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PROMENADE EN MER




« Paré à virer ! »
« Paré à virer ! »La barque élégante et coquette
Tourne et repart avec des façons de mouette,
La grande voile pleine et le foc bien au vent.
Le clapotis du flot s’accentue à l’avant
Et la vague, fuyant le long des frêles planches,
Aux flancs noirs du canot met des dentelles blanches.


Arsène, le patron, un solide marin
Hâlé, roussi, brûlé comme un vieux mathurin,
Tient la barre, attentif aux écarts de la brise,
Les yeux droit sur l'écueil où le courant se brise,
Et de sa voix traînante, au rhythme cadencé,
Nous raconte sa vie et parle du passé.

Élevé rudement, « va comme je te pousse »,
À dix ans, sur un sloop marchand, il partait mousse,
Et, dans un ouragan, sous un ciel noir d’enfer,
Recevait le premier baptême de la mer.

« Donc pendant tout ce temps la besogne fut dure.
J’ai navigué du Nord au Sud, à l’aventure,
Pour un oui, pour un non, changeant de bâtiment,
Et revenant ici quelques jours seulement
Pour marier mes sœurs, pour enterrer ma mère.
Deux ou trois fois au moins j’ai fait mon tour de terre
Et j’ai vu des pays… à ne les point compter ;
Si ça s’appelle voir pourtant que de rester

À l’ancre tout le temps, en face d’une ville,
Faisant toujours à bord quelque travail utile
Et ne s’aventurant jamais loin de la mer.
Les marins, voyez-vous, ça vous a toujours l’air
D’avoir vu l’univers entier dans leurs voyages :
Ils ne connaissent rien que des rades, des plages,
Des falaises, des rocs par la mer envahis,
Et c’est par les bords seuls qu’ils jugent d’un pays.
Allez ! c’est bientôt fait d’en avoir une idée
Et tout ça se ressemble, au fond…
Et tout ça se ressemble, au fond…Une bordée
Encore, et cette fois pour rentrer, car voici
La mer qui va baisser, le vent qui tombe aussi.
Avant d’être à Dinard, il nous faut plus d’une heure.
Pare à virer, garçon ! »

Pare à virer, garçon ! »La barque tourne, effleure
Les flots où le soleil, lentement descendu,
Projette obliquement un sillon d’or fondu.

Et l’histoire reprend, naïve et monotone,
Leur même histoire à tous sur la côte bretonne,
Les départs, les retours, le service à l’État,
Dur métier, où l’on doit trimer plus qu’un forçat,
Mais qu’on aime bientôt et dont on se fait gloire ;
Puis le premier combat, la première victoire
Dans des pays très chauds, sur des hommes tout nus
Aux fantastiques noms, à peine retenus…
On était canonnier alors… Comme personne
On savait envoyer un boulet dans la tonne,
Et, malgré le gros temps, en habile pointeur,
Offrir au commandant un beau coup d’amateur.

Puis, les galons venus, voici le quartier-maître
Que les femmes de Brest lorgnent de leur fenêtre ;
Les longues nuits de quart sur la frégate en bois…
Car Arsène est un vieux, un marin d’autrefois.
Les engins compliqués de la nouvelle guerre,
Torpilles, cuirassés, ne le séduisent guère ;

On savait se passer jadis de tout cela !
Il en parle en riant, il en plaisante, il a
Le plus profond mépris pour ces « horlogeries ».

La voix douce poursuit, pleine de rêveries,
Et nous dit maintenant l’Islande aux flots glacés,
Dans le fond du bateau les poissons entassés,
Le sombre et dur travail où chacun s’évertue,
Le froid, l’horrible froid qui pénètre et qui tue,
Et le retour enfin, quand on revient !

Et le retour enfin, quand on revient !C’était
Dans un de ces retours au pays, qu’il sentait
Pour la première fois son amour pour Loyse.
Native de Saint-Cast, elle était sa payse.
Il l’avait épousée en mai, le mois fleuri.
Brave fille, et jolie, et fidèle au mari !
Deux garçons seulement, l’un marin, l’autre prêtre
À Rennes… Cet automne on le verra peut-être…

Quinze jours tout au plus… il vient si peu souvent...
Il est très estimé là-bas… c’est un savant ! »
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Quand nous rentrons au port, la nuit est déjà sombre.
Comme des yeux sanglants qui rayonnent dans l’ombre,
Les fanaux de la cale indiquent le chemin.
Le patron a jeté l’amarre à pleine main :
« Attrape ! »
« Attrape ! »Et l’on accoste et le flot vous ballotte,
Et franchissant d’un bond l’eau sombre qui clapote
Par l’escalier de pierre incessamment lavé,
On monte, et les talons sonnent sur le pavé.

« Bonsoir ! » dit le patron en levant sa casquette.

La barque disparaît là-bas, fine et coquette,

Sur la mer, qu’on distingue à peine maintenant…
Et l’on rentre au logis, l’esprit tout bourdonnant
Des paroles du vieux, dans le vent envolées,
Les poumons pleins d’air pur et les lèvres salées.