Les Monikins/Chapitre XVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 210-224).



CHAPITRE XVII.


Nouveaux lords. — Nouvelles lois. — Autre nation. — Invitation.



Je sentis alors que je me trouvais dans une situation toute particulière : il est vrai que ma modestie avait été inopinément épargnée, par la tournure très ingénieuse que le docteur Reasono avait donnée à l’histoire de nos relations ensemble ; mais je ne voyais pas quel autre avantage j’avais gagné à cet expédient. Toute mon espèce m’avait, en quelque sorte, tourné le dos, et je fus obligé de retourner, découragé et même humilié, à l’auberge où le banquet, ordonné par M. Poke, nous attendait.

J’étais arrivé sur la grande place quand quelqu’un attira mon attention en me frappant sur le genou. Je vis à côté de moi un Monikin, qui, au physique, avait tout ce qui caractérisait les habitants de Leaphigh, et qui pourtant en différait sous plusieurs rapports. Les poils qui formaient son vêtement naturel étaient plus longs et moins soignés, ses yeux et sa bouche avaient une expression plus maligne, il avait un air affairé, et le bout de sa queue était coupé, ce qui était pour moi une nouveauté. Il était accompagné d’un individu, décidément le plus laid de son espèce que j’eusse vu. Le premier il m’adressa la parole :

— Bonjour, sir John Goldencalf, me dit-il avec un remuement de queue qui, comme je l’appris ensuite, était un salut diplomatique, vous n’avez pas été fort bien traité aujourd’hui, et je cherchais l’occasion de vous faire mes compliments de condoléances et mes offres de service.

— Vous êtes trop bon, Monsieur ; je conviens que j’ai quelque sujet de me plaindre, et je dois dire que je suis sensible à l’intérêt que vous y prenez. Cependant permettez-moi de vous exprimer ma surprise que vous connaissiez mon nom et mes infortunes.

— Pour avouer la vérité, Monsieur, c’est que j’appartiens à une nation d’observateurs. La population est très-éparse dans mon pays, et nous avons contracté une habitude d’enquêtes qui est fort naturelle dans un pareil état de choses. Vous devez avoir remarqué qu’en passant sur une grande route, vous rencontrez rarement un individu qui ne vous salue de manière ou d’autre, au lieu que, lorsque vous êtes dans une rue très-fréquentée, des milliers d’individus passent près de vous sans vous accorder même un coup d’œil. Nous développons ce principe, Monsieur, et nous ne souffrons pas que rien nous échappe, faute d’une curiosité louable.

— Vous n’êtes donc pas un habitant de Leaphigh ?

— À Dieu ne plaise ! — Non, Monsieur ; je suis citoyen de Leaplow[1], grande et glorieuse république située à trois jours de voile de cette île. C’est une nation nouvelle qui est en jouissance de tous les avantages de la jeunesse et de la vigueur ; parfait miracle pour la hardiesse de ses conceptions, pour la pureté de ses institutions, et pour son respect pour les droits sacrés des Monikins. J’ai l’honneur en outre d’être envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de la république près du roi de Leaphigh, peuple dont nous tirons notre origine, mais que nous avons laissé bien loin derrière nous dans la carrière de la gloire et des sciences utiles. Je dois vous apprendre mon nom, Monsieur, en retour de l’avantage que j’ai sur vous de connaître le vôtre.

En parlant ainsi, ma nouvelle connaissance me mit en main une carte sur laquelle je lus ce qui suit :


Le général-commodore-juge-colonel,
l’ami du peuple,
Envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de la république de Leaplow, près Sa Majesté le roi de Leaphigh.


— Monsieur, dis-je en ôtant mon chapeau, et en lui faisant une profonde révérence, je ne savais pas à qui j’avais l’honneur de parler. Vous paraissez remplir un grand nombre de fonctions différentes, et je ne doute pas que vous ne déployiez les mêmes talents dans toutes.

— Oui, Monsieur ; je crois être aussi propre à l’une des places qu’à l’autre.

— Vous me permettrez, général, — commodore… Pardon, Monsieur, mais je voudrais savoir lequel de ces titres vous plaît davantage.

— Employez celui que vous voudrez, Monsieur. J’ai commencé par celui de général, mais je suis descendu jusqu’à celui de colonel avant de partir de Leaplow. L’Ami du peuple est le seul nom auquel je tienne. Appelez-moi l’Ami du peuple, Monsieur, et joignez-y tel autre titre qu’il vous plaira.

— Vous êtes obligeant, Monsieur. Puis-je vous demander si vous avez réellement rempli, propriâ personâ, toutes ces places ?

— Très-certainement, Monsieur. — J’espère que vous ne me prenez pas pour un imposteur.

— J’en suis bien loin. Mais les devoirs d’un juge, par exemple, sont si différents de ceux de commodore, dans les affaires des hommes, que j’avoue que j’en trouve la réunion, même dans un Monikin, un peu extraordinaire.

— Point du tout, Monsieur ; j’ai été dûment élu à toutes ces places ; je les ai exercées pendant le temps ordinaire, et j’ai d’honorables certificats qui prouvent la manière dont je m’y suis conduit.

— Vous devez avoir éprouvé, quelque embarras pour vous acquitter de fonctions si différentes ?

— Ah ! je vois que vous êtes resté assez longtemps à Leaphigh pour y contracter quelques préjugés. C’est un cruel pays pour les préjugés ! Moi-même j’ai mis le pied dans ce bourbier en arrivant ici. — Eh bien ! Monsieur, ma carte de visite est un exemple de ce que nous appelons à Leaplow la rotation des places.

— La rotation des places !

— Oui, Monsieur, la rotation des places ; système que nous avons inventé pour notre convenance personnelle, et qui paraît devoir être stable, puisqu’il est basé sur des principes éternels.

— Me permettrez-vous de vous demander, colonel, s’il a quelque ressemblance avec le système d’équilibre social ?

— Pas la moindre. Celui-ci, à ce que je puis comprendre, est stationnaire ; le nôtre est un système de rotation. Rien n’est plus simple. Nous avons à Leaplow deux énormes caisses faites en forme de roue. Nous mettons dans l’une les noms de tous les citoyens, dans l’autre ceux de toutes les places. On en fait ensuite le tirage comme si c’était une loterie, et tout se trouve arrangé pour un an.

— Ce plan me paraît extrêmement simple. — Les ressorts en jouent-ils aussi bien que vous pouvez l’espérer ?

— Parfaitement. — Je n’ai pas besoin de dire que nous graissons les rouages de temps en temps.

— Et ceux qui sont chargés de tirer les billets ne commettent ils jamais de fraude ?

— Oh ! ils sont choisis précisément de la même manière.

— Mais ceux qui firent les billets de ces derniers ?

— Tout se fait par rotation, leurs noms sont tirés d’après le même principe.

— Mais il faut qu’il y ait un commencement, et ceux qui commencent peuvent trahir la confiance.

— Impossible. Ce sont les patriotes les plus patriotes du pays. Non, Monsieur, non, nous ne sommes pas assez sots pour laisser une porte ouverte à la corruption. Le hasard fait tout. Le hasard me fait aujourd’hui juge et demain commodore. Le hasard nomme les enfants qui firent la loterie, et le hasard fait les patriotes. — Il faut le voir, pour comprendre combien un patriote de hasard est plus pur et plus utile que celui qui a été élevé pour l’être.

— Après tout, ce système ressemble beaucoup à la doctrine de la descendance, qui n’est guère autre chose qu’une affaire de hasard.

— Ce serait vrai, Monsieur, si le point central de nos hasards n’était un système de patriotes. Nos patriotes éprouvés nous servent de garantie contre les abus qui…

— Hem ! s’écria le compagnon de l’Ami dut peuple d’un ton clair et distinct, comme pour se rappeler à notre souvenir.

— Pardon de mon oubli, sir John, dit le générale ; permettez de vous présenter le brigadier Downright ; il est en voyage, de même que vous, et dans tout le pays des Monikins on ne saurait trouver personne à lui comparer.

— Brigadier Downright[2], je suis enchanté d’avoir l’honneur de faire votre connaissance. — Mais, Messieurs, je sens que j’ai aussi manqué à la politesse. Un dîner qui a coûté cent promesses m’attend en ce moment, et comme quelques-uns des convives qui devaient s’y trouver sont inévitablement absents, si vous vouliez me favoriser de votre compagnie, nous pourrions passer agréablement une couple d’heures à discuter ce sujet important.

Aucun des deux étrangers n’ayant fait la moindre objection à cette proposition, nous fûmes bientôt à table. Le commodore qui, à ce qu’il paraît, était habitué à être bien nourri, fit principalement honneur au dîner en en faisant l’éloge ; mais le brigadier l’attaqua des dents et des ongles, et je n’eus pas lieu de regretter l’absence du capitaine Poke. Pendant ce temps, la conversation ne languit pas.

— Je crois comprendre le fond de votre système, juge ami du peuple, dis-je, à l’exception de la partie qui a rapport aux patriotes. Y aurait il de l’indiscrétion à vous demander quelque explication sur ce sujet.

— Pas la moindre, Monsieur. Notre arrangement social est fondé sur une idée dont la nature est la source, et vous conviendrez que c’est une base assez solide pour soutenir tout l’univers. Comme peuple, nous sommes un essaim sorti autrefois de la ruche de Leaphigh ; et, nous trouvant libres et indépendants, nous avons construit notre système social non seulement sur des fondements sûrs, mais sur des principes inaltérables. Ayant remarqué que la nature agissait par duplicata, nous suivîmes cette idée comme étant celle qui devait conduire à…

— Par duplicata, commodore ?

— Certainement, sir John. — Un Monikin a deux yeux, deux oreilles, deux narines, deux bras, deux mains, deux jambes, deux pieds, et ainsi du reste, jusqu’à la fin du chapitre. D’après ce fait, nous ordonnâmes qu’on traçât moralement, dans chaque district, de Leaplow, deux lignes qui se coupassent à angle droit, — on appelle ces deux lignes les grands points de reconnaissance politique du pays, — et l’on attendit de tout citoyen qu’il se rangeât sur l’une ou sur l’autre. — Vous entendez pourtant que tout cela est un arrangement moral, et non physique,

— Et chacun est-il obligé de se soumettre à cet arrangement moral ?

— Non pas légalement, à la vérité ; mais celui qui ne le respecte pas est comme celui qui ne suit pas la mode, et on le regarde si généralement comme un pauvre diable, que l’usage a beaucoup plus de force que n’en aurait une loi. On avait d’abord eu dessein d’en faire un des articles de la constitution ; mais un de nos hommes d’état les plus expérimentés démontra si clairement qu’agir ainsi ce serait non seulement affaiblir la nature de l’obligation, mais très-probablement faire naître un parti contraire, que cette idée fut abandonnée. Dans le fait, la lettre et l’esprit de la loi fondamentale militent tant soit peu contre cette pratique, mais on a su l’introduire avec adresse, et c’est maintenant l’os de nos os et la chair de notre chair. Eh bien ! Monsieur, ces deux grandes lignes politiques une fois bien tracées, le premier effort que doit faire celui qui aspire à être regardé comme patriote, est d’acquérir la pratique d’y appuyer le pied avec promptitude et facilité. — Mais si je vous expliquais mes positions par une démonstration pratique, vous les comprendriez probablement mieux ; car quoique, dans le fait, les évolutions soient purement morales, comme je viens d’avoir l’honneur de vous le dire, cependant nous avons établi une pratique physique qui y est analogue, qui est d’accord avec nos habitudes, et par laquelle le néophyte commence toujours.

Alors le général prit un morceau de craie, et traça au centre de la chambre deux lignes très-distinctes se croisant l’une l’autre à angle droit ; cela fait, il plaça ses pieds l’un contre l’autre, et m’invita à examiner si l’on pouvait voir aucune partie des planches entre l’extrémité de ses pieds et la ligne. Après un examen très-attentif, je fus obligé d’avouer que je n’en voyais aucune.

— C’est ce que nous appelons la position sociale n° 1. Il n’existe presque aucun citoyen qui ne soit expert à la prendre sur l’une ou l’autre des deux grandes lignes politiques. Ensuite celui qui veut pousser sa fortune plus loin commence sa carrière sur le grand principe rotatoire.

— Pardon, commodore, mais ce mot n’est pas anglais. Il signifie sans doute à tour de rôle ?

— Non, Monsieur ; cette expression ne rendrait pas suffisamment l’idée de la chose, et c’est pourquoi nous avons adopté le mot rotatoire. — À présent, je vais vous montrer la position n° 2.

Alors l’Ami du peuple fit un saut en exécutant ce qu’un soldat appellerait un demi-tour à droite, et ses pieds se trouvèrent placés de l’autre côté de la même ligne, sans la couvrir, et sans laisser aucun intervalle entre elle et les planches.

— Cette évolution a été parfaitement exécutée, Monsieur ; mais est-elle aussi utile qu’elle prouve de dextérité ?

— Elle a l’avantage du changement de front, sir John ; manœuvre aussi utile en politique qu’en guerre. Presque tous nos militaires l’exécutent à ravir, comme mon ami Downright pourrait vous le prouver, s’il y était disposé.

— Je n’aime pas plus qu’un autre à exposer mes flancs ou mon arrière, dit le brigadier d’un ton brusque.

— Si cela vous est agréable, je vous montrerai maintenant la position n° 3, reprit l’Ami du peuple.

Comme je lui en témoignais le désir, le général se remit dans la position n° 1, et fit ensuite ce que le capitaine Poke avait appelé saut périlleux, en retombant le bout de ses pieds sur la même ligne : je fus frappé de cette preuve de dextérité, et je l’exprimai franchement, en lui demandant si beaucoup de personnes la possédaient au même point. Le commodore et le brigadier rirent de la simplicité de cette question. Le premier me répondit que les habitants de Leaplow étaient excessivement légers et actifs ; et que, lorsque l’ordre en était donné, tous ceux qui formaient les deux lignes exécutaient cette manœuvre avec autant de promptitude et de précision qu’un régiment de ligne ferait un quart de conversion.

— Quoi ! Monsieur, m’écriai-je avec admiration, toute la population ?

— Oui, sir John. Il se trouve de temps en temps un maladroit qui la manque ; mais alors il est chassé des rangs, et on le compte pour rien.

— Mais il me semble, général, que vos évolutions ont un caractère trop général pour qu’elles puissent guider le hasard dans le choix des patriotes ; car le patriotisme est ordinairement un monopole.

— Vous avez raison, sir John, et j’en viendrai sans délai au point principal. Ce que je vous ai montré jusqu’ici est l’affaire de toute la population, comme vous l’avez fort bien dit ; car il n’existe presque personne qui ne soit en état de prendre les trois premières positions. Mais, comme vous pouvez le voir, les deux lignes se croisent à angles droits, et par conséquent près du point d’intersection il y a une plus grande foule, et par suite une plus grande difficulté. Nous commençons à appeler un Monikin patriote quand il peut y pratiquer l’évolution que vous allez voir.

Ici le commodore jeta ses talons en l’air avec une telle rapidité, que je ne pourrais décrire les mouvements qu’il exécuta, quoiqu’il fût évident qu’il agissait d’après le principe qu’il appelait rotatoire. Enfin, je le vis retomber avec une précision au-dessus de tout éloge dans la même position qu’il avait occupée.

— C’est ce que nous appelons la position n° 4. Celui qui peut exécuter cette manœuvre est considéré comme un adepte en politique, et il prend invariablement sa place près de l’ennemi, c’est-à-dire à peu de distance du point d’intersection des ligues hostiles.

— Comment ! Monsieur, ces lignes occupées par des citoyens du même pays sont-elles donc regardées comme ennemies ?

— Les chats et les chiens ne sont-ils pas ennemis, Monsieur ? Certainement nos citoyens, quoique se trouvant, pour ainsi dire, côte à côte, agissant d’après les mêmes principes, c’est-à-dire d’après la même impulsion rotatoire, et professant avoir le même objet en vue, le bien public, — sont en politique, et je pourrais presque dire en morale, les antipodes les uns des autres. Ceux qui se trouvent sur deux lignes différentes contractent rarement alliance ensemble, ne se donnent jamais d’éloges, et refusent même souvent de se parler. En un mot, comme le brigadier pourrait vous vous le dire, s’il était disposé à parler, ils sont antagonistes et ennemis de corps et d’âme.

— Cela est fort extraordinaire pour des compatriotes.

— C’est la nature des Monikins, dit M. Downright. Sans doute les hommes sont beaucoup plus sages, Monsieur ?

Comme je ne voulais pas détourner la conversation, je ne lui répondis que par un signe de tête, et je priai le juge de continuer.

— Eh bien ! Monsieur, vous pouvez aisément vous imaginer que ceux qui sont placés près du point où les lignes se rencontrent n’ont pas une sinécure. Pour dire la vérité, ils se disent des injures les uns aux autres, autant qu’ils peuvent en trouver, et celui qui a le génie le plus inventif à cet égard passe communément pour avoir le plus de talent. Or, Monsieur, il est dans la nature des choses qu’un patriote seul puisse endurer des injures sans quelque autre motif que le bien public, et par conséquent nous les estimons.

— Mais les plus patriotes des patriotes, commodore ?

Le ministre plénipotentiaire se plaça à une couple de pieds de distance du point d’intersection des deux lignes, et me pria d’accorder une attention particulière à l’évolution qu’il allait faire. Lorsqu’il vit que j’avais les yeux bien fixés sur lui, il se jeta en l’air, en quelque sorte pieds par-dessus tête, y décrivit un cercle, et retomba avec une exactitude merveilleuse, le bout des pieds touchant à la ligne ennemie, c’est-à-dire coupant celle qu’il venait de quitter. Il me regarda ensuite comme pour me demander ce que j’en pensais ; et c’était certainement un trait merveilleux de dextérité.

— Admirablement exécuté, juge, et de manière à faire croire que vous devez avoir beaucoup de pratique en ce genre.

— J’ai exécuté cinq fois cette manœuvre au moral, c’est-à-dire dans la vie sociale, sir John ; et mes droits à être patriote par excellence sont fondés sur le succès que j’ai invariablement obtenu. Un seul faux pas aurait été ma perte : mais, comme vous le dites, la pratique rend parfait, et la perfection engendre le succès.

— Cependant je ne conçois pas bien comment la désertion de sa ligne pour se jeter tout à coup, pieds par-dessus tête, dans celle de l’ennemi, peut donner à quelqu’un des titres au patriotisme.

— Comment ! Monsieur, celui qui se jette sans défense au milieu des rangs des ennemis n’est-il pas le héros du combat ? Or, comme il s’agit ici d’une lutte politique, et non d’une guerre, d’une lutte dont le bien du pays est le seul but, le Monikin qui montre ainsi le plus grand dévouement pour sa cause doit être le patriote le plus pur. Sur mon honneur ! Monsieur, toutes mes prétentions sont entièrement fondées sur ce mérite particulier.

— Il a raison, sir John, dit le brigadier ; vous pouvez croire tout ce qu’il vous dit.

— Je commence à comprendre votre système. Il est sans doute parfaitement adapté aux habitudes des Monikins, et il doit faire naître une noble émulation dans la pratique du système rotatoire, comme vous l’appelez. Mais je crois vous avoir entendu dire, colonel, que les habitants de Leaplow sont un essaim sorti de la ruche de Leaphigh ?

— Précisément, Monsieur.

— Comment se fait-il donc que vous écourtiez le plus noble de vos membres, tandis qu’à Leaphigh on l’apprécie en proportion de sa longueur, on l’envisage comme le siège de la raison, et l’on y attache le même prix qu’à la prunelle de l’œil ?

— Vous voulez parler de nos queues ? — La nature, en accordant cet ornement aux Monikins, ne les a pas traités avec une égalité parfaite, comme vous pouvez le reconnaître en regardant les passants par la croisée. Nous convenons que la queue est le siège de la raison, et que l’extrémité en est la partie la plus intellectuelle ; mais comme les gouvernements sont institués pour rétablir l’égalité parmi les inégalités naturelles, nous dénonçons celle dont il s’agit comme anti-républicaine. La loi enjoint donc à tout citoyen qui atteint sa majorité de se faire écourter la queue d’après un échantillon déposé à cet effet dans chaque district. Sous quelque expédient semblable, il pourrait s’introduire parmi nous une aristocratie d’intelligence, et ce serait la fin de la liberté. C’est aussi une qualité requise pour avoir le droit de voter, et vous sentez que chacun désire l’obtenir.

Ici le brigadier avança la tête sur la table, et dit, d’un ton modeste, que, dans une occasion très-importante, un grand patriote, par un saut périlleux, avait réussi à passer de sa ligne sur l’autre, et que, comme il portait avec lui les principes sacrés pour lesquels son parti avait combattu avec fureur depuis bien des années, on l’avait, sans cérémonie, tiré par la queue, qui malheureusement était encore à la portée des anciens amis auxquels il venait de tourner le dos ; que c’était alors que la loi avait été rendue dans l’intérêt des patriotes. Il ajouta que la mesure légale permettait que le moignon de queue fût de plus grande longueur que celle communément usitée, mais qu’on regardait comme un manque de savoir-vivre de porter une queue qui eût plus de deux pouces trois quarts, et que la plupart des aspirants politiques se bornaient à en conserver un pouce et un quart, en preuve d’humilité.

Je remerciai M. Downright de son explication claire et sensée, et je repris la conversation.

— J’avais pensé, juge, que, vos institutions étant fondées sur la raison et la nature, vous auriez été plus disposé à soigner ce membre qu’à le mutiler, d’autant plus que je comprends que tous les Monikins regardent leurs queues comme la quintessence de la raison.

— Sans doute, Monsieur, nous soignons nos queues, mais c’est d’après le principe de la végétation, comme un jardinier élague une branche pour qu’elle ait une pousse plus vigoureuse. Il est vrai que nous ne nous attendons pas à voir notre queue repousser ; mais nous en espérons un accroissement de raison et une dissémination plus générale de cette faculté dans toute la société. Les extrémités de nos queues, aussitôt qu’elles ont été coupées, sont envoyées à un grand moulin intellectuel, où l’esprit est extrait de la nature, et se vend ensuite, au bénéfice du public, aux éditeurs de nos journaux. C’est ce qui fait que nos journalistes de Leaplow sont si renommés pour leur génie et leurs talents, et qu’ils représentent si parfaitement le taux moyen des connaissances de leurs concitoyens.

— Et vous devriez ajouter de leur honnêteté, dit le brigadier.

— Je vois la beauté de ce système, juge, et je conviens qu’il est superbe. Cette essence de queue coupée, étant un composé de toutes les queues du pays, représente le taux moyen des cervelles de Leaplow ; et comme un journal s’adresse au taux moyen de l’intelligence de la société, il se trouve un singulier rapport de convenance entre les lecteurs et ce qu’ils lisent. Cependant, pour compléter ma masse d’informations sur ce sujet, me permettrez-vous de vous demander quel effet produit ce système sur la totalité de l’intelligence de Leaplow ?

— Un effet merveilleux. Comme nous formons une république, il est indispensable d’obtenir une unité de sentiments sur toutes les affaires importantes ; et en faisant ainsi un amalgame de tous les extrêmes de notre raison, nous obtenons ce qu’on appelle l’opinion publique, laquelle opinion publique se prononce par les journaux.

— Et un patriote très-patriote est toujours choisi pour inspecteur du moulin, dit le brigadier.

— De mieux en mieux ! Vous faites moudre et pétrir toutes les parties les plus subtiles de votre intelligence ; cette confection se vend aux journalistes, et ceux-ci la mettent à leur tour en circulation comme le résultat de la sagesse réunie du pays.

— Ou comme l’opinion publique. Nous faisons grand cas de la raison dans toutes nos affaires, et nous nous disons invariablement la nation la plus éclairée de la terre ; mais un effort isolé de l’esprit nous déplaît toujours, parce que c’est un acte offensant pour les autres, aristocratique, anti-républicain, et par conséquent dangereux. Nous mettons toute notre confiance en cette représentation de nos raisons ; et, comme vous devez le voir, elle est singulièrement d’accord avec la base fondamentale de notre société.

— Nous sommes en outre un peuple commerçant, dit le brigadier, et, étant accoutumés aux assurances maritimes, nous avons du penchant pour les taux moyens.

— Cela est vrai, frère Downright, très-vrai. Tout ce qui ressemble à l’inégalité nous révolte, morbleu ! En savoir plus que son voisin est presque un aussi grand crime pour un Monikin que d’agir d’après ses propres impulsions. Non, non. Nous sommes réellement une république libre et indépendante, et nous regardons chaque citoyen comme responsable devant l’opinion publique de tout ce qu’il fait, de tout ce qu’il dit, de tout ce qu’il pense et de tout ce qu’il désire.

— Mais dites-moi, Monsieur, ceux qui occupent les deux grandes lignes politiques envoient-ils leurs queues au même moulin, et ont-ils le même respect pour le sentiment général ?

— Non, Monsieur. Nous avons deux opinions publiques à Leaplow.

— Deux opinions publiques !

— Oui, Monsieur ; l’horizontale et la perpendiculaire.

— Cela prouve une fertilité de pensée très-extraordinaire, et que je crois presque impossible.

Le commodore et le brigadier me regardèrent en partant d’un grand éclat de rire.

— Juste ciel, sir John ! — Mon cher sir John ! vous êtes réellement la plus drôle des créatures ! — C’est la remarque la plus plaisante que j’aie jamais entendue. Le commodore, qui se tenait les côtés de rire en parlant ainsi, s’essuya les yeux, et put ensuite s’exprimer plus librement. — Est-il possible que je ne me sois pas mieux fait comprendre ? J’ai commencé par vous dire que nous agissions par duplicata, prenant en cela la nature pour modèle, et que nous adoptions le principe rotatoire. Pour suivre l’exemple de la nature, nous avons toujours deux opinions publiques, et quoique les deux grandes lignes politiques soient tracées dans ce qu’on peut appeler un sens stationnaire, elles sont aussi par le fait soumises au système rotatoire. L’une, qu’on regarde comme parallèle à la loi fondamentale, ou au méridien constitutionnel du pays, est appelée horizontale ; l’autre perpendiculaire. Or, comme il n’y a rien qui soit réellement stationnaire à Leaplow, ces deux grandes lignes agissent sans cesse d’après le principe rotatoire ; elles changent de place périodiquement ; l’horizontale devient la perpendiculaire, et vice versâ, et ceux qui occupent chacune de ces lignes voient les choses sous un nouveau point de vue, quand elles changent de place. Cependant ces grandes révolutions s’opèrent très-lentement, et sont aussi imperceptibles pour ceux qu’elles entraînent, que le sont les révolutions de notre planète pour ses habitants.

— Et la manière dont les patriotes prennent les propositions dont le juge vous a parlé, ajouta le brigadier, est à peu près la même chose que les mouvements excentriques des comètes qui ornent le système solaire, sans le déranger par leur course incertaine.

— Ah ! Monsieur, reprit le commodore, nous serions, ma foi, bien pauvres si nous n’avions qu’une opinion publique. Je ne sais vraiment ce que deviendraient les patriotes les plus patriotes dans un tel embarras.

— Comme vous tirez les places au sort, Monsieur, permettez-moi de vous demander si vous avez autant de places que de citoyens ?

— Oui, certainement, Monsieur. Les places se divisent d’abord en deux grandes classes, qu’on appelle classe de dedans et classe de dehors. Ceux qui peuvent prendre position sur la ligne la plus populaire occupent les premières, et tout le reste est naturellement pour les autres. Cependant il est bon de vous expliquer que les places de la première classe sont les seules qui soient désirables. Comme on a soin de maintenir une division à peu près égale de société…

— Pardon, si je vous interromps, mais comment cela peut-il se faire ?

— Comme il n’y a qu’un certain nombre de Monikins qui puissent prendre toutes les positions dont je vous ai parlé, nous regardons tous ceux qui n’ont pas complètement réussi comme ayant échoué, et après être restés quelque temps inutilement sur leurs talons, ils finissent par se jeter invariablement sur la seconde classe, puisqu’il vaut mieux être le premier dans un village que le second dans Rome. C’est ainsi que nous maintenons une sorte d’équilibre dans l’État, ce qui, comme vous devez le savoir, est indispensable à la liberté. La minorité se contente des places de la classe de dehors, et celles de la classe de dedans sont laissées pour la majorité. Vient ensuite une autre subdivision en places d’honneur et en places de profit. Les places d’honneur, qui composent les neuf dixièmes de celles de la classe de dedans, se partagent avec la plus grande impartialité parmi ceux qui ont pris position sur la ligne la plus forte, et qui en général se contentent de la gloire qui suit la victoire. Les noms des autres sont mis dans les roues, et sont tirés ensuite d’après le principe rotatoire.

— Et les patriotes, Monsieur ? Sont-ils compris dans ce tirage au hasard ?

— Tout au contraire. En récompense de leurs dangers, leurs noms sont mis dans une petite roue particulière, car ils sont eux-mêmes obligés de se soumettre au principe rotatoire. La seule différence qu’il y ait entre leur situation et celle des autres, c’est qu’ils sont toujours sûrs d’avoir quelque chose.

J’aurais volontiers continué une conversation qui jetait des flots de lumière sur mon intelligence politique ; mais en ce moment je vis entrer un Monikin qui avait la tournure d’un valet, et qui apportait un paquet attaché au bout de sa queue. Il se tourna pour le présenter avec respect, et quand je l’eus détaché il se retira. Le paquet contenait trois lettres, ayant les adresses suivantes :


À Son Altesse Royale, Bob, prince de Galles, etc., etc., etc.

Au lord grand-amiral Poke, etc., etc.

À M. Goldencalf, gouverneur, etc.


Priant mes hôtes de m’excuser, j’ouvris la lettre qui m’était destinée, et je lus ce qui suit :


« Le très-honorable comte de Chatterino, premier chambellan de Sa Majesté, informe M. John Goldencalf, qu’il lui est ordonné de se rendre à la cour ce soir, pour assister à la cérémonie nuptiale qui aura lieu entre ledit comte de Chatterino et lady Chatterissa, première fille d’honneur de Sa Majesté la reine.

« N. B. Personne ne doit se présenter qu’en grand costume ».


Je montrai ce billet au juge, et il m’informa qu’il avait reçu, en sa qualité d’ambassadeur, une invitation semblable. L’Angleterre n’ayant pas de représentant à la cour de Leaphigh, je dis au plénipotentiaire de la république de Leaplow qu’il m’accorderait une faveur particulière, s’il voulait, en sa qualité de ministre étranger, se charger de me présenter. Il y consentit, et je lui demandai quel était le costume que je devais prendre, car, d’après tout ce que j’avais vu jusque alors, il me semblait qu’on ne connaissait à Leaphigh d’autre costume que la nudité. Il eut la bonté de m’expliquer qu’il était vrai que tout vêtement blessait les yeux tant à Leaphigh qu’à Leaplow, et que, dans le premier de ces deux pays, personne, à l’exception des ministres étrangers, ne pouvait se présenter à la cour sans avoir une queue. Ce point étant éclairci, nous nous séparâmes, l’Ami du peuple m’ayant promis de venir me prendre à l’heure indiquée pour me conduire à la cour avec mes compagnons, dont je n’avais pas perdu de vue les intérêts.


  1. Leaplow veut dire en anglais saute-bas ; leaphigh, saute-haut ; leapover, qu’on verra plus loin, saute par-dessus, etc.
  2. Qui a raison.