regagnions l’hôpital Typhus par une nuit compacte et froide comme une pierre noire, Trub m’esquissait la vie cynique de cet Avigdeuse : sorti des domestiques, race intermédiaire, il avait conquis rapidement ses diplômes et ses titres. Une vieille malade riche et désœuvrée le prit pour médecin, en l’honneur de sa barbe fine, de ses yeux cruels, de sa voix mi-caressante, mi-tranchante. Ne bornant point là ses bontés, elle le dota, le maria à une délicieuse jeune femme qu’il martyrise, exploite et bat : « Le plus curieux, ajoutait Trub, c’est que ces choses se racontent ouvertement et qu’Avigdeuse n’en est que plus recherché. Toutes les femmes désirent affronter ce regard implacable, mettre leur chair aux mains de ce gaillard résolu. » Nous franchissions le porche de l’hôpital en même temps que l’infâme Trouillot qui roulait sur ses jambes torses et se heurtait aux murailles en jurant.

Je dormis d’un sommeil de plomb. Quand j’entrai le lendemain dans la salle Torquisite, Quignon prenait l’observation d’un malade. « Canelon, me dit-il, nous allons pendre celui-ci par les pieds. Boridan m’a dépêché hier l’ordre télégraphique de l’expérience. Vers midi, il enverra chercher le résultat par son valet pour sa communication à l’Académie. Aidez-moi. » Nous tirâmes de ses draps un malheureux atteint de cette affection bizarre que l’on appelle hémophilie. Ce mauvais jeu de mots signifie que le blessé aime le sang, alors que réellement il se contente de le perdre. Je remarque à cette occasion que les Morticoles se plaisent à employer les termes les plus extraordinaires, tirés du grec et du latin, quelquefois de l’hébreu, qui servent à masquer leur ignorance. C’est ainsi qu’un malade demandait un jour à Boridan : « Qu’est-ce que j’ai ? » Et il sortait une langue énorme et rouge. « Comment dit-on langue, en grec ? interrogea le flegmatique docteur. — Glossè, répliqua l’autre. — Donc, mon ami, vous avez une glossite. » C’est un des aveuglements remarquables de cette race de prendre des étiquettes pour des explications. Toujours est-il que notre sujet faisait une mine assez piteuse quand nous le transportâmes, Quignon et moi, à la chambre des Essais. L’interne passa les pieds de l’hémophile dans des anneaux. Je tirai la corde. L’homme se trouva suspendu la tête en bas. Aussitôt son visage devint blanc et poli tel qu’une lame d’ivoire ; contrairement aux prévisions, un saignement de nez subit se déclara. Transparentes, continues, irrésistibles, les gouttes stillaient comme des rubis fluides. Nous n’eûmes que le temps de le décrocher, de le ramener à son lit, où il expira au milieu d’une mousse rose, tandis que Quignon donnait une réponse négative au superbe valet de chambre du maître.

La semaine suivante, je fus consolé de tant d’horreurs. C’était la fête de Dabaisse, le patron de mon ami. Je me fis remplacer chez Boridan et je suivis Trub dans ses salles. Elles ruisselaient de fleurs. D’immenses guirlandes partaient du plafond et allaient rejoindre les lits. Des herbages couvraient le sol et, sur les grandes tables médianes, entre les bocaux et les pansements, se dressaient de joyeux arbustes. Partout des drapeaux, des écussons, des inscriptions dorées de Vive le docteur Dabaisse. La plupart des malades s’étaient levés et attendaient debout près de la porte, chacun tenant un bouquet. Mêlés à eux, les infirmiers, les surveillants, les élèves, Misnard en tête, une feuille de papier à la main. À tous les degrés du lointain, ceux qui restaient couchés s’accoudaient sur leurs lits. Enfin, groupés autour du poêle, les anciens guéris de Dabaisse, dont le corps porte les stigmates de lésions anciennes ou récentes, venus embrasser leur sauveur : ce sont de pauvres vestes luisantes, des caracos râpés, mais si propres, des complets et des chapeaux extraordinaires. Les marmots dansent d’un pied sur l’autre et considèrent curieusement le spectacle. Il y a des familles complètes : en avant, la mère, plus décidée ; derrière elle, le mari timide porte le gosse ou roule sa casquette entre ses doigts. La reconnaissance, l’attente, l’espoir communient à travers chuchotements et murmures. Tout se tait subitement. Un pas vigoureux retentit… C’est Dabaisse. Je le vois entrer, lui ; j’admire sa bonne face aux favoris blonds, ses yeux clairs, sa forte corpulence. Il est en costume de ville et sans tablier. Il est ému. Ses lèvres tremblent. J’entends sa voix franche et sonore, porteuse de bienfaits, qui console et rassure : « Merci, mes amis, merci. » Les bouquets qu’on lui tend s’empilent dans ses mains robustes. Il les passe à Misnard. Les larmes glissent de ses yeux sur ses joues aux larges méplats. Elles sont contagieuses. La gorge me pique. Je subis l’élan des malades, des élèves, de la salle entière. Une femme lui saute au cou et sanglote ; c’est le dégel, un déluge de pleurs. Tous se jettent dans ses bras et tous il les embrasse. Ils n’y suffisent point, ses bras musculeux, remparts de son cœur, bien qu’il les étende et les enlace autour des bourgerons, des bonnets fripés, des vestes fanées et vaillantes. On lui passe les enfants qui crient et se débattent. C’est un brouhaha, une fourmilière d’émotions chaudes… Le rire se lève sur les visages. Dabaisse vante la bonne mine de l’un, la solide jambe de l’autre, les guirlandes, les bouquets et les mioches : « Chut… Chut !… » Le silence se fait. Misnard s’avance et lit son compliment. Il raconte les belles actions du maître, la gratitude des malades et des élèves, la haute, la noble leçon qui se dégage de la souffrance rachetée par le dévouement. Dabaisse veut arrêter l’éloge, mais il suffoque. Tonnerre de bravos. On crie, on trépigne. Elles applaudissent, les mains usées par le travail, le froid, la maladie et piquées par l’aiguille. Elles trouvent la force de se rejoindre et d’exprimer l’enthousiasme. Je les vois toutes dans l’espace, oiseaux d’allégresse, là-bas, au bout des lits, ici tout près en masse. Dabaisse s’est remis. Il parle à son tour : « Mes enfants, rien ne pouvait me toucher plus le cœur que de vous voir tous autour de moi. Je vous ai soignés de mon mieux, c’est vrai. Il y en a que je connais depuis longtemps. N’est-ce pas, mère Louise ? — Une énorme vieille se tamponne les yeux et se mouche. — Tenez, ce papa-là — il saisit l’épaule d’un ouvrier maigre, à cheveux blancs —, je l’ai fait durer par miracle et maintenant il en a pour autant d’années qu’il voudra. Je dis cela afin de vous donner du courage, à vous autres, les nouveaux venus. On se tire de tout. Étant enfant, j’ai eu je ne sais combien de maladies ; je n’étais pas d’une famille de médecins, et mes parents n’étaient pas riches. C’étaient les pires conditions. J’ai travaillé ; je me suis guéri. Il ne faut jamais désespérer. Ils le savent bien, ceux qui sont arrivés ici en pleurant et en souffrant et qui sont repartis joyeux au bras de leurs femmes ou de leurs mamans… Quant à vous, mes élèves, je vous dis ceci : ayez pitié des malades et respectez-les. C’est la moitié de votre devoir. Être savant, c’est quelque chose. Être très bon, c’est encore mieux. On m’accuse d’être vieux jeu, de ne pas tenir compte des progrès… Si, si, je sais. Je lis ce reproche dans les regards de certains d’entre vous. Cela m’est égal. Je renie les procédés barbares qui grandissent la renommée de l’opérateur aux dépens du patient et sacrifient l’humanité à la science. Voilà. Je fais mon devoir chaque jour et je le ferai jusqu’à ce que le Seigneur me rappelle. Le sacrifice est ma loi. Si vous la suivez, vous irez peut-être moins vite que les autres, mais je vous prédis de délicieuses consolations intimes. »

Tout ceci avait été prononcé sur un ton d’éloquence familière qui remua profondément l’assemblée. On entendait un bruit de mouchoirs. Je fis à Trub des signes d’admiration. Comment sur le fumier morticole pouvaient pousser deux âmes aussi belles que Charmide et Dabaisse ? On apporta des plateaux, du vin sucré, des galettes. Le chef trinqua avec chacun. Trub me présenta à lui : « Ah, c’est votre pays. Il n’a pas un petit nez, mais il a bonne mine et l’air d’un brave gars. » Il ajouta : « J’aurai en ville une opération complexe qui nécessite deux infirmiers. Si vous êtes libre, vous nous aiderez. »

La fête était terminée. Ceux du dehors venaient de partir. Il ne restait que les élèves. Dabaisse commença aussitôt la visite. Il arriva devant le lit d’un marchand des quatre saisons qui avait la jambe écrasée. Ses muscles tordus, sa bouche de travers et ses yeux inquiets exprimaient une atroce souffrance. Avec des précautions infinies, le maître et Misnard examinèrent cette cuisse qui n’était plus qu’une bouillie grumeleuse : « Je crois que… » et l’interne fit le geste de couper l’espace. « Pardon, reprit vivement Dabaisse. Sa jambe est à lui. Il faut le consulter. » Il prit dans ses paumes robustes la misérable main noire et crevassée et, de tout près, avec une douceur, une miséricorde sans rivages : « Mon ami, nous allons vous débarrasser de cette jambe. Non seulement elle ne peut plus vous servir, mais les chairs se gâteraient et vous risqueriez votre vie à la conserver. On vous chloroformera ; vous ne sentirez rien, et je vous ferai cadeau d’une belle béquille neuve avec laquelle vous pourrez marcher. » L’estropié réfléchit quelques minutes, fixant alternativement sa cuisse et le chirurgien. Puis il murmura : « C’est que… c’est que… Alors, il n’y a pas moyen… Je veux, oui. Merci, monsieur le docteur. Ah, nom de Dieu ! » Et deux larmes roulèrent sur ses pommettes saillantes. Je remarquai une fille blonde et laide qui se tenait de l’autre côté du lit. Je la montrai à Trub. Il me répondit : « C’est Lermontia, l’étudiante, une sainte ; tu verras. » Elle avait saisi l’autre main du marchand et la caressait avec une tendresse de mère. Dabaisse lança à sa jeune élève un regard d’une compréhension infinie qu’il rétracta vite sous ses sourcils épais : « Entendu. Je vous opérerai tout à l’heure moi-même. Soyez tranquille. Lermontia, vous m’assisterez ainsi que Misnard. »

Nous étions maintenant près d’un boucher qui s’était piqué la joue avec un de ses sales outils et l’avait énorme et gonflée. Sa tête de brute exprimait une terreur intense, tandis que les doigts au tact si fin de Dabaisse palpaient cette pomme rouge et tendue. Le maître eut un : hum, hum significatif. Quelque chose de brillant circula : « Vous avez peur, vous tremblez. Sacristi, vous massacrez les animaux et vous claquez des dents quand il s’agit de vous ! C’est égoïste. Enfin ; je ne vous opérerai que dans quelques jours ; mais votre barbe a trop poussé. Je vais, en attendant, la raser. Mon savon phéniqué ! » En deux ou trois coups de blaireau, il eut vite barbouillé de mousse la figure du boucher, qui semblait un bonhomme de neige : « Attention ! » Dabaisse prit son bistouri, l’essuya sur un linge, coupa quelques poils rudes, puis, d’un coup sec, le fit dévier. Un cri suraigu retentit. Je tressautai. Un flot de pus jaillit dans une cuvette hors de la joue fendue largement : « C’est fini. Qu’on le lave et le panse !… Vous êtes débarrassé. »

En délicatesse, en bonté, Dabaisse avait l’invention inépuisable. Il fouilla dans son pardessus et en tira un livre bien relié pour un petit garçon malingre et blême auquel il avait réséqué deux côtes, à la suite d’une pleurésie : « Tiens, voilà de belles histoires. Ça te fera passer le temps. Qu’est-ce que tu demandes ? Des quartiers d’orange. Qu’on lui en donne tant qu’il voudra ! » Je songeai mélancoliquement à Alfred…

La visite des hommes était terminée. Nous arpentions d’un pas rapide et sonore, pour aller voir un enragé, une longue galerie longeant les salles. J’avais oublié Boridan. Il me fut rappelé par la rencontre désagréable de Quignon, Bradilin et plusieurs élèves qui venaient de l’extrémité opposée de l’hôpital et nous frôlèrent de leurs rires bruyants. On ne se salua point, et, quand ils nous eurent dépassés, Dabaisse s’écria sans se gêner : « Pour moi, un monsieur qui enlève inutilement des morceaux de muscle à ses malades est un misérable. » Nous étions arrivés à un étroit corridor. J’entendis des clameurs terribles, et, poussant une porte vitrée, nous entrâmes dans une pièce étroite et fétide. Sur un lit de fer, se roulait et bondissait hors des draps, l’écume à la bouche, la chemise déchirée sur sa poitrine ruisselante, un de ces agonisants qui ne s’effacent jamais de la mémoire, y restent agrippés par leurs doigts et leurs orteils tordus, leurs rugissements, le heurt de leurs crânes contre les murs et les barreaux. Il avait été mordu, une quinzaine de jours auparavant, par un de ces chiens perdus, lesquels, privés de nourriture et roués de coups, se vengent en donnant la rage à leurs adversaires. L’atroce mal s’était déclaré brusquement. L’homme râlait à cette heure et le moindre bruit, celui de nos pas et de la porte, l’éclair d’un rayon, crispait ses muscles durs comme du bois, lui bridait le ventre, le thorax et la gorge, exorbitait ses yeux sanglants. Nous nous tenions à quelque distance, considérant avec horreur cette sarabande désordonnée. Alors, la petite Lermontia s’approcha du misérable, qui hurlait à briser le tympan, étalait à tous les regards une nudité excessive et honteuse ; lentement, paisiblement, elle essuya avec son mouchoir la sueur âcre sur le front, sur les cuisses, sur la poitrine velue, l’écume des lèvres. Elle tenta de verser un peu de liquide entre les dents grinçantes : le gobelet dansait, tintait et l’eau se répandit. Elle essaya vainement de rabattre la chemise et les draps. Enfin, lasse et désespérant d’un secours physique, elle se pencha sur le front luisant, derrière lequel se jouait l’épouvantable drame, y déposa un fiévreux baiser. Dabaisse fit un grand signe de tête : « C’est bien cela, ma fille, c’est très bien. »

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Au sortir de ces beautés, le service de Boridan me sembla dur. Comme un valet de bourreau, je dus porter en ville les châssis d’un appareil avec lequel mon maître écartelait ses malades et guérissait leurs névralgies. Je montai près de Quignon dans un des superbes équipages à deux chevaux du patron et nous parcourûmes au grand trot des rues régulières. Cette géométrie est l’apanage de la cité morticole. La vue de chaussées au cordeau, de jardins ronds, de statues à intervalles fixes, de demeures construites sur le même modèle, cette architecture implacable exprimait à elle seule la cruauté des habitants. Après le fleuve et les égouts, nous arrivâmes au quartier des riches. Partout nous éprouvions des ressauts mous, la voiture roulant sur de la paille devant les nombreuses maisons où l’on agonise.

Je regardais du coin de l’œil la tête plate au nez cassé de l’interne, tandis qu’il me recommandait de serrer les caoutchoucs. Nous nous arrêtâmes à la porte d’un hôtel superbe, et j’installai tant bien que mal mon bagage dans l’ascenseur qui grimpait le long d’escaliers chauds et tapissés. À l’antichambre se tenait un domestique en livrée. Cette race est, comme ses maîtres, respectueuse et craintive en face des médecins. Dans un coin, une petite fille pleurait. On nous conduisit à un salon où se trouvaient déjà le stupide Cercueillet, le silencieux Mouste, Avigdeuse qui développait sa théorie de l’animisme. J’ajustai mon appareil. Boridan arriva tout essoufflé : « Pardon ! Je suis en retard. Bonjour, Cercueillet. Bonjour, Mouste. Bravo, Avigdeuse ! Votre communication était superbe. N’est-ce pas, Quignon ? C’est Crudanet qui rageait ! Ah ! tout est prêt. — Ici un regard circulaire. — Nous sommes entre nous. C’est Mouste, le médecin de la maison. C’est lui qui nous a appelés en consultation. Jusqu’où devons-nous aller, pécuniairement ? » Mouste fit une moue vague qui signifiait son ignorance complète des frontières que l’on pouvait atteindre. L’œil rapide de Boridan rencontra celui d’Avigdeuse. Les deux compères sourirent : « Je crois, murmura celui-ci, que mille francs pour chacun de nous, deux cents à Quignon et cinquante à votre aide, ce serait bien. »

Mon maître fit : « Hé, hé. Hum… hum… », se moucha bruyamment, s’assit, puis affirma : « Une expérience comme celle que nous allons tenter vaut plus, car il y a des risques. On peut nous claquer dans les mains. Ma clientèle augmente. Tout monte de prix. Je demanderai deux mille. » Cette touchante discussion fut interrompue par l’entrée rapide d’une jolie femme svelte dans une robe de chambre mauve : « Docteur, quand commençons-nous ? — Justement, madame, répondit Avigdeuse, nous parlions d’examiner un peu le cher malade. — Alors, passons à côté. » C’était une chambre à coucher confortable. Près d’un bon feu, dans un fauteuil, grelottait un homme sans âge, sans cheveux, à longue figure osseuse. Il nous regarda tous d’un air hébété. Mouste montrait à Boridan une série de boutons rouges, framboises poussées le long du cou maigre comme un paquet de cordes : « Ah mais…, s’écria mon chef, du beau, du splendide zona ! — Superbe », ajouta Avigdeuse. Cercueillet remua ses grosses lèvres. Il ne voulait pas se compromettre. Il ignorait tout et avait toujours l’envie manifeste de s’en aller. Son père avait sa statue sur plusieurs places. C’est ce qui avait valu au fils une clinique chirurgicale et le titre de professeur à la Faculté.

Quelque gâteux que fût Cercueillet, il paraissait gaillard à côté du malade que palpait Avigdeuse du bout de ses doigts dégoûtés. La belle dame, cependant, minaudait de son mieux : « Guérissez-le vite, docteur, le vilain. Il est d’un paresseux ! Il ne veut même plus s’habiller. L’autre soir, nous sommes arrivés au bal en retard d’une heure. » Alors, notre client, qui jusque-là s’était laissé tripoter et déshabiller dans un silence égal à celui de Mouste, roula des yeux ronds, agita sa langue énorme et pâteuse : « F’est que. F’est que. J’peux pas mettre mes bre… bre… mes bretelles… » Il eut une grimace niaise. « Après une séance d’étirage, la névralgie cède, fit lestement Boridan. C’est ça qui vous tracasse surtout, hein ? cria-t-il à cette loque vivante. — Voui… Voui… mes bre… telles. » Avigdeuse ricanait derrière son lorgnon. Il prit mon maître à part. « C’est une bonne petite paralysie générale. Ne craignez-vous pas que… ? » Le reste se perdit dans des gestes de dénégation de Boridan, qui se tourna vers moi : « Apportez la manivelle ; ici, ce sera plus commode. » Je trimballai la double potence et la couchai par terre dans le cabinet. La dame m’avait suivi et me harcelait d’une voix sèche et changée : « Gare au tapis…, au lustre…, à la commode ! » Quand j’eus ajusté les caoutchoucs, nous saisîmes le patient qui geignait et réclamait des épinards. On étendit le corps presque nu sur la claie. On attacha les poignets et les chevilles. Je tendis les ressorts. Il se mit à beugler. Boridan tira sa montre : « Pendant un quart d’heure ! Allez-vous-en, madame. Cela vous impressionnerait. J’espère un bon résultat. »

Elle partie, Mouste et Cercueillet considérèrent ahuris le bonhomme qui gigotait entre ses bois. Quignon surveillait la manœuvre. De temps en temps, je donnais un tour de plus aux caoutchoucs : « Écoutez donc, Boridan, dit tout à coup Avigdeuse avec un soupir, comme s’il déchargeait un fardeau de conscience, c’est très gentil, cette histoire ; mais, si vous demandez deux mille, je vous imite. Je ne sais pas pourquoi je me dérangerais à vil prix. Tout ceci est la faute de Mouste qui n’a pas posé nos conditions d’abord. » Mouste indiqua par un geste qu’il n’y avait pas songé : « Prenez garde, ce lien se desserre. — Et Avigdeuse, de la pointe de son soulier verni, toucha un bras du pauvre diable qui se lamentait d’une manière déchirante. — Quant à Cercueillet, continua-t-il, il peut, comme chirurgien, demander, en dehors de nous, ce qu’il voudra. — Quinze cents francs », déclara Cercueillet avec fermeté. C’était la seule affirmation qu’il se fût permise. Boridan comptait sur ses doigts, tandis qu’il regardait sa montre : « Deux mille et deux mille, plus quinze cents. C’est parfait. Voilà le quart d’heure. Cessez et dégarnissez l’appareil. » On rhabilla le paralytique, on le remit dans son fauteuil. Mouste était allé chercher la femme : « Docteur, que je vous remercie ! Quand la guérison sera-t-elle complète ?

— Mon Dieu, madame (et Boridan prit son attitude la plus digne), on ne peut espérer en une fois la disparition des symptômes graves. Mais je suis sûr d’enrayer le mal. La prochaine séance aura lieu dans un mois. Mon ami et collègue Mouste vous préviendra. Maintenant du repos et un régime fortifiant. Des épinards en masse, puisqu’il paraît les aimer.

— Et quant aux sorties ? Nous avons plusieurs soirées cette semaine. »

Ce fut Avigdeuse qui répondit avec empressement : « Les sorties ne sont pas nuisibles, au contraire. Couvrez-le bien et qu’il se distraie. Il moisirait dans son fauteuil. — Tu vois, casanier ! s’écria la triomphante épouse. Je ne peux arriver à le remuer. Encore merci, docteurs, et à bientôt. » Nous sortîmes ; la dame faisait voltiger les dentelles de sa robe de chambre. Son mignon visage était radieux. En descendant l’escalier, Avigdeuse chuchota à l’oreille de Boridan : « Nous aurions pu aller à trois mille. » Mouste était resté en haut. Cercueillet sifflotait et regardait attentivement la rampe de fer ouvragé.

. . . . . . . . . . . . . . .

Trub m’avertit un matin que je devais assister en ville le docteur Dabaisse, comme celui-ci m’en avait prié lors de sa fête. Nous allions cette fois non chez des riches, mais chez des malades extrêmement modestes. C’était l’heure du déjeuner. Le palier de chaque étage avouait à nos narines ce qu’avaient mangé les locataires. Dans une chambre propre et toute simple, ornée de gravures banales, une pauvre femme maigre était couchée. Son mari, qui voulait faire l’homme et dont la gorge ravalait des sanglots contenus, se mit à trembler quand Trub et moi préparâmes derrière un rideau la boîte à instruments et les éponges. Cependant Dabaisse consolait la patiente. Il trouvait, pour la rassurer, des phrases touchantes et belles. Il dit à l’homme : « Il ne faut pas vous sauver. Votre devoir est de rester ici. Ne regardez pas, mais donnez-lui la main. Et vous, madame, serrez-la tant que vous pourrez. Un peu de chloroforme. » Il tira son petit flacon et un mouchoir. Je perçus l’odeur néfaste ; mais quelle atmosphère patriarcale, et que j’étais loin de Malasvon !… Certes la besogne fut rude. Nous n’étions pas trop de deux, Trub et moi, pour passer sans trêve les éponges, les bistouris et les pinces. Le mari fixait la muraille, s’égratignait la tête de ses doigts fébriles. Misnard, son maître dont le front ruisselait, et deux élèves s’activaient autour du ventre de la malheureuse, car il s’agissait d’une terrible tumeur. Enfin, Dabaisse s’écria joyeusement : « Je l’ai. Je la tiens. Une pince. Un catgut. Une pince. Enlevez votre patte, mon garçon. Misnard, ne tirez pas. Laissez-moi faire. »

J’entendis un craquement sourd, comme de filaments qui se détachaient. Trub tendit une cuvette et reçut dedans un gros paquet gélatineux et rouge. Le pansement fut rapide : « Mon ami — Dabaisse s’épongeait la face, — votre femme est sauvée. » Et tandis qu’elle se réveillait, étonnée, balbutiante, embrassant les mains rudes et douces qui l’avaient délivrée, son compagnon éperdu se jetait aux genoux de l’admirable chirurgien : « Assez pour moi. C’est son tour. Le bonheur ne fait jamais mal. Ne la remuez pas. » Les époux s’enlacèrent, elle et lui, si faibles devant le destin. On ferma les rideaux : « Pas de bruit. Qu’elle dorme le plus possible ! » Dans la petite antichambre, le mari courait autour de nous affolé de gratitude : « Docteur, comment reconnaître ? — Ah ! quant à ça (le patron le secouait par la veste) : pas un sou, vous entendez ? je ne veux pas un sou. Vous me fâcheriez. Seulement, j’ai remarqué au-dessus du lit une belle gravure : un soldat qui cueille des raisins. Envoyez-la-moi. »