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REQUÊTE À DE NOUVEAUX ÉLUS




I



Les voilà donc finis, pour tout de bon finis,

Les scrutins et les ballottages !

Bientôt nos députés vont être réunis

Dans leur enceinte à vingt étages.


Ils vont, groupés suivant leur goût et leur couleur,

— Sang de bœuf ou blancheur de neige —

Essayer dignement, et sans grande douleur,

L’élasticité de leur siège.


Assidus au travail, jetant par-dessus mur

Les querelles folles ou mièvres,

Ils vont nous cuisiner des lois dont, à coup sûr,

Nous nous pourlécherons les lèvres !


Ils vont, n’en doutez point, tant qu’ils seront chargés

Du poids des affaires publiques,

Être de petits saints, doux, bienfaisants, rangés,

Pleins de vertus évangéliques.


Représentants directs de leurs chers électeurs,

Gens délicats et fort sensibles,

Ils n’essaîront jamais de passer sénateurs

Pour devenir inamovibles.


Tels ils sont aujourd’hui, tels ils seront demain :

Tenant les promesses données,

Sans varier jamais, leur manifeste en main,

Ils régleront nos destinées.


Par eux nous aurons tout, vertus, fortune, honneur…

Plus de troubles et plus de drames !

Oui ! nous serons heureux, très heureux : le bonheur

Est inscrit dans tous leurs programmes !


II


Permettez toutefois, ô chers représentants

De notre vieux pays de France,

Qu’un de vos électeurs vienne, quelques instants

Avant la première séance,


Vous présenter, avec les respects qui sont dus

À des hommes juchés au faîte,

En termes mesurés, fondus et refondus,

Une très modeste requête.


N’allez pas vous fâcher et froncer les sourcils,

Ô Jupiters, dans votre Olympe !

Pour nous, la politique et ses graves soucis

Sont bien trop haut pour qu’on y grimpe.


Nous venons simplement, ô nobles députés,

Réclamer de vous qu’il vous plaise

De ménager un peu, lorsque vous discutez,

Notre pauvre langue française ;


D’avoir quelques égards pour son âge et ses droits ;

Et, quand l’opinion diverge,

De ne point la traiter, cette fille des rois,

Comme une servante d’auberge !


Soyez tels qu’il vous plaît, vifs, moqueurs, enflammés,

Le bonnet tout près de l’oreille ;

Mais, par grâce, songez que vous vous exprimez

Dans la langue du vieux Corneille !


III


Je ne parlerai point de vos prédécesseurs…

Hélas ! ce n’est point un mystère

Qu’ils se sont quelquefois débité des… douceurs

Veuves du miel parlementaire ;


Qu’emportés par le feu de la discussion,

De façon un peu trop bourrue,

Ils se sont adressé plus d’une expression

Bien moins de Chambre que de rue.


On peut, sans employer de mots injurieux,

Dire de très mordantes choses,

Et parfois le serpent n’en piquera que mieux

Pour être caché sous les roses.


Songez, quand vous montez dans un calme profond

À la tribune consacrée,

Que tout terme incongru doit demeurer au fond

De votre verre d’eau sucrée.


Songez que l’électeur — qui peut être parfois

De race très athénienne —

Se trouve forcément parler par votre voix…

Puisqu’il vous a donné la sienne ;


Qu’il endosse discours, gros mots, jurons divers,

Qu’il se révolte et qu’il s’attriste

Quand, en son propre nom, vous lancez dans les airs

Quelque apostrophe… réaliste !


Songez que, dans le ciel, les grands grammairiens.

Vaugelas, Chapsal et les autres,

En entendant sonner vos mots faubouriens

Riraient dans leurs barbes d’apôtres ;


Songez aux orateurs de nos Chambres d’antan,

Graves comme des Hippocrates,

Le doigt dans leur habit, serrés dans le carcan

De leurs gigantesques cravates ;


Songez qu’à Paris même, et pas bien loin de vous,

Comme vous, au bord de la Seine,

Siège une autre Assemblée au ton discret et doux,

À l’allure toujours sereine ;


Qu’au bout du pont des Arts, dans un vieux monument

Où toute dispute s’apaise,

Quarante hommes polis s’occupent poliment

À polir la langue française ;


Que ces hommes courtois distillent en bonbon

L’esprit, le tact, la bonhomie…

Songez enfin, songez que le Palais-Bourbon

Est voisin de l’Académie !