(p. 213-220).


À TABLE D’HÔTE





C’est la banale table d’hôte
De l’hôtel breton, que l’on voit
S’arrondir sous son vaste toit,
Au bout de la plage, à mi-côte.


Aux murs de la salle, par rangs,
Dans leurs cadres dont l’or se pique,
Une collection unique
De tableaux… à trente-cinq francs :

Tableaux compliqués, pleins de choses,
Effets de printemps ou d’hiver,
Soleils couchants, lunes en l’air
Se mirant dans de beaux lacs roses ;

Ou bien, naïfs et réguliers,
Près d’un glacier de Suisse mauve,
Quelques longs bâtons de guimauve,
Qui figurent des peupliers.

Dans le fond, sur la cheminée,
Entre deux vases vernissés,
Souvenir des hymens passés,
Dort une couronne fanée,


Et, sous un lustre en papier vert,
Où viennent bourdonner les mouches,
Jouant des mains, jouant des bouches,
Les dîneurs prennent leur dessert.

Parmi tous ces hôtes vulgaires,
Hauts en couleur, ronds et joyeux,
Bavardant ferme et buvant mieux,
Et riant au choc de leurs verres,

En face de moi je la vois,
Dans son corsage de cretonne,
Toute frêle, toute mignonne,
Et fine jusqu’au bout des doigts.

Elle a douze ans, treize ans à peine,
Cette fillette aux cheveux d’or :
Bien plus enfant que femme encor,
Elle a pourtant des airs de reine.


À sa droite, œil clair et front haut,
Mais vieux d’âge et d’inquiétude,
Le père — quelque homme d’étude —
Mange et rêve sans dire un mot.

À sa gauche est le petit frère,
Pauvre enfant à l’air attristé,
Celui qui sans doute a coûté
En naissant, la vie à la mère,

Être malingre, au long profil,
À l’œil terne, à la peau de cire,
Un de ceux-là qui vous font dire :
« À quoi le bon Dieu pensa-t-il ? »

Or, sur cette plante chétive
Éclose par un froid soleil,
Avec un amour sans pareil
Veille la fillette attentive.


Malgré les refus entêtés
De l’enfant injuste et morose,
Elle prodigue en toute chose
Des trésors d’exquises bontés :

De sa main active et fluette,
Vitement, le faisant manger ;
Dès qu’il vient à se déranger,
Serrant le nœud de sa serviette ;

Pour qu’il y puisse boire mieux,
À ses lèvres, portant son verre ;
Quelquefois, pour le faire taire,
Lui parlant avec de gros yeux…

Bref, en sa charité suprême,
Sans défaillance, sans ennui,
Vivant en lui, par lui, pour lui,
Jusqu’à s’oublier elle-même.


À ce moment, rouge de feux,
Le soleil, se couchant dans l’onde,
Vient éclairer sa tête blonde
Et se jouer dans ses cheveux,

Si bien que sous cette auréole
On dirait, descendant du Ciel,
Quelque vierge de Raphaël
Qui tient l’enfant et le console.

Et je pensais par devers moi,
Devant ce tableau tout intime :
« Nature ! ô Nature sublime !
Combien admirable est ta loi !

Loin de ces êtres qu’elle adore
La mère s’en va pour jamais…
Mais en sa fille tu permets
Qu’elle puisse exister encore !


Près de ce pauvre enfant chétif
Que la crainte de vivre assiège,
Tu mets, afin qu’il le protège,
Ce jeune gardien attentif,

Et tu voulus, dans ta clémence,
Que pour veiller au bord du nid,
En cet ange blond qui finit
Fût une mère qui commence ! »