Les Morticoles/Première partie/Chapitre VIII

Bibliothèque Charpentier (p. 153-169).


CHAPITRE VIII


La veille du jour où je devais commencer mes études et prendre mes inscriptions, c’était grande séance chez Foutange. On en causait fort à la salle de garde, et Tripard affirmait que Rosalie était prête. On comptait sur une querelle avec Boustibras. Nous arrivâmes de bonne heure, Trub et moi, dans le domaine de l’illustre hypnotiseur. Le service de Foutange formait en effet une véritable cité au milieu de ce royaume de misère qu’est l’hôpital Typhus. L’extraordinaire pression sentimentale et sociale, à laquelle sont soumis les Morticoles, a développé chez eux au plus haut point les désordres du système nerveux. Une perpétuelle inquiétude, le moindre bobo exagéré, traité par une dizaine de médecins contradictoires ; une activité industrielle incessante ; un frénétique désir de rapidité dans les communications, que manifestent et multiplient la vapeur et l’électricité à outrance ; l’affaissement des âmes par l’analyse, la persuasion du fatalisme, la crainte de l’hérédité, la terreur de la mort, la certitude de l’omnipotence de la matière ; la soif à tout prix de la richesse, la méfiance des inévitables docteurs ; la nature, heurtée et violentée par la science, qui se venge en empestant les sources, l’air, la mer, en donnant aux animaux des maladies hideuses, qui viennent de l’homme et retournent à l’homme ; les fleurs lourdes de sucs vénéneux ; l’art ne racontant que la misère et le deuil ; le contact d’hôpitaux, de prisons, d’égouts, de morgues, de convois funèbres, de charniers ouverts à tous les vents et à tous les regards ; les lamentations entendues à travers les sifflets des chemins de fer, les bourdonnements des tramways ; la corruption des femmes à genoux devant des médecins obscènes et adroits ; la faiblesse des maris, menacés du cabanon et de la camisole de force au moindre signe de résistance ; les alcools, la morphine, l’éther, la bande farouche des opiacés, squelettes agitant des images brillantes, qui portent la joie dans un linceul ; la haine des pauvres et des riches ; la précocité des enfants dont l’imagination est journellement souillée ; une éducation intensive qui surcharge et trouble la puberté, en fait sortir le crime, le désespoir et le suicide ; des fléaux périodiques que l’hygiène attise plutôt qu’elle ne les combat ; une presse vénale uniquement occupée à signaler ou dissimuler les épidémies ; enfin une atmosphère générale d’angoisse qui flotte sur la contrée — telles sont les causes les plus apparentes qui remplissent de pauvres le service de Foutange et de riches sa clientèle privée. Toutes ces formes de la surexcitation cérébrale et du manque de sommeil s’inscrivent sur le corps humain en maladies extraordinaires dont Foutange et d’autres s’acharnent à déchiffrer les signatures. Il est juste d’ajouter qu’ils les exaspèrent, les cultivent comme des plantes rares, ne s’occupent jamais de les atténuer, mais toujours d’en tirer profit ou gloriole.

Contournant le laboratoire d’électricité, nous atteignîmes un grand vestibule aux portes battantes, où commence l’empire de Foutange. Là défilent du matin au soir, au milieu de cris et de bousculades, une multitude de femmes en jupons, camisoles grises et savates, corps meurtris dans des lainages rudes : des vieilles toutes blanches ont échappé aux efforts réunis du mal et de la pauvreté : épaves de la vie, gâteuses, branlant la tête, chevrotant, la langue dehors, elles répètent la même perpétuelle phrase monotone qui est leur unique horizon moral : « Bonjour, l’ami. — Eh, joli brun. — Viens, ma guitare. » Paroles mystérieuses, tombant de ces bouches édentées que borde un liséré de bave. Qu’ont-elles sucé, bu ou mangé, accroupies parmi les ordures, nues sous leurs souquenilles, entrechoquant leurs os de squelettes ? Quelques-unes sont assises. D’autres marchent et déclament leur confession sinistre. De plus jeunes descendaient le large et sonore escalier, portant des draps, des brocs ou des fioles. Plusieurs étaient ou avaient été belles, mais leurs traits grimaçaient. Certaines imitaient la démarche d’un animal, sautaient comme un écureuil, grignotaient du pain comme un singe, ou bien accotaient à la rampe poisseuse leur taille souple, chantaient des mélopées traînantes et bizarres. Sur les dalles froides, un être terreux et sans sexe, aux cheveux gris dénoués, courait à quatre pattes et voulait nous mordre les jambes. Or tout ceci n’est point la folie ; c’en est l’approche et le contour ; c’est le signe qu’elle fait à l’âme. Nous entendîmes des cris stridents, et par une des portes du préau se ruèrent des créatures gesticulantes. Elles jetaient des gloussements suraigus, qu’elles accompagnaient de mimique, levant avec force les épaules, ou lançant le pied et le bras en avant, ou proférant des kyrielles de blasphèmes ; leurs corps tremblaient de tempétueux frissons. Une d’elles tomba de son long sur le sol. Sa tête fit le bruit d’une bûche qu’on fend. Aussitôt tout le cortège des vieilles, des gloussantes, des chanteuses, des épileptiques, s’attroupa autour d’elle en cercle de sorcières, tel un arbre aux branches dépouillées dans l’orage… Nous franchîmes ce pas redoutable, malgré les efforts d’une naine qui se pendait à nos mollets en hurlant.

Après ce premier vestibule, il en est un second, celui des hommes. Nous le traversâmes vite, pas assez néanmoins pour ne pas remarquer des formes sans âge qui, frileusement serrées sur un banc, tendaient devant elles leurs mains agitées de secousses menues. Ils semblaient filer de la laine ou expliquer quelque chose à tout petits gestes. Deci, delà, enfants adultes et vieillards ânonnaient des syllabes sans suite : « Ba ba… To… To… Zo zi… Ru… Ré… », riaient niaisement, bras dessus, bras dessous, ou nous dévisageaient d’un air de fureur. « Que de mouvements inutilisés ! m’écriai-je. Tous ces fantômes dépensent en pure perte la vie que Dieu leur a prêtée. — Les automates sont punis, me répondit Trub. Tics, saccades et tremblements rappellent la trépidation des machines auxquelles on emploie les malheureux. Ils gardent l’empreinte et le rythme de leur profession. Ces animaux d’acier qu’ils fabriquent et utilisent leur donnent leurs formes en détraquant leur organisme. »

En montant l’escalier qui conduit aux salles de Foutange, nous croisions des groupes d’instables danseurs. Mais leurs yeux fixes et leurs gambades de pantins ne manifestaient point l’allégresse. Nous vîmes un homme grand et maigre, qui descendait les marches avec précaution. Quand il passa près de nous, il nous lança un regard infini. Il signifiait, ce regard-citadelle, ce regard-foule, ce regard-présage : « Je souffre et j’ai souffert de douleurs innombrables et je suis resté conscient de moi-même. Mon mal est moins apparent que les autres, qui portent des masques comiques ou tragiques. Il est intérieur ; vous ne le comprendrez pas, messieurs. Il frôle la conscience. Il est religieux, de rédemption ; la foi seule pourrait le calmer. Il dépasse toute science ; il est l’image de maux futurs, bien plus terribles, parce qu’ils ne seront pas dans le geste, dans le tic, dans l’allure, mais qu’ils pourriront au bas abîme de l’âme, tels ces cadavres trop profonds qu’on ne devine qu’à l’odeur fade… »

L’antichambre propre du service est environnée de vestiaires et d’armoires où les étudiants déposent leurs blouses et leurs livres. Au milieu, s’allonge une table destinée aux chapeaux et parapluies. Car Foutange excite une vaste curiosité. Les Morticoles viennent là en partie de plaisir, voient travailler les malades, et souvent emportent la contagion. Il grouillait donc une foule composite : tel millionnaire, trésor des médecins, célèbre par sa fructueuse hypocondrie, consulte pour la dixième fois Avigdeuse, lequel répond nonchalamment, caresse sa belle barbe noire. Telle petite dame s’empresse autour de Tismet de l’Ancre qui lui donne des conseils à voix basse, et serre des mains de tous côtés. Des infirmiers passent et repassent pour préparer l’amphithéâtre, truqué comme une salle de spectacle. Ils nous plaisantent, Trub et moi, qui venons là en messieurs. Il est vrai que notre conduite frise l’inconvenance, mais on n’a pas le loisir de s’occuper de nous. Voici des médecins étrangers, reconnaissables à leur tenue, à leur forme de visage, à leur gêne : dans un coin, Malamalle aîné cause avec un géant alerte, Ligottin, le dompteur des fous. Il nous reconnaît et nous fait un signe amical. Voici Clapier, le rival d’Avigdeuse ; le lourd Wabanheim, comme chargé du poids de son front, dirige partout le jet perçant de ses regards, et n’écoute pas un mot de ce que lui jacasse son interlocuteur, le pharmacien Banarrita. Le spécialiste du nombril, Purin-Calcaret, au crâne bosselé, aux cheveux blonds broussailleux, si caractéristique que chacun le prend pour un génie, plaisante Gigade, qui court deci, delà, tape familièrement les épaules, les bras, le ventre d’autrui et ses propres cuisses, éclate d’un rire tonitruant, puis d’une série de hoquets qui grincent. Gigade raille tout haut les tours de Foutange auxquels nous allons assister. Tartègre démontre à Mouste que l’air est saturé de microbes ; mais Mouste, perdu dans les plaines du silence, ne répond pas. Cloaquol, très agité, se tourne vers trois jeunes reporters médicaux qui, le crayon et le carnet à la main, prennent des notes fiévreuses. Surviennent Pridonge, Bradilin, Quignon, Prunet, Jaury, Cudane l’inévitable. Le stupide Cercueillet se précipite au-devant de Crudanet lui-même, le louche tartufe, scintillant de décorations, environné de ses aides. Les élèves s’ébrouent et plaisantent ou, disciples fervents, se tiennent à l’ombre de leurs maîtres. Ils déposent sur la longue table des cannes et des paperasses, édifices instables qui s’éboulent à chaque instant. Tabliers et calottes noires frétillent. Et l’on potine, l’on potine ! On entend citer des noms propres, des anecdotes ressassées cent fois. J’aperçois des étudiantes, la plupart laides, des dames aussi, malades riches et désœuvrées. Patronnées par un docteur, elles ne s’écartent pas de leur guide ; celui-ci les renseigne en s’épongeant les tempes. L’assemblée dégage une chaleur, une odeur néfaste, et le désir malsain de s’exciter les nerfs. Les élèves de Foutange, Tripard en tête, se distinguent par leur sérieux. Ils démolissent bien, dans le privé, un maître trop naïf, mais le public, la concurrence, le sens de la gloire les impressionnent. On se montre le dramaturge Loupugan, idole de ses concitoyens, qui passe sa vie au milieu des docteurs et leur demande des sujets de pièces. Il emploie dans ses drames des termes d’anatomie que lui fournissent Tismet et Avigdeuse. Je contemple le peintre Stéphane, chien mouillé, battu et fangeux. Il cherche à l’hôpital de quoi barbouiller ses toiles avec des pieds bots authentiques et des convulsionnaires exacts. J’admire un poète qui chantera sur le mode mineur les beautés de l’hypnotisme ; une série de juges zélés, désireux d’étudier de près cette grosse question de la responsabilité morale qui leur permet de considérer les scélérats comme des innocents et ne les dispense pas de demander leurs têtes. Ils questionnent sans trêve leurs amis médecins, avec des mines, des attitudes, des réticences et des masques de théâtre, tellement qu’on ne les distingue pas de quelques cabotins et cabotines, interprètes fidèles de Loupugan, venus là pour simuler l’attaque d’après Rosalie qui, elle-même, la simule. Mensonge sur hypocrisie, hypocrisie sur mensonge, tout cela évolue et moutonne en une énorme masse humaine où l’on chercherait en vain un grain de pitié, un atome de bonté, une goutte d’intelligence. On guette anxieusement Foutange et Boustibras ; dès que la porte s’entrouvre, tous les regards se tournent vers elle et les bavardages s’interrompent.

« Laissons ces singes gambader, me chuchote Trub à l’oreille. Je veux te montrer le service des femmes, en attendant l’arrivée du maître, et nous irons ensuite directement à l’amphithéâtre. »

Nous entrions dans une grande salle dont l’aspect multicolore et confus me saisit d’emblée. Chaque lit était une folle petite chapelle, ornée d’oripeaux aux couleurs extravagantes, où le jaune et le violet luttaient en hurlant avec le rouge et le bleu ; sur les étoffes chiffonnées ruisselaient des avalanches de colifichets et bimbeloteries, statuettes de plâtre et de verre, objets de forme inconnue, d’usage vague, poteries indéterminées, herbes sèches, jusqu’à des bouts de bougie et des bobines de fil. Au milieu de cette mascarade s’énervaient, s’étiraient une trentaine de femmes étranges, quelques-unes jeunes et jolies, d’autres vieilles, mais toutes fardées, les rides plâtreuses et roses, les cheveux travaillés de façon biscornue, dressés en tire-bouchon, ou s’envolant de toutes parts, comme sur les têtes de gorgones et de méduses, ou bien plaqués en accroche-cœur, mouillés, huilés et collés sur les tempes, ou divisés en série de petites nattes, chacune nouée par une faveur de nuance diverse, l’acajou tranchant sur le brun, et le blanc sur le blond ; des bonnets fantastiques et criards, en dôme, en pointe, en parapluie, à la hussarde. Des peignoirs ouverts sur le côté, friperie de cauchemar, découvrant le flanc et la cuisse, brodés, soutachés, parsemés de dentelles et de graisse, de crasse et de guipures. Certaines filles avaient des poses de nonchaloir, couchées tout habillées sur leurs lits, faisant saillir les hanches, accroupies et fumant d’odorantes cigarettes, mâchonnant des choses dures, du bois et de la craie. D’autres s’amusaient à se poursuivre avec des clameurs insensées, à se battre, se mordre, se griffer, s’envoyer des coups de pied qui faisaient flotter les peignoirs. Une, à qui la surveillante voulait ingurgiter un médicament, rechignait avec des minauderies. Notre entrée dans ce sérail suscita une vive animation. Nous sentions sur nous tous ces regards fiévreux, cernés de noir et de fard. Nous admirâmes plusieurs décorations. Flattées dans leur amour-propre, les jeunes personnes nous envoyaient des compliments et des baisers, tandis que leurs voisines, jalouses, nous faisaient des grimaces. Mon nez et la cravate de Trub étaient matière à plaisanteries. On s’approchait de nous ; on nous tiraillait ; on nous demandait du tabac. Cela puait la sueur, la pommade et l’éther. L’atmosphère était lourde. J’en aperçus deux étroitement enlacées ; une autre, tapie dans sa ruelle, aspirait avec délices le contenu d’un petit flacon, prenait, par la molle inflexion de son corps, une grâce de chatte engourdie. Cette disparate, ces rumeurs, ce bruissement d’étoffes, ces parfums violents me congestionnaient et je fus heureux de retrouver le frais palier de l’amphithéâtre.

Celui-ci était bondé de monde quand je poussai sa porte basse à tambour, laquelle aboutissait au faîte. Nous dominions le public, empilé sur les gradins, qui tout à l’heure stationnait dans l’antichambre. On se serra pour nous faire place sur un banc de médecins étrangers, à l’extrémité duquel trônaient Avigdeuse et Cloaquol. En bas, dans l’hémicycle, qui, de l’endroit où nous étions, ressemblait à un entonnoir, s’agitaient Cudane, son aide, Tripard, et les élèves de Foutange. Ils préparaient une machinerie compliquée. Les hautes fenêtres dépolies dispensaient un jour si maigre que le gaz était allumé. J’étouffais. Aux murs on voyait un tableau noir et de grands dessins coloriés, œuvres de Tismet, représentant les divers stades de l’hypnose sous la forme d’un puits où plonge l’esprit des patients. Un autre tableau portait cette gigantesque annonce :

ROSALIE !
ROSALIE !
ROSALIE !
MERVEILLEUX EFFETS DES MÉDICAMENTS ÉCRITS.
PERSUASION THÉRAPEUTIQUE.
DISCUSSION ET RÉFUTATION DU SYSTÈME BOUSTIBRASIEN.

Trub me désignait, au premier rang dans le bas, le petit docteur Boustibras, sa houppe de cheveux grisonnants, sa barbiche. Serré dans une redingote cloche aux larges boutons luisants, il attendait avec impatience le moment de se déployer.

Des applaudissements éclatèrent à l’arrivée de Foutange. Il était grand, vigoureux, analogue à un perroquet. Le nez accomplissait sa courbe au-dessus d’une bouche assez fine qu’encadraient des favoris blonds, de ce blond qui persiste jusqu’à l’extrême vieillesse. Son ample pardessus de caoutchouc, où s’engouffrait le vent de son éloquence, claquait et dansait à chaque mouvement. Il salua l’assistance, joyeux de la voir si fournie, et commença son discours. Il prenait à témoin ses élèves et les dessins muraux des merveilles qu’allait présenter le nouveau sujet qui…, le nouveau sujet dont… ; il montrait la table chargée de fioles. Puis il saisit une longue baguette terminée par une petite boule et se lança dans une théorie épineuse, désignant successivement les niveaux gradués du puits de l’hypnotisme. Ces explications ennuyaient. Des vagues de bâillements déferlèrent d’un bout à l’autre de la salle ; seules les dames du monde prenaient des notes rapides sur d’élégants calepins.

Enfin Foutange, l’index tendu, s’écria : « Qu’on amène Rosalie ! » Il y eut un frisson dans l’auditoire. La jeune femme, conduite par Tripard, sérieux et solennel, s’avançait à petits pas, en robe noire, les yeux modestement baissés. Elle s’assit à droite de la table, face au public : « Nous avons ici, mesdames et messieurs, mugit Foutange du ton inspiré d’un faiseur de tours, nous avons ici un sujet de premier ordre que nous a procuré notre savant interne Tripard. — Celui-ci s’inclina ; ses camarades se poussaient le coude. — Grâce à cette nommée Rosalie, nous sommes arrivés à réfuter, point par point, les doctrines adverses de notre collègue Boustibras, lequel pourra, d’ailleurs, s’expliquer à son tour et tenter de répondre à notre décisive expérience… Vous savez, mesdames et messieurs, que nous avons toujours soutenu la nécessité de l’hystérie comme cause des phénomènes hypnotiques. Quiconque est sain n’est point hypnotisable. Axiome fondamental, lumineux. Notre collègue affirme le contraire. Or Rosalie présente le phénomène singulier de n’être susceptible de léthargie, catalepsie, somnambulisme qu’après une grande attaque. Je lui donne cette attaque. » Ici Tripard surgit, presse le poignet de la simulatrice, qui tombe à terre en hurlant et commence une gymnastique désordonnée. Plusieurs se lèvent pour mieux voir. On crie Assis ! et Chapeau ! Sur un signe de son patron, Tripard enraye l’attaque. Le thaumaturge continue : « Mesdames et messieurs, Rosalie est maintenant hypnotisable. Nous la mettons en léthargie. — Il appuie élégamment ses doigts fuselés sur les paupières. — Voilà qui est fait. Les membres flasques : signes caractéristiques. Nous la mettons en catalepsie. — Il relève les paupières. — Les membres raides : signes caractéristiques… Somnambulisme, enfin. » Il frictionne le sommet du crâne et la nuque du sujet, qui s’agite, bredouille des syllabes incompréhensibles, frappe du pied d’un air mécontent. Quelques élèves prévenus étouffent des rires.

« C’est à cette minute, mesdames et messieurs, proclame Foutange avec un geste prophétique, c’est à cette minute que va se manifesfer une puissance nouvelle, extraordinaire, mystérieuse, l’action, non des médicaments, mais des signes de médicaments. Nous avons, avec le concours de notre interne, mis au jour cette merveilleuse faculté, et nous en trouverons sans doute d’autres exemples. Je prends ces petits carrés, sur chacun desquels est écrit le nom d’un remède… Le premier : sulfate de quinine, mesdames et messieurs, sulfate de quinine, le sulfate de quinine… je l’applique sur la nuque de la malade, et cette jeune femme, qui est une ignorante, une pauvresse, qui n’a jamais entendu prononcer le mot de sulfate de quinine, va présenter les signes caractéristiques de l’intoxication. »

En effet, à peine le papier est-il collé d’un mouvement rapide par Foutange, que Rosalie cesse son incohérent bavardage et exprime par tout son masque un irrésistible dégoût : « Pouah ! Que c’est amer ! Que c’est amer ! Que c’est mauvais ! Je n’en veux plus ! Cochon ! Cochon ! » Elle crache à terre et secoue les épaules. Foutange exulte : « Hein ? Croyez-vous ? » Beaucoup s’émerveillent. Très peu flairent la supercherie. Rosalie se frotte les yeux et murmure : « Des cloches ! j’entends des cloches ! Ça bourdonne. Ça siffle. Un chemin de fer ! Gare, gare ! Il arrive !… » Bravos enthousiastes. Cri du cœur du maître : « Est-ce assez convaincant ? » Il souffle sur les yeux de la patiente, qui se réveille hébétée, demande anxieusement : « Où suis-je ? Mais quoi ?… Qu’est-ce qu’il y a ? » Foutange, attendri, lui tapote le crâne, la brave caboche obéissante : « Je profite du repos nécessaire à cette chère petite pour demander à mon collègue Boustibras s’il espère obtenir chez une personne saine des résultats semblables. »

Boustibras ne se fait pas répéter deux fois l’invitation. Il escalade et démolit la barrière qui le sépare de l’hémicycle, écrase douze pieds, bouscule quinze encriers et porte-plume, et se précipite bravement dans l’arène. Il semble un pygmée à côté de Foutange, et celui-ci pourrait lui donner la main comme à un bébé qu’on promène : « Ze demande la parole. » Il prononce temante et la barole. Je reconnais là un de ces juifaillons qui infestent le pays des Morticoles et dont Wabanheim est le représentant le plus illustre. Son généreux rival acquiesce. Ce n’est pas rien, cependant, qu’a demandé Boustibras. C’est le droit d’inonder l’auditoire, pendant une demi-heure, d’explications retorses et confuses, où tous les b sont des p et tous les t des d, d’où il appert à la fin que l’orateur propose d’expérimenter sur une personne quelconque, au hasard. Une dame se lève. Elle réclame l’honneur de servir de mannequin. Elle descend du haut de l’amphithéâtre et chacun s’écarte respectueusement, admire la mine futée du sujet volontaire, son élégance, son chapeau rose et la finesse de son pied, quand elle saute dans l’hémicycle, maintenue sous les bras par Tripard.

Boustibras la fait asseoir en face de lui, près de Rosalie, laquelle regarde de travers cette intruse qui lui vole l’attention du public. Il agrippe les poignets de la dame et la magnétise de ses yeux ronds. D’abord elle se détourne, puis elle a le fou rire devant la physionomie du nabot. Prompt et autoritaire, Boustibras affirme : « Vous avez volé une montre. Si, hier sur la blace Grudanet, à drois heures de l’abrès-miti, fus affez folé une mondre. » Elle nie avec dignité, ensuite avec impatience : « Ché fu dis que si. Fus affez folé une mondre. — Mais non, monsieur. — Ché fu dis que si. — Non. — Si. — Non. — Si. — Non. » Elle secoue la tête de droite à gauche, Boustibras de haut en bas. Foutange sourit malicieusement. L’assistance devient houleuse et sceptique. Trub trépigne et me pince la cuisse. Les médecins étrangers sont scandalisés. Rosalie hausse les épaules et tourne le dos à la dame. Celle-ci commence à se fâcher. Elle voudrait dégager ses poignets, mais Boustibras s’accroche à elle : « Qu’affez fu ti au sergent te ville quand fus affez folé la mondre ? » Et il insiste, il insiste tellement que la malheureuse se trouble, balbutie. Elle regrette sans doute de s’être prêtée à ces manigances, par amour de la science et vanité féminine. Elle tressaille sur sa chaise, maintenue par son implacable bourreau. Enfin, lasse, elle avoue : « Eh bien ! oui, là, j’ai volé une montre. » Elle fournit des détails circonstanciés. Tout le monde s’étonne. Foutange s’énerve, Rosalie aussi. Boustibras regarde les gradins et savoure son succès. Moi, j’interprète tout par la fatigue et le désespoir de la dame. Trub soutient qu’elle est un compère. Elle accumule les preuves du dol : « Comment elle avait l’intention de voler la montre, comment elle a suivi un monsieur qui portait une chaîne brillante, comment cette chaîne l’a attirée, fascinée. Elle s’est jetée dessus. Le monsieur a crié. La foule s’est amassée, un sergent de ville est intervenu et l’a conduite au poste. » Maintenant elle déplore son acte, elle pleure et se lamente. On applaudit.

Déjà Boustibras change de tactique : « Ne fu faites pas te pile ; ce n’est pas frai tu ça, certifie-t-il. C’est moi qui fiens te fu le dire. Fu n’affez pas folé la mondre. » Le sujet résiste. Elle est convaincue et sincère à travers ses sanglots : « Si, si, je l’ai fait. Je l’ai volée. Je me repens. Il faut que j’aille en justice ! Il faut que j’aille en justice ! Je veux être examinée par un médecin ! » Elle se débat. Dans son agitation, son chapeau rose glisse sur le côté. Boustibras la maintient férocement, tel un cannibale son déjeuner : « Mais cé n’est pas frai ! C’est moi, c’est moi qui fiens te fu le dire, qui fiens te fu le tire. » On ne perçoit plus que ces syllabes acérés, pressantes et sifflantes : « Moi qui fiens te fu le tire-fu-dire, moi-qui-fiens-tire-fu… » Il la rassure. Les gémissements s’apaisent. Il l’abandonne, repasse joyeux la barrière, va se rasseoir à sa place, agite ses bras menus et hurle avec emphase : « Cé n’est pas blus tifficile qué ça ! »

Suit une controverse très embrouillée, hérissé de termes d’argot scientifique, entre lui et Foutange. Cela tourne à l’aigre. Le manteau de caoutchouc claque : « Je fiens te le lui tire. — Mon cher collègue, du calme, je vous en prie. — Mais che fiens te le lui tire. — Reportez-vous au puits de l’hypnose. » Tripard jubile. Rosalie hurle, en proie à une vraie crise nerveuse cette fois, et on emporte le premier sujet du docteur Foutange, ainsi qu’elle l’écrit sur ses cartes. La dame est très entourée, questionnée, toute rose et enorgueillie de son aventure. De son banc, Boustibras gesticule, admoneste Avigdeuse, prend les élèves à témoin. Tout l’amphithéâtre cause, caquette et dispute ; c’est un bourdonnement de mouches. Crudanet demande la parole. Il s’exprime avec facilité, du même timbre fade et patelin. Il accable d’éloges Foutange d’abord, Boustibras ensuite. Il déclare que des découvertes aussi importantes que l’action des papiers médicamenteux et la suggestion sur n’importe qui ne sont nullement contradictoires, honorent grandement la science et la Faculté des Morticoles : « Un point de vue m’intéresse particulièrement, messieurs ; celui de la médecine légale. Il y a là de gros problèmes, dont la solution devra désormais nous guider dans l’application des pénalités. Ces questions sont de celles qui ne se résolvent pas à la hâte. Il faut nommer deux Commissions dont chacune comprendra un membre de l’Académie des Sciences, un de l’Académie des Inscriptions scientifiques, un de l’Académie neuropathologique, un de la Faculté professorale. Quelques-uns de ces maîtres éminents, dont le renom et la bonne foi sont hors de conteste, voudront bien s’arracher à leurs travaux pour examiner de près les précieuses expériences des docteurs Foutange et Boustibras. » On vote par acclamations. Gigade, Bradilin, Tabard, Wabanheim et Cercueillet sont de la Commission Foutange ; Tismet, Malasvon, Avigdeuse, Crudanet et Mouste de la Commission Boustibras. Les gaillards élus se frottent les mains. Cette vieille querelle se réglera désormais à coups de dîners et d’emprunts. Mornes, les deux rivaux supputent ce que leur vanité va leur coûter en champagne, cadeaux et pots-de-vin. Là-dessus se grefferont dix mille intrigues, promesses de réceptions aux examens, concours, lèchements de pieds. Pour deux mois la machine à potins, faveurs et scandales est remontée. Nous avons l’insigne honneur d’assister, Trub et moi, au germe de cette magnifique floraison.

Ce n’est pas fini. Foutauge doit interroger quelques malades. On les amène, hommes et femmes, pâles, grelottants, roulant des yeux égarés. Le maître s’est assis. Ce n’est plus le même être. Sa voix et son geste ont changé. Il a l’air, non plus d’un charlatan, mais d’un juge autoritaire et dur. La figure du perroquet s’est glacée. Sa bouche est mince et mauvaise : « Votre père s’est tué. Ah ! Comment ? Contez-nous ça !… Votre mère était une prostituée. Parlez plus haut ! Une pro-sti-tuée, que diable ! Nous savons ce que c’est… Et alcoolique ? Depuis quand buvait-elle ?… Vous-même êtes sujet à des crises d’épilepsie… Vous tombez, vous bavez et ça vous cuit dans la nuque… Au suivant ! » Les élèves prennent activement des notes. C’est ainsi : devant deux cents personnes ricaneuses, ces infortunés doivent étaler leurs hontes, leurs tares et celles de leurs familles, dévoiler leurs secrets intimes. Rien n’arrête l’inquisiteur implacable : « Vous êtes voleuse et vicieuse, madame. La police vous connaît. Vous avez jeté un fœtus à l’égout. — Docteur, c’est que… — Taisez-vous. Je ne vous demande pas d’interprétation. À quelle époque avez-vous cessé d’être vierge ? Et vous êtes enceinte ? C’est du joli !… Bromure de potassium, un gramme. Eau, deux cents grammes. Passez à côté, on va vous donner votre ordonnance… À qui le tour ? » Foutange plonge, avec une adresse diabolique, jusqu’au fond de ces consciences frustes. Il recueille des aveux lamentables, des confidences qui remuent le flot noir, rouge et boueux des souvenirs, amènent aux joues des larmes de honte. Ces confessions, variées en apparence, se réduisent toutes au manque de pain, de gîte, d’éducation morale, de croyance, aux mauvais contacts. Il ne comprend pas, ce Foutange, que l’odieux matérialisme dont il est un des représentants, que l’exploitation de l’homme par l’homme, que la science sans conscience sont les causes nécessaires et prochaines de toutes ces maladies qu’il étiquette de noms baroques et qu’il attribue à l’alcool, à la syphilis, à ce qu’il appelle des dégénérescences nerveuses. Il se lève, va à son tableau noir, tenant par la main une petite fille, triste danseuse de Saint-Guy. Il dessine les rapports, les jonctions des paralysies, hémiplégies, tétanos. Il dessine la lésion de l’enfant, et elle regarde son cerveau, stupide et terrifiée, ne comprenant pas comment il peut être à la fois là et dans sa tête, sa pauvre tête laide, trop grosse pour son corps, qui oscille et bat la chamade… Comme arguments, Foutange a fait venir d’autres malades atteints d’affections analogues à celle de la fillette et qui gambadent devant lui. Il rabâche ses formules : « L’hérédité, l’hérédité, l’hérédité. Son oncle est mort d’une congestion cérébrale. Sa grand-mère était incestueuse. N’est-ce pas, elle vivait avec votre père ? Dans leurs taudis, messieurs, ils s’accouplent comme des chiens. L’inceste est la règle. Ils conçoivent dans la débauche, après plusieurs bouteilles d’alcool. »

L’auditoire se fatigue. Les bancs se dégarnissent peu à peu. Les médecins, les étrangers, les dames, les élèves regardent leurs montres et s’évadent discrètement. Trub et moi nous les imitons et nous faufilons derrière quelques malades riches enchantés de leur matinée : « Vous savez, moi j’ai un peu de ça ! Je porte difficilement mon verre à ma bouche. — Et moi, au réveil je tremble ; je ne peux pas me moucher. — Ah ! qu’il est fort ! Ah ! qu’il est fort !… »

Je devais le lendemain quitter l’hôpital Typhus. Le soir, je préparai un petit paquet de vêtements propres, que je m’étais achetés à ma dernière sortie. Je fis le compte du peu d’argent qui me restait. J’embrassai Trub et lui promis de le voir le dimanche, le plus souvent possible. Je lui jurai d’être toujours prêt à m’enfuir avec lui au premier signal, dès que nous aurions retrouvé le capitaine Sanot.