Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant/03

Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 763-789).
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III

LES BRÛLOTS GRECS.

I.

J’ai promis de raconter les exploits des marins grecs et de montrer le double intérêt que peut offrir l’étude des entreprises dont les officiers français employés dans les mers du Levant ont eu pendant sept années sous les yeux l’émouvant et instructif spectacle. Je n’aurai garde d’oublier ma promesse, mais les opérations des flottes d’Ipsara et d’Hydra sont intimement liées aux mouvemens des armées insurgées. Ces mouvemens, je suis donc obligé, sinon dans leurs détails, du moins dans leur ensemble, de les faire connaître. On comprendrait mai le sens et la portée des expéditions maritimes, si l’on négligeait de s’enquérir du progrès et des vicissitudes de la rébellion sur le continent. Il me paraît également indispensable de donner une idée générale de la configuration, de la position relative, de l’importance des territoires qui, après avoir servi d’arène aux combattans, finiront par être détachés de l’empire dont ils subissaient le joug depuis près de cinq siècles. L’exposé des événemens ne laisse dans l’esprit que des notions confuses tant qu’on ne s’est pas rendu familiers les lieux qui leur ont servi de théâtre. Je puis être impatient d’abréger le chemin, d’arriver par la pente la plus prompte, par la route la plus courte, au cœur de mon récit ; mais, quelle que soit la hâte que j’en éprouve, je ne saurais me décider à m’engager dans ce labyrinthe sans avoir pris en main le fil qui doit me servir à m’y conduire. Je ne suspendrai pas d’ailleurs bien longtemps le cours de la relation historique que le combat de Navarin, nécessaire et glorieux dénoûment, viendra clore. Cette relation, un instant interrompue, je l’aurai rendue, j’espère, par les quelques lignes qui vont suivre, plus facile à saisir dans ses développemens, plus aisément justifiable dans ses conclusions.

On comptait en 1821 3 millions de Grecs environ dans toute l’étendue de l’empire ottoman, 2 millions dans les provinces européennes, en y comprenant la population de la Crète et celle des Cyclades. La Morée et la Grèce continentale réunissaient à peine 1 million d’habitans. Ce fut néanmoins cette fraction si peu considérable qui soutint tout le poids de la lutte. Les Grecs établis en Asie n’ont de place dans l’histoire de la guerre de l’indépendance que par l’intérêt qu’on ne saurait refuser à leurs souffrances et à leurs malheurs. Quelques mots suffiront pour indiquer la configuration de la Morée ; souvent envahie, cette péninsule semblait cependant avoir été mise par la nature dans des conditions particulièrement favorables pour repousser l’invasion. Une langue de sable dont la plus grande largeur n’excède pas 6 kilomètres la sépare du massif interposé entre le golfe de Lépante et le golfe d’Egine. Sans l’isthme étroit qui la relie comme un pont à la terre ferme, la Morée serait une île, et cette île, par sa superficie aussi bien que par le nombre de ses habitans, pourrait être comparée à la Sardaigne. Sur un territoire dont l’étendue a été évaluée à 21 ou 22,000 kilomètres carrés, la célèbre presqu’île, qui fut autrefois le Péloponèse[1], ne renferme qu’une population de 5 à 600,000 âmes. Les 27,000 kilomètres carrés de la Sicile nourrissent près de 2 millions d’habitans. Vue à vol d’oiseau, la Morée, rectangle allongé, dentelé sur une seule de ses faces, me représente un vaste écroulement dont les débris, après s’être entassés sur les bords du canal qui s’étend du golfe de Patras au golfe de Corinthe, auraient coulé par quatre brèches distinctes vers le sud, et y auraient formé entre de longs doigts montagneux les golfes de Coron, de Kolokythia et de Nauplie. La côte septentrionale offre, de l’est à l’ouest, un développement de 160 kilomètres environ. Les rivages occidentaux de l’Élide et de l’Arcadie tournent au contraire brusquement au sud, et font face à la Mer-Ionienne ; ils se prolongent ainsi presque en ligne droite, sur un espace de 180 kilomètres, du golfe de Patras à l’île de Sphaktérie. Cette île, qui couvre et défend de la grosse lame de l’ouest le mouillage de Navarin, faisait autrefois partie du royaume de Nestor ; elle précède de quelques milles à peine la longue succession de ces baies profondes dont les promontoires descendant de la Messénie, de la Laconie et de l’Argolide ont dessiné par leurs brusques arêtes le contour.

Les places fortes ne manquent pas sur ce littoral. Les conquérans de la Morée en ont édifié à l’envi. Corinthe, Patras, Navarin, Modon, Coron, Monembasiai Nauplie, ont leurs citadelles, dont on ne peut s’emparer que par des approches régulières, à moins qu’on n’en réduise les garnisons par la famine. Ce n’était point toutefois dans une de ces forteresses que le pacha de la Morée avait fixé sa résidence. Le gouverneur de la province avait choisi une position plus centrale. À 630 mètres au-dessus du niveau de la mer, sur un plateau que domine le mont Ménale, les habitans de Mantinée, de Tégée et de Pallantium, abandonnant leurs cités en ruines, s’étaient jadis réunis pour bâtir une ville nouvelle. Le souvenir de leur association s’est perpétué dans le nom de Tripolitza ; c’est là qu’après la paix de 1718 s’était établi, à 30 kilomètres du golfe d’Argos, à 60 du golfe de Coron, le représentant du sultan, le nouveau chef de la Morée reconquise. C’est là aussi que Kurchid-Pacha, en partant pour l’Épire, avait laissé ses trésors et son harem.

L’insurrection trouva, dès le début, de nombreux partisans en Thessalie et dans la Macédoine. Elle agita jusqu’aux paisibles retraites que les communautés orthodoxes s’étaient ménagées sur le mont Athos ; mais le flot, après avoir débordé trop loin, ne tarda pas à se retirer en-deçà de la ligne qui devait servir un jour de frontière au royaume de Grèce. Cette ligne, sur un espace de 200 kilomètres, traverse l’Acarnanie, l’Étolie, la Phtiotide ; du golfe d’Acta, on peut la suivre de sommet en sommet, jusqu’au golfe de Volo. Quand nous parlerons de la Grèce continentale, ce sera la contrée comprise entre cette barrière imaginaire et le contour des golfes de Patras, de Lépante, d’Athènes, de Négrepont, que nous voudrons désigner. Cette portion de territoire comprend dans son périmètre l’Acarnanie et l’Étolie, la Phtiotide et la Phocide, la Béotie et l’Attique. Ne vous laissez pas éblouir par ce dénombrement pompeux : la Grèce continentale, avec ses 19,000 kilomètres carrés, est encore moins vaste que le Péloponèse, et, si en 1845 cette péninsule comptait 521,000 habitans, le même recensement officiel n’en attribuait que 266,000 aux provinces du nord. Dans ces chiffres ne sont compris ni la surface ni la population de l’Eubée, 4,000 kilomètres carrés, — la superficie de l’île Mayorque, — avec 64,000 habitans. Étroite et allongée, l’île d’Eubée forme, avec les côtes de la Béotie et de la Locride, un sinueux passage qui n’a pas moins de 190 kilomètres de longueur, et qui prend successivement les noms de canal d’Égripo et de canal de Talanti.

J’ai comparé la Morée à la Sardaigne et à la Sicile, l’Eubée à Mayorque. On serait plus autorisé encore à opérer, sous le rapport de la superficie et de la population, un rapprochement semblable entre la Crète et la Corse. La Crète, avec ses 9,000 kilomètres carrés et ses 200,000 habitans, formait un pachalik à part. Ce gouvernement était divisé en trois commandemens militaires qui avaient leur siège dans les forteresses de Candie, de la Canée et de Rethymo. Le district montagneux de Sphakia, sur la côte méridionale, presque indépendant sous la domination vénitienne, n’avait pas montré plus de déférence, pour la domination turque. Les Sphakiotes en Crète, les Souliotes en Épire, les Maniotes en Laconie, étaient des sujets du sultan, mais des sujets placés comme autant de vers rongeurs au cœur de ses provinces.

Dans les nombreux débats qui ont signalé la courte existence des petites républiques de la Grèce antique, dans les conflits moins fameux, mais plus acharnés encore, dont furent témoins, pendant douze ou quinze siècles, le bas-empire et le moyen âge, les Cyclades ont joué un rôle dont il ne faudrait pas mesurer l’importance à leur étendue. Tout cet archipel réuni ne présente pas plus de 7,000 kilomètres carrés de superficie habités par 134,000 âmes. Infiniment plus peuplé autrefois il est vrai, cet archipel a fourni des marins aux flottes de tous les âges. Il se compose de trois chaînes à peu près parallèles, allant du cap Sunium et de la pointe méridionale de l’Eubée rejoindre les îles de Milo, d’Anaphi et de Santorin. Zea, Thermia, Serpho, Siphante, l’Argentière, Milo, composent avec quelques rochers insignifians le premier groupe. Jura, Syra, Paros, Anti-Paros, Io, Sikino, Polycandro, forment le second ; Andros, Tine, Miconi, Naxos, Amorgos, Anaphi, constituent le troisième. Les Sapiences, Cerigo, Cervi, Spezzia, Hydra, Poros, Egine, Salamine, Macronisi, sont des îles contiguës au continent et distinctes de l’archipel des Cyclades, mais, comme ces dernières, plus dignes d’être mentionnées pour la célébrité qui s’attache à leur nom que pour la place qu’elles occupent dans le monde. Il faut sortir de la mer Egée et se porter jusqu’au groupe échelonné le long des rivages de l’Asie-Mineure pour rencontrer des parcelles de territoire qui cessent d’être en quelque sorte de la poussière cosmique. Chypre a une superficie dont n’avait point eu à rougir un royaume quand les royaumes n’étaient que des fiefs relevant, comme autant de provinces vassales, des empires. Chypre comprend dans son périmètre 6,700 kilomètres carrés ; Métélin en mesure 1,700, Rhodes 1,372, Chio 780, Samos 390, Cos 267. À l’exception de Samos et de Chio, le vent de révolte qui soufflait de la Morée n’atteignit aucun point de ces lointains rivages. Plaçons-nous au centre des Cyclades, sur le sommet de Paros ou sur celui de Syra, décrivons autour de nous un cercle de 30 ou 40, de 50 lieues au plus de rayon ; nous aurons touché de la pointe de notre compas les derniers confins des parages où nous conduira ce récit, les bords extrêmes du cirque dans lequel les flottes et les armées belligérantes vont pendant des années entières se mouvoir. La Grèce continentale, la Morée, l’Eubée, la Crète, les Cyclades, Samos, unies dans une lutte mortelle contre le sultan, c’est à peine, si l’on ne considère que l’importance territoriale, la Corse, la Sardaigne et la Sicile coalisées contre la monarchie de Charles-Quint ou contre l’empire actuel d’Allemagne. Ici encore, comme au temps de l’antiquité, la scène est étroite, la terre qu’on se dispute est exiguë, la cause seule est grande, et le juste intérêt que cette cause existe suffira pour préserver de l’oubli le souvenir de combats qui eussent pu s’appeler, — avec plus de raison que les batailles livrées sur le sol affranchi de l’Amérique du Nord, — des rencontres de patrouilles.

La fidélité des îles catholiques, Tine, Syra, Naxos, Santorin, n’avait pas été ébranlée par l’insurrection du Péloponèse. Les catholiques étaient trop disposés à rendre à César ce qui lui était dû ; ils voyaient dans le Turc un arbitre généralement favorable à leurs prétentions. Les orthodoxes n’en haïssaient au contraire que davantage le maître partial dont la balance semblait toujours pencher du côté de leurs ennemis. La soumission des îles où les Grecs de cette communion étaient en majorité ne pouvait donc résulter que du sentiment de leur impuissance ; mais cette impuissance était tellement notoire que la situation morale de l’Archipel n’avait jamais inspiré à Constantinople la plus légère inquiétude. Ce n’était ni Siphante, ni Milo, ni Paros qui oseraient les premières jeter le défi à l’empire ; le signal de la révolte ne pouvait venir que des îles albanaises ; restait à savoir si ces îles voudraient le donner. Riches, honorés, puissans, les primats hydriotes inclinaient très visiblement à l’abstention. Ils ne pouvaient se dissimuler que la guerre serait longue et sanglante, qu’ils auraient à en supporter tous les frais, et que, l’issue en fût-elle heureuse, ils en sortiraient probablement ruinés, s’ils réussissaient à en sortir la vie sauve. Aussi avaient-ils jugé prudent de donner au capitan-pacha, leur zélé protecteur, un gage non équivoque de leurs dispositions en dirigeant vers les Dardanelles le contingent annuel qui leur était imposé. Cette condescendance ne fut pas goûtée de la masse du peuple. Un soulèvement général éclata, et, sous la conduite d’un meneur énergique, Antonios Oikonomos, que nos officiers, se conformant à la prononciation moderne, appellent dans leurs rapports Antoine Économo, les classes inférieures s’emparèrent du pouvoir. Les primats déchus n’avaient qu’un désir : fuir ces lieux dangereux et se retirer à Zante. Le peuple les retint ; il gardait en leur personne les finances de l’insurrection.

Pendant qu’on s’agitait à Hydra, on prenait les armes dans l’île voisine. Le 24 avril 1821, huit bricks spezziotes enlevaient à Milo une corvette ottomane de trente-six canons et un brick de seize qui attendaient dans ce port le complément de leur équipage. En vain les primats de Milo, effrayés des terribles représailles auxquelles on les exposait, en vain le consul de France, M. Brest, dédaigneux des menaces que lui attirait son intervention, essayèrent-ils de sauver les prisonniers turcs. Cette guerre effroyable ne connaissait pas la pitié. Les Spezziotes firent main basse sur tous leurs captifs. Les équipages des navires marchands qu’ils avaient ramassés sur leur route furent massacrés avec ceux qui montaient le brick et la corvette enlevés dans le port de Milo. Spezzia eut donc l’honneur d’arborer la première le drapeau de l’indépendance, mais elle fut aussi la première à souiller par d’odieux excès ce glorieux emblème de la liberté hellénique. Une « riche amazone, » veuve du capitaine Bobli, mis à mort à Constantinople où il s’était trouvé impliqué dans les persécutions dirigées contre les hétairistes, avait attisé à Spezzia l’incendie. Cet incendie, il importait fort de le propager, car ce n’était pas Spezzia qui pourrait résister seule à la flotte turque. Pendant que la Bobolina, « vêtue à la macédonienne, » aussi ardente au pillage, aussi impitoyable au massacre que le plus farouche des Skipetars, allait s’établir en croisière avec quatre navires armés à ses frais devant Monembasia et l’entrée du golfe de Nauplie, d’autres bâtimens spezziotes apportaient à Ipsara, à Hydra, à Caxos, les nouvelles décisives que les populations encore hésitantes de ces îles attendaient pour se prononcer. Le mois d’avril n’était pas entièrement écoulé que l’insurrection maritime était devenue générale. De Ténédos à Rhodes, de Zante à Ténédos, la mer se couvrit de bricks et de goélettes grecs qui eurent bientôt capturé tout navire turc assez imprudent pour n’avoir pas cherché immédiatement refuge dans un port.

Dans la voie où ils s’étaient engagés à la suite des Spezziotes, les capitaines d’Hydra ne tardèrent pas à se fermer par les plus sanglantes violences tout retour. Un navire ottoman chargé des présens que le sultan Mahmoud envoyait à Méhémet-Ali fut rencontré sur la route de l’Égypte par deux bricks hydriotes que commandaient les capitaines Sachtouris et Pinotzis. De nombreux pèlerins se rendant à La Mecque, le grand-mufti récemment déposé, la suite et la famille de ce saint personnage s’étaient embarqués à Constantinople sur le bâtiment que son mauvais destin mettait à la merci de gens qui s’étaient promis de n’en point faire aux Turcs. Vieillards, femmes, enfans, tout fut égorgé. C’est par de pareils actes que les insurgés semblèrent dès le début vouloir décourager les sympathies qui ne demandaient qu’à se prononcer pour eux : accusés par les Francs de « perfidie, d’astuce, de cruauté, » on eût dit qu’ils prenaient à tâche de donner raison à ces compétiteurs jaloux qui, suivant les expressions mêmes de l’amiral Halgan, « ne le cédaient guère aux Turcs dans leur éloignement pour les Grecs. » Les gouvernemens européens, aux oreilles desquels il n’arrivait du Levant que des réclamations passionnées ou des rapports sinistres, devaient, on le comprendra sans peine, hésiter beaucoup à venir en aide à de pareils barbares ; mais le droit renferme en lui-même une telle puissance qu’il est sans exemple que les fautes des hommes, les préjugés des nations ou les égoïsmes de la politique l’aient empêché de triompher, quand il n’a pas désespéré le premier du succès de sa cause.

La flotte turque cependant pressait son armement, et on devait s’attendre à la voir bientôt paraître dans les îles avec les troupes asiatiques rassemblées à Scala-Nova. Il était urgent de faire succéder aux efforts isolés une entente entre les trois îles. Cent soixante naviies, portant pour la plupart de dix à quatorze canons, s’étaient dispersés dans l’Archipel. On rassembla la majeure partie de cette force navale, et on la plaça pour un an sous le commandement suprême d’un primat hydriote, Jakomaki Tombazis. Douze bricks furent détachés sous la conduite d’André Miaulis vers le golfe de Lépante avec mission de maintenir le blocus de Patras et de surveiller l’escadre ottomane qui opérait sur les côtes de l’Épire. Trente-sept voiles firent route pour Samos. Les grandes opérations commençaient ; les efforts de la marine grecque vont mériter d’être sérieusement étudiés.

II.

Si l’on embrasse d’un coup d’œil l’histoire technique de la marine moderne, on verra l’artillerie, à partir du règne de Louis XV, décider à peu près seule du sort des batailles navales ; mais, avant cette époque, les vaisseaux sont très rarement réduits par le canon. Il les faut enlever l’épée à la main ou les détruire en les embrasant. Aussi ne voit-on presque jamais de flotte de guerre qui ne soit accompagnée d’un certain nombre de brûlots. Telle est aussi la composition des flottes grecques. Lorsque le 22 juillet 1821 le capitaine de la flûte du roi la Bonite rencontrera dans le golfe de Stancho soixante-cinq navires hydriotes « armés de douze à vingt canons de très faible calibre, » portant « de 100 à 120 hommes d’équipage, » un des capitaines de cette escadre n’hésitera pas à lui dévoiler le plan de campagne des insurgés. « Notre intention, lui dit-il, n’est pas d’engager la flotte ennemie, nous nous proposons de l’incendier. Des cent vingt bâtimens que nous avons réunis dans ces parages, nous en avons converti plus de quarante en brûlots. » Ainsi faisaient encore au xviie siècle les amirautés de Hollande, de Zélande et de Frise. Ainsi ferons-nous à l’avenir. On a pu maintenir pendant de longs mois le blocus de Sébastopol et celui de Venise en restant mouillé devant l’entrée de ces deux ports. Il a fallu s’établir en croisière à l’embouchure de la Jahde et ne s’arrêter que quelques heures dans la baie de Dantzig le jour où nos escadres se sont trouvées exposées à l’attaque des bateaux-torpilles. Cet effet moral, qui fait présager toute une révolution dans la conduite des opérations maritimes, les brûlots le produisaient déjà il y a trois cents ans. L’action de ces engins s’exerçait, pour ainsi, dire, à distance, et n’attendait pas pour être efficace le moment de la mêlée. De même que le faucon s’élève en spirale dans les airs pour arriver à dominer, le héron sur lequel il veut fondra, les amiraux de Charles II ou de Louis XIV devaient disputer, et gagner le vent à l’ennemi avant de pouvoir songer à lancer contre lui leurs brûlots. C’était, à s’assurer cet immense avantage que consistait jadis l’habileté du commandant en chef d’une grande armée navale. Ruiter eut des rivaux sur le champ de bataille ; il rencontra peu d’émules dignes de lui dans ces luttes préliminaire, où il apportait sa merveilleuse sagacité et sa fructueuse expérience. La connaissance approfondie qu’il avait acquise des bancs et des courans de la côte de Flandres ne lui eût point suffi peut-être pour primer les Anglais de manœuvre : il y joignait cette sorte d’intuition qui était autrefois comme un sens à part dévolu au marin ; on le vit constamment pressentir les moindres variations de la brise, les pressentir souvent vingt-quatre heures à l’avance, et se mettre par les évolutions prescrites à ses escadres en mesure d’en profiter. Dans des situations semblables et avec des moyens analogues, les amiraux grecs ont montré les mêmes qualités, C’est en manœuvrant qu’ils ont fait prendre chasse aux flottes ennemies, qu’ils les ont contenues, entravées dans leurs marches, interrompues dans leurs opérations.

De toutes les marines du monde, la marine ottomane est assurément celle qui s’endort le plus volontiers sur la foi de ses ancres ; il n’est guère de mouillage qui ne lui semble assez sûr dès qu’elle y peut avoir l’espoir d’atteindre le fond. Il faut du calcul et une certaine science pour sortir d’embarras à l’aide de ses voiles ; il ne faut que de la foi et de la résignation à la volonté divine quand on a recours à ses câbles. Mouiller est une solution qui convient particulièrement aux adeptes du fatalisme. L’aiguillon du brûlot ne tarda pas à modifier considérablement sur ce point les idées et les allures des Turcs. On les vit évacuer soudain des rades où en d’autres temps ils auraient passé des saisons entières, errer à l’ouverture des baies où les appelaient les intérêts les plus sérieux, où les poussaient les brises les plus favorables, sans oser y aller jeter l’ancre. Les plus grands avantages remportés par les Grecs l’ont été par de simples démonstrations. Le jour où Ibrahim-Pacha, indigné de ces folles terreurs, aura obligé la flotte combinée d’Alexandrie et de Constantinople à passer outre en faisant au besoin la part du feu, la Grèce sera perdue : elle le serait du moins, si la France n’était pas là pour la sauver. Cette héroïque figure d’Ibrahim me rappelle involontairement les Blake, les Monk, les Guise, les d’Estrées, les Rupert, passant brusquement du commandement des armées au commandement des flottes, apposant leur courage, leur opiniâtreté, leur longue habitude des combats, à la science supérieure des Tromp et des Ruiter. L’avantage reste encore aux véritables hommes de mer dans cette lutte, et il fût resté aux Grecs, si, à bout de ressources, ils n’eussent désarmé la majeure partie de leur flotte pendant l’hiver. Les Grecs jugèrent trop légèrement leurs ennemis. Ils les crurent incapables de braver les chances de la navigation dans une saison qui n’avait jamais vu de flottes ottomanes à la mer. Ils avaient compté sans la volonté énergique d’Ibrahim. Le fils du pacha d’Égypte débarqua son armée en Morée en plein mois de décembre. Les brûlots arrivèrent trop tard : ils réussirent, il est vrai, à incendier quelques navires sur la rade de Modon, mais leur prestige s’était évanoui, et le dommage matériel qu’ils purent faire fut peu de chose en comparaison du grand résultat qu’ils n’avaient pu prévenir, comme autrefois, par la seule crainte qu’ils inspiraient.

En s’aguerrissant, les Turcs devaient nécessairement obliger leurs ennemis à modifier des moyens d’attaque qui ne pouvaient avoir de succès que contre un adversaire pusillanime ou inexpérimenté. Les brûlots étaient bien loin d’être l’équivalent des bâtimens-torpilles. Les marines européennes y avaient déjà renoncé quand, le 7 juillet 1770, les Russes détruisirent la flotte ottomane dans la baie de Tchesmé. Encore fallut-il en cette occasion que le canon eût contraint les Turcs à couper leurs câbles et à s’aller entasser au fond d’une baie étroite, dans une telle confusion qu’une seule étincelle eût suffi pour embraser cette masse enchevêtrée de matières combustibles. Le combat de Tchesmé rappelle Guétarie, Palerme, La Hougue et Vigo. Il n’a rien de commun avec les grandes batailles de la Manche.

Poursuivi par dix vaisseaux et cinq frégates russes, le capitan-pacha s’était réfugié sur la côte de l’Asie-Mineure, dans une baie sans défense, située en face de l’île de Chio. Les Russes ne laissèrent point échapper cette bonne fortune. L’amiral Spiritof porta droit sur le vaisseau à bord duquel flottait le pavillon du capitan-pacha. Exposé au feu de toute l’escadre turque, il eut près de cent hommes tués ou blessés avant de pouvoir se servir lui-même de ses canons. Il avait à peine présenté le travers et commencé à faire usage de son artillerie, qu’il se trouva porté par la dérive bord à bord du vaisseau ottoman. Les deux bâtimens restèrent accrochés. Il n’était pas prudent à cette époque de lutter avec les Turcs corps à corps. Dès que l’équipage du vaisseau ottoman eut senti le contact du navire ennemi et se trouva en mesure de combattre de pied ferme, il sembla retrouver comme Antée tous ses avantages. Les canonniers abandonnèrent leurs pièces devenues inutiles, et s’élancèrent par tous les panneaux sur le pont, le nom d’Allah et du prophète à la bouche, le sabre à la main. En cette occurrence, le capitan-pacha avait jugé prudent de descendre à terre pour y surveiller de sa personne l’établissement d’une batterie. Son capitaine de pavillon, Hassan l’Algérien, resté seul à bord, exerçait de fait le commandement dont le vaisseau qu’il montait portait encore les insignes. Il donna le signal de l’assaut et fut des premiers à y monter. Les ponts des deux navires devinrent le théâtre d’une lutte acharnée, à laquelle les autres vaisseaux prenaient part en faisant passer incessamment aux navires abordés des renforts. Du haut des vergues, les soldats russes faisaient un feu violent de mousqueterie. La fortune hésitait, quand tout à coup l’incendie éclate. Des tourbillons de fumée enveloppent les deux navires. Ce sont des valets enflammés, disent les uns, des grenades, disent les autres, qui ont mis le feu aux voiles du vaisseau russe. Spiritof, Feodor Orlof, ne voulurent abandonner leur navire que lorsque les débris fumans des basses vergues tombèrent sur le pont. Grièvement blessé, Hassan, de son côté, attendit, pour se jeter à la mer, que son vaisseau fût près de sauter. Une embarcation le recueillit et alla le déposer tout sanglant sur la plage.

Le spectacle de ces deux vaisseaux se tordant au milieu des flammes, l’attente d’une épouvantable explosion, avaient jeté l’effroi dans le cœur des capitaines turcs. Ils coupèrent leurs câbles, et la flotte ottomane dériva pêle-mêle au fond de la rade dont elle avait si imprudemment entrepris de défendre l’entrée. Les amiraux russes tinrent conseil. Ils n’avaient pas de brûlots ; ils en préparèrent trois sur-le-champ et composèrent les équipages en partie de marins grecs et de marins serbes. Ces trois navires, commandés par deux officiers anglais et par un officier russe, entrèrent dans la baie au milieu de la nuit. Couverte par la canonnade de toute la flotte, leur attaque eut un plein succès. Les vaisseaux turcs ne tardèrent pas à sauter en l’air l’un après l’autre. Quand le feu s’éteignit, il n’y avait plus à flot qu’un seul navire ennemi, et ce navire fut emmené en triomphe par les vainqueurs.

On n’est point d’accord sur le lieu qui avait donné le jour à l’héroïque capitaine dont le courage sauva pour la Turquie la honte de cette défaite. On le connaissait alors sous le nom de Hassan l’Algérien. Une heureuse expédition tentée quelques mois plus tard à Lemnos lui valut le surnom de Hassan-Gazi, Hassan le victorieux. C’est sous ce titre qu’il a pris sa place dans l’histoire ; mais, qu’il soit né à Rodosto ou qu’il ait vu le jour à Sinope, ce qui est incontestable, c’est que, transporté très jeune à Alger, il avait appris son métier de marin et de soldat à bord des navires de la régence.

Hassan-Gazi fut pendant près d’un quart de siècle l’âme de la marine ottomane, l’idole du peuple, le favori tout-puissant du souverain. Il fut sur le point d’opérer en Turquie une grande réforme. Il était d’usage, dès que la flotte était rentrée dans le Bosphore, de congédier les matelots jusqu’au 4 mai. Hassan voulait faire construire des casernes pour recevoir les équipages, qu’on ne rassemblait au printemps que pour les dissoudre à l’entrée de chaque hiver. Il eût ainsi constitué une marine permanente et devancé dans cette voie, au grand avantage de l’empire, la plupart des états européens ; mais ce projet suscita des ombrages devant lesquels le capitan-pacha jugea prudent de battre en retraite. L’influence de Hassan-Gazi ne s’en fit pas moins sentir à bord des vaisseaux turcs. On les vit en 1788, formés et contenus par cette main vigoureuse, accepter le combat en pleine mer contre la flotte de l’amiral Wainowitz et obliger cette flotte, bien inférieure en nombre, il est vrai, à rentrer dans le port de Sébastopol. Il eût fallu être un hardi capitaine pour oser désobéir à Hassan. Le vainqueur de Lemnos avait pris l’habitude de surveiller l’exécution de ses ordres le tromblon au côté. En 1778, le plus beau navire de la flotte sombra dans la Mer-Noire. Sa charpente était-elle trop légère, comme celle de beaucoup de vaisseaux turcs ? Ses liaisons manquaient-elles de solidité ? Hassan n’eut point cette inquiétude, il ne voulut s’en prendre qu’à la défectuosité du calfatage. À dater de ce jour, il exigea que tous les capitaines, sous peine de mort, assistassent à cette importante opération. Comme Henri II, roi de France par la grâce de Dieu, il était d’avis qu’on ne pouvait prendre trop de précautions pour que « la loyauté en cet endroit fût gardée pour le bien de da chose publique, » et il tua de sa propre main un capitaine qui avait osé s’absenter pendant que les calfats « besongnaient, » suivant l’expression de l’ordonnance du 20 juillet 1557, « au fond du navire, qui est le plus dangereux. » Encore si c’eût été « aux mortes-œuvres et tillacs d’en haut ! »

Quelque puéril que puisse nous paraître aujourd’hui le culte exagéré du vaillant favori d’Abdul-Hamid pour un art qui fut autrefois dans nos ports la première « des maîtrises, » il est certain, qu’en 1821 la marine turque n’existait qu’en vertu du souffle de vie dont Hassan l’avait un instant animée. Ses dernières traditions étaient celles de 1788 ; son plus inaltérable souvenir était celui du combat de Tchesmé. Elle avait été nourrie dans la crainte des brûlots, sans avoir malheureusement appris comment une escadre s’en peut défendre. Les Grecs avaient aussi, gardé la mémoire de ce désastre, car les Turcs avaient pris un excellent moyen pour ne pas le leur laisser oublier. Dès que la nouvelle de la catastrophe s’était répandue à Constantinople et à Smyrne, le peuple saisi de frénésie s’était rué sur les raïas et les avait massacrés. Tchesmé était un nom qui devait éveiller la terreur chez les Turcs, la soif et l’espoir de la vengeance chez les Grecs.

III.

L’équipement d’une flotte ne se fait pas seulement avec de l’enthousiasme. Les trésors des primats d’Hydra avaient été mis largement à contribution par les insurgés. Les menaces du peuple leur avaient arraché dès les premiers jours près de 800,000 francs. Telle famille arma plus tard à elle seule, pour la cause commune, jusqu’à dix bâtimens dont l’entretien s’élevait à environ 48,000 fr. par mois. Les épargnes des primats auraient été à ce jeu bientôt épuisées. Il fallait de toute nécessité songer à se procurer d’autres ressources. Les Grecs les plus opulens résidaient en Asie et dans les îles voisines du continent asiatique. Les Hydriotes résolurent de les compromettre et de les engager malgré eux, s’il le fallait, dans la cause de l’insurrection. La première tentative eut lieu sur l’île de Samos.

C’est une admirable race que celle qui habite cette île. Sobre, vaillante, dure à la fatigue, elle n’a été ni amollie par de trop faciles jouissances, ni épuisée par de trop dures privatisas. Ses besoins sont d’ailleurs aisés à satisfaire. Samos doit probablement à son climat sec et vivifiant, à son atmosphère pure et transparente, un privilège que nul pays au mon de ne possède peut-être au même degré : une poignée d’olives noires y peut nourrir un géant. Les inclinations des Samiens les disposaient à la révolte ; un sol montueux, des rivages escarpés, se prêtaient dans leur île à la résistance. Un médecin établi depuis quelques années à Smyrne, mais originaire de Samos, avait, de longue date semé sur sa terre natale les germes de la sédition ; il accourut dès qu’il connut le soulèvement des îles albanaises. Les médecins ont joué un rôle important dans la plupart des révolutions ; ici leur intervention était d’autant plus naturelle qu’ils étaient à peu près les seuls Grecs qui eussent eu l’occasion d’aller s’imprégnera l’étranger des idées modernes, et que les Turcs eux-mêmes avaient été les premiers à les introduire dans le domaine de la politique. Le médecin de Samos, nommé Logothetis, était homme de résolution. Lorsque le 30 avril 1821 un navire de Spezzia, servant de vedette à la flotte, vint mouiller à port Vathi, Logothethis appela ses compatriotes aux armes, mais il ne jugea pas nécessaire de les appeler à se gouverner. Le temps était aux dénominations antiques. Pour mieux indiquer la nature du pouvoir qu’il entendait exercer, Logothetis prit le nom de Lycurgue et s’attribua les fonctions de monothète.

Cette insurrection de Samos, signalée comme tous les autres soulèvemens par le massacre des familles turques, eut un immense retentissement sur toute la côte voisine. À Constantinople, on s’en émut beaucoup plus peut-être que des événemens de la Morée. Soumettre l’île rebelle devint dès ce moment la pensée dominante de la Porte. L’empêcher de retomber sous l’autorité du sultan fut également la préoccupation principale du gouvernement d’Hydra. Samos était donc destinée à être en quelque sorte, dès le début des hostilités, le pivot des opérations navales. « La révolte inopinée de cette île, écrivait l’agent consulaire de France à Scala-Nova, excite nos Turcs à une férocité qu’il est difficile d’apaiser. Une partie des habitans grecs s’est dispersée, une autre s’est renfermée dans ses maisons. Depuis quelques jours, les parages de Samos sont infestés par deux gros bâtimens armés de canons. On les croit spezziotes. Ils ont déjà capturé plusieurs navires de différentes nations venant d’Égypte, et notamment des Turcs, dont ils ont mis à mort les équipages. La conduite de ces forbans jette l’alarme dans tous nos environs. »

Pendant que ces deux spezziotes croisaient à l’entrée du golfe d’Éphèse, tenant ainsi en respect les troupes rassemblées par Elez-Aga, sept navires ipsariotes, sous le commandement de Nikol Apostolis, apportaient l’épouvante dans le golfe de Smyrne, et faisaient avorter l’expédition prête à partir pour le Péloponèse. — Le 4 mai 1821, la flotte entière, au nombre de trente-sept voiles, fit son apparition sur les côtes de l’Asie-Mineure. Elle se dirigea d’abord vers le canal de Chio. Tombazis, qui la commandait, avait cru qu’à son appel les Chiotes se lèveraient, comme s’étaient levés les Samiens. Pas un homme de la campagne ne quitta son verger ou son champ de mastic pour courir aux armes, et la ville que la flotte s’était proposé d’attaquer demeura immobile sous le canon de la forteresse. Pour mieux s’assurer la fidélité de ses administrés, le gouverneur de Chio avait fait arrêter à l’avance l’évêque et les primats les plus considérables. Le 19 mai, la flotte dut remettre à la voile. Des complications intérieures la ramenèrent momentanément à Hydra. L’aristocratie hydriote avait pris bravement son parti : engagée malgré elle dans une lutte qu’elle eût préféré éviter, elle entendait du moins la soutenir de son mieux, et avait hâte de ressaisir le pouvoir dont un mouvement populaire l’avait injustement dépouillée. Cette aristocratie comptait dans ses rangs les plus riches armateurs et les plus habiles capitaines. Il lui fut facile de reprendre l’ascendant que le peuple n’accorde jamais d’une façon bien durable aux élus qu’a choisis son caprice. Kriezis, Tombazis et Sachtouris se prononcèrent avec éclat contre les démagogues. L’élévation d’Oikonomos n’avait pas été plus soudaine que ne le fut sa chute. Abandonné de tous, de ceux même qui l’avaient le plus chaleureusement acclamé, ce favori d’un jour s’enfuit, trop heureux de pouvoir s’enfuir la vie sauve, et alla chercher sur le continent un théâtre moins ingrat pour son zèle. Il n’y trouva, après mainte aventure, que la perte de sa liberté d’abord et bientôt après de la vie : éternelle fortune des Gracches, qui ne corrigera pas leurs émules !

La flotte ottomane avait enfin quitté Constantinople. Le 3 juin 1821, elle sortait du canal des Dardanelles. Cette flotte se composait de deux vaisseaux de ligne, de trois frégates et.de trois corvettes. Elle était sous les ordres du riala-bey. Il eût fallu un armement plus considérable pour amener le déplacement du capitan-pacha ou du capitan-bey. Le premier était l’amiral, l’autre le vice-amiral de la flotte du sultan ; le riala-bey n’en était que le contre-amiral. Nous retrouvons ainsi chez les Turcs l’organisation hiérarchique des flottes du XVIIe siècle, chez les Grecs les procédés d’armement du XVe. La marine d’Angleterre fut la première à posséder un certain nombre de capitaines entretenus et un cadre permanent d’officiers subalternes ; mais nulle puissance n’eût mis une flotte en mer sans lui donner pour la circonstance un amiral posté au centre du corps de bataille, un vice-amiral chargé de conduire la tête de l’armée, un contre-amiral destiné à régler les mouvemens de l’arrière-garde. Dès que l’amiral avait reçu l’ordre d’équiper la flotte, il délivrait lui-même les commissions d’officiers et de capitaines. Parmi les capitaines, il choisissait ses deux lieutenans, le vice-amiral et le contre-amiral. Ces désignations indiquaient donc une fonction plutôt qu’elles ne conféraient un grade. L’organisation des plus grandes marines européennes conserva un caractère essentiellement temporaire jusqu’au milieu du XVIIe siècle, et c’est sur ce patron antique que la marine ottomane était restée constituée. Les Turcs n’ont rien inventé que je sache ; mais leur apathie a montré une puissance de conservation qui jusqu’ici n’avait appartenu qu’aux cendres de Pompeïa et aux laves d’Herculanum.

Quant aux Grecs, il faudrait peut-être remonter jusqu’au temps de François Ier pour se faire une idée exacte des institutions et des allures de la marine militaire qu’ils venaient d’improviser. « Le bourgeois du navire et l’avitailleur » ne recevaient pas toujours la part du butin qui leur avait été promise en compensation de leurs avances, et « les compagnons de guerre » qui avaient reçu « congé » du gouvernement d’Hydra de « mettre navire sur mer pour faire guerre aux ennemis » étaient aussi sujets que les « mariniers » dont se plaignaient avec amertume les ordonnances de 1543 et de 1557 « à dresser mutinations et querelles à l’encontre de leur capitaine, à lui dire paroles déshonnêtes et malsonnantes, jusques à le vouloir quelquefois outrager, mettant la main aux armes, le contraignant à se soumettre à leur simple vouloir, chose qui, observe fort judicieusement le roi Henry dans son édit daté du château de Saint-Germain-en-Laye, est de très mauvais exemple et de pernicieuse conséquence. » N’a-t-on pas dans ces quelques lignes le tableau frappant des désordres qui viendront interrompre les plus importantes opérations des flottes grecques, et qui finiront par livrer à l’invasion ennemie Caxos, Ipsara et le Péloponèse ? D’un côté l’aveuglement, l’imprévoyance, la lourdeur, de l’autre l’héroïsme et l’indiscipline, voilà le spectacle que vont nous offrir les deux armées navales que l’insurrection grecque a mises en présence.

Le 30 mai 1821, la flotte de Tombazis avait repris la mer. Partie du canal d’Hydra, elle remontait l’Archipel précisément au moment où la flotte ottomane, longeant les côtes de la Troade, faisait route vers l’île de Samos. À l’entrée de la nuit, les éclaireurs grecs reconnurent la flotte du riala-bey. L’attaquer sur-le-champ eût été jeu de dupes. Des bricks de dix à vingt canons ne pouvaient, avec leur calibre inférieur, livrer un combat d’artillerie à des vaisseaux. Leurs boulets, n’auraient pas traversé ces murailles épaisses. Aborder ces « montagnes mouvantes, » — tel était le nom que portait un des navires turcs, — semblait tout au moins aussi impraticable. On ne passe pas aisément du pont d’un brick sur celui d’un vaisseau, et, quand on y aurait réussi, était-il bien prudent d’aller affronter les Turcs sur le seul terrain où l’énergie musculaire et la force brutale pouvaient encore triompher de l’intelligence ? Les Grecs n’eurent pas cette simplicité ; ils montrèrent, dès cette première rencontre, qu’ils n’avaient pas oublié les leçons d’Ulysse. Quand le sort de la patrie est en question, il ne faut prendre que des résolutions sérieuses, et l’héroïsme lui-même n’est pas de saison, s’il peut compromettre un aussi vital intérêt. Les Grecs se contentèrent de suivre et d’observer la flotte ottomane, attendant tout du sort, épiant l’occasion favorable et comptant bien sur la gaucherie de leurs ennemis pour la leur fournir. Le 5 juin en effet, à la hauteur de Chio, un vaisseau turc s’était déjà séparé du gros de la flotte ; il faisait force de voiles pour la rejoindre, quand les Grecs, aux premières lueurs du jour, l’aperçurent. Lui donner la chasse pour l’envelopper, s’il était possible, fut l’affaire d’un instant. Le Turc, épouvanté, prit la fuite et s’alla réfugier sur la côte occidentale de l’île de Métélin, au mouillage de Porto-Sigri. Les bricks grecs entrèrent dans lia baie à sa suite et vinrent successivement défiler à sa poupe ; mais leurs pièces impuissantes produisaient peu d’effet sur ce colosse immobile, qui ripostait de son mieux avec ses gros canons de retraite. L’amiral ipsariote, Nikol Apostolis, se souvint du combat de Tchesmé. C’était avec des brûlots qu’on avait alors détruit les Turcs ; c’était encore avec des brûlots qu’il fallait les attaquer. On sait comment se dispose ce vieil engin de guerre. On charge un bâtiment de matières combustibles, on arrose son gréement de poix, ses voiles de térébenthine ; on prépare une mèche qui puisse dans un temps donné mettre le feu aux poudres et le communiquer aux divers foyers de cette fournaise. Une plate-forme est installée sous la poupe pour qu’avant l’abordage l’équipage tout entier s’y réfugie.

C’est de cet abri que jusqu’au dernier moment on fait encore mouvoir le gouvernail. Une embarcation rapide suit à la remorque, prête à recevoir les fugitifs. On s’avance protégé par la nuit, souvent par la fumée et la canonnade de la flotte. Si le vent ne fait pas défaut, si l’on n’a pas été découvert, démâté ou coulé avant d’avoir pu toucher le but, on jette les grappins sur le bâtiment ennemi, on s’attache à ses flancs et on met le feu à la mèche. L’instant critique est venu. C’est alors qu’il faut s’élancer dans l’embarcation halée sous la poupe, qu’il faut ceindre ses reins et ramer pour sa vie, car il n’y a pas de pardon, même dans la guerre que se font entre eux les peuples civilisés, à espérer de l’ennemi qu’on attaque ainsi dans l’ombre et la torche en main. Aussi quelle émotion a fait battre à cette heure les cœurs les plus intrépides ! Le baleinier prêt à darder son harpon ne rassemble pas avec plus de soin toute son énergie. Le coup est porté ! En arrière ! en arrière ! si vous voulez vivre. Les convulsions du monstre sont mortelles pour tout ce qu’il touche. Bien des brûlots se sont, dans la guerre de l’indépendance aussi bien que dans les batailles moins modernes, arrêtés en chemin, ou se sont, après l’abordage, consumés inutiles. Un vrai capitaine de brûlot était un homme rare, même au temps où l’on ne savait faire la guerre qu’avec des brûlots. Les deux premiers navires dirigés par les Grecs contre le vaisseau turc pour l’incendier dérivèrent le long de ses flancs sans s’y accrocher. Le troisième, — un brick de 200 tonneaux, monté par 18 hommes, — fut bravement conduit par son capitaine sous le bossoir du vaisseau. Cet homme déterminé mérite assurément qu’on retienne son nom. Il s’appelait Pappa Nikolo. Il assujettit par une forte amarre le brûlot au vaisseau abordé, mit le feu à la mèche, et sauta dans la barque où déjà l’attendaient ses compagnons. En un instant, les flammes montèrent jusqu’aux voiles du brick, la coque du vaisseau fut enveloppée dans une nappe de feu et de fumée. Les Turcs avaient coupé leur câble, mais les deux navires dérivèrent ensemble vers le fond de la baie, tous deux embrasés, tous deux confondus dans le même incendie, jusqu’au moment où la soute à poudre du vaisseau fit explosion. Les chaloupes, chargées à couler bas, furent cependant insuffisantes à recevoir les fuyards. Les matelots turcs se jetaient en foule à la mer pour tenter de gagner la rive à la nage. On suppose qu’il périt près de 400 personnes, victimes de ce premier sinistre. Pour la marine du sultan, la leçon était rude ; pour les Grecs, le secret de la guerre était trouvé.

Bientôt connu des autres navires de la flotte ottomane, le désastre de Porto-Sigri terrifia le riala-bey. Il abandonna le projet d’attaquer Samos et se hâta d’aller chercher la protection du canon des Dardanelles. Tombazis ne se crut pas de force à l’y poursuivre. Il préféra conduire son escadre au mouillage de Mosco-Nisi. Les îles Mosco forment à l’entrée du golfe d’Adramyti, en face de Métélin, une des rades les plus sûres et les plus vastes de la côte d’Asie. Par le rude hiver de 1849, l’escadre de l’amiral de Parseval y resta pendant quelques jours abritée. Une ville de 30,000 âmes, sortie du néant depuis un demi-siècle, avait peu à peu couvert de ses édifices le contour de la baie. Les Turcs appelaient cette ville Aïvali ; les Grecs, qui l’avaient fondée, lui donnaient le nom de Cydonia. Dépendance du gouvernement de Pergame, cette cité, aussi libre qu’Hydra et Spezzia, avait grandi en silence aux extrémités de ce pays désert. C’était une sorte de petite république oubliée, peut-être même inconnue de la Porte. On venait s’y instruire des divers points de l’Archipel, car ses écoles florissantes avaient acquis une juste célébrité. Les milices turques, qui s’étaient mises en marche à l’appel du sultan pour aller combattre les infidèles sur les bords du Danube, ne pouvaient passer à portée d’une cité toute chrétienne sans éprouver le désir de la piller. L’apparition de la flotte grecque leur en fournit l’occasion et le prétexte. Le 16 juin 1821, des bandes fanatiques et à demi sauvages pénétrèrent dans la ville.

Les Grecs depuis deux jours s’attendaient à cet assaut. Les plus riches, qui étaient en même temps et à juste titre les plus effrayés, avaient à la hâte préparé leur fuite. L’eau, trop peu profonde aux abords de la ville, tenait malheureusement les embarcations de la flotte à une assez grande distance du rivage. Il fallut s’embarquer sur des radeaux pour rejoindre les canots qu’avait expédiés Tombazis. 5,000 personnes furent ainsi sauvées ; les Turcs firent main basse sur le reste. Quant à la ville, ils la réduisirent en cendres. Tout ce qui ne fut point égorgé fut vendu comme esclave. Les marchés de Brousse, de Nicomédie, de Smyrne, de Constantinople, regorgèrent pendant plusieurs mois des malheureux survivans du sac d’Aïvali. Parmi les habitans qui avaient réussi à s’échapper, bien peu avaient pu emporter une faible portion de leurs richesses. On vit des gens qui la veille possédaient une maison remplie de serviteurs contraints de servir eux-mêmes pour gagner le pain amer de l’exil. Cet affreux épisode fit oublier à l’Europe les massacres du Péloponèse. Tout l’intérêt passa du côté des insurgés. Quelque horreur que pussent inspirer leurs excès, on se sentit porté à en rendre responsable cette puissance arriérée qui, au XIXe siècle, n’avait pas encore aboli les pratiques barbares d’un autre âge, et souffrait que des populations entières, quand elles n’avaient pas péri sous le sabre, fussent vendues comme la part la plus légitime du butin. De tels maîtres ne donnaient point de prise à la pitié, et cependant, parmi les victimes de l’insurrection, plusieurs, par leur âge, par leur innocence, par leurs vertus domestiques, auraient assurément mérité un meilleur sort. Elles payèrent la faute des institutions les plus coupables qui aient jamais gouverné des hommes.

IV.

Le 22 juin 1821, après cette démonstration inutile et funeste, la flotte grecque était de nouveau retournée au port. La campagne en somme avait été peu fructueuse ; mais à la même époque une autre division chassait du mouillage de Patras cinq bâtimens turcs, les obligeait à se réfugier sous le canon de Lépante, pénétrait de nuit dans le golfe de Corinthe, en sortait en plein jour, et franchissait ainsi deux fois l’étroit passage des petites Dardanelles, sans se laisser arrêter par l’aspect formidable des batteries du château de Roumélie et du château de Morée. Cette expédition avait été vivement menée, et n’avait pas peu contribué à décider l’évacuation de Missolonghi par les Turcs. C’était la renommée naissante de Miaulis qui se levait à l’horizon. La flotte grecque devait avoir dans cet habile et entreprenant amiral son Tourville, comme elle aurait dans l’intrépide Canaris son Jean-Bart.

Les opérations des flottes grecques se trouvaient limitées par deux circonstances fâcheuses : l’exiguïté des ressources financières et l’insubordination impatiente des équipages, qui, n’ayant consenti à s’engager que pour un mois, désertaient, ou se mutinaient, une fois ce délai expiré. On n’avait donc jamais le temps de poursuivre un succès ou de réparer un échec. Avant d’accuser les chefs d’inertie, il faudrait, quand on écrit l’histoire, tenir avant tout grand compte des conjonctures au milieu desquelles il leur a fallu se débattre. Les amiraux turcs eux-mêmes auraient sans aucun doute droit à quelque indulgence, quand on songe que la révolution grecque leur avait tout d’un coup ravi l’élite de leurs équipages et leurs pilotes, les laissant aux prises avec de constans soupçons de trahison. Le riala-bey avait été disgracié. C’était probablement justice ; mais le capitan-bey, Kara-Ali, qui lui succéda, ne paraît pas avoir eu une meilleure fortune. C’était cependant, assure-t-on, un homme de résolution et un marin expérimenté, — aussi expérimenté que pouvait l’être à cette époque un amiral turc. Il ramena en toute hâte l’escadre devant Samos. Les vigies de cette île signalèrent dès le 15 juillet l’approche de trente voiles. Ces bâtimens mouillèrent le lendemain devant la côte méridionale de l’île, vis-à-vis le village de Cora, et non loin de l’entrée du détroit de Mycale. Déjà, par les soins d’Elez-Aga, les agens des puissances étrangères résidant à Smyrne avaient été avisés du châtiment terrible qui menaçait l’île rebelle, et ils avaient dû en faire retirer leurs consuls.

L’appareil déployé par les forces ottomanes tendait jusqu’à un certain point à confirmer ces menaces. La flotte grecque leur laissait le champ libre, et il allait falloir repousser le débarquement corps à corps. Les Samiens intimidés prenaient déjà la route de leurs montagnes. Logothetis, montrant un front plus hardi à l’orage, retint près de lui quelques braves qu’il s’était appliqué à discipliner, et, avec cette élite, soutenu par une batterie de quelques pièces légères, il entreprit de défendre aux embarcations turques l’accès de la plage. Un succès presque inespéré justifia son audace. Les Turcs firent de vains efforts pour prendre terre, et l’amiral dut songer à faire venir de nouvelles troupes de la côte d’Asie. Neuf transports furent expédiés à Scala-Nova. Ces navires rencontrèrent en route la flotte grecque, qui revenait d’Hydra plus forte que jamais, car elle comptait alors soixante-cinq bâtimens. Les transports turcs évitèrent la capture en se jetant à la côte, mais ils n’évitèrent pas la destruction. Les Grecs y mirent le feu en face des milices hurlant sur le rivage et presque en vue de la flotte ottomane, composée de quatre vaisseaux, dont deux de quatre-vingts canons, de cinq frégates et de douze bricks ou corvettes.

Cette flotte était trop prudente pour attendre l’ennemi au mouillage. Les vents lui interdisaient l’abri des Dardanelles. Elle se laissa emporter vers le golfe de Cos. Ce fut dans ces parages que la flûte du roi la Bonite la rencontra inopinément le 22 juillet, et la vit venir au mouillage. Le capitaine de la Bonite put ainsi communiquer avec l’amiral turc et juger de plus près les navires que Kara-Ali avait sous ses ordres. « Cette escadre, écrivait-il, est armée en grande partie de Francs. Les bâtimens paraissent en bon état et manœuvrent passablement. » Le lendemain, le même capitaine, se dirigeant vers Samos, tombait au milieu de la flotte grecque. Avertis par les frégates qu’ils tenaient en observation, les Turcs avaient mis précipitamment sous voiles. Les Grecs leur lancèrent en vain quelques brûlots. La brise était fraîche, les vaisseaux ottomans réussirent à les éviter. Pendant que cette escadre inquiète, harcelée, faisait tous ses efforts pour se rapprocher encore une fois des Dardanelles, les navires d’Hydra faisaient route pour Samos.

On évaluait généralement à cent cinquante navires, armés pour la plupart en grands bricks de guerre, les forces navales des insulaires d’Hydra, de Spezzia et d’Ipsara ; mais ces navires, si nombreux qu’ils pussent être, suffisaient à peine à leur tâche. Ils avaient en effet à conteuir la flotte des Dardanelles, à surveiller la division sortie du golfe de Lépante et mouillée à cette heure en face de Corfou, à seconder enfin par un étroit blocus les opérations des divers corps de troupes qui serraient de très près les places du littoral. 30,000 hommes assez mal armés étaient répartis en Morée de la manière suivante : 2,000 observaient Coron, 3,000 autres assiégeaient Modon et Navarin, 4,000 s’étaient réunis devant Patras, 10,000 sur les hauteurs de Tripolitza, 8,000 au pied de l’Acro-Corinthe ; 3,000 Maniotes cernaient Monembasia. On connaît la situation de cette forteresse, qui tour à tour défia, entre les mains des Grecs et des Latins, tant de furieuses attaques. Bâtie sur un îlot escarpé entre le cap Saint-Ange et le golfe d’Argos, un pont la relie à la côte du Magne. Le 2 avril, elle avait servi de refuge aux familles des villages de la Laconie qui avaient pu échapper aux fureurs des Grecs. Ce surcroît d’habitans venait mal à propos, car la forteresse n’était alors approvisionnée que pour un mois. Si le grand-seigneur avait le soin de renouveler à des époques périodiques les vivres de ses places fortes, les gouverneurs avaient la coutume de vendre ces provisions au fur et à mesure qu’on les leur livrait. La faute eût été facilement réparable, si la garnison n’eût été bloquée que par terre ; mais les bricks spezziotes ne tardèrent pas à paraître. Ils revenaient de leur première croisière chargés de butin ; ils avaient capturé des navires barbaresques et des bateaux candiotes, des bâtimens très riches partis de Dulcigno. Déjà trois cents personnes, négocians et matelots, avaient été conduites à Spezzia, où on les avait égorgées. Il restait à bord quelques prisonniers ; les Grecs les débarquèrent et sommèrent les habitans de Monembasia de se rendre. « Toute la Grèce, disaient-ils, est en insurrection. Le jour de la liberté est arrivé, nous allons reconquérir notre empire. » Les Turcs se montrèrent insensibles à ces bravades. « Ils n’avaient aucun ordre du sultan pour livrer la place, et ils étaient décidés à soutenir leurs droits jusqu’à la dernière goutte de leur sang. » Les bâtimens grecs commencèrent à canonner la forteresse ; les Turcs ripostèrent, le dommage fut nul de part et d’autre. Avant de se résigner aux lenteurs d’un blocus, les Spezziotes eurent recours à l’intimidation. Ils firent fusiller par les Maniotes, sous les yeux des habitans de Monembasia, les prisonniers, hommes et femmes, qu’ils avaient débarqués. Les assiégés ne s’en montrèrent que plus résolus à se défendre. Quand ils eurent mangé les chiens, les chats, les chevaux, les animaux les plus immondes, ils finirent par s’entre-tuer. Des enfans furent égorgés et dévorés secrètement. La dernière ressource fut la mousse de mer attachée aux flancs des bateaux : on la faisait bouillir avec un peu d’huile. La garnison tenta quelques sorties. Les cadavres des Grecs restés sur le champ de bataille étaient apportés dans l’enceinte de la ville et vendus publiquement à 10 et 12 piastres Toque.

Cette résistance désespérée devait avoir un terme. Le frère d’Alexandre Ipsilanti, le prince Démétrius, venait d’arriver en Morée ; les Moréotes le mirent à la tête de leurs troupes. Les premiers actes du nouveau commandant en chef tendirent à inaugurer une politique plus clémente. Le prince Grégoire Cantacuzène fut autorisé à offrir des conditions acceptables aux héroïques défenseurs de Monembasia. Le 5 août 1821, les Grecs prenaient possession de la place ; mais, s’il dépendait du prince d’accorder aux vaincus une capitulation digne de leur courage, il était hors de son pouvoir d’en faire respecter les clauses. Six cents prisonniers avaient été embarqués sur trois bâtimens spezziotes qui devaient les conduire en Asie ; ce fut à Caxos que les Spezziotes les débarquèrent. Ils les laissèrent sur ce rocher ennemi sans vivres, sans vêtemens, après les avoir complètement dépouillés. Elez-Aga fut par bonheur informé de cet abandon. Un bâtiment autrichien nolisé pour un mois par un négociant français, M. Bonfort, se trouvait à Scala-Nova. Notre compatriote s’émut au récit que lui fit l’aga ottoman ; il consentit à se rendre sur-le-champ à Gaxos, et ce fut un Français qui, ramenant enfin le 19 août les prisonniers de Monembasia en Asie, acquitta l’engagement d’honneur contracté, au nom de la Grèce, par le prince phanariote. Ainsi commençait par le fait d’une initiative privée, dont il était bon de ne pas laisser périr le souvenir, cette mission d’humanité à laquelle nous verrons, pendant sept années consécutives, nos capitaines se dévouer avec une abnégation que ne découragèrent ni l’ingratitude, ni les calomnies, ni les attaques réitérées dont notre propre commerce devint l’objet.

V.

Les Moréotes étaient peu estimés des autres Grecs. Leurs klepthes les plus célèbres avaient la réputation de s’attaquer plus souvent à leurs compatriotes qu’aux Turcs. Il faut faire cependant une exception en faveur des Maniotes ; non moins prompts que les autres au pillage, ils se distinguaient du moins par leur franchise et par leur indépendance. Tel était le caractère de ces Mavromichalis dont presque toute la famille paya de son sang la régénération de la Grèce. Le chef de cette famille, Petro-Bey, administrait le Magne au nom du capitan-pacha. Avec sa parenté puissante, avec la considération dont il jouissait parmi les hétairistes, Petro-Bey semblait destiné à être le chef de l’insurrection ; mais, pour garder ce poste élevé, il lui eût fallu une ambition mieux trempée et un naturel moins facile. Les klepthes de la Morée ne tardèrent pas à disputer au chef des Maniotes le commandement des armées et la conduite de la guerre. Colocotroni est le type de ces capitaines. Il avait cinquante ans au début de la révolution. Son père avait été obligé de chercher en 1779 un refuge dans le Magne ; il y fut tué par un détachement de troupes turques l’année suivante. Le jeune Colocotroni grandit au milieu des troubles du Magne, bouleversé par des luttes sauvages, entreprises pour obtenir la suprématie. À l’âge de vingt-sept ans, il était devenu brigand de profession. En 1806, il était contraint de se retirer aux îles ioniennes et de prendre du service sur un corsaire. En 1810, Zante appartenait aux Anglais ; Colocotroni entra à leur service, devint major au régiment grec, et retourna deux ans après à son ancien métier de commerçant de bestiaux. Les Russes se l’attachèrent, et il fut de bonne heure initié à tous les secrets de l’hétairie. Le 15 janvier 1821, il quittait Zante pour rejoindre ceux qui préparaient le soulèvement, et débarquait à Kardamyle dans le Magne.

En Morée, les Grecs avaient été bientôt maîtres de tout le pays, mais dans la Grèce continentale les Armatoles se décidèrent moins vite à prendre les armes contre le sultan, au service duquel ils avaient une solde élevée. Beaucoup de soldats chrétiens ne voulaient pas quitter le camp de Kurchid avant la chute de Janina, car le seraskier avait promis à ses troupes de leur payer tout l’arriéré de leur solde dès qu’il se serait emparé des trésors d’Ali. Cependant le 25 avril 1821 toute la population chrétienne de la Grèce orientale avait pris les armes. Du cap Sunium à la vallée du Sperchius, qui débouche près des Thermopyles et touche aux confins de la Thessalie, dans des centaines de villages, les familles musulmanes furent entièrement détruites. Les habitans de Thèbes et de plusieurs villages de la Béotie trouvèrent un refuge dans la forteresse de Négrepont.

Athènes n’avait plus qu’une importance secondaire ; cette ville était l’apanage du sérail. Les musulmans y formaient environ le cinquième de la population ; la garde du voïvode se composait de 60 soldats albanais. Au premier bruit de l’insurrection, les Turcs se réfugièrent dans l’Acropole.

Missolonghi fut la première place qui, dans la Grèce occidentale, épousa la cause de la révolution. Le 1er juin, les soldats qui l’occupaient se retirèrent, et le lendemain les habitans de Missolonghi et de la petite ville voisine d’Anatolikon proclamèrent leur adhésion à l’indépendance de la Grèce. La plus importante ville de la Grèce occidentale était Vrachori, située dans un district fertile sur la route qui va de Janina à Lépante. Cette ville renfermait 500 familles musulmanes, parmi lesquelles on comptait plusieurs grands propriétaires terriens dont les ancêtres avaient hérité, au temps de la conquête, des fiefs primitivement possédés par les nobles francs. Le 9 juin 1821, Vrachori fut attaquée par 2,000 Armatoles, quelques jours après par 4,000. 300 Albanais la défendaient ; ils traitèrent à part, et obtinrent de s’éloigner. Les Juifs et les Turcs furent presque tous massacrés.

Ainsi en trois mois les chrétiens s’étaient rendus maîtres de toute la Grèce au sud des Thermopyles et d’Actium, à l’exception des forteresses qui étaient bloquées. Les forteresses qui restaient entre les mains des Turcs étaient : en Morée, Tripolitza, Nauplie, Corinthe, Patras et le château de Morée, Navarin, Modon, Coron et Monembasia, — dans la Grèce continentale, Athènes, Zeitouni, Lépante et le château de Roumélie, Vonitza, — dans l’Eubée, Négrepont et Caristo.

« En définitive, écrivait l’amiral Halgan, quelle que soit l’issue de cette guerre, commencée avec quelques bâtimens de commerce, des fusils à mèche et des bâtons, le résultat actuel est celui-ci : le gouvernement ottoman n’existe plus dans la Grèce proprement dite qu’au sommet de quelques acropoles que mine la faim. Au milieu d’un pays âpre où tout est défilé, montagnes, embuscades et positions militaires, des milliers d’Asiatiques auront à combattre une population entière qui va trouver à s’armer. Les Albanais de 1770 auraient été plus redoutables sans doute, et leurs fils n’ont point dégénéré ; mais ils sont ; aujourd’hui divisés et sans chefs. Quand de tels hommes suivent un pacha, c’est avec l’espérance de piller sans danger plutôt qu’avec la certitude de combattre sans profit. La population grecque des provinces européennes trouve aujourd’hui un auxiliaire puissant dans la nécessité où elle s’est mise de n’être pas vaincue pour n’être pas exterminée. Quant aux Grecs d’Asie, il est plus triste que difficile de conjecturer quel sera le sort de beaucoup d’entre eux. »

Le début de toutes les insurrections est généralement rempli d’espérance : on dirait un printemps qui se couronne de fleurs ; les épreuves ne viennent que plus tard. Pour la Grèce, ces épreuves se présentèrent avant la fin de la première campagne. Les années qui suivirent ne firent que les aggraver. Les efforts croissans de l’ennemi, les progrès de sa discipline, le désordre qui à la même époque s’introduisait dans les rangs des palikares et dans les conseils du gouvernement, toutes ces faiblesses de l’hellénisme, dont une seule eût suffi à décider la ruine irréparable d’une cause moins légitime, semblèrent de 1822 à 1827 se conjurer pour faire avorter l’œuvre de régénération entreprise sous les auspices sanglans dont je n’ai point exagéré le tableau.

Enivrés de leurs premiers succès, les insulaires ne prévoyaient pas les retours de fortune qui allaient bientôt menacer leur existence politique. Ils ne songeaient qu’à se livrer « avec toute la sécurité de l’enfance aux caprices de leur riante et active imagination. » Leur premier soin avait été de rejeter bien loin le bonnet et l’habit de raïa, de laisser croître leurs cheveux et de revêtir le costume antique avec une sorte de casque sur lequel on pouvait lire ces mots : mort ou liberté. Les amiraux s’appelaient des navarques, et les capitaines, suivant l’exemple de la Bobolina, se montraient sur leur pont vêtus à la macédonienne. Toutes les révolutions ont connu ces premiers momens d’ivresse ; toutes ont été bientôt ramenées au sentiment de la réalité par des préoccupations qui n’ont assurément rien de poétique, mais qu’il n’est pas permis à la nature humaine de négliger. Ce qui fait triompher la cause des peuples, ce n’est pas l’enthousiasme, ce n’est pas même l’héroïsme individuel, c’est la patience. Les bergers moréotes, si dédaignés par les fiers Armatoles de la Thessalie et de la Macédoine, ont sauvé l’indépendance de la. Grèce quand les insulaires eux-mêmes semblaient prêts à la déserter. S’il y a eu, durant cette longue guerre, des âmes défaillantes, des cœurs irrésolus, ce n’est pas dans cette population depuis longtemps déshabituée des armes qu’on les a trouvés.

L’insurrection de 1821 a eu d’ailleurs des conséquences politiques qu’on n’en attendait pas. Elle a secondé puissamment les projets de réforme du sultan. Ni la guerre de 1769, ni celle de 1790 n’avaient été pour la Turquie une leçon suffisante. Ce fut la régénération de la Grèce qui amena la transformation de la puissance ottomane. Si l’empire échappe à la ruine qui le menace encore, il ne le devra qu’à la secousse que lui ont imprimée ces événement où l’Europe avait cru entrevoir les signes avant-coureurs d’une chute irrémédiable. Comme la mosquée de Sainte-Sophie, la Turquie s’est raffermie sur sa base, après un tremblement de terre ; mais, comme la vieille basilique, elle en est restée légèrement déjetée. Il faut aujourd’hui la redresser et l’asseoir carrément sur des institutions nouvelles. Les documens que j’ai rassemblés me permettront de mener de front cette double étude : l’influence de la guerre de l’insurrection sur l’avenir de la Grèce chrétienne et sur celui de la Turquie musulmane. J’espère que l’attention du lecteur ne se lassera pas des développemens où pourra m’entraîner un si vaste sujet.

Je ne suis pas de ceux, je l’avoue, qui conseilleraient à la France, dans la crise douloureuse qu’elle traverse, de se désintéresser de tout ce qui ne la touche pas directement. Je n’ai pas, comme tant d’autres, le remords de notre générosité. C’est à notre humeur sympathique, à notre esprit humain et chevaleresque, que nous devons la place importante qui nous a été faite dans le monde. Ne nous corrigeons pas de nos heureux défauts ; ne croyons pas que le bien opéré puisse jamais tourner au détriment de la nation qui, négligeant des intérêts égoïstes, a su courageusement l’accomplir. Il y a d’étonnans retours de fortune pour les peuples qui ont contribué au progrès de l’humanité. La Grèce en offre un éclatant exemple. La France, — un poète l’avait déjà fait ressortir, — n’a eu d’égal à ses grandeurs que ses adversités ; mais le souvenir de ses œuvres s’est toujours interposé à temps entre elle et ses ennemis. Nous sommes prompts à douter de nous-mêmes ; nous montrons un fatal penchant à nous calomnier, et on pourrait citer telle époque de notre longue et glorieuse histoire où la moitié de la France ne fut occupée qu’à déshonorer l’autre. Ce qui me console, c’est que l’étranger ne nous croit pas. Il faut avoir voyagé dans ces pays où passa notre épée et où la mémoire de nos bienfaits, quoi qu’on en puisse dire, subsiste, pour savoir ce que le monde attend encore de nous ; on dirait que l’inquiétude inspirée par nos revers n’a fait que raffermir le sentiment de notre nécessité.

Le monde sans la France, ce serait l’univers sans flambeau. On le comprend, on le dit, et, si nous voulons vivre, soyons bien convaincus que chacun pour sa part nous y aidera ; mais restons ; pour l’amour du ciel, ce que nous sommes, ne desséchons pas nos âmes sous prétexte que nous avons été dupes. L’attrait le plus sérieux que m’inspire le travail auquel je me livre, je le trouve dans la satisfaction que j’éprouve à rencontrer mon pays à la tête de toutes les démarches loyales. Il n’y a pas dans cette longue période si confuse, si agitée, si inquiétante parfois, qui commence en 1821 et se prolonge jusqu’en 1830, un seul acte de nos agens ou de nos capitaines que je voulusse répudier. Je ne suis même pas tenté de sourire de notre philhellénisme, les exagérations de notre enthousiasme m’attendrissent bien plus qu’elles ne m’offusquent. J’aime à voir sur la plage de Chio le capitaine Lalande « baiser la vieille moustache du général Fabvier. » J’aime à voir nos salons s’ouvrir à la poésie des récits qui les disputent avec succès à des amusemens plus frivoles. J’aime à voir Canaris recommander son fils « aux bontés de Mme de Castellane » et ce jeune Thémistocle, dont les lèvres balbutient à peine quelques mots de français, égayer le cercle charmant qui l’entoure en voulant « couper la tête à gros Turc. » Oui certes, ce fut une grande époque que celle où un gouvernement d’ordre et d’autorité prit en main la cause d’un peuple presque anéanti, et fit céder les considérations jalouses de la politique à la voix de l’humanité. Ce jour-là, on put reconnaître la France ; on ne la reconnaîtrait pas, si, changeant sa devise, elle se repentait « d’avoir fait les œuvres de Dieu. »

Les détails dans lesquels je suis entré jusqu’ici vont me permettre de marcher d’un pas plus rapide dans la voie qui doit nous conduire au récit des deux grands événemens de cette guerre, le massacre des janissaires et le combat de Navarin. Le premier de ces événemens ouvrira pour la Turquie l’ère des transformations ; le second décidera de l’affranchissement de la Grèce.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. La Grèce régénérée a repris pour un grand nombre de localités les noms qui empruntaient aux événemens de l’antiquité ou même à ceux du bas-empire une illustration dont il n’est pas sans quelque intérêt de s’approprier le souvenir ; c’est d’ailleurs le dernier vestige de la domination turque ou de la domination latine qu’on efface. Il pourrait résulter de ces dénominations multiples quelque confusion, ai je ne prenais soin de prévenir le lecteur que, me conformant à un usage assez général, il m’arrivera souvent de désigner les villes, les territoires, les îles, les provinces, tantôt sous leur nom antique, tantôt sous leur nom moderne. Ainsi Lesbos, Métélin, Mytilène, sont une seule et même île. La Crète et Candie, l’Eubée et Négrepont, Cos et Stancho, Naxos et Naxie, Boudroun et Halycarnasse, Napoli de Malvoisie et Monembasia, l’Épire et l’Albanie, la Morée et le Péloponèse, la Roumélie et la Macédoine, sont des équivalens qu’on pourra retrouver presque à chaque page de ce récit. En donnant cet avertissement au lecteur, je prends peut-être une précaution qui paraîtra superflue, car, s’il est un privilège acquis à ces localités, dont l’histoire est familière à tout esprit cultivé, c’est celui d’être connues sous les divers noms que leur a fait porter la fortune.
    Peut-être serait-il plus nécessaire de rappeler que, par suite des divergences qui existent encore entre les géographes, on rencontrera, suivant la carte qu’on aura la fantaisie de consulter, des golfes pourvus de deux ou trois noms différens. Le golfe de Coron deviendra tour à tour le golfe de Calamata ou le golfe de Messénie, l’immense baie comprise entre le cap Matapan et le cap Saint-Ange s’appellera golfe de Kolokythia, de Laconie ou de Maratho-Nisi. Viendront ensuite les golfes de Nauplie ou d’Argos, d’Égine ou d’Athènes, de Lépante ou de Corinthe, quoique Égine et Athènes, Corinthe et Lépante, pussent être à bon droit employées à désigner, suivant le, position géographique, des parties différentes d’un même golfe.