Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 7-20).


LES MONIKINS




CHAPITRE PREMIER.


Généalogie de l’auteur et de son père.



Le philosophe qui publie une nouvelle théorie est tenu de fournir du moins quelques preuves élémentaires que ses prémisses sont raisonnables ; et l’historien qui se hasarde à rapporter des merveilles qui n’ont pas fait partie des connaissances humaines, doit, par égard pour les opinions des autres, produire quelques autorités dignes de foi à l’appui de sa véracité. Je suis dans une position singulière à l’égard de ces deux points essentiels, n’ayant guère à alléguer en faveur de ma philosophie que sa plausibilité, et ne pouvant produire d’autre témoin que moi-même pour établir les faits importants qui vont, pour la première fois, être mis sous les yeux du monde lisant. Dans cet embarras, je sens tout le poids de la responsabilité qui s’attache à moi, car il y a des vérités qui paraissent si peu probables, qu’elles semblent des fictions, et il existe des fictions qui ont un tel air de vérité, qu’un observateur ordinaire est porté à déclarer qu’il en a été le témoin oculaire. Nos historiens feraient bien d’avoir ces deux faits présents à l’esprit, car la connaissance des circonstances pourrait leur faire éviter la mortification de ne pas être crus après avoir pris la peine de citer leurs autorités, et leur épargner beaucoup de travaux pénibles et inutiles. Me trouvant donc abandonné à moi-même pour ce que les Français appellent les pièces justificatives de ma théorie et de mes faits, je ne vois pas de meilleur moyen pour préparer le lecteur à me croire, que de lui rendre un compte fidèle de ma famille, de ma naissance, de mon éducation et de ma vie, jusqu’au moment où je devins spectateur de ces faits merveilleux que j’ai le bonheur de pouvoir raconter, et qu’il sera heureux d’apprendre.

Je commencerai par ma généalogie, d’abord parce que c’est l’ordre naturel des choses, et ensuite parce que, pour tirer un bon parti de cette portion de mon histoire, toujours dans la vue de rendre le reste croyable, elle peut être utile pour aider à remonter des effets aux causes.

Je me suis généralement considéré comme étant au niveau des plus anciennes familles de l’Europe ; car il en est peu qu’on puisse suivre plus clairement et plus distinctement dans l’obscurité des temps, que celle dont je descends. Le registre de ma paroisse établit incontestablement que je suis fils de mon père, et son testament l’a confirmé ; et je crois que personne ne pourrait prouver plus positivement l’authenticité de toute l’histoire de sa famille, que je ne puis le faire à l’égard de celle de l’auteur de mes jours, depuis l’instant où il fut trouvé, dans sa seconde année, criant de froid et de faim, dans la paroisse de Saint-Gilles, cité de Westminster, dans le royaume uni de la Grande-Bretagne. Une marchande d’oranges eut pitié de ses souffrances ; elle lui donna une croûte de pain à manger, lui fit boire quelques gorgées de bière pour le réchauffer, et le conduisit devant un individu avec qui elle était habituée à avoir de fréquentes entrevues qui n’étaient pas toujours amicales. L’histoire de mon père était si obscure qu’elle était claire. Personne ne pouvait dire à qui il appartenait, d’où il venait, ni ce qu’il deviendrait ; et comme, dans des circonstances semblables, la loi ne permettait pas alors que les enfants mourussent de faim dans les rues, l’officier de la paroisse, après avoir fait tous les efforts convenables pour persuader à quelques-unes de ses connaissances qui avaient de la bienveillance, sans avoir d’enfants, qu’un enfant abandonné de cette manière était un don spécial que le ciel faisait à chacune d’elles, fut obligé d’envoyer mon père dans la maison de charité. Il est heureux, pour l’authenticité de ma généalogie, que tel ait été le résultat de la démarche de la marchande d’oranges ; car si mon digne père avait éprouvé les heureux élans et les caprices généreux de la charité volontaire, il est plus que probable que je serais forcé de tirer un voile sur ces importantes années de sa vie qu’il passa notoirement dans la maison de charité, et qui, par suite de cet événement, sont rendues authentiques par des documents inattaquables. C’est ainsi qu’il n’existe aucune lacune dans les annales de ma famille. Ce temps, que l’on ne se rappelle dans la vie du commun des hommes que par le commérage insignifiant qui en cite quelques sottes histoires, se trouve authentiquement constaté dans celle de mon père depuis l’instant où il fut trouvé jusqu’au jour de sa majorité présumée ; car il fut mis en apprentissage chez un maître soigneux, dès que la paroisse put légalement (je ne dis pas décemment) s’en débarrasser. Je devrai savoir déjà dit que la marchande d’oranges, d’après l’enseigne de la boutique d’un boucher, à la porte duquel elle avait trouvé mon père, lui avait fort ingénieusement donné le nom de Thomas Goldencalf[1].

Cette seconde transition dans les affaires de mon père pourrait se regarder comme un présage de sa fortune future. Il était apprenti chez un marchand qui vendait des articles de fantaisie, c’est-à-dire des objets qu’achètent ordinairement ceux qui ne savent que faire de leur argent. Ce commerce fut d’un immense avantage pour la prospérité future du jeune aventurier ; car, indépendamment du fait bien connu que ceux qui amusent leurs semblables sont mieux payés que ceux qui les instruisent, sa situation le mit à portée d’étudier ces caprices de l’esprit humain, qui, lorsqu’on sait en profiter, sont par eux-mêmes une mine de richesses, et d’apprendre cette importante vérité, que les plus grands événements de la vie sont le résultat de l’impulsion beaucoup coup plus souvent que du calcul.

J’ai appris par une tradition directe, qui m’a été transmise par la propre bouche de mon père, que personne n’aurait pu être plus heureux que lui dans le choix d’un maître. Ce digne personnage, qui devint avec le temps mon grand-père maternel, était un de ces marchands adroits qui encouragent la folie des autres dans la vue d’en profiter. Une expérience de cinquante années l’avait rendu si expert dans la pratique de sa profession, qu’il était rare qu’il ouvrit une nouvelle veine dans sa mine, sans se trouver récompensé de son entreprise par un succès qui répondait pleinement à son attente.

— Tom, dit-il un jour à son apprenti, quand le temps eut établi entre eux une pleine confiance et une réciprocité de sentiments, tu es né sous une heureuse étoile, ou l’officier de paroisse ne t’aurait jamais amené chez moi. Tu ne te doutes guère de la fortune qui t’attend et des trésors qui sont à tes ordres, si tu es laborieux, et surtout fidèle à mes intérêts. — Mon grand-père ne laissait jamais échapper l’occasion de jeter dans ses discours une morale utile, malgré le caractère général de voracité qui distinguait son commerce. — À combien crois-tu que monte mon capital ?

Mon père hésita à répondre, car jusque alors ses idées ne s’étaient portées que sur les profits. Jamais il n’avait osé élever ses pensées jusqu’à la source d’où il voyait qu’ils découlaient abondamment. Une question si inattendue le prenait au dépourvu ; mais comme il avait le calcul facile, il ajouta dix pour cent à la somme qu’il savait que l’année précédente avait rapportée pour produit net de leur industrie réunie, et il en énonça le total en réponse à la demande qui lui avait été faite.

Mon futur grand-père rit au nez de son apprenti.

— Tom, lui dit-il, quand son envie de rire commença à se passer, tu en juges d’après ce que tu regardes comme la valeur des marchandises qui sont sous tes yeux ; mais tu devrais faire entrer en compte ce que j’appelle notre capital flottant.

Tom réfléchit un instant. Il savait que son maître avait de l’argent dans les fonds publics, mais il ne regardait pas cette partie de sa fortune comme applicable à ses affaires commerciales ; et quant à un capital flottant, il ne voyait pas en quoi il pouvait servir dans leurs affaires, puisque la disproportion entre le prix d’achat des différents objets qu’ils vendaient et celui de leur vente était si considérable, qu’il devenait inutile d’avoir recours à d’autres fonds. Cependant, comme son maître payait rarement les objets qu’il achetait avant que leur vente lui eût rapporté six à sept fois leur valeur, il commença à croire que le vieillard voulait parler des avantages que lui procurait le crédit qu’il obtenait, et après quelques instants de réflexion, il lui parla dans ce sens.

Mon grand-père maternel partit encore d’un grand éclat de rire.

— Tu es adroit à ta manière, Tom, lui dit-il, et j’aime l’exactitude de tes calculs, car elle prouve de l’aptitude pour le commerce : mais il faut dans notre profession du génie aussi bien que de l’adresse. Avance ici, ajouta-t-il en le tirant vers une fenêtre d’où ils pouvaient voir leurs voisins qui allaient à l’église, car c’était un dimanche que mon père et mon grand-père considéraient le genre humain sous un point de vue moral, comme convenant particulièrement à la sainteté de ce jour ; approche ici, et tu verras quelque petite partie de ce capital que tu sembles croire bien caché se montrer au grand jour dans les rues. — Vois-tu la femme de notre voisin, le pâtissier, comme elle relève la tête, comme elle est fière de faire voir la babiole que tu lui vendis hier ! Eh bien ! cette vaine et fainéante créature, quelque peu de confiance qu’elle mérite, porte avec elle une portion de mon capital.

Mon digne père ouvrit de grands yeux, car il n’avait jamais vu son maître assez indiscret pour faire crédit à une femme qui, comme ils le savaient tous deux, achetait plus que son mari n’était disposé à payer.

— Elle m’a payé une guinée, dit-il, pour cette babiole, qui ne nous avait pas coûté plus de sept shillings.

— Sans doute, Tom ; et c’est la vanité qui l’y a poussée. Je trafique de sa folie et de celle de tout le genre humain. Ne vois-tu pas à présent avec quel capital je fais mes affaires ? Regarde la servante qui la suit, et qui porte les patins de sa maîtresse. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai tiré une demi-couronne sur la partie de mon capital qui est en la possession de cette drôlesse.

Tom réfléchit longtemps aux allusions que venait de faire son maître prudent, et quoiqu’il ne les comprît guère mieux que ne les comprendront la moitié des yeux doux et languissants et des porteurs de favoris touffus qui liront cet ouvrage, il parvint pourtant, à force de réflexions, à en saisir le sujet, et avant qu’il eût trente ans il l’avait, pour me servir d’une expression française, passablement exploité.

J’ai appris, aussi par une tradition incontestable, que j’ai reçue de la bouche des contemporains de mon père, que ses opinions subirent un changement matériel entre les âges de dix et de quarante ans. Cette circonstance m’a souvent porté à penser que les hommes feraient bien de ne pas trop compter sur leurs principes, pendant ce que j’appellerai la période pliante de la vie ; quand l’esprit, comme un jeune arbrisseau, plie facilement, il est soumis à l’influence des causes environnantes.

Pendant les premières années de l’âge flexible, on remarqua que mon père montrait un vif sentiment de compassion à la vue d’enfants de charité ; et il ne passait jamais près d’un enfant pleurant de faim dans les rues, sans partager sa croûte de pain avec lui, surtout si c’était un garçon portant encore des jupons. On assure que sa pratique à cet égard était constante et uniforme, quand cette rencontre avait lieu après que la compassion de mon digne père avait été éveillée par un bon dîner : fait qui peut s’attribuer au sentiment intime du plaisir qu’il allait causer.

Après seize ans, on l’entendit converser de temps en temps sur la politique, sujet sur lequel il devint expert et éloquent avant d’en avoir vingt. Son texte ordinaire était la justice et les droits sacrés de l’homme, relativement auxquels il débitait quelquefois de très-beaux discours, des discours qui convenaient à un homme placé au fond de la grande marmite sociale, qui bouillait alors comme aujourd’hui ; situation qui lui faisait mieux sentir la chaleur qui la maintenait en ébullition. On m’a assuré que peu de jeunes gens de la paroisse étaient en état de discourir avec plus de zèle et d’onction sur le sujet des taxes, et sur les griefs de l’Amérique et de l’Irlande. À peu près vers la même époque, on l’entendit crier dans les rues : — Wilkes et la liberté !

Mais, comme il arrive à tous les hommes de rares talents, il y avait dans l’esprit de mon père une concentration de force, qui imposa bientôt un joug utile et convenable à toutes ces idées errantes, qui n’étaient que l’effet de l’effervescence d’un caractère vif et ardent, et qui aboutissaient toutes à un centre commun, le réceptacle vaste et absorbant de l’intérêt personnel. Je ne réclame pour mon père aucun mérite à cet égard ; car, comme je l’ai souvent observé, — de même que ces cavaliers à la tête légère qui font d’abord lever beaucoup de poussière, et qui courent à droite et à gauche comme si la grande route n’était pas assez large pour eux, avant qu’ils soient fermes sur leurs étriers, vont ensuite aussi directement à leur but que la flèche qui part de l’arc, — un grand nombre de ceux qui cèdent à leurs sentiments naturels au commencement de leur carrière deviennent, quand elle avance vers la fin, les hommes le plus en état de les tenir dans l’assujettissement, et de les restreindre dans les bornes du sens commun et de la prudence. Avant d’avoir atteint sa vingt-cinquième année, mon père était un adorateur de Plutus, aussi constant et aussi exemplaire qu’on puisse en trouver entre Ratcliffe-Highway et Bridge-Street. Je cite particulièrement cet endroit, parce qu’il est notoire que, dans tout le reste de la grande capitale dans laquelle il était né, on a plus d’indifférence pour l’argent.

Mon père avait trente ans passés quand son maître qui, de même que lui, était garçon, augmenta son cercle domestique d’une manière fort inattendue, et au grand scandale de tout le voisinage, en introduisant chez lui une petite fille nouvellement née. On serait tenté de croire que quelqu’un avait spéculé sur son capital de faiblesse, car cette pauvre enfant, sans protection et sans ressource, avait été confiée à ses soins, comme mon père, par suite de l’intervention d’un officier de paroisse. Les beaux-esprits du voisinage lâchèrent plus d’un quolibet aux dépens du marchand d’objets de fantaisie ; ils le félicitèrent de cette faveur de la fortune ; mais les malins dirent tout bas que la petite fille ressemblait plus à tous les célibataires des huit ou dix rues voisines, qu’au digne trafiquant à qui il avait plu à la mère d’accorder les honneurs et les charges de la paternité. J’ai été très-disposé à admettre l’opinion de ces aimables observateurs comme autorité suffisante pour former mon arbre généalogique, car ce serait remonter à cette obscurité dans laquelle commencent toutes les anciennes familles d’une génération de plus, que d’adopter la présomption légale que la petite Betsy était véritablement fille naturelle de mon respectable ancêtre. Mais, en y réfléchissant bien, j’ai cru devoir m’en tenir à la version la plus simple, quoique la moins populaire, de cette aventure, d’autant plus qu’elle se rattache à la transmission d’une grande partie de notre fortune, circonstance qui donne de la dignité et de l’importance à une généalogie.

Quelle qu’ait été l’opinion secrète du père putatif sur ses droits à ce titre respectable, le fait est qu’il s’attacha bientôt à l’enfant aussi fortement que s’il eût été bien certain de lui avoir donné le jour. Il procura une excellente nourrice à la petite fille, et elle profita à vue d’œil. Elle venait d’atteindre sa troisième année, quand le marchand gagna la petite vérole de sa favorite lorsqu’elle était convalescente de la même maladie, et il en mourut le dixième jour.

Ce fut un coup imprévu et étourdissant pour mon père, qui entrait alors dans sa trente-cinquième année, et qui était premier commis de l’établissement commercial, qui avait continué à prospérer et à croître en proportion des folies et des vanités croissantes du siècle. Lorsqu’on ouvrit le testament du défunt, on vit qu’il avait légué à mon père le bail de sa boutique et son fonds de commerce, sans autre condition que de payer les marchandises au prix coûtant ; il l’avait en outre nommé son exécuteur testamentaire, et tuteur de la petite Betsy, qu’il avait instituée sa légataire universelle.

Un lecteur ordinaire pourra être surpris qu’un homme qui avait si longtemps exploité les folies de ses semblables, ait eu assez de confiance dans un simple garçon de boutique, pour laisser si complètement tous ses biens à sa disposition. Mais il faut se rappeler que l’esprit humain n’a pas encore inventé un moyen à l’aide duquel nous puissions emporter nos biens dans l’autre monde ; « qu’il faut endurer ce qu’on ne peut guérir ; » qu’il fallait nécessairement qu’il choisît quelqu’un pour remplir les fonctions importantes d’exécuteur testamentaire et de tuteur de l’enfant ; et qu’il valait mieux confier son argent à un homme qui, connaissant le secret par lequel il avait été accumulé, avait moins de tentations à être malhonnête que tout autre qui aurait senti l’impulsion de la cupidité, sans savoir comment la satisfaire d’une manière directe et légale. On a donc conjecturé que le testateur avait pensé qu’en laissant son commerce à un homme qui en connaissait les détails aussi bien que lui, dans toute l’imperfection morale et pécuniaire, il prenait une mesure suffisante pour l’empêcher de commettre le crime de péculat, en lui fournissant amplement des moyens plus simples de s’enrichir. D’ailleurs, il est juste de présumer que la longue connaissance qu’il avait de mon père avait affaibli l’effet de cette sentence, qu’un bel esprit a mise dans la bouche d’un plaisant : « Nommez-moi votre exécuteur testamentaire, mon père, et peu m’importe à qui vous laisserez vos biens. »

Quoi qu’il en soit, une chose très-certaine c’est que mon digne père remplit ses devoirs de tuteur avec la fidélité scrupuleuse d’un homme qui avait pris des leçons d’intégrité à l’école morale du commerce. La petite Betsy fut élevée conformément à sa condition ; sa santé fut soignée comme si elle eût été la fille unique d’un monarque, au lieu d’être celle d’un marchand d’objets de fantaisie ; une vieille fille fut chargée de former ses mœurs ; son esprit fut laissé dans sa pureté primitive, et sa personne fut mise soigneusement à l’abri de toutes les entreprises des coureurs de fortunes. Enfin, pour mettre le comble à ses attentions et à ses sollicitudes paternelles, son vigilant tuteur, afin de prévenir les accidents et les chances de la vie, autant que pouvait le faire la prudence humaine, lui choisit pour époux, le jour où elle entra dans sa dix-neuvième année, l’homme qu’il regarda, ainsi qu’il y a lieu de le croire, comme celui qui méritait d’être préféré parmi toutes ses connaissances, — et cet homme fut lui-même. Entre des personnes qui se connaissaient depuis si longtemps, il est inutile de faire des stipulations matrimoniales en faveur de la femme ; et, grâce aux dispositions libérales du testament du défunt, grâce à une longue minorité et à l’industrie du ci-devant premier garçon de boutique, dès que la bénédiction nuptiale eut été prononcée, notre famille se trouva en pleine et entière possession de quatre cent mille livres sterling. Un homme moins scrupuleux que mon père du côté de la religion et de la justice aurait pu ne pas juger nécessaire de rendre à l’héritière orpheline un compte de tutelle si satisfaisant.

Je fus le cinquième, des enfants qui furent le fruit de cette union, et le seul qui atteignit la fin de sa première année. Ma pauvre mère ne survécut pas à ma naissance, et je ne puis parler de ses qualités que d’après ce que m’en a appris ce grand agent dans les archives de ma famille, — la tradition. Suivant ce que j’en ai entendu dire, elle doit avoir été une femme douce, tranquille, entièrement occupée de l’intérieur de sa maison, et qui, par suite de son caractère et de l’éducation qu’elle avait reçue, était admirablement faite pour seconder les plans formés pour son bonheur par la prudence de mon père. Si elle avait quelques sujets de plainte, — et il n’y a que trop lieu de croire qu’elle en eut, car qui a jamais vécu sans en avoir ? — elle les tenait cachés, avec la fidélité d’une femme, dans le dépôt sacré de son cœur. Si une imagination rebelle lui traçait quelquefois une esquisse imparfaite de bonheur dans le mariage, qui ne ressemblât point aux traits de la réalité qu’elle avait sous les yeux, ce tableau ne lui inspirait aucun autre commentaire qu’un soupir, et il restait enfermé dans un cabinet dont elle seule avait la clef, et qu’elle ouvrait rarement.

Mon digne et infatigable père paraît ne pas s’être douté de ce chagrin comprimé, et, comme j’ai lieu de le craindre, quelquefois vivement senti. Il continuait à suivre ses occupations ordinaires avec une ardeur qui ne lui permettait pas de songer à autre chose, et la dernière idée qui se serait présentée à son esprit était qu’il n’avait pas scrupuleusement rempli tous ses devoirs à l’égard de sa pupille. S’il eût agi autrement qu’il ne l’avait fait, personne n’en aurait souffert plus que lui, et par conséquent personne n’aurait eu plus de droit de se plaindre. Or, comme mon père ne pensa jamais à porter une telle accusation contre lui-même, il n’est nullement étonnant qu’il soit resté jusqu’à sa mort dans une ignorance complète des sentiments secrets de sa femme.

J’ai déjà dit que les opinions de mon père subirent quelques changements importants de l’âge de dix à quarante ans. Après qu’il eut atteint sa vingt-deuxième année, — en d’autres termes, après qu’il eut commencé à gagner de l’argent pour lui-même, aussi bien que pour son maître, il cessa de crier : « Wilkes et la liberté ! » On ne l’entendit pas dire un mot des obligations de la société envers les êtres faibles et infortunés, pendant les cinq ans qui suivirent sa majorité. Dès qu’il eut cinquante livres sterling en sa possession, il ne parla plus que légèrement et en termes généraux des devoirs du chrétien, et quant aux folies humaines, un homme qu’elles faisaient vivre eût été coupable d’une noire ingratitude s’il les avait censurées. Cependant, vers cette époque, ses remarques sur les taxes étaient singulièrement caustiques et bien appliquées. Il parlait de la dette publique comme d’un fléau, et faisait de sombres prédictions sur la dissolution de la société, par suite du fardeau qui s’accumulait tous les jours sur les épaules déjà trop chargées du commerçant.

Le moment de son mariage, qui le mit en possession de toute la fortune de son ancien maître, peut être regardé comme la seconde période du changement qui se manifesta dans les opinions de mon père. Depuis cet instant, son ambition se développa, ses vues s’agrandirent en proportion de sa fortune, et ses méditations sur son capital flottant devinrent plus profondes et plus philosophiques. Il est vraisemblable qu’un homme doué de tant de sagacité naturelle que mon père, dont l’âme était entièrement absorbée par la soif du gain, dont l’esprit s’était formé en trafiquant en quelque sorte avec les éléments des faiblesses de l’humanité, trouvait, pour s’élever plus haut, quelque route plus digne de lui que celle qu’il avait laborieusement suivie pendant les longues années d’un pénible apprentissage.

La fortune de ma mère consistait en placements hypothécaires sur particuliers ; son protecteur, son patron, son bienfaiteur, son père putatif, ayant une répugnance invincible pour ce corps sans âme, cet être de raison, cette richesse de convention, qu’on appelle les fonds publics, et ne pouvant y avoir confiance. Le premier indice que donna mon père d’un changement dans ses idées financières, fut de faire rentrer toutes ses créances, et d’adopter le plan d’opération de Napoléon, en concentrant ses forces sur un point particulier, afin de pouvoir faire agir des masses. Ce fut aussi vers cette époque qu’il cessa tout à coup de déclamer contre les taxes. Ce changement peut se comparer à celui qu’on remarque dans le style d’un journal ministériel qui cesse d’injurier un état étranger avec lequel sa nation était en guerre, quand le gouvernement pense enfin qu’il est d’une bonne politique de la terminer. À peu près par la même raison, mon père prit alors la prudente résolution de s’allier à une puissance dont il avait été l’ennemi constant. La totalité de ses quatre cent mille livres sterling fut libéralement placée dans les fonds publics ; l’ancien apprenti d’un marchand d’articles de fantaisie entra comme taureau[2] dans l’arène des spéculations vertueuses et patriotiques de la finance, et s’il y mit plus de prudence, il y porta du moins une partie de l’énergie et de l’obstination de l’animal qui a donné son nom à cette classe d’aventuriers. Le succès couronna ses louables efforts ; l’or tomba sur lui comme la pluie était tombée sur la terre lors du déluge, et il se trouva porté, corps et âme, à cette hauteur digne d’envie, où il semble qu’il faut être placé pour pouvoir prendre une juste vue de la société dans toutes ses phases. Toutes les idées qu’il s’était formées de la vie, tant en morale qu’en politique, pendant ses premières années, et qu’on pouvait appeler des vues étroites, furent alors complètement jetées dans l’ombre par la perspective plus étendue qu’il avait sous les yeux du haut de son élévation.

Je suis fâché que la vérité me force d’avouer que mon père ne fut jamais charitable dans l’acception vulgaire de ce mot. Mais, d’une autre part, il déclarait toujours que l’intérêt qu’il prenait à ses semblables était d’un ordre plus élevé, et il voyait d’un seul coup d’œil le bien et le mal sous tous leurs aspects. C’était cette sorte d’affection qui porte un père à corriger son enfant, pour que les souffrances présentes soient une leçon qui lui apprenne à devenir utile et respectable par la suite. Agissant d’après ces principes, il s’éloigna graduellement davantage de ses semblables ; sacrifice qui était probablement exigé par la sévérité de ses reproches pratiques contre leur dépravation croissante, et par la politique austère qui était indispensable pour leur donner de la force. À cette époque, mon père connaissait parfaitement ce qu’on appelle la valeur de l’argent ; ce qui, je crois, donne une idée plus exacte qu’on ne se la forme communément des dangers des métaux précieux, ainsi que de l’usage qu’on peut en faire, et des privilèges qui y sont attachés. Il s’étendait quelquefois sur les garanties qu’il était nécessaire de donner à la société pour sa propre sûreté. Même quand il ne s’agissait que de nommer un officier de paroisse, jamais il ne donnait sa voix qu’à un homme dont le nid était bien garni de plumes. Enfin il commença alors à souscrire au fonds patriotique, et aux autres petits arcs-boutants semblables, moraux et pécuniaires, du gouvernement, dont l’objet commun et louable était de protéger notre pays, nos autels et nos foyers.

On m’a décrit le lit de mort de ma mère comme ayant offert une scène touchante et mélancolique. Il paraît que lorsque cette femme douce et concentrée fut sur le point de quitter son enveloppe mortelle, son intelligence devint plus brillante, son discernement plus fort, et son caractère plus élevé et plus imposant à tous égards. Quoiqu’elle eût beaucoup moins parlé de nos foyers et de nos autels que son mari, je ne doute pas qu’elle n’eût été tout aussi dévouée aux premiers, et aussi fidèle aux autres, qu’il pouvait l’être lui-même. Je rapporterai l’important événement de son passage de ce monde dans un meilleur, tel que je l’ai souvent entendu répéter par un homme qui en avait été lui-même témoin, et qui contribua beaucoup par la suite à faire de moi ce que je suis aujourd’hui. C’était le ministre de notre paroisse, pieux et savant ecclésiastique, aussi distingué par sa naissance que par ses sentiments.

Quoique ma mère sentît depuis longtemps qu’elle était sur le point d’aller rendre son grand compte, elle avait constamment défendu qu’on détournât son mari des affaires qui absorbaient toute son attention, en l’informant de la situation dans laquelle elle se trouvait. Il savait pourtant qu’elle était mal, très-mal, comme il avait lieu de le croire ; mais comme il avait non seulement permis, mais expressément ordonné qu’elle reçût tous les soins et tous les secours que l’argent pouvait procurer, — car mon père n’était pas avare dans le sens vulgaire de ce mot, — il pensait avoir fait tout ce qu’un homme pouvait faire dans un cas où il s’agissait de vie ou de mort, événement sur lequel il déclarait qu’il ne pouvait avoir d’influence. Il vit le docteur Etherington, notre ministre, entrer et sortir tous les jours pendant un mois, sans en témoigner ni crainte ni inquiétude ; car il pensait que sa conversation tendait à tranquilliser ma mère, et il aimait fort tout ce qui pouvait lui permettre de se livrer paisiblement aux occupations qui absorbaient toute l’énergie de son âme. Le médecin recevait sa guinée à chaque visite avec une ponctualité scrupuleuse ; les deux garde-malades étaient bien payées et fort satisfaites, car elles ne recevaient d’ordres de personne que du docteur ; tout était régulièrement soldé par mon père avec la même libéralité que si la femme résignée dont il était sur le point d’être séparé pour toujours eût été le choix spontané de sa jeunesse et de son affection.

Quand donc un domestique alla lui dire que le docteur Etherington lui faisait demander un entretien particulier, mon digne père, qui n’avait pas à se reprocher d’avoir négligé aucun des devoirs qu’il convient à un ami de l’Église et de l’État de remplir, ne fut pas peu surpris de cette requête.

— Je viens m’acquitter d’un devoir pénible, monsieur Goldencalf, lui dit le docteur en entrant dans le cabinet dont sa demande lui avait fait ouvrir la porte pour la première fois ; le fatal secret ne peut vous être caché plus longtemps, et votre femme a enfin consenti que je vous le révèle.

Le digne ministre fit une pause, car, en pareilles occasions, il est peut-être à propos que l’imagination porte d’avance une partie du coup qui va être frappé, et il paraît que celle de mon pauvre père travailla fortement en ce moment. Il devint pâle, il ouvrit les yeux au point qu’ils remplirent de nouveau les orbites dans lesquelles ils s’étaient enfoncés depuis une vingtaine d’années, et il eut l’air de vouloir faire une centaine de questions que sa langue refusait de prononcer.

— Il est impossible, docteur, dit-il enfin d’une voix un peu tremblante, qu’une femme comme Betsy ait appris quelque chose des événements ayant rapport à la grande expédition secrète qui a eu lieu récemment, et qui ont échappé à mes observations et à mon expérience.

— Je crois, mon cher monsieur, que mistress Goldencalf a appris quelque chose de la grande et dernière expédition que tous nous devons faire tôt ou tard, et qui paraît avoir échappé à votre vigilance. — Mais je vous parlerai de ce sujet dans une autre occasion. En ce moment, mon devoir pénible est devons informer que l’opinion du médecin est que votre excellente femme ne peut passer la journée, si même elle vit encore dans une heure.

Mon père parut frappé de cette nouvelle, et pendant plus d’une minute il resta immobile et en silence, les yeux encore fixés sur des papiers arrangés sur sa table, et qui contenaient des calculs importants sur ses opérations dans les fonds publics ; il dit enfin :

— Si cela est réellement ainsi, docteur, je crois que je ferai bien d’aller la voir ; car dans la situation où est cette pauvre femme, il peut se faire qu’elle ait quelque chose d’important à me dire.

— C’est dans cette vue que je suis venu vous apprendre la vérité, — répondit tranquillement le ministre qui savait qu’il n’y avait rien à gagner en attaquant la passion dominante d’un tel homme, en un pareil moment.

Mon père fit un signe de tête en forme de consentement, et après avoir enfermé avec soin tous ses papiers dans son secrétaire, il suivit le ministre dans la chambre de sa femme mourante.


  1. Thomas Veau d’or.
  2. On appelle en Angleterre bull, ou taureau, celui qui joue à la hausse dans les fonds publics, et bear, ou ours, celui qui joue à la baisse.