Les Monikins/Chapitre IV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 41-54).



CHAPITRE IV.


Contenant les hauts et les bas, les espérances, les craintes et les caprices de l’amour ; une mort, une succession.



De ma vingtième à ma vingt-troisième année, il ne se passa aucun événement de grande importance. Le jour où j’atteignis ma majorité, mon père m’assura un revenu annuel de mille livres sterling. Je ne doute pas que je n’eusse passé mon temps comme les autres jeunes gens, sans la circonstance de ma naissance ; et je commençai à voir qu’il me manquait quelque chose de ce qui était nécessaire pour me permettre de prendre place dans une certaine portion de ce qu’on appelle le grand monde. Tandis que bien des gens s’évertuaient à chercher la trace de leur famille dans l’obscurité des temps, chacun répugnait à le faire d’une manière aussi claire et aussi distincte que je le pouvais. De tout cela, et de beaucoup d’autres preuves, j’ai été porté à conclure qu’il faut une main délicate et expérimentée pour préparer la dose de mystification qui paraît nécessaire au bonheur de la race humaine. Nos organes, au physique et au moral, sont d’une constitution si fragile, qu’ils ont besoin d’être protégés contre les réalités. Comme l’œil du corps a besoin d’un verre noirci pour regarder le soleil, de même il semble que celui de l’esprit a besoin d’une sorte de brouillard pour regarder fixement la vérité. Mais tout en évitant d’ouvrir mon cœur à Anna sur ce sujet, je cherchais une occasion de converser avec le docteur Etherington et avec mon père, sur les différents points qui m’embarrassaient le plus. Le premier établissait des principes qui tendaient à démontrer que la société était nécessairement divisée en diverses classes ; qu’il était non seulement impolitique, mais pernicieux, d’affaiblir les barrières qui les séparaient ; que le ciel avait ses séraphins et ses chérubins, ses archanges et ses anges, ses saints et ses bienheureux ; et que, par une induction facile à tirer, ce monde devait avoir ses rois, ses nobles et ses plébéiens. La fin ordinaire de toutes les discussions du docteur était une lamentation sur la confusion des rangs, ce qu’il regardait comme un jugement du ciel. D’une autre part, mon père s’inquiétait fort peu des classifications sociales, et de tout autre expédient conservateur que la force. Il aurait parlé sur ce sujet toute la journée, et il aurait fait à chaque phrase briller des baïonnettes, marcher des régiments. Quand il se livrait à son éloquence sur ce point, il criait, comme M. Manners Sutton[1] : « À l’ordre ! à l’ordre ! » Et je ne me rappelle pas une seule conversation qu’il ne finît par ces mots : « Ah ! John ! les propriétés sont en danger ! »

Je crois qu’un peu de confusion s’introduisit dans mon esprit, au milieu de ces opinions contradictoires ; mais heureusement j’entrevis une importante vérité. Les deux commentateurs étaient cordialement d’accord pour craindre la masse de leurs semblables, et par conséquent pour la haïr. Mon caractère me portait naturellement à la philanthropie, et, comme il me répugnait d’admettre la vérité de théories qui me mettaient en hostilité ouverte avec une si grande partie du genre humain, je résolus d’en former une moi-même, qui, en excluant les défauts des autres, renfermât ce qu’elles avaient de bon. Ce n’était pas une grande affaire de prendre cette résolution ; mais j’aurai occasion ci-après de dire un mot sur la manière dont j’essayai de la mettre à exécution.

Le temps avançait, et Anna devenait chaque jour plus belle. Il est vrai qu’après sa conversation avec son père je crus voir qu’elle avait perdu quelque chose de sa franchise et de sa gaieté ; mais je l’attribuai à la réserve et à la discrétion qui étaient la suite du développement de sa raison, et au sentiment des convenances qu’elle commençait à connaître. Cependant elle était toujours simple et ingénue avec moi, et quand je vivrais mille ans je n’oublierai jamais la sérénité angélique de sa physionomie, avec laquelle elle écoutait les théories de mon cerveau préoccupé.

Nous parlions de ce sujet un matin que nous étions tête à tête. Anna m’écoutait avec un plaisir manifeste quand je discutais tranquillement, et elle souriait douloureusement quand le fil de mon discours se perdait dans les écarts de mon imagination. Je sentais au fond du cœur quel bonheur ce serait pour moi d’avoir un pareil mentor, et combien mon sort serait heureux, si je pouvais m’assurer une telle compagne pour la vie. Cependant je ne pus m’armer d’assez de courage pour lui avouer positivement mes secrètes pensées, et pour lui demander un bien que, dans ces moments d’humilité passagère, je craignais de n’être jamais digne de posséder.

— J’ai quelquefois pensé au mariage, lui dis-je trop occupé de mes théories pour peser toute la signification de mes paroles avec l’exactitude qui convient à la franchise de l’homme, et aux avantages qu’il possède sur le sexe le plus faible ; si je pouvais trouver une femme aussi douce, aussi bonne, aussi belle et aussi sage que vous, Anna, et qu’elle consentît à être à moi, je n’hésiterais pas un instant ; mais malheureusement je crains que ce bonheur ne me soit pas réservé. Je ne suis pas le petit-fils d’un baronnet ; votre père désire vous unir à un homme qui puisse au moins prouver que « la main ensanglantée » a autrefois décoré son écu ; et, de son côté, mon père ne parle que de millions.

Pendant la première partie de ce discours, l’aimable fille me regardait avec affection, et semblait avoir le désir de me rassurer ; mais quand je le terminai, ses yeux tombèrent sur son ouvrage, elle garda le silence.

— Votre père, continuai-je, dit que tout homme qui a du crédit dans l’État doit lui donner des garanties ; — ici Anna sourit, mais si légèrement que son sourire parut à peine sur ses jolies lèvres ; — et que nul autre ne peut jamais prendre part aux affaires publiques avec avantage. J’ai plusieurs fois essayé d’engager mon père à acheter un bourg, et à solliciter le titre de baronnet. Avec son argent, rien ne lui est plus facile que de se procurer l’un, et avec l’influence que lui donnerait la nomination de deux membres du parlement, il obtiendrait aisément l’autre ; mais je n’ouvre jamais la bouche sur ce sujet sans qu’il s’écrie : Fi donc, John, fi donc ! — des baronnets, des évêques, des bourgs, votre ordre social, qu’est-ce que tout cela ? — Les propriétés sont en danger ; — À l’ordre ! à l’ordre ! — Des emprunts et des régiments, à la bonne heure ! — Des baïonnettes, voilà ce qu’il nous faut, avec de bonnes taxes, pour accoutumer la nation à contribuer à ses propres besoins, et à maintenir son crédit. — Sur ma foi ! si le paiement des intérêts de la dette publique souffrait un retard de vingt-quatre heures, votre corps social, comme vous l’appelez, mourrait de mort naturelle ; et alors que deviendraient vos baronnets, dont quelques-uns sont déjà assez maigris par suite de leurs dépenses extravagantes ? — Mariez-vous, John, et faites-le avec prudence. Il y a notre voisin Silverpenny[2] qui a une fille d’âge convenable, et qui est une bonne fille par-dessus le marché. La fille unique d’olivier Silverpenny serait un parti sortable pour le fils unique de Thomas Goldencalf. Mais je vous avertis que je ne vous donnerai que ce qui sera raisonnable ; ainsi ne bâtissez pas en l’air des châteaux extravagants, apprenez l’économie à temps, et par-dessus tout ne faites jamais de dettes.

Anna ne put s’empêcher de rire pendant que je contrefaisais le son de voix bien connu de M. Manners Sutton, mais un nuage couvrit ses beaux traits quand j’eus cessé de parler.

— Hier, repris-je, je parlai de ce sujet à votre père ; et il pensa comme moi que l’idée d’un bourg et d’un titre de baronnet était bonne : — Vous seriez le second de votre race, dit-il, et cela vaut toujours mieux que d’être le premier, car un homme ne peut offrir une meilleure garantie d’être un membre estimable de la société, que lorsqu’il a sous les yeux l’exemple de ceux qui l’ont précédé, et qui se sont distingués par leurs services ou par leurs vertus. Si votre père voulait consentir à entrer dans le parlement et à soutenir le gouvernement dans ce moment critique, on oublierait son origine, et vous auriez lieu d’être fier de sa conduite ; mais je crains que la passion sordide et avilissante du gain n’absorbe entièrement son âme. L’argent est un auxiliaire dont le rang ne peut guère se passer ; sans rang, il ne peut y avoir d’ordre ! et sans ordre, point de liberté ; mais quand la soif de l’argent prend la place du respect dû à la naissance, la société perd le sentiment qui est la base de tout ce qu’il y a de grand et de noble. Vous voyez donc, ma chère Anna, que nos pères ont des opinions bien différentes sur une question très-grave ; et me trouvant partagé entre mon affection naturelle pour mon père, et la vénération que j’ai appris à concevoir pour le vôtre, je sais à peine laquelle adopter ; mais si je pouvais trouver une femme aussi belle, aussi douce, aussi aimable que vous, qui m’accordât sa tendresse, je l’épouserais dès demain, et je ne songerais à l’avenir qu’au bonheur qu’on doit goûter avec une telle compagne.

Suivant sa coutume, Anna m’écouta en silence. Elle prouva cependant dès le lendemain que le titre de baronnet ne suffisait pas pour la déterminer dans le choix d’un époux, car le jeune sir Richard Griffin, dont le père était mort, lui ayant formellement demandé sa main, reçut un refus décisif.

Quoique je fusse toujours heureux quand j’étais au presbytère, je ne pouvais m’empêcher de sentir, comme le disent les Français, que j’occupais une fausse position dans la société. Connu pour être l’héritier présomptif d’une grande fortune, je ne pouvais être tout à fait oublié dans un pays où la représentation est basée sur la richesse, et où les places au parlement sont publiquement vendues au plus offrant ; et cependant la vue de ceux à qui le hasard avait procuré davantage de devoir leur fortune à leur grand-père, me convainquait que c’était un malheur pour moi, que celle que j’attendais, quelque vaste qu’on la supposât, eût été faite par mon père ; je désirais dix mille fois, — comme l’a dit depuis le grand capitaine du siècle, — avoir été mon petit-fils. Car malgré la probabilité que celui qui touche de plus près au fondateur d’une grande fortune en aura la plus grande partie, de même que celui qui descend le plus immédiatement de l’homme qui a illustré sa race paraît devoir sentir le plus fortement l’influence de sa réputation, je ne fus pas longtemps à reconnaître que, dans une société ou l’intelligence et la civilisation ont fait de grands progrès, l’opinion publique, en ce qui concerne le respect et l’influence qui suit la naissance et la fortune, réfute positivement les inductions qu’on peut tirer de toutes conjectures raisonnables sur ce sujet. J’étais hors de ma place, mal à l’aise, honteux, fier et mécontent ; en un mot, je me trouvais dans une fausse position ; — position dont malheureusement je ne pouvais me tirer qu’en me rejetant sur Lombard-Street, ou en me coupant la gorge. Anna seule, la douce et bonne Anna, prenait part à mes mortifications comme à mes plaisirs, et paraissait me voir tel que j’étais sans être attirée par ma richesse, ni repoussée par l’obscurité de ma naissance. Le jour qu’elle refusa la main de sir Richard Griffin, j’aurais pu tomber à ses pieds et l’adorer.

On dit qu’aucune maladie morale ne se guérit en l’étudiant. J’étais une preuve vivante de la vérité de l’opinion que s’appesantir sur ses griefs et ses infirmités ne fait ordinairement qu’aggraver le mal ; je crois qu’il est dans la nature de l’homme de déprécier les avantages dont il jouit, et de s’exagérer ceux qui lui sont refusés. Pendant les six mois qui suivirent le refus essuyé par le jeune baronnet, je résolus cinquante fois d’avoir le courage de me jeter aux pieds d’Anna, mais j’en fus toujours détourné par la crainte de n’avoir rien qui me rendît digne d’une créature si parfaite, et surtout de la petite-fille du septième baronnet d’Angleterre. Je ne prétends pas expliquer le rapport des causes aux effets ; car je ne suis ni physicien ni métaphysicien ; mais le tumulte occasionné dans mon esprit par tant de doutes ; l’espérance, la crainte, les résolutions formées et abandonnées, commencèrent à influer sur ma santé, et j’allais céder aux avis de mes amis, parmi lesquels Anna se montra la plus pressante et la plus affligée, et prendre le parti de voyager, quand je fus appelé tout à coup près du lit de mort de mon père. Je m’arrachai du presbytère, et je me rendis à Londres avec le zèle et la promptitude d’un fils unique et d’un unique héritier, mandé dans une occasion si solennelle.

Je trouvai mon père encore en possession de tous ses sens, quoique abandonné par les médecins, circonstance qui prouvait en eux un degré de désintéressement et de franchise qu’on pouvait à peine attendre à l’égard d’un malade qui passait généralement pour millionnaire. L’accueil que me firent les domestiques et deux ou trois amis qui s’étaient réunis dans cette triste occasion, fut d’un caractère assez chaud et assez compatissant pour prouver leur sollicitude et leur prévoyance.

Le malade me reçut avec moins de démonstrations. L’emploi exclusif qu’il avait fait de toutes ses facultés pour réussir dans le grand objet de sa vie, — une certaine opiniâtreté de desseins, qui prend souvent l’ascendant sur ceux qui n’ont en vue que d’amasser de l’argent, et qui se communique ordinairement à leurs manières, — enfin l’absence de ces liens plus doux qui sont formés par les sentiments les plus louables de la nature humaine, — avaient laissé entre nous un vide qui ne pouvait être comblé par les simples noms de père et de fils, je dis de père et de fils : car malgré les doutes qui jettent leur ombre sur la branche de mon arbre généalogique qui me rattache à mon grand-père maternel, le titre du roi à sa couronne n’est pas plus évident que le droit que j’ai de me dire le fils de mon père ; je l’ai toujours regardé comme l’étant de jure comme de facto, et j’aurais pu l’aimer et l’honorer en cette qualité, si mon affection naturelle avait trouvé en lui des entrailles plus paternelles.

Malgré les peu de rapports qui avaient eu lieu entre nous pendant toute ma vie, cette entrevue ne se passa pourtant pas sans quelque manifestation de sensibilité.

— Te voilà enfin, John, me dit mon père, je craignais que tu n’arrivasses trop tard.

Sa respiration difficile, son teint livide et sa voix cassée, me frappèrent de consternation. C’était la première fois que je me trouvais près d’un lit de mort, et le tableau du temps tombant dans l’éternité se grava dans ma mémoire en traits ineffaçables. Ce n’était pas seulement une scène de mort, c’était le lit de mort de mon père.

— Te voilà enfin, John, répéta-t-il, j’en suis charmé. Tu es à présent le seul être à qui je prenne intérêt. Peut-être aurait-il mieux valu que je vécusse davantage avec mes semblables, mais tu y gagneras. — Ah ! John ! nous ne sommes que de misérables mortels après tout ! — Être appelé si soudainement et si jeune ! —

Mon père était dans sa soixante-seizième année, mais il ne croyait pas encore avoir réglé son compte avec ce monde, quoiqu’il eût donné au médecin sa dernière guinée, et qu’il eût congédié le ministre en lui donnant pour les pauvres de la paroisse une somme qui aurait rendu un mendiant joyeux pour toute sa vie.

— Te voilà enfin ! répéta-t-il encore, en bien ! la perte que je fais sera un gain pour toi, mon garçon. — Fais sortir la garde de cette chambre.

Je fis ce qu’il désirait, et nous restâmes tête à tête.

— Prends cette clef, me dit-il en m’en donnant une qu’il prit sous son oreiller ; ouvre le tiroir d’en haut de mon secrétaire, et donne-moi un paquet à ton adresse, que tu y trouveras. —

J’obéis en silence. Mon père prit le paquet, le regarda avec un air de mélancolie que je ne saurais décrire, car il ne semblait avoir un caractère ni mondain ni spirituel, et c’était plutôt un singulier mélange de pensées ayant rapport à ce monde et à l’autre, et il le remit entre mes mains, ne le lâchant que lentement, et avec une sorte de répugnance.

— Tu ne l’ouvriras que lorsque je ne serai plus avec toi ; John. —

Une larme s’échappa de mes yeux, et tomba sur sa main décharnée. Il me regarda fixement, et sa main fit sentir à la mienne une légère pression, qui annonçait de l’affection.

— Il eût été à désirer que nous nous fussions mieux connus, John ; mais la Providence m’a fait naître sans père, et ma propre folie m’a fait vivre sans enfant. — Ta mère était une sainte, je le crois ; mais je crains de l’avoir appris trop tard.

Mon père ayant montré le désir de prendre du repos, je rappelai la garde, et, quittant son appartement, je me rendis dans la chambre qu’on appelait la mienne, et j’y plaçai dans un secrétaire, que j’eus soin de bien fermer, le gros paquet qu’il m’avait remis. Il était cacheté de son sceau ; et il y avait écrit mon adresse de sa propre main. Je ne le vis plus qu’une seule fois en état de raisonner d’une manière intelligible. Depuis le moment de notre première entrevue, sa situation empira, et sa raison disparut graduellement.

Trois jours après mon arrivée, tandis que j’étais seul avec lui, il sortit tout à coup d’une sorte de stupeur. Ce fut la seule fois qu’il me reconnut après notre première entrevue.

— Te voilà enfin ! me dit-il d’un ton qui avait déjà quelque chose de sépulcral ; peux-tu me dire, John, pourquoi ils ont trois verges d’or pour mesurer la ville ? Sa garde venait de lui lire un chapitre de l’Apocalypse, qu’il avait choisi lui-même. — Tu vois, mon garçon, que les murailles sont de jaspe et la ville d’or pur. — Je n’aurai pas besoin d’argent dans ma nouvelle habitation. On n’en manquera pas dans ce pays. — Je n’ai pas le cerveau fêlé, John ; je voudrais avoir aimé l’argent un peu moins, et mes semblables un peu plus. — Une ville d’or pur et des murailles de jaspe ! — Séjour précieux ! — Tu m’entends, John ? — Je suis heureux, — trop heureux ! — Une ville d’or ! —

Ces mots furent les derniers qui sortirent de la bouche de Thomas Goldencalf. Le dernier de tous fut presque un cri, qui fit entrer la garde et les domestiques, qui virent que mon père venait d’expirer. Dès que cette triste vérité fut bien établie, je fis sortir tout le monde, et je restai quelques minutes seul avec le corps du défunt. Ses traits avaient déjà pris l’expression de la mort ; ses yeux, encore ouverts, semblaient exprimer cette frénésie de plaisir au milieu de laquelle il avait rendu le dernier soupir ; et toute sa physionomie portait les marques effrayantes de l’anéantissement. Je me mis à genoux près de son lit, et, tout protestant que j’étais, je fis une prière fervente pour le repos de son âme. Je pris ensuite congé du premier et du dernier de tous mes ancêtres.

À cette scène lugubre succéda le temps ordinaire de chagrin extérieur, l’enterrement, et l’attente intéressée de ceux qui espéraient quelques legs du défunt. Je vis la maison fréquentée par des gens qui ne s’y étaient montrés que bien rarement pendant la vie de celui à qui elle appartenait. On se formait en groupes, on se parlait à demi-voix en me regardant, et je n’y comprenais rien. Le nombre des visites augmenta graduellement, et il y avait souvent une vingtaine de personnes dans la maison. J’y remarquai le ministre de la paroisse, les administrateurs de quelques établissements de charité, quatre ou cinq agioteurs bien connus à la Bourse, et à la tête desquels se trouvait sir Joseph Job ; enfin, trois philanthropes de profession, c’est-à-dire de ces gens qui n’ont d’autre occupation que de stimuler la charité indolente de leurs voisins.

Le jour qui suivit l’enterrement de mon père, sa maison parut être le rendez-vous général de tous ceux qui y étaient venus depuis sa mort. Les conférences secrètes continuèrent et devinrent plus animées que jamais, et enfin je fus invité à me réunir à eux dans la chambre qui avait été le sanctum sanctorum du défunt. Lorsque j’y fus entré, et que j’y vis une vingtaine de figures dont la plupart m’étaient inconnues, je fus surpris qu’on m’importunât si mal à propos, moi à qui l’on avait fait si peu d’attention jusque alors. Sir Joseph se chargea d’être l’orateur la compagnie.

— Nous avons désiré votre présence, monsieur Goldencalf, dit le baronnet en passant un mouchoir sur ses yeux par décence, parce que nous pensons que notre respect, notre estime et notre vénération pour notre défunt ami exigent que nous ne négligions pas plus longtemps ses dernières volontés, mais que nous procédions à l’ouverture de son testament, afin que nous puissions prendre de promptes mesures pour son exécution. Il aurait été plus régulier de le faire avant son enlèvement ; car nous ne pouvons savoir quel était son bon plaisir relativement à ses restes vénérables ; mais je suis très-résolu à faire exécuter ses derniers ordres à ce sujet, quand même il faudrait faire exhumer son corps.

Je suis d’humeur pacifique, et même un peu crédule, mais la nature ne m’a pas refusé une certaine vigueur d’esprit. Je ne vis pas, du premier coup d’œil, ce que sir Joseph Job, ou toute autre personne, pouvait avoir de commun avec le testament de mon père, et j’eus soin de l’exprimer en termes fort intelligibles.

— Comme fils unique, et même seul parent connu du défunt, répondis-je, je ne vois pas trop, Messieurs, comment cet objet peut intéresser si vivement tant d’étrangers.

— Excellente réplique, et faite fort à propos, dit sir Joseph en souriant ; mais vous devez savoir, jeune homme, que s’il y a des héritiers, il y a aussi des exécuteurs testamentaires.

Je ne l’ignorais pas, et j’avais aussi entendu dire que les derniers avaient souvent la meilleure part de la succession.

— Avez-vous lieu de supposer, sir Joseph, que mon père vous ait choisi pour remplir cette fonction ?

— C’est ce que nous saurons avec le temps, jeune homme. On sait que votre père est mort riche, très-riche, — non qu’il ait laissé, à un demi-million près, autant qu’on le suppose ; mais il est de fait qu’il possédait ce que j’appellerai une fortune confortable. Il ne serait pas raisonnable de supposer qu’un homme ayant le bon sens et le prudence du défunt, ait voulu que cette fortune passât à son héritier légal, — surtout quand cet héritier est un jeune homme dans sa vingt-troisième année, n’entendant rien aux affaires, peu pourvu d’expérience, et ayant les penchants ordinaires des jeunes gens de son âge dans ce siècle de folies et d’extravagances, — sans prendre des mesures et des précautions pour que ces biens, qu’il a eu tant de peine à amasser, restassent pendant quelque temps sous l’administration de gens connaissant comme lui toute la valeur de l’argent.

— Impossible ! — Plus qu’impossible ! — s’écrièrent plusieurs voix. Et tous de secouer la tête.

— Et quand feu M. Goldencalf était intimement lié avec les hommes les mieux connus à la Bourse, et notamment avec sir Joseph Job ! ajouta un autre.

Sir Joseph fit un geste d’approbation, sourit, se frotta le menton, et attendit ma réponse.

— Les propriétés sont en danger, sir Joseph, lui dis-je d’un ton d’ironie, mais n’importe ; s’il existe un testament, j’ai au moins autant d’intérêt que vous à le connaître, et je consens volontiers qu’on en fasse la recherche.

Sir Joseph me regarda, et ses yeux semblaient des poignards. Mais, étant homme d’affaires, il me prit au mot, et je remis toutes les clefs à un notaire. On ouvrit tous les secrétaires, toutes les armoires, tous les tiroirs ; on examina tous les papiers, et l’on y jeta plus d’un regard curieux pour voir s’il ne s’y trouverait pas quelque note qui pût faire connaître la fortune du défunt. Cette recherche dura quatre heures, et n’eut aucun succès. Le désappointement et la consternation augmentaient évidemment parmi la plupart des spectateurs, à mesure que cet examen inutile avançait, et lorsque le notaire, après avoir cherché partout, déclara qu’il ne se trouvait ni testament ni même un seul titre de propriété quelconque, tous les yeux se fixèrent sur moi, comme si j’eusse été soupçonné de vouloir voler ce qui, dans l’ordre de la nature, paraissait devoir être à moi sans qu’un crime fût nécessaire.

— Il faut qu’il y ait quelque part un dépôt secret de papiers, dit sir Joseph Job d’un air qui annonçait plus de soupçons qu’il ne jugeait à propos d’en montrer ; on sait que M. Goldencalf était propriétaire d’une somme considérable dans les fonds publics, et l’on ne trouve pas même un certificat d’une livre sterling !

Je sortis de la chambre, et j’y rentrai bientôt, tenant en main le paquet que mon père m’avait remis.

— Messieurs, dis-je, voici un assez gros paquet que mon père m’a remis de ses propres mains sur son lit de mort ; vous voyez qu’il est cacheté de son sceau, qu’il m’est adressé, et que l’adresse est, de son écriture ; je crois qu’il m’est permis de supposer que ce qu’il contient ne regarde que moi. Néanmoins, comme vous paraissez prendre tant d’intérêt aux affaires du défunt, je vais l’ouvrir sur-le-champ, et vous verrez ce qu’il contient, autant que vous en avez le droit.

Il me parut que sir Joseph prit un air grave, quand il vit le paquet et qu’il eut examiné l’écriture de l’adresse. Chacun témoigna sa satisfaction de ce qu’il ne serait probablement pas nécessaire de s’occuper d’autres recherches. Je rompis le sceau, et je fis voir que l’enveloppe contenait plusieurs petits paquets, tous cachetés, et également adressés — À mon fils John Goldencalf, — de l’écriture du défunt. Sur chaque enveloppe était une courte note expliquant la nature des pièces qui s’y trouvaient. Chaque paquet était numéroté, et, les prenant par ordre, je lus à haute voix ce qui suit :

— N° 1. Certificats des sommes appartenant à Thomas Goldencalf dans les fonds publics, le 12 juin 1815. Nous étions au 29. En mettant ce paquet sur la table, je vis qu’il était indiqué en chiffres, sur le revers de l’enveloppe, que ces sommes excédaient un million. — N° 2. Actions de la banque d’Angleterre. Il y en avait pour plusieurs centaines de mille livres. — N° 3. Annuités de la Compagnie de la mer du Sud, près de trois cent mille livres. — N° 4. Obligations hypothécaires, quatre cent trente mille livres. — N° 5. Billet de soixante-trois mille livres souscrit au profit de Thomas Goldencalf, par sir Joseph Job.

Je mis ce paquet sur la table, et je m’écriai involontairement : — Les propriétés sont en danger ! — Sir Joseph pâlit, mais il me fit signe de continuer, en disant : — Nous arriverons enfin au testament, Monsieur.

N° 6. — J’hésitai, car je vis que ce paquet avait rapport à une tentative frauduleuse pour éviter de payer le droit sur les legs.

— Eh bien ! Monsieur, no 6 ? demanda sir Joseph d’un ton animé ; mais d’une voix tremblante.

— C’est une pièce qui ne concerne que moi, et qui ne vous regarde en rien, Monsieur.

— C’est ce que nous verrons, Monsieur, c’est ce que nous verrons. — Si vous refusez de la montrer, il y a des lois pour vous forcer à…

— À quoi faire, sir Joseph Job ? — À montrer aux débiteurs de mon père des papiers qui me sont adressés exclusivement, et qui ne regardent que moi ? Mais voici, Messieurs, la pièce que vous désirez tant voir. — N° 7. Testament et dernières volontés de Thomas Goldencalf, en date du 17 juin 1815. Il était mort le 24 du même mois.

— Ah ! voici la pièce importante ! s’écria sir Joseph en avançant la main comme pour recevoir le testament.

— Cette pièce ; comme vous le voyez, Messieurs, dis-je en levant le paquet de manière à ce que chacun pût voir l’adresse, m’est spécialement adressée, et elle ne sortira de mes mains que lorsque j’apprendrai que quelqu’un y a plus de droit que moi.

J’avoue que mon cœur tressaillit quand je rompis le cachet de l’enveloppe, car je n’avais vu mon père que fort peu, et je savais que c’était un homme dont les opinions étaient aussi étranges que les habitudes. Le testament était autographe et très-court. Je rappelai mon courage et je lus tout haut ce qui suit :

« Au nom de Dieu, — amen. Moi, Thomas-Goldencalf, de la paroisse de Bow, Cité de Londres, déclare que ce qui suit est mon testament et ma dernière volonté.

« C’est-à-dire : Je lègue à mon fils unique et chéri, John Goldencalf, tous mes biens immeubles situés dans la paroisse de Bow, susdite Cité de Londres, pour par lui, ses héritiers ou ayants cause, en jouir et disposer à perpétuité.

« Je lègue à mondit fils unique et chéri, John Goldencalf, tous mes biens mobiliers, en quoi qu’ils puissent consister, comme sommes placées dans les fonds publics, actions de banque, annuités, créances hypothécaires, billets, reconnaissances, meubles meublants, argent comptant, et généralement tout ce qui m’appartiendra au jour de mon décès, pour par lui, ses héritiers et ayants-cause, en jouir et disposer à compter dudit jour.

« Je nomme mondit fils unique et très-chéri, John Goldencalf, mon seul exécuteur testamentaire, lui conseillant de ne se fier à aucun de ceux qui pourront prétendre avoir été mes amis ; et par-dessus tout de faire la sourde oreille aux prétentions et sollicitations de sir Joseph Job, baronnet. En foi de quoi, etc. »

Ce testament était revêtu de toutes les formes légales, et le commis de confiance du défunt, sa garde-malade et une de ses servantes l’avaient signé comme témoins.

— Les propriétés sont en danger, sir Joseph, dis-je d’un ton sec en ramassant les papiers pour les mettre en sûreté.

— On peut faire casser ce testament, Messieurs, s’écria le baronnet avec fureur ; il contient un libelle.

— Et pour l’avantage de qui, sir Joseph ? demandai-je fort tranquillement. Il me semble que, si je ne suis pas légataire de mon père, je suis son héritier.

Cette vérité était si évidente que la plupart des spectateurs se retirèrent en silence. Sir Joseph lui-même, après un délai de quelques instants, pendant lesquels il parut fort agité, prit le parti de suivre leur exemple. La semaine suivante sa banqueroute fut déclarée, par suite des spéculations extravagantes qu’il avait faites dans les fonds publics, et je ne reçus que trois shillings quatre pence par livre pour son billet de soixante-trois mille livres sterling.

Quand j’eus reçu cette somme, je ne pus m’empêcher de m’écrier mentalement : — Les propriétés sont en danger, sir Joseph !

lie lendemain matin, sir Joseph Job fit la balance de ses comptes avec le monde en se coupant le cou.



  1. Ex-président de la chambre des communes.
  2. Sou d’argent.