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LE ROMAN DE LA MARQUISE




À Mademoiselle Julia Bartet.



Au salon, l’autre soir, chez la vieille marquise,
On causait : causerie intime, simple, exquise,
Voltigeant au hasard, sans règles, sans apprêts,
Dans l’horizon rosé des abat-jour discrets.
On parlait de l’amour, intarissable thème,
Sur lequel, s’inspirant de ces deux mots : Je t’aime !

— Deux mots gros de bonheurs et de déceptions —
Chaque époque broda ses variations.
Tous, d’un commun accord, nous disions qu’une femme
Quel qu’ait été son rang, bourgeoise ou grande dame,
Quels qu’aient été son sort, son amour, sa vertu,
N’atteint pas l’âge mûr sans avoir combattu,
Ne fût-ce qu’un seul jour, une heure, une minute,
La tentation folle et sombre de la chute,
Et sans avoir senti, pâle, fermant les yeux,
Le vertige du gouffre effleurer ses cheveux.
Ineffaçable tache ou passagère envie,
Toute femme eut un coin de roman dans sa vie.

Tel était le sujet pour le moment traité.
Et notre hôtesse alors, une ancienne beauté
Du temps de Charles dix, une adorable vieille
D’une distinction suprême et sans pareille,
Bien moderne pourtant, l’œil sympathique et fin,
— Un pastel de Latour retouché par Grévin ; —
Notre hôtesse, posant son lorgnon sur la table :

— « Un roman, dites-vous ?… Oui, c’est incontestable !
Long ou court, tôt ou tard, toute femme a le sien.
Moi-même, mes amis, que vous connaissez bien,
Moi, d’esprit peu fantasque et plus froid que le vôtre,
Ma foi ! j’eus mon petit roman tout comme une autre ! »

À ces mots, doucement de sa bouche envolés,
Un silence se fit qui lui disait : « Parlez ! »

« Ma fille, mon Andrée, avait quatre ans à peine.
C’était mon seul enfant. Nous vivions en Touraine,
Dans un petit château, pavillon autrefois,
Séjour fastidieux s’il en fut, en plein bois ;
Un voisinage nul, et par contre, sans doute,
Un pays infesté de voleurs de grand’route.
Bref, vous voyez d’un coup le paradis exquis
Où je m’éternisais, seule avec le marquis.
Vous l’avez tous connu, mes amis : âme fière,
Brave sans vanité, sens droit, franchise entière,
Un de ces cœurs pétris d’un rare et pur ciment

Dont la froideur recèle un ardent dévouement.
Mais on peut l’avouer, n’est-ce pas ? La nature,
Toute à son âme, avait oublié sa figure :
Mon époux, ressemblant en bravoure à Clovis,
En bon sens à Caton… n’avait rien d’Adonis.
Or j’étais jeune, aimable, on me prétendait belle…
Et puis je m’ennuyais d’une façon cruelle,
Et puis mon cœur naïf, étrangement troublé,
S’il avait écouté, n’avait jamais parlé…
Que vous dirai-je enfin ?… Je pressentais la crise :
À mon roman, de forme encor bien indécise,
Seul, le héros manquait pour qu’il devînt réel :
Il parut… et ce fut un lancier bleu de ciel !

Un grand nom, fin valseur, la démarche hautaine,
Six pieds au moins, c’était un très beau capitaine.
Appelons-le César, si vous le voulez bien.
De la cour qu’il me fit je ne vous dirai rien :
Apprenez seulement qu’après plus d’une année

De défense constante et d’attaque obstinée,
Il eut un rendez-vous dans mon parc, à minuit.
Je devais me glisser par le perron, sans bruit,
Doucement…, le marquis, suivant règle fixée,
Habitant le premier, moi le rez-de-chaussée.

Quand vint le soir fatal, le cœur me battait fort.
Je comprenais ma faute, et je faisais effort
Pour cacher ma rougeur et mon inquiétude.
Le marquis, ce soir-là, contre son habitude,
Lui, si doux d’ordinaire et froidement poli,
Était rude, agité, presque brutal : un pli
Obscurcissait encor son front déjà sévère.
Inquiète, je crus que sa sombre colère
Lui venait d’un soupçon, et je l’interrogeai :

« — Quoi ! vous me demandez, ma chère, ce que j’ai ?
Quand — vous le savez bien, aussi bien que moi-même !
Ces rôdeurs de grand’route ont eu l’audace extrême
De venir cette nuit, chez un de nos voisins,

Briser les espaliers et voler les raisins ?
Ils entreront bientôt, au train dont vont les choses,
Jusque dans nos salons, malgré les portes closes…
Mais, morbleu ! je saurai recevoir comme il faut,
S’il rôde par ici, ce gibier d’échafaud ! »
Je respirai, voyant que ma crainte était vaine,
Et nous nous séparions au bout d’une heure à peine.

Il fit bientôt nuit close, une nuit sans clarté,
Enveloppant le parc de son obscurité
Et jetant son linceul sur la pelouse verte.
Dans ma chambre, debout, la fenêtre entr’ouverte,
Comprimant à deux mains mon cœur désordonné,
J’attendis le moment du rendez-vous donné.

Minuit sonna. Je vis alors une grande ombre
Allant deçà, delà, sous la verdure sombre,
Et, dans le gazon noir, un vif éclair d’acier…
L’éclair était le sabre, et l’ombre le lancier.
Un moment, j’hésitai… Mais, reprenant courage,

Je jetai sur mon dos un manteau de voyage,
Et pâle, à petits pas, ainsi qu’un vrai larron,
Je sortis de ma chambre et gagnai le perron.
Je tournai doucement la clef intérieure…
Et la porte s’ouvrit.
Et la porte s’ouvrit.Dans la vaste demeure,
Dans la pièce voisine où mon enfant dormait,
Un silence profond, mortel, qui m’opprimait.
J’hésitai de nouveau sur le seuil de la porte…
Puis la tentation chez moi fut la plus forte,
Nerveusement, je fis deux ou trois pas dehors…
Quand, soudain, un frisson me passa par le corps,
Me saisit tout entière et me cloua sur place…
Tenez… j’en tremble encor, mes amis… Dans l’espace
Un cri bref, suppliant, étrange, désolé,
Presque un sanglot, plutôt comme un râle étranglé,
Venait de s’envoler de la chambre d’Andrée…
Ma fille !… ma chérie !… et me voilà rentrée,
Et, prise d’un besoin de savoir étouffant,
Demi-folle, gagnant la chambre de l’enfant…

Mais à peine j’entrais, que la porte d’en face
S’ouvrit, et le marquis, pâle, la tête basse,
Comme moi pris de peur et comme moi tremblant,
À grands pas s’avança vers le petit lit blanc.
Pour regarder l’enfant, nos têtes se penchèrent…
Pour prendre ses deux mains, nos deux mains se touchèrent.
Elle dormait tranquille et le front étoilé.
Quelque gros rêve noir, sans doute, avait troublé
Cette sérénité de l’ange qui repose,
Et mis ce sombre cri sur cette bouche rose.

Tous les deux rassurés, nous nous levions tous deux…
Lorsque je vis — à peine en croyais-je mes yeux ! —
Que le marquis tenait dans sa main agitée
Son pistolet de tir à la crosse incrustée.
Il saisit mon regard, vit mon étonnement :

« — Certes, j’étais tout prêt, me dit-il vivement.
Je l’avais bien prévu… Quelle audace suprême…
Les coquins !… les brigands !… dans notre château même !

Et, comme je restais hagarde, sans un mot :

« — Vous ne savez donc rien ?… De ma chambre, là-haut,
J’ai vu, sur le perron, près de la porte, une ombre
Qui passait doucement, glissant dans la nuit sombre…
Plus de doute… un de nos rôdeurs de grand chemin…
Je pris mon pistolet, j’assurai bien ma main…
Et j’allais faire feu, lorsque ce cri d’Andrée… »

Un sanglot s’échappa de ma gorge serrée…
Brusquement, je sentis un indicible émoi
De cette mort, passée à quelques pas de moi…
Et folle de remords, palpitante de fièvre,
Laissant la vérité sortir à pleine lèvre,
Aux genoux du marquis je tombai lourdement,
Et lui racontai tout, mon fol égarement,
Le rendez-vous donné, mes frayeurs, mes alarmes…
Terrible aveu mêlé de sanglots et de larmes !

Pas un mot de sa part : un silence complet.
Seule, sa main, serrée entre mes mains, tremblait

De colère à coup sûr, et de haine, et de rage…
Ah ! certes, il allait, bondissant sous l’outrage,
Écraser sans pitié celle qui l’outragea…
Et ce serait terrible, et j’en mourais déjà…

« — Alors, alors, dit-il, étrangement farouche,
Lorsque le dernier mot fut sorti de ma bouche,
Dehors… sur le balcon… cette ombre… c’était vous ? »

Je fis oui de la tête, embrassai ses genoux…
Puis je fermai les yeux, abandonnant mon être…

« — Un pas de plus… un seul…, je te tuais peut-être !…
Murmura-t-il ; enfant !… Ah ! malheureuse enfant !… »

Ô noble époux ! Ô cœur superbe et triomphant !
Tu devais me briser dans ta juste colère :
Tu n’as pensé qu’au mal que tu me pouvais faire !
Tu devais me haïr et me répudier :
Tu n’as songé qu’à moi qui t’allais oublier !
Je tombai dans ses bras et nous nous embrassâmes :
À tout jamais le ciel unissait nos deux âmes…

Alors montrant l’enfant dormant avec ferveur
Doucement, le marquis murmura :
Doucement, le marquis murmura :« Le sauveur ! »

Vous dirai-je à présent comment, la nuit entière,
Mon lancier bleu, trempé plus qu’un chat de gouttière,
Par un bon ouragan, juste à point déchaîné,
Promena dans le parc son grand corps galonné ?
Comment le lendemain, navré de la tournure
Que, pour son amour-propre, avait pris l’aventure,
Vers un cœur plus ouvert, un logis moins fermé,
Il braqua les éclairs de son œil enflammé ?
Comment son escadron quitta bientôt la ville ?
Comment je l’oubliai ?… Comment, froide et tranquille,
Depuis j’ai toujours pu, sans… marcher de travers,
Voir tout un régiment de lanciers bleus ou verts ?
Non !… Sachez seulement qu’à tout jamais guérie,
J’ai chéri cet époux qui m’avait tant chérie.

Maintenant, l’ai-je aimé follement ? Près de lui
Ai-je connu l’amour, le grand amour, celui

Qui retint Juliette, ivre et pâle de joie,
Aux bras de Roméo, sur l’échelle de soie ?
Celui que Marguerite avait senti, vainqueur,
Des roses du jardin lui monter jusqu’au cœur ?…
J’en doute… mais voyez !… Sans ce bonheur suprême
Tant bien que mal, mon Dieu ! j’ai vécu tout de même…
Et le marquis a seul… enfin, cela s’entend…
Que de femmes de cour n’en pourraient dire autant !