Les Monikins/Chapitre VI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 67-78).



CHAPITRE VI.


Théorie d’une sublimité palpable. — Quelques idées pratiques. — Commencement de mes aventures.



Le souvenir des sentiments intenses qui s’étaient emparés de moi à cette époque importante de ma vie a, en quelque sorte, interrompu le fil de ma narration, et peut avoir laissé quelque obscurité dans l’esprit du lecteur sur les nouvelles sources de bonheur qui s’étaient présentées tout à coup à mon imagination. Un mot d’explication à ce sujet ne sera peut-être pas déplacé, quoique mon dessein soit de m’en rapporter à mes actions et aux incidents merveilleux que j’aurai bientôt à rapporter, plutôt qu’à des explications purement verbales, pour faire bien comprendre quelles étaient alors mes vues.

Le bonheur, — le bonheur dans cette vie et dans l’autre, — était mon but. J’aspirais à une vie utile et active, à une mort qui ne m’offrît que joie et espérance, et à une éternité de jouissances. Avec de tels objets devant les yeux, toutes mes pensées, depuis que j’avais vu les regrets de mon père sur son lit de mort, avaient été constamment occupées des moyens d’arriver à cette grande fin. Quelque surprenant que cela puisse paraître aux âmes vulgaires, ce fut par suite de l’élection qui eut lieu dans le bourg d’House-Holder, et de la bouche de lord Pledge, que j’obtins la clef de ce mystère sublime. Cette découverte est, comme beaucoup d’autres, fort simple quand on la comprend bien, et il est facile de la faire comprendre à l’esprit le plus borné. Il devrait en être de même de tous les principes qui se rattachent de si près au bien-être de l’homme.

C’est une vérité universellement reconnue que le bonheur est le seul objet légitime de toutes les sociétés humaines. Les administrés renoncent à une certaine portion de leurs droits naturels pour obtenir la sécurité, la paix et le bon ordre, sous la condition de rester en pleine jouissance du reste. Il est vrai qu’il existe parmi les diverses nations du monde de fortes différences d’opinion sur la quotité de droits qu’on doit abandonner ou conserver ; mais ce ne sont qu’autant de caprices de l’esprit humain, qui n’affectent nullement le principe. Je découvris aussi que tous les êtres les plus sages et les mieux raisonnants de notre espèce, — ou ce qui est la même chose, ceux qui offrent le plus de garanties, — maintiennent uniformément que celui qui apporte le plus dans la société est naturellement celui qui est le plus propre à en administrer les affaires. Par l’apport dans la société, on entend généralement la multitude de ces intérêts qui font notre occupation journalière, ce qu’on appelle en langue vulgaire la propriété. Ce principe agit en nous portant à faire le bien parce que ce que nous possédons souffrirait si nous faisions le mal. Ma proposition est donc maintenant bien claire. Le bonheur est le but de la société, et la propriété, ou l’intérêt qu’on a à maintenir cette société, est la meilleure garantie qu’on puisse donner de désintéressement et de justice, la qualité la plus nécessaire pour l’administrer. Il s’ensuit, comme un corollaire tout naturel, que, plus cet intérêt est grand, plus on est propre à gouverner, parce qu’il nous élève, autant qu’il est possible, à la nature pure et éthérée des anges. Un de ces heureux hasards qui font quelquefois d’un homme un roi ou un empereur m’avait rendu un des plus riches sujets des souverains de l’Europe. Avec cette théorie, brillant devant mes yeux comme l’étoile polaire, et avec de si simples moyens, ce devait être ma faute si je ne conduisais pas ma barque dans le port. Si celui qui à la plus grande part dans la propriété est aussi celui qui paraît le plus aimer ses semblables, il ne pouvait être difficile à un homme qui se trouvait dans ma situation de donner l’exemple de la philanthropie. Il est vrai que des observateurs superficiels pourront dire que le cas de mon père est une exception, ou plutôt une objection à cette théorie ; mais cette observation manque de justesse. Mon père avait placé à peu près toute sa fortune dans les fonds publics. Or, il est incontestable qu’il avait un amour ardent pour ces fonds ; il était furieux quand il les croyait menacés ; il demandait à grands cris les baïonnettes quand on murmurait contre les taxes ; il faisait l’éloge du gibet à la moindre apparence d’une émeute, et il prouvait en cent autres manières que — où le trésor est placé, là le cœur l’est aussi. — L’exemple de mon père, comme toutes les exceptions, ne sert donc qu’à prouver l’excellence de la règle. Il avait seulement commis l’erreur de rétrécir le cercle de ses idées au lieu de l’agrandir. Je résolus de faire le contraire, — de faire ce que nul économiste politique n’avait probablement encore songé à faire, — en un mot, de mettre à exécution le principe de l’apport dans la société de manière à tout aimer, et par conséquent à me rendre digne d’être chargé du soin de tout.

En arrivant à Londres, ma première visite fut une visite de remerciements à lord Pledge. J’eus d’abord quelques doutes sur la question de savoir si mon titre de baronnet aiderait le système de philanthropie ou y nuirait ; car, en m’élevant au-dessus d’une grande partie de mes semblables, il m’éloignait, du moins sous ce rapport, de la sympathie philanthropique ; mais lorsque j’eus reçu mon brevet et payé les frais de son expédition, je pensai qu’on pouvait regarder ce titre comme un placement pécuniaire ; et que par conséquent il entrait dans le système des principes que j’avais adoptés pour le gouvernement de ma conduite.

La première chose que je fis ensuite fut d’employer des agents pour m’aider à faire les acquisitions qui m’étaient nécessaires pour m’attacher au genre humain. Comme l’argent ne me manquait pas, et que je n’étais pas difficile sur les prix, un mois suffit à toutes mes opérations. Au bout de ce temps, je commençai à éprouver certains sentiments qui me prouvèrent le succès de mon expérience. En d’autres termes, j’avais d’immenses possessions, et je commençais à prendre un vif intérêt à tout ce que je possédais.

J’achetai des domaines en Angleterre, en Irlande, en Écosse et dans le pays de Galles. Cette division de mes propriétés foncières avait pour but de faire un partage égal de mes sentiments entre les différentes parties de mon pays natal. Cela ne me suffit pas, et j’étendis ce système jusque dans les colonies. J’achetai des actions de la Compagnie des Indes orientales ; un bâtiment de commerce, des terres dans le Canada, une plantation dans la Jamaïque, des troupeaux au cap de Bonne-Espérance et dans la Nouvelle-Galles, une indigoterie dans le Bengale ; je formai un établissement pour faire une collection d’antiques dans les îles ioniennes, et je pris un intérêt dans une maison de commerce qui envoyait dans toutes les dépendances de la Grande-Bretagne les divers produits de nos manufactures. De l’empire britannique je portai mon attention sur les autres contrées du monde. J’achetai des vignobles près de Bordeaux et de Xérès : je pris des actions dans les mines de sel et de charbon d’Allemagne, et dans celles d’or et d’argent de l’Amérique méridionale. En Russie, je m’enfonçai dans le suif ; en Suisse, j’établis une manufacture de montres ; j’eus des vers à soie en Lombardie, des oliviers en Toscane, un bain public à Lucques, et une fabrique de macaroni à Naples. J’envoyai des fonds en Sicile pour y acheter des grains, et j’établis à Rome un connaisseur pour y recevoir des marchandises anglaises que j’y ferais passer, telles que moutarde, porter, bœuf salé, etc., et pour n’envoyer en retour des tableaux et des statues pour les amis des arts.

Lorsque tout cela fut fait, je vis que je ne manquais pas de besogne ; mais avec de la méthode, des agents instruits, et une ferme résolution, je vins à bout de tout, et je commençai à pouvoir respirer. Pour me délasser, je descendis dans les détails, et pendant quelques jours je fréquentai les réunions de ces gens qu’on appelle les saints, pour voir s’ils ne pourraient pas coopérer à l’exécution de mes grands desseins. De ce côté, je ne puis dire que j’aie obtenu le succès que j’attendais. J’entendis beaucoup discuter sur la forme plutôt que sur le fond, et j’eus à me défendre à chaque instant contre des appels déraisonnables à ma bourse. La charité, vue de si près, n’en laissait que mieux apercevoir ses taches, comme l’éclat du soleil fait remarquer sur la beauté des défauts qui échappent l’œil quand il n’a que le secours d’une lumière artificielle ; et je me contentai bientôt d’envoyer mes contributions à des intervalles convenables, en me tenant à l’écart. Cette expérience me fit reconnaître que les vertus humaines, comme les veilleuses, brillent davantage dans les ténèbres, et qu’elles doivent principalement leur lustre à l’atmosphère d’un monde corrompu. De la théorie je retournai aux faits.

La question de l’esclavage occupait les esprits philanthropiques depuis bien des années ; et comme je me sentais une singulière apathie sur ce sujet important, j’achetai cinq cents esclaves de chaque sexe pour me forcer à y prendre intérêt. Cela me rapprocha des États-Unis d’Amérique, pays que j’avais cherché à effacer de mon souvenir, car, tout en cherchant à encourager en moi l’amour du genre humain, je n’avais pas cru nécessaire de le porter jusqu’à ce point. Comme il n’y a pas de règle sans exception j’avoue que j’étais disposé à croire qu’un Yankee pouvait être une omission raisonnable dans le système de philanthropie d’un Anglais. Mais comment s’arrêter quand on est une fois en chemin ? Les nègres me conduisirent à acheter une plantation de sucre et de coton sur les bords du Mississipi ; je pris ensuite des actions dans une compagnie pour la pêche des perles et du corail ; enfin j’envoyai un agent dans les îles Sandwich, pour proposer au roi Tamaahmaah de créer un monopole pour la vente du bois de sandal, à bénéfice commun.

La terre et tout ce qu’elle contient prit un nouvel éclat à mes yeux. J’avais rempli la condition essentielle des économistes politiques, des juristes, des faiseurs de constitution, et de « tous les talents, » en ayant un intérêt dans la moitié des sociétés du monde. J’étais propre à gouverner, à donner des avis et même des ordres à la plupart des peuples de la chrétienté, car j’avais pris un intérêt direct à leur prospérité, en en faisant la mienne. Vingt fois je fus sur le point de sauter dans une chaise de poste, et de courir au galop jusqu’au presbytère, pour mettre aux pieds d’Anna ma nouvelle alliance avec mon espèce, et toute la félicité qui devait en être la suite ; mais la pensée terrible de la monogamie, dont le résultat serait de paralyser mon affection universelle, me retint toujours. Je lui écrivais pourtant chaque semaine, et je la faisais participer à une portion de mon bonheur, quoique je n’eusse jamais la satisfaction d’en recevoir une seule ligne en réponse. Complètement dégagé de tout égoïsme, et entièrement occupé de mon espèce, je quittai alors l’Angleterre, pour faire un voyage d’inspection philanthropique. Je n’ennuierai point le lecteur du récit de mes voyages sur les chemins battus du continent, mais je le transporterai tout d’un coup avec moi à Paris, où j’arrivai anno Domini 1819, le 17 mai. J’avais vu bien des choses ; je m’imaginais avoir acquis beaucoup d’expérience, et à force de rêver constamment à mon système, j’en voyais l’excellence aussi clairement que Napoléon voyait la célèbre étoile que l’œil moins perçant du cardinal son oncle ne pouvait apercevoir. En même temps, comme cela arrive ordinairement à ceux qui dirigent toute leur énergie vers un point donné, les opinions que je m’étais faites dans l’origine sur certaines parties de ma théorie, commencèrent à subir quelques modifications, à mesure que je voyais les choses de plus près et sous un aspect plus pratique, et que je remarquais des contradictions et des défauts. Relativement à Anna surtout, l’image douce et tranquille, mais distincte, d’une femme charmante, image qui était rarement absente de mon esprit, m’avait depuis un an constamment poussé un argument qui aurait pu déranger même le système de philosophie de Newton. Je faisais plus que douter si le bonheur que je goûterais près d’une femme si affectueuse et si franche ne serait pas une indemnité complète du désavantage d’une concentration d’intérêt en ce qui concernait le beau sexe. Cette opinion menaçait de devenir une conviction, quand je rencontrai un jour sur les boulevards un vieux voisin du docteur Etherington. Il me rendit le meilleur compte possible de toute la famille, et après m’avoir longtemps parlé de la beauté et des vertus d’Anna, il ajouta que cette chère fille avait tout récemment refusé d’épouser un pair du royaume, qui jouissait de tous les avantages reconnus de la jeunesse, de la fortune, de la naissance, du rang et d’une bonne réputation, et qui avait fixé les yeux sur elle parce qu’il était convaincu de son mérite, et qu’il la regardait comme devant faire le bonheur d’un homme sensé. Je n’avais jamais douté du pouvoir que j’avais sur le cœur d’Anna ; elle me l’avait prouvé en cent occasions et de mille manières ; et je ne lui avais pas caché combien elle m’était chère, quoique je n’eusse jamais pu m’armer d’assez de résolution pour lui demander sa main. Mais tous mes projets ébauchés se concentrèrent sur un seul point en apprenant cette heureuse nouvelle ; et prenant brusquement congé de mon ancienne connaissance, je rentrai chez moi à la hâte, et j’écrivis la lettre suivante :

« Ma chère, ma bien chère, ma très-chère Anna.

« J’ai rencontré ce matin sur les boulevards votre ancien voisin, et, pendant une heure de conversation, nous n’avons presque fait que parler de vous. Quoique mon désir le plus ardent ait été d’ouvrir mon cœur à toute l’espèce humaine, je crains, Anna, de n’avoir jamais aimé que vous. L’absence, bien loin d’étendre la sphère de mes affections, n’a fait que la rétrécir, et vos vertus et votre beauté en sont le point central. Le moyen que j’ai pris pour y remédier est donc insuffisant, et je ne vois que le mariage qui puisse laisser assez de liberté à mes pensées et à mes actions pour donner une attention convenable au reste de la race humaine. Votre image m’a suivi dans les quatre coins de la terre, par terre et par mer, au milieu des dangers et en pleine sûreté ; en toute saison, en tout pays, en toutes circonstances ; et je ne vois pas de raison suffisante pour que ceux qui sont toujours présents en idée restent séparés de corps. Vous n’avez qu’à dire un mot, qu’à murmurer un espoir ou un désir, et je me jette à vos pieds avec repentir pour implorer pitié. Mais quand nous serons unis, nous ne nous égarerons pas dans les sentiers sordides et étroits de l’égoïsme, nous chercherons ensemble à acquérir de nouveaux droits, des droits encore plus forts, sur cette belle création dont je reconnais que vous êtes la portion la plus divine.

« Croyez-moi, ma chère, très-chère Anna, bien sincèrement et pour toujours,

« Tout à vous et à l’espèce humaine,
John Goldencalf. »

S’il existait un heureux mortel sur la terre, quand j’eus écrit et cacheté cette lettre, et que je l’eus mise à la poste, c’était moi. Le dé en était jeté ; il me semblait que mon être était régénéré, plus élastique, et que je marchais sur l’air. Quoi qu’il pût arriver, j’étais sûr d’Anna : sa douceur calmerait mon impétuosité ; sa prudence modérerait mon énergie ; son affection pure et tranquille serait un baume pour mon âme. Je me sentais en paix avec tout ce qui m’entourait et avec moi-même, et je trouvais une douce assurance de sagesse de la démarche que je venais de faire, dans l’expansion de mes sentiments ; si telles étaient mes sensations dans un moment où toutes mes pensées se centralisaient sur Anna, que serait-ce quand l’habitude aurait calmé ces transports purement personnels, et que la nature serait laissée à ses impulsions ordinaires ? Je commençai à douter de l’infaillibilité de cette partie de mon système que j’avais en tant de peine à adopter, et je me sentis porté à y préférer la nouvelle doctrine, que la concentration sur une partie nous conduit à aimer le tout. En approfondissant cette question, je trouvai même des raisons pour douter si ce n’était pas d’après ce dernier principe que, comme propriétaire dans mon pays, je prenais ainsi grand intérêt à mon île natale ; car, quoique la Grande-Bretagne ne m’appartînt certainement pas, j’éprouvais un vif intérêt pour tout ce qui s’y trouvait et se rattachait, même de la manière la plus éloignée, à mes possessions particulières.

Une semaine se passa en espérances délicieuses. Le bonheur que je goûtai pendant ce court espace de temps devint si exquis que j’étais sur le point de perfectionner ma théorie, — ou plutôt celle des économistes politiques et des faiseurs de constitutions ; car, dans le fait, c’est la leur, et non la mienne, — quand je reçus la réponse d’Anna. Si l’attente, me disais-je, est un état de si grand bonheur, pourquoi, puisque le bonheur est le but de l’homme, ne pas inventer une organisation de la société où l’on serait toujours dans l’attente ? pourquoi ne pas en changer les traits élémentaires du positif au possible ? La vie en deviendrait plus animée, et l’on jouirait de l’or des espérances, sans aloi du cuivre des réalités. J’avais résolu de mettre ce principe en pratique par une expérience, et j’allais sortir de l’hôtel pour donner ordre à un agent de mettre des avertissements dans les journaux, et de négocier une couple d’opérations que je n’avais nulle intention de conclure, quand le portier me remit la lettre que j’attendais avec tant d’impatience. Je n’ai donc jamais pu savoir quel serait l’effet de prendre un intérêt quelconque dans la société par anticipation ; car la lettre d’Anna me fit sortir de la tête tout ce qui n’avait pas un rapport immédiat à elle et aux tristes réalités de la vie ; du reste, il est probable que cette nouvelle théorie aurait été en défaut, car j’ai eu souvent occasion de remarquer, par exemple, que les héritiers présomptifs montrent un sentiment d’hostilité contre les biens dont ils doivent hériter, en suivant un principe d’anticipation, au lieu d’avoir ce prudent respect pour les conséquences sociales, qui est le but des désirs inquiets du législateur.

La lettre d’Anna était conçue en ces termes :

« Mon bon, mon cher John,

« J’ai reçu hier votre lettre ; voici la cinquième réponse que je commence ; vous voyez donc que je ne vous écris pas sans réflexion. Je connais votre excellent cœur, John, mieux que vous ne le connaissez vous-même. Il vous a conduit à la découverte d’un secret de la plus grande importance pour vos semblables, ou il vous a cruellement égaré. Une épreuve si noble et si digne déloges ne doit pas s’abandonner par suite d’un doute momentané sur sa réussite. Ne vous arrêtez pas dans votre essor à l’instant où vous vous êtes élevé si près du soleil. Si nous le jugeons convenable à notre bonheur mutuel, je puis vous épouser dans un temps plus éloigné. Nous sommes encore jeunes, et notre union n’a rien d’urgent. Pendant ce temps, je chercherai à me préparer à être la compagne d’un philanthrope, en mettant en pratique votre théorie, et à étendre le cercle de mes affections pour me rendre digne d’être la femme d’un homme qui prend un intérêt si étendu à la société, et qui aime tant de monde sincèrement.

« Votre imitatrice et votre amie
sans changement,
« Anna Etherington. »

« P. S. Vous pouvez voir que je fais des progrès, car je viens de refuser la main de lord Max-Dee, parce que j’ai trouvé que j’aimais ses voisins autant que lui. »

Dix mille furies prirent possession de mon âme sous la forme d’autant de démons de jalousie. — Anna étendant le cercle de ses affections ! — Anna s’apprenant à aimer d’autres êtres que moi ! — Une pareille idée était capable de me faire perdre la raison. Je doutai de la sincérité de son refus de lord Max-Dee. Je pris à la hâte un exemplaire de la pairie d’Angleterre, car depuis mon élévation j’avais acheté cet ouvrage ainsi que la liste des baronnets, et je cherchai la page qui contenait son nom ; — je vis que ce lord était un vicomte écossais, qui venait d’être créé baron du royaume-uni, et que son âge était précisément le même que le mien. C’était un rival propre à faire naître la jalousie. Par une singulière contradiction dans mes idées, plus je redoutais qu’il n’allât sur mes brisées, plus je me figurais qu’il n’en avait pas les moyens. Tandis que je m’imaginais qu’Anna s’amusait à mes dépens, et s’était secrètement déterminée à devenir pairesse, je me persuadais que l’objet de son choix était mal fait, gauche, et avait les os des joues aussi saillants qu’un Tartare. Quand je lus les détails de l’antiquité de sa famille, qui n’atteignait son époque d’obscurité que dans le treizième siècle, je me regardais comme assuré que le premier de ses ancêtres inconnus était un brigand à pieds nus. Enfin, à l’instant où je me représentais Anna comme lui souriant, et rétractant un refus inspiré par la coquetterie, j’aurais juré qu’il lui parlait avec un accent écossais qui rendait ses discours inintelligibles, et qu’il avait les cheveux roux.

Toutes ces images me mirent à la torture, et je me précipitai hors de chez moi pour chercher du soulagement en respirant un air frais. Je ne saurais ni dire où j’allai, ni combien de temps je marchai ; mais le matin du jour suivant, je me trouvai assis dans une guinguette, au bas de la hauteur de Montmartre, dévorant un petit pain, et me rafraîchissant avec du vin aigre. Quand je revins du choc que éprouvai en me trouvant dans une situation si nouvelle pour moi, — car n’ayant fait aucun placement de fonds en acquisition de guinguettes, je n’avais pas pris assez d’intérêt à ces établissements populaires pour y être entré une seule fois jusqu’alors, — j’eus le loisir de tourner les yeux autour de moi, d’examiner la compagnie. Une cinquantaine de Français, des classes ouvrières, étaient à boire en différents groupes, parlant, gesticulant, et faisant un bruit qui anéantissait complètement la pensée. — Voilà donc, pensai-je, une scène de bonheur populaire ! Ces pauvres créatures sont de braves gens qui se régalent d’un vin qui n’a pas payé les droits d’entrée, et au milieu d’esprits si francs et si ouverts, je pourrai vraisemblablement saisir quelque point qui favorise mon système. Si l’un d’eux est en possession de quelque important secret social, il ne manquera pas de le laisser échapper ici. Je fus tiré tout à coup de ces méditations philosophiques par un violent coup frappé en face de moi, et par une exclamation, tandis qu’une voix s’écriait avec un accent anglais très passable :

— Nom d’un roi !

Au centre des planches qui tenaient lieu de table, était un poing fermé d’une dimension formidable, et qui, par sa couleur et ses protubérances, ressemblait beaucoup à un topinambour nouvellement déterré ; ses nerfs semblaient sur le point de se rompre, à force de tension, et il avait une telle apparence d’être préparé pour boxer, que mes yeux cherchèrent involontairement la figure qui appartenait au même corps. Je m’étais assis, sans le savoir, précisément en face d’un homme dont la taille avait presque le double de celle des ouvriers bruyants qui étaient à causer ou plutôt à brailler de tous côtés autour de nous ; ses lèvres desséchées, au lieu de s’ouvrir pour prendre part au tintamarre général, étaient tellement serrées, que la fente qui fermait sa bouche n’était pas plus marquée qu’une ride sur le front d’un homme de soixante ans ; son teint était naturellement blanc, mais à force d’être exposé à l’action du soleil et des éléments, son visage avait pris la couleur de la peau d’un cochon de lait rôti ; les parties qu’un peintre appellerait « les joues », étaient indiquées par des touches de rouge qui brillaient comme une quintessence d’eau-de-vie ; ses yeux étaient gris, petits, mais pleins de feu, et à l’instant où ils rencontrèrent mes regards admirateurs, ils ressemblaient à deux charbons enflammés, qui avaient sauté hors du brasier de sa figure ; il avait un nez long, mais bien fait, le long duquel s’étendait une peau semblable au cuir qui est entre les mains du corroyeur ; ses cheveux noirs, semblables à du crin, étaient rabattus avec soin sur son front, de manière à montrer qu’il était sorti pour une excursion de jour de fête.

Lorsque nos yeux se rencontrèrent, cet être singulier me fit un signe de tête d’un air amical, sans autre raison que je pusse découvrir que celle que je n’avais pas l’air d’être Français.

— A-t-on jamais entendu de pareils fous, capitaine ? me dit-il, comme s’il eût été certain que nous devions penser de même sur ce sujet.

— Réellement je n’ai pas fait attention à ce qu’ils disent, mais il est de fait qu’ils font beaucoup de bruit.

— Je ne prétends pas moi-même entendre leur jargon, mais cela sonne comme si c’étaient des bêtises.

— Je n’ai pas l’oreille assez exercée pour distinguer des bêtises par le moyen seul du son ; mais il paraît, Monsieur, que vous ne parlez qu’anglais.

— C’est ce qui vous trompe, car, étant grand voyageur, il m’a fallu regarder autour de moi, et, par suite naturelle, je parle un peu toutes les langues ; je ne prétends pas dire que je les parle toujours fondamentalement ; mais je suis en état de tourner une idée de manière à la rendre intelligible, surtout en ce qui concerne le boire et le manger. Quant au français, par exemple, je puis dire « do nais me de la vin et do nais me de la pain, » aussi bien que le plus dégoisé d’entre eux ; mais quand il y a une douzaine de gueules qui hurlent en même temps, comme ici, autant vaudrait monter sur le haut de la montagne des Singes, et entrer en conversation avec les gens qu’on y rencontrerait, que de prétendre avoir une confabulation raisonnable avec ceux-ci. Quant à moi, quand il doit y avoir une conversation, j’aime que chacun ait son tour, et qu’on garde la parole par quart, comme nous le disons à bord. Mais pour ces Français, on dirait que leurs idées ont été mises en cage, et que, la porte en ayant été ouverte, elles prennent leur vol toutes en même temps, uniquement pour le plaisir de dire qu’elles sont en liberté.

Je m’aperçus alors que mon compagnon était un être réfléchi, car ses raisonnements formaient une chaîne régulière, et sa philosophie n’était pas instinctive comme celle des braves gens qui étaient à crier de toute la force de leurs poumons dans tous les coins de la guinguette. Je lui proposai d’en sortir pour que nous pussions nous entretenir plus librement, et par conséquent d’une manière plus satisfaisante ; il accepta ma proposition, et, laissant tous ces braillards, nous suivîmes le boulevard extérieur pour nous rendre, par les Champs-Élysées, à l’hôtel où je logeais, rue de Rivoli.