(p. 81-88).

POUPÉES




À Madame Worms-Barretta.


I



Dans le va-et-vient d’un de nos passages,
Sous l’éclat du gaz, contre le vitrail
Du vieux magasin dit : « Aux enfants sages »
Brille une poupée à tête d’émail.


Sur les plis naïfs de sa robe à queue
Le bras tombe raide, un mouchoir en main ;
Ses grands yeux ont l’air de gouttes d’eau bleue ;
Ses lèvres d’un arc rougi de carmin.

Elle a des façons de franche coquette
Et semble appeler d’un air engageant
Un bel arlequin, voisin de planchette,
Un bel arlequin à galons d’argent.

Lui, tendant le pied, recourbant sa batte
Dans un mouvement savant et vainqueur,
Pour prouver l’ardeur dont son être éclate,
D’un geste éloquent lui montre son cœur.

À bien regarder la poussière fine
Qui poudre de blanc leurs clairs vêtements,
On voit que l’amour qui les assassine
N’est pas né d’hier chez ces deux amants.


Depuis plusieurs mois, à travers l’espace,
Ils s’aiment de loin, se mangent des yeux,
Sans se dire un mot, sans changer de place…
Et qui sait ?… Peut-être ils s’en aiment mieux.

Devant les jouets passe une enfant blonde,
Dix ans tout au plus, cet âge fatal
Où, suivant le sexe, on ne rêve au monde,
Que robe ou fusil, poupée ou cheval.

Vers le couple heureux où là-haut roucoule
Son regard charmé monte brusquement,
Et, traînant sa mère à travers la foule,
Elle va tout droit à l’enchantement.

« Regarde, maman, regarde ! dit-elle.
La grande… là-haut… avec ces cheveux…
Près de l’arlequin… Vois comme elle est belle !
Ah ! donne-la moi, mère… je la veux ! »


Et vibrant déjà de toute son âme
Du désir d’avoir propre à l’être humain,
La petite enfant — que dis-je ?… la femme,
Tend vers la poupée une ardente main…


II


Ah ! ne brise pas par ta fantaisie,
Fillette, le cœur de ces amoureux
Qui, sans lassitude et sans jalousie,
Éternellement peuvent être heureux !

Respecte un amour discret et fidèle,
Chose rare, hélas ! aux temps d’aujourd’hui :
Que deviendrait-il, soudain privé d’elle ?
Que deviendrait-elle, à vivre sans lui ?


Puis, si tu l’avais, qu’en saurais-tu faire
De cette poupée au regard si doux ?
Bientôt délaissée, elle irait à terre
Grossir le charnier de tes vieux joujoux ;

Ou bien, quelque jour, te sentant chagrine,
Digne fille d’Ève, à grands coups de dents
Tu déchirerais sa blanche poitrine
Afin de savoir « ce qu’on met dedans » !

Non ! non ! par pitié, laisse l’un à l’autre
Ces tendres pantins qu’un hasard unit :
Leur monde est un monde au-dessus du nôtre,
Créé par le Rêve et que Dieu bénit !

Ils ne craignent point, ces divins fantoches,
L’éternel assaut des chagrins humains :
Pour eux, l’amitié n’a point de reproches,
Et pour eux l’amour point de lendemains.


Ils ne livrent pas la rude bataille
Que la vie impose à chacun de nous ;
Ils ont des désirs moins grands que leur taille,
Et leur taille à peine atteint nos genoux !

Calmes et joufflus sous leurs broderies,
Ils n’ont ni chagrins, ni deuils, ni tracas :
Ils soupent d’azur, — et leurs bergeries
Ont des blancs moutons… qu’on ne mange pas.

Il ne leur faut point, contre les névroses,
Le grand air de mer ou des pics alpins,
Ni le lait fumant que les vaches roses
Traînent en leurs flancs sous les verts sapins ;

Pour tout horizon, pour toute nature,
Ils ont leur boutique aux rayons poudreux,
Des fleurs en papier, des ciels en peinture…
Mais que leur importe ?… — Ils sont amoureux !


Ils sont amoureux, vois-tu, ma petite !
Amoureux ?… cela ne t’explique rien…
Mais un jour viendra, peut-être trop vite,
Où tu comprendras ce mot-là fort bien.

Oui ! tu comprendras pourquoi je t’adjure,
Malgré tes désirs, tes enivrements,
De laisser en paix, à leur devanture,
Au nom de l’amour, ces dignes amants !


III


A-t-elle entendu mon humble prière ?
Son caprice a-t-il pris un autre cours ?…
L’enfant par la main entraîne sa mère
Et va s’éloignant, s’éloignant toujours…


Elle disparaît, la blonde fillette…
Voilà le danger enfin détourné…
Nos deux amoureux, droits sur la planchette,
Tout à leur transport, n’ont rien soupçonné.

Qu’on les laisse ainsi pendant des années !
Qu’on ne trouble point leur divin repos !
Sous l’éclat terni des robes fanées,
Ils seront toujours jeunes et dispos ;

Leurs âmes toujours seront occupées
Du même profond et doux sentiment…
Et l’on verra bien que… chez les poupées,
L’amour peut durer éternellement !