Les Monikins/Chapitre XXII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 272-282).



CHAPITRE XXII.


Un néophyte en diplomatie. — Introduction diplomatique — Calcul. — Cargaison d’opinions.

— Comment choisir un assortiment pour faire un envoi.



Je commençai alors à penser sérieusement à mettre à la voile pour Leaplow, car j’avoue que j’étais ennuyé de passer pour le gouverneur de Son Altesse Royale le prince Bob, et il me tardait de reprendre la place qui m’appartenait dans la société. Les discours du brigadier continuèrent à m’y déterminer. Il m’assura qu’il suffisait de venir d’un pays étranger pour être regardé comme noble à Leaplow, et que je n’avais pas à craindre d’être traité dans son pays comme je l’avais été dans celui où j’étais. Après avoir discuté ce projet en conversation familière, nous résolûmes de nous rendre sur-le-champ à l’hôtel de l’ambassade de Leaplow pour y demander des passeports et pour offrir en même temps à l’Ami du Peuple de me charger des dépêches qu’il pourrait avoir pour son gouvernement, — car l’usage des envoyés de cette république était de chercher des occasions pour transmettre leur correspondance diplomatique.

Nous trouvâmes le juge en déshabillé, et il était loin de faire une figure aussi brillante que celle qu’il avait faite à la cour, la veille au soir. Alors il était toute queue, maintenant il en avait à peine deux pouces. Il parut charmé de nous voir, et il fut enchanté quand je lui dis que nous comptions mettre à la voile pour Leaplow dès que le vent serait favorable. Il me demanda sur-le-champ une place pour lui avec une simplicité républicaine.

La grande et la petite roue, nous dit-il, allaient être mises en mouvement, et il lui était très-important de se trouver sur les lieux à cette époque ; car, quoique tout se passât sans contredit avec une impartialité républicaine, il ne savait comment il se faisait que ceux qui étaient présents avaient toujours les meilleurs lots. Si donc je pouvais lui accorder une place à bord, ce serait à ses yeux une grande faveur personnelle, et je pouvais compter que le parti m’en saurait bon gré. Quoique je ne susse guère ce qu’il voulait dire par le parti qui devait voir de si bon œil ce léger service, je dis au juge que la cabane qu’avait occupée lord Chatterino à bord du Walrus était à sa disposition. Il me demanda alors quand je me proposais de partir, et je lui dis que ce serait dès que le vent nous permettrait de sortir du port, ce qui pouvait arriver à chaque instant. Il me pria d’avoir la bonté de l’attendre jusqu’à ce qu’il eût trouvé un chargé d’affaires ; car ses instructions étaient péremptoires, et ne lui permettaient pas de quitter son poste sans laisser un chargé d’affaires à sa place. Mais il ne lui faudrait pas bien longtemps pour en trouver un ; il n’avait qu’à courir dans la rue, et en cinq minutes il rencontrerait quelqu’un qui lui conviendrait, si je voulais bien lui accorder ce délai. Il m’aurait été impossible de lui refuser cette demande, et il partit à l’instant même. Il courut sans doute de toutes ses jambes, car en moins de dix minutes il fut de retour, ramenant un diplomate de recrue. Il me dit qu’il avait failli échouer ; les trois premiers à qui il avait offert la place l’avaient refusée tout net ; mais enfin il avait rencontré quelqu’un qui n’avait rien de mieux à faire, et il ne l’avait pas laissé échapper.

Jusque là tout avait été au gré de ses désirs, mais malheureusement le futur chargé d’affaires avait une très-longue queue, mode inexorablement prescrite par les usages de la république de Leaplow, si ce n’était dans les occasions où son représentant allait à la cour ; car il me semble que la morale politique de Leaplow, comme le petit-maître de village, à deux costumes, l’un pour le dimanche, et le second pour les autres jours. L’envoyé fit entendre à son futur substitut qu’il était absolument indispensable qu’il se soumît à une amputation, sans quoi il ne pouvait lui donner la place qu’il lui avait proposée, les queues étant proscrites dans son pays par les deux opinions publiques, l’horizontale et la perpendiculaire. Le candidat répondit qu’il connaissait parfaitement les usages de Leaplow, mais qu’il avait vu Son Excellence elle-même à la cour, avec une queue d’une longueur peu ordinaire, et qu’il avait conclu de cette circonstance et d’autres petits incidents qu’il n’avait pas besoin de détailler, que les citoyens de Leaplow n’étaient pas si obstinément entichés de leurs idées, mais qu’ils adoptaient souvent le principe d’agir à Rome comme à Rome. Le juge répliqua que ce principe était certainement reconnu en tout ce qui était agréable, et qu’il savait par expérience combien il était dur de n’avoir qu’une couple de pouces de queue, quand tout ce qui vous entoure en étale une entière. Mais les queues étaient essentiellement anti-républicaines, et avaient été pour cette raison proscrites à Leaplow, où le Grand-Sachem lui-même n’oserait en porter une, quelque désir qu’il pût en avoir. S’il était connu qu’un chargé d’affaires eût contrevenu à cet usage, quelque protégé qu’il pût être momentanément par l’une des opinions publiques, l’opinion publique opposée se prononcerait certainement contre lui, et alors le peuple pourrait ordonner une nouvelle rotation de la petite roue, ce qui, comme Dieu le savait, arrivait maintenant beaucoup plus souvent qu’il n’était agréable ou profitable.

Avec beaucoup de sang-froid, le candidat détacha certaine ligature, et jetant sa queue à terre, nous prouva qu’elle était postiche, et qu’il n’était ni plus ni moins qu’un citoyen écourté de Leaplow. J’appris par la suite que c’était la coutume d’un grand nombre d’individus de ce peuple éminemment original, quand ils sortaient des limites de leur propre pays. L’Ami du Peuple fut enchanté, et il nous dit que c’était précisément tout ce qu’il aurait pu souhaiter. — Voilà, dit-il, un moignon de queue pour les horizontaux et les perpendiculaires, et une queue magnifique pour Sa Majesté de Leaphigh et son cousin-germain. Un citoyen de Leaplow se métamorphisant en habitant de Leaphigh est exactement ce qui convient à notre diplomatie, surtout s’il se trouve en lui une apparence de caricature. Voyant que tout allait à son gré, le juge rédigea et signa la nomination du chargé d’affaires, et se mit ensuite à lui donner les instructions d’usage.

« En toute occasion, lui dit-il, vous devez prendre le plus grand soin de ne jamais offenser la cour de Leaphigh, ni même le dernier des courtisans qui s’y trouvent, en avançant vos opinions particulières. Vous devez être si réservé à cet égard, que vous pouvez même, en ce qui vous concerne, et pro tempore, abandonner le républicanisme, oui, même le saint républicanisme, sachant qu’il vous sera facile d’en reprendre les principes à votre retour à Leaplow. N’oubliez pas qu’il n’y a rien de si vulgaire et de si peu diplomatique que d’avoir une opinion sur quelque sujet que ce soit, à moins que ce ne soit celle des personnes avec qui vous vous trouvez pour le moment ; et comme nous avons, partout ailleurs qu’à Leaplow, la réputation de posséder cette qualité à un degré éminent, prenez un soin tout particulier de ne jamais avoir un ton commun, si cela vous est possible. Vous vous rappellerez aussi de ne jamais porter une longue queue dans vos relations privées, mais d’en avoir une aussi longue que possible quand vous aurez à paraître en public ; car c’est un des points les plus importants de la balance de notre gouvernement. Toutes nos institutions étant établies par la masse du peuple pour l’utilité particulière de tous, vous veillerez avec la plus grande attention à ce que les prétentions d’aucun citoyen, ni même d’aucune classe de citoyens, ne puissent nuire à cette harmonie qu’il est si nécessaire pour l’intérêt du commerce de maintenir avec les cours étrangères ; car ces cours, étant accoutumées à regarder leurs sujets comme des bêtes de somme faites pour être attelées au char du gouvernement, deviennent singulièrement rétives quand elles voient quelque individu se donner des airs d’importance. Si quelque habitant de Leaplow devenait importun à ce sujet, faites-lui tout d’un coup une mauvaise réputation parmi nos concitoyens, en jurant que c’est un désorganisateur ; et, je vous le garantis sur ma vie, les deux opinions vous soutiendront ; car il n’y a rien sur quoi elles soient si bien d’accord que sur la déférence absolue qu’on doit l’opinion publique des pays étrangers, surtout en ce qui peut diminuer nos profits en dérangeant nos opérations commerciales. Vous devez être en relation constante avec quelques-uns des meilleurs faiseurs d’articles de journaux, et veiller à ce que les faits y soient représentés sous les couleurs convenables. À cet effet, je vous conseille de choisir quelque étranger qui n’ait jamais été à Leaplow, un individu déjà payé pour écrire pour les journaux de Leapup, de Leapdown ou de quelque autre contrée étrangère. Par ce moyen, vous serez sûr d’avoir un agent impartial, un agent capable de rendre compte des faits selon le jour que vous jugerez à propos ; qui sera déjà à moitié payé pour ses services, et qui ne commettra pas de bévues en mêlant ses idées aux vôtres. Quand vous aurez trouvé un écrivain de ce caractère, recommandez-lui de lâcher de temps en temps quelques mots à la louange de votre sagacité et de votre patriotisme, et s’il disait dans l’occasion quelque chose d’agréable sur mon compte, il n’y aurait aucun mal ; cela pourrait aider la rotation de la petite roue. Pour cacher la qualité d’étranger, que cet écrivain emploie fréquemment le mot notre, l’usage fréquent de ce mot étant, comme on le saura, la preuve qu’on est citoyen de Leaplow. Qu’il commence par épeler le mot N. O. T. R. E., faites-le lui ensuite prononcer, et veillez à ce qu’il ne l’écrive pas N. A. U. T. R. E., ce qui ferait sur-le-champ reconnaître son origine. Par-dessus toutes choses vous devez être patriote et républicain ; évitant de prendre la défense de votre pays et de ses institutions, et vous bornant à dire que ses institutions sont du moins adaptées au pays. Si vous parlez ainsi de manière à laisser sur l’esprit de vos auditeurs l’impression qu’elles ne vaudraient rien partout ailleurs, cela leur sera particulièrement agréable, et votre conduite aura été complètement républicaine et très-éminemment modeste et louable. Vous trouverez les agents diplomatiques des autres pays très-susceptibles sur tout ce qui a rapport à leurs usages politiques particuliers, et prompts à les défendre c’est une faiblesse qu’il faut vous abstenir d’imiter. Notre politique étant exclusivement basée sur la raison, vous devez montrer une mâle confiance dans le pouvoir de ce principe fondamental, et ne pas risquer de diminuer l’influence que la nation doit toujours exercer, en donnant lieu de croire que vous craignez qu’elle ne soit pas en état de se défendre elle-même. Avec ces données générales et vos dispositions naturelles, qui, comme je le vois avec plaisir, sont parfaitement propres aux grands objets de la diplomatie, vu qu’elles sont ductiles, souples, maniables et dignes d’un cosmopolite, je pense que vous serez en état de bien vous acquitter de vos fonctions. Par-dessus tout, aimez les étrangers, car c’est parmi des étrangers que vous avez maintenant des devoirs à remplir ; et votre patrie confie à vos talents éminents tout le fardeau de ses intérêts dans cette partie du monde.

Après un silence de quelques instants, pendant lesquels il parut aussi content de lui-même que de son apprenti diplomate ; le juge ajouta qu’il allait se rendre à la cour pour prendre son audience de congé et présenter son substitut, après quoi il reviendrait nous joindre le plus tôt possible, n’ayant d’autres préparatifs à faire que de saupoudrer sa queue de poivre, afin de la mettre à l’abri des attaques des mites ; car Dieu savait quel lot il pourrait avoir lors de la dernière rotation de la petite roue.

Nous lui dîmes de venir nous joindre sur le port, et un messager venait de nous informer que le capitaine Poke était débarqué, et nous attendait avec impatience. Le juge, quand nous le quittâmes, nous promit de payer nos promesses à l’auberge, en donnant les siennes en place.

Le brigadier et moi nous trouvâmes Noé et le cuisinier en conférence avec une couple de courtiers de Leaphigh, qui, ayant appris que le bâtiment allait partir sur son lest, les engageaient à prendre une cargaison de leurs marchandises.

— Ce serait un véritable péché, sir John, dit Noé, de ne pas profiter de cette occasion de faire un petit profit. Ce navire pourrait contenir dix mille émigrants, et l’on dit qu’il y en a des millions qui vont à Leaplow. Je suis sûr que je pourrais y arrimer une bonne moitié de toutes les marchandises de l’Agrégation. Dans tous les cas, je suis résolu à user du privilège de ma cabine ; et je vous conseille en ami, comme fréteur du bâtiment, de chercher à gagner tout du moins de quoi payer les droits du port.

— L’idée n’est pas mauvaise, ami Poke ; mais comme nous ne savons pas quelles sont les marchandises qui sont le plus demandées dans le pays où nous allons, il serait bon de prendre sur ce sujet l’avis de quelque habitant du pays. Voici le brigadier Downright, en qui j’ai reconnu beaucoup d’expérience et de jugement, et nous entendrons d’abord, s’il vous plaît, ce qu’il peut avoir à nous dire sur cet objet.

— Je ne me mêle guère de marchandises, dit le brigadier ; mais, en principe général, je dirai que les marchandises de Leaphigh qui se vendent le mieux à Leaplow, sont les opinions.

— Avez-vous des opinions à vendre ? demandai-je aux courtiers.

— En grande abondance, Monsieur, répondit l’un d’eux, et de toutes qualités, depuis le plus bas prix jusqu’au plus haut ; depuis celles qu’on peut avoir presque pour rien, jusqu’à celles auxquelles nous attachons nous-mêmes une grande valeur. Nous avons toujours une grande quantité en balles préparées pour l’exportation ; et nous en faisons tous les ans des envois considérables, surtout à Leaplow. Les opinions sont un genre de denrées dont l’une aide à vendre l’autre ; et un bâtiment du tonnage du vôtre pourrait en contenir de quoi fournir à la consommation de Leaplow pendant toute une saison, s’il en avait un assortiment convenable.

Lui ayant témoigné le désir d’inspecter ces balles, il nous conduisit dans un magasin voisin, où nous trouvâmes en effet une vaste quantités des marchandises en question. Je me promenai le long des rayons, lisant l’inscription placée sur chaque balle ; et en en voyant plusieurs étiquetées : Opinions sur la liberté du commerce, je demandai au brigadier ce qu’il en pensait.

— Elles se seraient mieux vendues il y a une couple d’années, quand nous discutions le tarif de nos douanes ; mais aujourd’hui je crois qu’elles seraient moins recherchées.

— Vous avez raison, Monsieur, dit le courtier ; nous en avons fait alors des envois considérables à Leaplow, et à peine les marchandises étaient-elles arrivées qu’elles étaient vendues. On donnait à la plupart une nouvelle teinture, et on les faisait passer comme étant de fabrique du pays ; mais à présent cet article est principalement expédié à Leapup[1], royaume avec lequel nous avons des relations qui lui donnent de la valeur.

Opinions sur la démocratie et sur la politique des gouvernements en général. Je ne crois pas que cela fût très-utile à Leaplow.

— Pourquoi non, Monsieur ? Cela se vend bien dans le monde entier ; nous en envoyons beaucoup sur le continent voisin, et même à Leaplow. Mais je ne puis m’imaginer ce qu’on en fait dans cette île, puisque tous les Monikins font partie du gouvernement de ce singulier pays.

Un coup d’œil que je jetai sur le brigadier me valut une réponse un peu plus claire.

— Dans le fait, nous avons parmi nous certaines gens qui achètent cet article avec quelque empressement ; je ne puis l’expliquer qu’en supposant qu’ils s’imaginent qu’en ayant un goût différent de celui de la masse, ils deviennent plus éclairés et plus intelligents.

— Je prendrai toute la balle ; ce qui peut donner de telles idées ne peut manquer de trouver du débit. — Opinions sur les événements. Que peut-on faire de cela ?

— Cela dépend de leur classification, répondit le brigadier. Si ces opinions ont rapport à des événements arrivés à Leaplow, elles ont une certaine valeur, quoiqu’on ne puisse dire que c’est une valeur courante. Mais si elles concernent les événements qui se sont passés dans le reste du monde, prenez-les, pour l’amour du ciel, car nous n’avons que ce moyen pour en fournir le marché.

D’après cet avis, je pris tout ce qui s’en trouvait, espérant placer les opinions les moins à la mode, à l’aide de celles qui avaient la vogue.

Opinions sur la littérature nationale !

— Prenez-en une balle, Nous n’en voulons pas davantage.

Opinions sur la littérature continentale.

— Nous nous connaissons peu à cet article, mais, en faisant un bon choix, il pourrait se vendre.

J’ordonnai qu’on coupât la balle en deux parties, et j’en pris une au hasard.

Opinions sur la littérature de Leaplow, du n° l au n° 100.

— Il est à propos que je vous explique, dit le courtier, que nous avons deux, variétés de cet article. L’une est la véritable, qui est fabriquée par nos beaux esprit set nos philosophes, d’après les meilleurs modèles, à ce qu’ils disent. L’autre, dans le fait, est manufacturée à Leaplow, et on l’envoie ici pour que nous y mettions notre cachet. Jamais je ne cherche à tromper une pratique. Cependant j’entends dire que l’une et l’autre se vendent bien à Leaplow.

Je regardai le brigadier, qui me fit un signe d’assentiment, et j’achetai la totalité des cent balles.

Opinions sur les institutions de Leaphigh.

— Un assortiment complet, dit le courtier : il y en a de toutes les tailles, de toutes les formes et de toutes les couleurs. Cet article nous est apporté par les bâtiments côtiers, et il est principalement destiné à la consommation intérieure. Cependant j’en ai vu envoyer à Leaplow avec succès.

— Les consommateurs de cet article sont très-difficiles chez nous, dit le brigadier, et ils ne veulent que la première qualité. D’ailleurs, ils sont en général si bien munis, que je doute qu’une nouvelle importation pût payer le fret. Le fait est que nos consommateurs tiennent aux vieilles modes sur cet article, et n’admettent pas même les changements produits par le temps. Il y a un vieux manufacturier, nommé Whiterock[2], qui s’est fait une sorte de réputation chez nous en ce genre, et l’on ne trouve rien qui puisse soutenir la comparaison avec lui. À moins que vos articles ne soient très-vieux, je n’en voudrais prendre aucun.

— Vous avez raison, Monsieur ; nous en envoyons encore à Leaplow une grande quantité de la manufacture dont vous parlez, et plus les articles sont vieux, mieux ils se vendent. Mais les nouvelles modes ont plus de cours à Leaphigh.

— Je m’en tiens à Whiterock, et je n’en veux pas d’autre. Cherchez-moi une balle de ses opinions, fussent-elles aussi vieilles que le déluge. — Qu’avons-nous ensuite ? Opinions sur les institutions de Leaplow.

— Prenez-les ! s’écria le brigadier avec vivacité.

— Monsieur connaît bien l’état du marché de son pays, dit le courtier en clignant de l’œil. Nous envoyons tous les ans d’énormes quantités de cet article à Leaplow, et je ne sache pas qu’il en soit jamais rien revenu.

Opinions sur les mœurs et la société de Leaplow.

— Je crois, sir John, dit le brigadier, que je prendrai pour mon propre compte partie de cet article, si vous pouvez me donner place pour une tonne ou deux entre les ponts. — Avez-vous beaucoup d’articles de cette manufacture ?

— Une immense quantité, Monsieur ; et ils se vendent si bien ! C’est un excellent article pour l’intérieur et pour le dehors. Quel débit on en fait à Leaplow !

— Vous paraissez penser de même, brigadier, puisque vous êtes disposé à en acheter.

— Pour dire la vérité, rien ne se vend mieux dans notre Pays.

— Permettez-moi de vous faire remarquer que je trouve un peur singulier l’empressement que vous avez montré pour les deux derniers articles. Si j’ai bien compris les conversations que nous avons eues ensemble, vous m’avez dit qu’on prétend à Leaplow avoir amélioré non seulement les anciens principes de politique, mais la condition sociale en général.

— Nous discuterons ce sujet pendant le voyage, sir John Goldencalf ; mais, avec votre permission, je serai de compte à demi avec vous pour ces opinions sur les mœurs et la société de Leaplow, et je le ferai encore plus volontiers si elles traitent en détail des difformités du gouvernement, en disant du bien des particuliers ; car c’est là le vrai critérium. Quelques-unes de ces marchandises ont été confisquées, parce que les manufacturiers n’étaient pas assez bons teinturiers.

— Soit, brigadier ! Nous serons de moitié dans ce marché. — Monsieur le courtier, je suppose que toutes ces opinions sortent d’une fabrique bien connue et estimée.

— Il y en a de toutes espèces, Monsieur ; du bon et du mauvais, mais tout se vend. Je n’ai jamais été à Leaplow ; mais on dit ici qu’on n’y mange, qu’on n’y boit, qu’on n’y dort, que d’après nos opinions. Sur ma parole ! Monsieur, je voudrais que vous pussiez voir quelles guenilles en ce genre on y achète sans marchander.

— Je présume, brigadier, que vous vous en faites un amusement, — un moyen de passer agréablement une heure dans la soirée, — une sorte de cigare moral ?

— Non, Monsieur, non ! s’écria le courtier ; on n’en fait pas des cigares, vous pouvez m’en croire ; il n’en faudrait pas une si grande quantité.

Je pensai alors que j’avais fait assez d’achats pour mon compte, et je me retournai pour voir ce que faisait le capitaine avec l’autre courtier. Il était à marchander une balle étiquetée : Opinions sur la perdition de l’âme des Monikins. Curieux de connaître le motif qui avait dirigé son choix, je le tirai à part, et je lui en fis franchement la question.

— Pour vous dire la vérité, sir John, me répondit-il, c’est que la religion est un article qui, sous une forme ou sous une autre, se vend sur tous les marchés. Nous ne savons rien de bien certain sur le goût et les usages de Leaplow, car je n’ai jamais pleine confiance en ce que me dit un naturel du pays pour lequel je suis frété. Or, si je ne trouve pas à vendre cette pacotille dans ce pays, il est possible que je m’en défasse à Stonington. Miss Poke toute seule userait en un an tout le contenu de cette balle : car, pour lui rendre ce qui lui est dû, elle consomme prodigieusement en fait de tabac et de religion.

Nous avions acheté presque tout le contenu du magasin ; mais le cuisinier, qui était venu à terre pour vendre sa graisse, n’avait pu trouver à s’en défaire.

— Voici une petite balle qui vient de Leaplow, lui dit le courtier en riant ; c’est un bon article, mais il n’a pas pris ici, et l’on pourrait trouver son compte à l’y reporter, par la restitution des droits payés. Si vous le voulez, nous en ferons un échange. Ce sont les opinions distinctives de la république de Leaplow.

Le cuisinier regarda le brigadier, qui eut l’air de trouver la spéculation douteuse ; mais il n’y avait pas d’alternative, et, après bien des pourparlers, le marché fut conclu.

L’Ami du Peuple arriva en ce moment sur le pont, tout à fait en républicain, et nous nous embarquâmes sur-le-champ. Au bout d’une demi-heure, le pied du capitaine avait payé tous les arrérages qu’il devait à Bob, et nous voguions à pleines voiles vers Leaplow.



  1. Saute en l’air.
  2. Roche-Blanche.