Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant/04

Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 104 (p. 289-320).
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IV

LES SOULIOTES. — ALI-PACHA. — CANARIS.

I.

Au mois d’août 1821, la station du Levant, renforcée par des envois successifs, se composait des frégates la Guerrière, la Jeanne d’Arc et la Fleur de Lis, de la corvette l’Écho, des bricks le Rusé et l’Olivier, des goélettes l’Estafette et la Levrette, des gabares l’Active, la Chevrette, la Truite, la Lamproie, la Lionne, l’Émulation, le Loiret, des flûtes la Bonite, l’Ariège et le Lybio, en tout dix-huit bâtimens. Les capitaines avaient appartenu à la marine de l’empire ; l’un d’eux, le chevalier de Viella, avait même fait ses premières armes sur les vaisseaux de Louis XVI. Les officiers et les aspirans constituaient, sauf de rares exceptions, une génération nouvelle. Quelques-uns avaient pris part aux combats de la dernière guerre ; le plus grand nombre, sortis des vaisseaux-écoles que l’empire avait institués en 1812, en étaient à leurs débuts : ils allaient former avec les volontaires, auxquels depuis 1816 ils se trouvaient associés, et avec les élèves provenant du collège d’Angoulême, ce qu’on peut réellement appeler la marine de la restauration, marine glorieuse, marine laborieuse et instruite à laquelle nous devons, nous autres officiers du gouvernement de juillet et du second empire, ce que nous avons appris et ce que nous sommes. Les voilà ces noms qui devaient figurer à la tête d’un corps dont ils furent l’honneur, les voilà les Hamelin, les Desfossés, les Jacquinot, les Pellion, les Clavaud, les Du Bourdieu, les Lugeol, les Deloffre, les Jehenne, tous réunis à la même époque dans la même station ! Tels étaient les hommes à qui une heureuse fortune avait en 1821 confié dans les mers du Levant le drapeau de la France. Une chance non moins favorable les rassemblait sur un terrain où ils devaient promptement acquérir l’expérience que toute autre navigation leur eût fait longtemps encore attendre. « Il y a plus à manœuvrer, écrivait en 1817 le chevalier de Rigny, pendant un mois de séjour dans l’Archipel que pendant toute une campagne des colonies. » Les événemens, en se précipitant et en augmentant les inquiétudes des consuls, allaient tenir nos navires, si nombreux qu’ils fussent, constamment en haleine, et contribuer ainsi indirectement à hâter l’instruction de nos officiers. Il fallait d’ailleurs, dans ces parages infestés de croiseurs novices et prompts à se méprendre, se tenir toujours prêt à exécuter rapidement le branlebas de combat, naviguer pour ainsi dire les boutefeux allumés, ne négliger en un mot aucune des précautions qu’on eût prises en temps de guerre. Sous tous les rapports, l’école était excellente, l’enseignement complet. La discipline, la tenue militaire de nos bâtimens, ne tardèrent pas à s’en ressentir. Un seul exemple suffira pour montrer le rôle honorable que s’était assigné dès cette époque notre marine, la fermeté et la modération qu’elle mettait à le remplir.

La gabare l’Active et le brick le Rusé, commandés par les Iieutenans de Reverseaux et Quernel, officiers déjà connus, déjà signalés parmi les plus distingués, étaient sortis de Smyrne avec plusieurs Grecs réfugiés à leur bord. Ces deux bâtimens prirent en échange à Tine 11 Turcs, dont un aga et sa famille, sauvés par les soins généreux du sieur Spadaro, agent consulaire du roi dans cette île. De ce point, l’Active et le Rusé se portèrent à Naxos, où les capitaines se firent remettre, après de longues discussions, 17 Ottomans retirés chez le consul de France et seuls restes de 111 prisonniers. Le départ de ces malheureux fut le signal d’un soulèvement presque général. L’archevêque, le consul, la population catholique, se virent menacés. M. de Reverseaux montra en cette occasion une remarquable énergie. Il se jeta de sa personne au milieu des mutins, et les fit reculer en les invitant à ne point provoquer imprudemment la colère de la France. Ce fut à Marmorice et à Rhodes que les Turcs furent rendus à leurs coreligionnaires. Les deux navires français opéraient leur retour après avoir visité Chypre et les divers consulats de Syrie lorsqu’ils furent subitement attaqués de nuit par sept bâtimens grecs. L’engagement n’eut pas de suite, car dès les premiers coups de canon le capitaine de Reverseaux parvint à se faire reconnaître ; mais une pareille insulte exigeait une réparation. Le capitaine de Reverseaux en détermina lui-même la nature et en dicta les termes.

Les services journaliers que rendait notre station navale avaient enfin fait comprendre aux plus incrédules le prix de notre concours. Le temps était passé où un agent du ministère des affaires étrangères pouvait écrire au duc de Richelieu : « Voici donc cinq bâtimens armés à grands frais, un état-major nombreux avec environ 700 hommes à nourrir et à solder pour protéger un commerce dont votre excellence connaît le peu d’importance. Ce luxe d’armement est bien peu en harmonie, sous tous les rapports, avec notre situation actuelle. » Ce même agent, très ému des dangers que les troubles du Levant, pouvaient faire courir aux intérêts confiés à sa protection, tenait en 1821 un tout autre langage. Il réclamait à grands cris l’envoi et l’assistance d’un navire de guerre. Assiégé par ces sollicitations, l’ambassadeur de France à Constantinople, M. de Latour-Maubourg, ne voyait de moyen suffisant d’y répondre que dans un accroissement notable de nos forces navales. Il demandait avec instance que l’escadre de l’amiral Halgan fût portée à vingt-six bâtimens au moins. « Je ne puis, écrivait de son côté l’amiral, partager à ce sujet l’opinion de M. de Latour-Maubourg. Tant que la France voudra se borner à protéger ici son commerce et ses nationaux, sans prendre une attitude hostile, dix ou douze navires sont plus que suffisans. Aller au-delà quand l’Angleterre se borne à quatre grands navires et dix petits pour la station de toute la Méditerranée, à trois ou quatre corvettes seulement pour le service spécial du Levant, ce serait annoncer des projets, éveiller des inquiétudes. Je persiste à croire que c’est à Toulon qu’à tout événement, nos moyens d’action devraient, s’il y avait lieu, se tenir sans bruit disposés. M. l’ambassadeur m’a prié d’appuyer ses réclamations. En lui répondant, je me hâte, sans sortir de la réserve qui convient à ma position, de l’engager à ne point accorder une foi explicite à toutes les appréhensions manifestées depuis des mois entiers par plusieurs de nos agens diplomatiques. Il y a tel résident français dans les îles qui ne cesse de demander une division entière, une frégate au moins et cependant le point qu’il occupe est parfaitement tranquille. Je ne sache pas qu’à l’exception de M. le consul d’Acre, un seul Français ait été réellement molesté, même dans la première effervescence de la crise. » Heureux le gouvernement qui trouve pour le servir des officiers animés de ce zèle consciencieux, des chefs de station dont le regard sait aller au-delà de l’horizon étroit de leur mission locale, des fonctionnaires qui, justement préoccupés des conséquences que leur avis peut avoir, songent moins à grossir l’importance de leur situation personnelle qu’à épargner à leur pays de fausses démarches et des embarras !

En repoussant la pensée d’une augmentation de forces, l’amiral Halgan s’était imposé le devoir de ne laisser aucun intérêt en souffrance et de suppléer par l’activité de ses capitaines au chiffre limité de ses bâtimens. Ce devoir, il n’y faillit pas. Le 6 août 1821, le consul-général de Russie à Smyrne, « repoussé, nous dit M. David, par les commandans anglais et hollandais, qui craignaient de se compromettre, s’embarquait à bord de la flûte du roi l’Ariège. » Le même jour, l’amiral Halgan partait pour Salonique avec la frégate la Guerrière, sur laquelle il venait d’arborer son pavillon ; le chevalier de Viella, commandant la Fleur de Lis, quittait les îles d’Ourlac et allait chercher M. Fauvel à Zea pour le reconduire à Athènes ; la Bonite revenait de Chypre et de Rhodes ; la Jeanne d’Arc retournait à Alexandrie. Sur tous les points de l’Archipel, notre escadre était en mouvement, notre pavillon, redouté ou appelé, se montrait à l’improviste. On retrouvait la France, et c’était sa marine qui la montrait ainsi renaissante, secourable à tous, généreuse et fière, inspirant tour à tour l’espoir aux opprimés, la terreur aux forbans. Tous nos officiers ne supportèrent pas sans dommage cet excès de fatigues ; plusieurs payèrent de leur vie les services que notre drapeau rendit alors à la cause de l’humanité. Les fièvres paludéennes infestaient tout ce littoral, où les fleuves s’étaient endormis comme le peuple somnolent qui était venu dresser ses tentes sur leurs rives. Le commandant de la Chevrette, le lieutenant de vaisseau Gay, succombait le 23 septembre 1821 à une fièvre maligne. « C’est dans l’atmosphère de Salonique, écrivait M. David, que ce brave officier a pour ainsi dire aspiré le principe de sa maladie. Il est mort le lendemain de son entrée en rade de Smyrne, le onzième jour de sa maladie. Il est inhumé à côté du capitaine Serval que nous avons perdu trente-huit jours auparavant. »

La fièvre ! voilà ce qui fera plus de ravages dans les rangs des armées grecques que le sabre des Turcs ! voilà ce qui jettera bientôt sur les quais de Smyrne, dans le dénûment et dans le désespoir, une foule de jeunes enthousiastes, entraînés par l’ardeur à laquelle obéissaient alors les chrétiens, les sceptiques et les poètes ; minés par la maladie, on les verra, au bout de quelques mois, venir demander aux consuls le pain dont la Grèce les laissera manquer, aux amiraux un passage sur nos bâtimens. Aucune souffrance ne trouva dans cette cruelle guerre nos agens ni nos officiers insensibles, et, ce qu’il faut citer aussi à l’honneur de notre gouvernement, jamais la générosité qu’ils montrèrent ne leur fut reprochée, bien que cette générosité eût rarement l’occasion de s’exercer envers les amis politiques de la maison de Bourbon.

La fin de l’année 1821 fut marquée pour les Grecs par d’importans succès, et cependant un observateur clairvoyant aurait pu reconnaître que déjà le moment des premières épreuves approchait. La capitulation de Navarin avait suivi de près celle de Monembasia. Elle eut lieu le 19 août 1821. Si les Turcs voulaient sauver le peu de places maritimes qui restaient encore entre leurs mains, il fallait qu’ils se décidassent à faire sortir leur flotte. La saison était favorable. Les vents à cette époque sont généralement frais dans l’Archipel sans avoir la violence qui les fait redouter en automne. Les bricks grecs étaient rentrés le 24 août à Hydra. Dans la nuit du 6 septembre, le brick l’Olivier, commandé par le capitaine Bégon de la Rouzière, rencontra devant La Canée la flotte du capitan-bey. Composée de trois vaisseaux de ligne, de cinq frégates et d’environ trente corvettes ou bricks, cette flotte fut bientôt ralliée par les divisions égyptienne et algérienne. On comprend l’émotion qu’une semblable nouvelle dut causer dans les îles. Le chevalier de Viella, qui commandait, sons les ordres de l’amiral Halgan, la frégate la Fleur de Lis, fut témoin du découragement qui parut atteindre alors quelques-uns des chefs de l’insurrection d’Hydra. C’était moins la force des escadres ottomanes que la mutinerie de leurs propres équipages qui les faisait désespérer d’une cause « que, dans la première ferveur de leur enthousiasme, ils avaient appelée immortelle et sainte. » On peut se résigner à bien des sacrifices. quand il s’agit d’affranchir sa patrie ; ce qu’il y a de plus difficile, c’est de triompher du dégoût qu’inspire à tout cœur bien né l’aspect irritant du désordre. Les îles albanaises n’avaient pas encore épuisé leurs ressources. Hydra se vantait de posséder 10,000 matelots et 80 navires. Il existait 60 bâtimens à Spezzia, 30 à Ipsara, mais les armemens étaient paralysés, les campagnes souvent interrompues au moment même où il eût fallu redoubler d’activité. Pendant qu’un des plus opulens primats d’Hydra dénonçait à l’amiral Halgan cette situation navrante et le sollicitait d’accorder à sa famille un asile, un sauf-conduit à ses capitaux, Kara-Ali jetait des provisions et des munitions dans les forteresses de Coron et de Modon. Il préservait ainsi ces deux places d’une reddition devenue imminente, et se gardait bien d’entrer dans aucun des golfes d’où ses navires peu alertes auraient eu quelque peine à sortir. Cette prudence de l’amiral ottoman déconcertait les Grecs. Sûrs d’incendier avec leurs brûlots la flotte du sultan, si elle s’offrait à leurs coups au fond de ces entonnoirs, ils ne savaient plus comment l’attaquer depuis que les vaisseaux turcs s’obstinaient à rester sous voiles. « Les Grecs, écrivait l’amiral Halgan, attribuent cette habile manœuvre aux conseils d’officiers anglais embarqués sur l’escadre turque, et ils en ont conçu une très forte irritation contre l’Angleterre. » Le 18 septembre, le capitan-bey mouillait enfin, mais c’était sous le canon de Patras qu’il jetait l’ancre. Le 1er octobre, il envoyait dans le golfe de Corinthe le commandant de l’escadre égyptienne, Ismaël-Gibraltar, et le chargeait d’y détruire l’établissement que quelques pêcheurs grecs avaient fondé à Galaxidi, sur la côte occidentale de la baie de Salone.

Les Algériens furent mis à terre dès le point du jour. Forban, de profession, ils étaient plus que d’autres habitués à ce genre de coups de main. En quelques heures, ils avaient brûlé la ville, massacré les habitans et emmené à Kara-Ali trente-six bricks ou goélettes. Fier de pareils trophées, Kara-Ali ne songeait plus qu’à rentrer à Constantinople ; le 14 octobre, au moment où il sortait du golfe de Patras, Miaulis apparaissait à la tête de soixante voiles. L’amiral ottoman, dont les forces se composaient alors de quarante-deux navires de guerre, jugea néanmoins prudent de se réfugier dans les eaux de Zante. Pour quitter cet abri, il crut devoir attendre un vent favorable et frais qui le conduisît rapidement dans l’Archipel. Le 21 octobre, la flotte turque fut aperçue de Zea ; elle faisait route sous toutes voiles pour les Dardanelles. Quelques jours après, Kara-Ali entrait dans le Bosphore traînant triomphalement après lui les trente-six prises d’Ismaël-Gibraltar, et montrant aux Turcs enthousiasmés 30 prisonniers pendus aux vergues du vaisseau-amiral. Constantinople était dans l’ivresse ; Kara-Ali lui rendait un nouvel Hassan. Le sultan ne décerna pas encore au capitan-bey le surnom de victorieux ; il le récompensa du succès de cette campagne par le grade de capitan-pacha.

La sortie de la flotte turque avait sauvé Modon, Coron et Patras ; elle ne pouvait sauver ni Tripolitza, ni Corinthe. La ville de Tripolitza, bloquée depuis six mois, fut prise d’assaut le 5 octobre 1821 : 13,000 Turcs se trouvaient dans la place ; 1,500 Albanais, réclamés par Ali-Pacha, en sortirent la vie sauve. On estime à 8,000 âmes au moins le nombre des musulmans qui périrent dans le sac de Tripolitza ; ni le sexe, ni l’âge ne trouvèrent grâce devant les vainqueurs. Échappé par miracle au massacre général, un malheureux enfant fut recueilli dans ce désordre affreux par un capitaine philhellène. Amené en France par son sauveur, Mme la princesse Adélaïde se chargea de le faire élever ; il est devenu un des officiers les plus estimés de notre marine. 30,000 Moréotes environ s’étaient réunis devant Tripolitza ; ils se partagèrent en trois corps. On avait trouvé dans la ville conquise vingt pièces de canon, plusieurs milliers de fusils et des munitions ; c’en était assez pour serrer de plus près Modon, Coron et Patras, mais non pas pour tenter des approches régulières contre Nauplie, « sorte de Gibraltar respectable même pour de bonnes troupes, » ou contre Corinthe, dont la citadelle gardait les trésors du Timariote Kiamil-Bey, évalués à plusieurs millions. Cette dernière place céda, le 22 janvier 1822, aux promesses d’une capitulation trompeuse. La cruauté que montrèrent les Grecs en cette occasion, leur manque de foi, ne contribuèrent pas peu à prolonger la résistance des forteresses qui se défendaient encore.

Les principales opérations des insurgés avaient lieu en Morée. Sur tous les autres points, la révolution était tenue en échec ou ne poursuivait qu’avec une extrême lenteur ses progrès. Le 4 juillet 1821, la grande île de Candie avait pris les armes. À la suite du massacre de 400 Grecs, les Turcs, repoussés par les habitans des montagnes, qui étaient descendus dans la plaine pour prêter main-forte aux chrétiens, se trouvaient rejetés dans les trois villes de Candie, de La Canée et de Rethymo. Le 10 août, ils tentaient une sortie générale et ne réussissaient qu’à perdre quelques centaines d’hommes. « Ces succès, écrivait l’amiral Halgan, encouragent les Grecs, qui paraissent avoir dans cette île environ 30,000 hommes en âge de porter les armes ; mais le tiers seulement est muni d’assez médiocres fusils. J’ai lieu de penser que les Candiotes seraient bien aises d’appartenir à une puissance européenne qui leur procurât des garanties pour leurs biens et pour leur liberté. À l’égard des Turcs, ils s’estimeraient heureux qu’on les tirât du mauvais pas où ils sont engagés en les transportant sur quelque autre point de la domination ottomane. »

L’amiral Halgan, qui soupçonnait les Anglais de convoiter secrètement la Morée, songeait-il donc aussi à trouver dans le grand naufrage quelque épave qui fût de nature à dédommager la France ? Je n’affirmerais pas qu’une pareille pensée n’ait point un instant traversé son esprit, cependant il est certain qu’il ne s’y arrêta pas. Il n’était pas besoin d’ailleurs de préoccupations égoïstes pour chercher avidement le moyen d’arrêter ce terrible conflit. La Grèce, ravagée, menaçait de devenir bientôt une solitude. Le 7 août 1821, pendant son séjour au mouillage de La Mandri, le chevalier de Viella avait vu se précipiter vers le rivage, avec une partie de leurs troupeaux, les malheureux habitans de l’Attique, qui fuyaient devant le pacha de l’Eubée. Athènes, retombée aux mains des Albanais, offrait l’affreuse image d’une place deux ou trois fois prise et reprise d’assaut. Les maisons demeuraient ouvertes à tout venant. Les portes, les fenêtres, les planchers, avaient disparu. En beaucoup d’endroits, il ne subsistait que les murs noircis ; des débris immondes, des restes d’hommes et d’animaux souillaient les rues, où régnait un profond silence, à peine troublé par le pas des patrouilles. La population, qui avait été jadis de 10 à 12,000 âmes, s’était presque tout entière retirée dans l’île de Salamine, où, sous l’abri de quelques arbres chétifs, les habitans de Thèbes, d’Eleusis et de Condouri avaient également cherché un asile. Tel était le spectacle que présentait au mois de novembre 1821 la ville qui avait connu de si heureux jours sous la protection du chef des eunuques noirs, le kislar-aga. Les peuples ne marchent pas à la transformation de leurs destinées par des chemins de fleurs, et la génération qui a jeté le grain de blé dans le sillon ne doit guère s’attendre à le voir germer : trop heureuse si elle peut emporter l’espoir de léguer une tardive moisson aux enfans qu’elle laisse après elle !

Les rapides succès des insurgés en Morée ne faisaient que mieux ressortir l’impuissance relative de leurs efforts dans la Grèce continentale. Ces succès avaient lieu de surprendre tous ceux qui connaissaient les allures généralement timides des Moréotes, et qui les avaient vus quelques années auparavant se courber tout tremblans sous le sabre des Turcs. Leur meilleure fortune peut s’expliquer par deux circonstances qui les favorisèrent singulièrement au détriment des autres parties de la Grèce. Ces circonstances, qu’il importe de ne pas perdre de vue, furent la résistance opiniâtre du pacha de Janina et le plan de campagne adopté par le sultan Mahmoud. Avant de songer à étouffer la révolution dans le Péloponèse, le sultan avait voulu raffermir son autorité en Thrace et en Macédoine. Toute l’année 1821 fut employée par les Turcs à circonscrire l’insurrection et à lui opposer une barrière infranchissable de Janina au mont Pélion. Par cette conduite habile, Mahmoud s’exposait à sacrifier une parcelle de son vaste empire, mais il faisait avorter la conspiration qui avait osé espérer l’extinction de la domination ottomane en Europe.

Salonique et le territoire qui l’environne dans un rayon de dix à douze lieues formaient une sorte de place d’armes où les Turcs s’étaient établis en force pour s’opposer à la jonction des montagnards du Pélion, de l’Ossa et de l’Olympe avec les Stylites du mont Athos. Dès les premiers jours du mois d’août 1821, le chef militaire de Salonique avait détruit les villages dont il suspectait la fidélité. Chassée de ses demeures, la population s’était retirée dans la presqu’île de Cassandre et avait coupé l’isthme étroit qui sépare le golfe de ce nom du golfe de Salonique. Des milliers de Grecs et quelques centaines d’Albanais chrétiens étaient venus l’y rejoindre ; les Hydriotes avaient prêté leur appui, et les Turcs avaient dû assiéger cette nouvelle place de guerre avec environ 8,000 hommes. Le 15 août 1821, un assaut général fut repoussé ; les massacres et les exécutions en masse vengèrent sur-le-champ cet échec. Les juifs de Salonique comme ceux de Constantinople et de Smyrne prêtèrent encore en cette occasion leur sanglant ministère ; c’est à eux que revient l’honneur d’avoir relevé dans les états du sultan le pal, qui y était oublié depuis un demi-siècle. Une nouvelle attaque infructueuse, tentée le 3 octobre, avait coûté beaucoup de sang de part et d’autre. Un pacha plus habile fut chargé des opérations ; des renforts considérables lui furent envoyés, et dans la nuit du 10 au 11 novembre la presqu’île de Cassandre fut enfin enlevée d’assaut. Cette victoire décisive, bientôt suivie de la soumission du mont Athos, arrêta court le soulèvement de la Roumélie.

II

Au nord des golfes de Volo et d’Arta, les Turcs n’avaient plus d’autre ennemi à combattre que le gouverneur rebelle de l’Épire. Dès que ce pacha aurait succombé, la Porte serait en mesuré de recommencer contre la Morée la foudroyante campagne d’Ali-Kumurgi. Le soin de leur propre sûreté conseillait donc aux Grecs de tenter une diversion en faveur du vieux lion de Tépédélen. Le plus utile secours qu’ils lui pussent donner eût été d’interrompre les communications de Kurchid avec la flotte ottomane, les îles ioniennes et l’Adriatique. Pour atteindre ce but, il eût suffi d’occuper les villes de Prevesa et d’Arta. Tel fut le projet qui, vers la fin du mois d’octobre 1821, réunit à Missolonghi les Albanais partisans d’Ali et les capitaines étoliens. La guerre de race se superposait ici à la guerre de religion. Les Tosques musulmans, associés aux Souliotes et aux Grecs pour combattre les Albanais de la Guégarie et les Slaves de la Macédoine, en étaient encore à découvrir les dangers que cette alliance pouvait faire courir à l’islamisme. Ce fut le récit des horreurs commises à Tripolitza et la vue des mosquées en ruines de Vrachori qui leur dessillèrent les yeux.

Quand Amurat II avait, vers le milieu du XVe siècle, conquis Janina, toute la contrée jusqu’aux rivages de la mer ionienne avait reconnu la domination musulmane, et plusieurs tribus chrétiennes avaient, pour prix de leur soumission, conservé le privilège de porter les armes. Dans l’Albanie du nord, ces tribus étaient catholiques ; dans l’Albanie du sud, elles étaient orthodoxes, et entre ces orthodoxes se distinguaient par leurs vertus guerrières les Souliotes, que devait immortaliser le siége de Missolonghi.

La montagne de Souli est située à 8 lieues de Sainte-Maure, 10 de Prevesa, 12 de Janina, 8 d’Arta. C’est une forteresse naturelle, défendue de trois côtés par des précipices perpendiculaires. Il n’existe qu’un étroit passage pour en gagner le sommet. Ce passage, de 3 milles environ de longueur, était gardé par trois tours distantes de 1 mille l’une de l’autre. En 1730, on comptait tout au plus 100 familles souliotes autorisées à porter les armes ; en 1792, cette communauté recrutée peu à peu dans les tribus voisines se composait de 450 familles et pouvait mettre jusqu’à 1,500 hommes sur pied. L’habitude de la domination et le dédain des travaux manuels contribuent beaucoup à développer cette fierté martiale dont s’honoraient jadis les habitans de Sparte, et qu’on retrouvait encore, il y a quelques années, dans le Nouveau-Monde, chez les Virginiens. Les Souliotes n’avaient ni esclaves ni ilotes, mais ils étaient devenus, avec le consentement tacite des pachas albanais, les gardes armés d’un district chrétien sur lequel ils exerçaient l’autorité de chefs féodaux. Des paysans de race grecque cultivaient le sol pour la caste militaire qui les protégeait. Souvent en lutte avec leurs voisins, les agas musulmans, le butin que faisaient les Souliotes dans ces expéditions était chargé sur les épaules de leurs femmes, habituées à transporter les plus lourds fardeaux dans des sentiers qui eussent été impraticables même pour des mules. Les gouverneurs vénitiens de Parga et de Prevesa fournissaient des armes et des munitions aux guerriers de Souli, comme les gouverneurs de Cattaro en fournissaient aux sujets du Vladika.

Toutes les attaques dirigées contre les Souliotes depuis la reprise de la Morée par les Turcs avaient été repoussées avec perte. En 1792, le sultan Selim III donna l’ordre à Ali d’en finir avec ce repaire de brigands. Plus de soixante villages chrétiens avaient à cette époque consenti à leur payer tribut. Le pacha de Janina se mit immédiatement en campagne ; mais il était de ces gens avisés qui n’hésitent jamais, « quand la peau du lion est trop courte, à y coudre un lopin de celle du renard. » Il avait attiré dans son camp un des capitaines souliotes les plus renommés, Zavellas, et il s’obstinait à le retenir prisonnier. La trahison n’a rien qui surprenne ces peuplades sauvages ; c’est une manœuvre de guerre à laquelle leur état de civilisation les a de longue date habitués. Sans perdre son temps à s’indigner de la félonie du pacha, Zavellas ne songea qu’au plaisir qu’il éprouverait à tromper lui-même un trompeur. Ulysse pris au piège n’eût pas déployé plus d’astuce ; Agamemnon ne se fût pas montré plus pénétré des droits que confère l’autorité paternelle. Ali demandait au capitaine souliote de lui servir de guide à travers la montagne : à ce prix, il lui laisserait la vie et lui rendrait bientôt la liberté. Zavellas offrit davantage ; il promit de déterminer ses compatriotes à se soumettre. Pour gage de sa foi, il fit venir son fils, et, partant pour Souli, le laissa derrière lui en otage ; mais à peine eut-il mis le pied dans les gorges natales, qu’il adressa la lettre suivante au pacha. « Je suis heureux, Ali, d’avoir pu abuser un traître. Je pourrai donc défendre mon pays contre un voleur. Je sais que mon fils sera mis à mort, mais je le vengerai avant de succomber moi-même. Vous autres Turcs, vous m’appellerez un père cruel et inhumain ; vous me reprocherez d’avoir sacrifié mon fils à ma propre sûreté. Voici ce que je vous réponds : si vous aviez pris la montagne, mon fils eût été tué avec les autres Souliotes, et personne n’eût vengé sa mort. Si au contraire nous sommes victorieux, j’aurai d’autres enfans, car ma femme est encore jeune, et les Turcs paieront amplement le sang que tu vas verser. » Zavellas fut tué dans la campagne, mais l’armée d’Ali fut battue.

Le rusé gouverneur n’était pas homme à rester sur un échec. Il appela de nouveau la diplomatie à son aide. Grâce aux querelles intestines qui ne cessent d’armer les membres de ces tribus indomptées les uns contre les autres, il lui fut facile de diviser ses ennemis. Photo-Zavellas, cet otage remis entre ses mains et qu’il avait épargné, devint son partisan ; George Botzaris entra à son service. En 1799, il reprit les hostilités ; la lutte finale eut lieu en 1803. Le 3 septembre, un traître vendit sa patrie pour douze bourses, environ 7,500 francs. Les sentiers de la montagne furent livrés à Veli-Pacha. Le 12 décembre, les Souliotes capitulèrent et obtinrent la faculté de se diriger sur Parga. Depuis trois ans, les îles ioniennes avaient été placées sous la dépendance de la Russie. Les Souliotes passèrent à Sainte-Maure et à Corfou ; là ils vécurent pendant dix-sept ans de la charité publique ou s’enrôlèrent au service des maîtres que leur donnèrent successivement les vicissitudes de la politique. En 1820, quand Ismaël attendait de la flotte ottomane sa grosse artillerie et ses munitions, il songea, pour garder ses communications souvent attaquées par les partisans d’Ali, à rappeler de Corfou les Souliotes. Les exilés traitèrent avec le capitan-bey et furent débarqués en Albanie ; mais bientôt l’or du vieil Ali les gagna. Le pacha de Janina leur fit compter 2,000 bourses, environ 1 million de francs, et promit de leur rendre les positions fortifiées qu’avaient occupées leurs pères. Dans la nuit du 12 décembre 1820, les Souliotes quittèrent subitement le camp du séraskier et marchèrent rapidement vers Souli. Huit jours après, ils étaient en possession du fort de Kiapha. Au mois d’octobre 1821, les Albanais musulmans, les Souliotes et les Grecs, réunis au nombre de 3,000 hommes, pénétrèrent dans Arta et réussirent à y bloquer la garnison turque. La défection des musulmans rendit ce succès inutile : dès que les troupes envoyées par Kurchid pour dégager Arta se montrèrent, les Albanais déclarèrent aux Souliotes qu’ils s’étaient alliés aux Grecs pour délivrer Ali, mais non pas pour faire la guerre à la Porte ; ainsi s’évanouissait le dernier espoir du pacha. L’alliance conclue entre ses partisans venait de se dissoudre, Ali de Tépédélen était livré à son sort.

Ali avait alors, suivant la version la plus probable, soixante-douze ans. Rien n’est plus difficile que de connaître exactement l’âge d’un Turc, à plus forte raison l’âge d’un Albanais. Dans les montagnes de l’Épire, comme dans celles où régnaient le prince des Mirdites et le Vladika, les naissances n’étaient constatées par aucun document authentique. On en rattachait généralement le souvenir à quelque événement dont la mémoire du peuple était restée frappée. « Je suis né, répondent encore les Monténégrins, au temps où un tel est mort. » Ali aimait, dit-on, à se rajeunir. Ceux qui l’ont vu en 1804, abusés peut-être par l’activité de ses allures et par la vivacité de son regard, lui donnèrent alors de cinquante à cinquante-cinq ans. Il était déjà très chargé d’embonpoint, et la longue barbe blanche qui lui descendait jusqu’à la poitrine l’eût fait prendre, quand il était accroupi sur ses riches coussins de velours, pour le plus placide des patriarches. Son air franc et ouvert, le son argentin de sa voix, la simplicité familière de ses discours, contribuaient encore à augmenter l’illusion. Le récit de ses cruautés avait cependant déjà ému l’imagination des contemporains, et en 1821 la France voyait en lui, suivant l’expression d’un critique, « une des plus belles horreurs que la nature eût produites. » On l’appelait le moderne Jugurtha ; ou prêtait à ses forfaits vulgaires des proportions épiques. Ali n’était, si l’on veut le juger de sang-froid, qu’un chef de bande dont il est facile aujourd’hui de prendre la mesure. Sa dissimulation, son impassibilité, la ténacité qu’il montra si souvent à poursuivre sa vengeance, ou à s’approcher pas à pas du but de ses ambitions, sont des traits communs à plus d’un guerrier montagnard.

« Je dois tout à ma mère, disait Ali ; c’est elle qui m’a fait homme et qui m’a fait vizir. » Voici par quels conseils la matrone albanaise avait formé le cœur de cet enfant. « Souviens-toi, lui répétait-elle sans cesse, que celui qui ne défend pas son patrimoine mérite qu’on le lui ravisse. Le bien des autres n’est à eux que parce qu’ils sont forts. Sois plus fort qu’eux, le bien qu’ils possèdent t’appartiendra. » Telle fut longtemps la loi, telle est peut-être encore la morale de l’Albanie. En s’y conformant de bonne heure, Ali fit preuve d’une audace plutôt que d’une perversité précoce. À l’âge de quatorze ans, aidé de quelques vagabonds, il avait volé un troupeau de chèvres ; à vingt-quatre, il occupait un rang distingué parmi les beys du pays. En 1787, on lui confiait, dans la guerre que la Porte soutenait alors contre l’Autriche, un commandement important. Les services qu’il rendit dans cette campagne lui valurent le pachalik de Tricala, en Thessalie. Sur ces entrefaites, le pacha de Janina vint à mourir et laissa son gouvernement en proie à des dissensions sanglantes. Ali leva des troupes, franchit la chaîne du Pinde et tomba comme un vautour au milieu des compétiteurs ; quelques jours après, il entrait dans Janina. Gagnée par ses présens, la Porte, vers la fin de 1788, consentit à reconnaître cette usurpation, et lui imprima le sceau de l’autorité légitime. Dès ce moment, Ali n’eut plus qu’une pensée, agrandir ses domaines et anéantir les chefs qui eussent été tentés de suivre son exemple. La politique profondément habile de Venise aurait contrarié ses projets ; la révolution française déblaya devant lui le terrain en faisant disparaître la puissance qui lui aurait jusqu’à la dernière heure contesté l’accès de la mer. Ali trompa successivement la France, la Russie, l’Angleterre ; c’était jeu d’enfant pour un Albanais. Dès 1804, il avait élevé le chiffre de ses revenus à 10 ou 12 millions de francs ! Ses moyens de gouvernement étaient simples. « Les Albanais, disait-il, me regardent comme un être extraordinaire. Voici les trois prestiges que j’emploie pour me les attacher : l’or, le fer et le bâton. Avec cela, je dors tranquille. » Il ne disait pas tout : au besoin, l’astucieux despote savait employer aussi la flatterie. L’amour-propre a autant de prise que la cupidité sur le cœur d’un Albanais. « Je connais votre courage, écrivait Ali aux capitaines souliotes, et j’ai grand besoin de votre secours. Rassemblez tous vos palikares, et venez me joindre. Votre paie sera double de la paie que j’accorde à mes Albanais, car je sais que votre valeur est supérieure à la leur. » C’est ainsi qu’il trouva des traîtres jusque parmi ses ennemis chrétiens, et qu’après quinze ans de diplomatie et de guerre il parvint à faire régner, à la façon de Rollon, le bon ordre dans son pachalik. Quand les voyageurs s’indignaient au récit de ses injustices, de ses perfidies, de ses férocités, il se rencontrait toujours à sa cour quelque philosophe pour tempérer leur exaltation.

« La conduite du pacha, disait-il, vous paraît atroce. Je le conçois ; mais, il y a dix ans, si vous étiez venu dans la basse Albanie, vous y auriez été assassiné ou vendu comme esclave par ces mêmes gens qui vous servent aujourd’hui d’escorte, et qui vous offrent avec tant de courtoisie l’hospitalité. » Pouvait-on, quand un pareil langage n’était que trop fondé, quand la sévérité du pacha justicier avait eu de tels résultats, s’étonner du calme imperturbable dont sa facile conscience faisait preuve et lui reprocher la faiblesse de se croire « aimé de ses peuples ? » Il est certain que jusqu’à la dernière heure il trouva des dévoûmens dans les rangs de ceux de ses sujets sur lesquels sa tyrannie avait le plus durement pesé. S’il fut abandonné, ce fut par ses enfans et par ses favoris ; les Albanais en général lui demeurèrent fidèles. Déclaré par le grand-seigneur fermanly, portant le poids terrible de sa proscription, il résista pendant dix-huit mois à toutes les armées de la Porte, et, même en succombant, laissa la révolution grecque comme un trait empoisonné au flanc de son maître. Ses intrigues avaient préparé ce soulèvement ; son or l’entretint, sa ténacité lui donna le temps d’aboutir. Terminé plus tôt, le siège de Janina eût amené la ruine infaillible de l’insurrection. C’était au mois d’août 1820 que l’ennemi personnel et implacable du pacha, Ismaël, était venu camper sous les murs de Janina. Le cadi avait alors donné lecture de la sentence qui déclarait Ali excommunié, un marabout avait proclamé l’anathème qui retranchait le rebelle du nombre des mahométans orthodoxes ; mais ces imprécations répétées par toute une armée n’avaient arraché qu’un sourire de dédain au gouverneur maudit. Ali avait encore 12,000 Albanais à sa solde, trois forteresses, 250 bouches à feu, des tonnes d’or et 300 ou 400 milliers de poudre, des alliés en Grèce et en Servie, des vivres en abondance.

Janina était à cette époque une ville de 40,000 âmes. Ali l’avait fait entourer d’une ligne de circonvallation ; il n’avait point cependant l’intention de la défendre. Ce qu’il voulait disputer aux Turcs, c’était la possession des trois châteaux dont chacun pouvait exiger à lui seul un long siège. Une de ces citadelles était bâtie à l’extrémité orientale de la ville, une autre, composée de trois tours distinctes, défendait la presqu’île qui, touchant d’un côté à la ville basse de Janina, a ses trois autres faces baignées par le lac d’Achérusie. C’est dans cette péninsule qu’Ali avait établi son sérail et vivait d’ordinaire, entouré de ses gardes et de son harem, complètement isolé de ses sujets. Le lac d’Achérusie, alimenté par les eaux du Cocyte, couvre du nord au sud un espace de 4 lieues 1/2 environ. Les géographes lui attribuent de l’est à l’ouest environ 7 kilomètres de largeur ; ses eaux baignent à l’orient la base inaccessible des derniers contre-forts du Pinde. Presque au milieu, plus rapprochée cependant de la rive orientale, s’élève une île, jadis couverte de sept, monastères et d’un village, qu’Ali avait fait raser pour le remplacer par une troisième forteresse.

Le premier soin d’Ali, quand les troupes d’Ismaël s’étaient approchées des murs de Janina, avait été de faire évacuer cette ville par les habitans, de la livrer en pillage à ses arnautes, de l’accabler d’une grêle de projectiles pour la détruire et pour l’incendier. Il s’était ensuite retiré dans son château du lac, où il avait accumulé des vivres pour plus de quatre ans.

Tant qu’il n’eut à lutter que contre Ismaël, Ali put opérer plus d’une sortie heureuse. Les bestiaux des environs affluaient dans ses forteresses. Les choses changèrent de face lorsqu’au mois de mars 1821 Kurchid vint prendre le commandement de l’armée ottomane. Les deux vieillards étaient également opiniâtres, également intrépides et surtout également rusés ; mais Kurchid avait de son côté toute la puissance religieuse du sultan. Au mois d’octobre 1821, le séraskier, déjà maître de la première citadelle, s’empara des forts de la presqu’île. Les canonnières qui assuraient au pacha la possession du lac durent se retirer devant le feu des batteries établies sur la péninsule, les bombes incendièrent les magasins établis dans l’île du lac. Les 450 femmes qui composaient le harem d’Ali furent obligées de chercher un abri sous des blindages où le scorbut et la fièvre exerçaient des ravages affreux. La fermeté stoïque du pacha ne se démentit pas ; son embonpoint disparut. « Ses yeux ne brillaient plus que d’un feu sombre ; » ses mains, dont l’élégance aristocratique le rendait si fier, étaient devenues les doigts décharnés d’un squelette. Le sommeil l’avait fui, et il ne s’y abandonnait que brisé par l’excès de la fatigue. Retiré au fond d’une casemate, il voyait peu à peu la défection lui enlever ses derniers défenseurs, il ne restait plus autour de lui que quelques séides ou des hommes trop compromis pour conserver l’espoir du pardon. Le 13 novembre 1821, Kurchid reçut un nouveau renfort de troupes asiatiques : l’armée de blocus se trouva ainsi portée à 25,000 hommes. Kurchid fit armer sur-le-champ une flottille dans l’intention d’attaquer l’île du lac. Vers la fin de décembre, le débarquement était opéré ; 450 soldats albanais ouvrirent à Kurchid les portes de la forteresse. Ali fut réduit à s’enfermer avec une soixantaine de ses serviteurs dans la tour où il avait fait transporter des vivres, ses trésors et une énorme quantité de poudre. Là, il menaçait de se faire sauter et d’anéantir tout cet or que ses ennemis ne convoitaient pas moins que sa tête. C’est une des singularités de notre nature qu’il ne soit jamais plus rare de renoncer à la vie qu’à l’heure où la vie n’a plus rien à nous promettre ; nous nous y cramponnons alors avec une ardeur sans égale. Ali avait cent fois bravé la mort sur le champ de bataille ; il se laissa séduire par des promesses de clémence. Il quitta son asile et vint s’établir dans le couvent de Satiras, un des monastères bâtis sur l’Ile du lac, où le séraskier lui avait fait préparer un logement splendide. Là, pendant sept jours, Ali, déjà au pouvoir de ses ennemis, n’en fut pas moins traité par eux avec la plus grande déférence. Il fallait lui arracher l’ordre de livrer aux troupes du sultan la tour où il avait placé sous bonne garde ses millions. Un autre lui-même, Sélim, veillait sur ce dépôt, et la mèche qui pouvait sur un signe du maître faire tout voler en éclats restait allumée. Ali céda ; ce n’était plus qu’un enfant, jouet de ces artifices grossière qu’il avait lui-même mis tant de fois en usage. Le 5 février 1822, il consentit à donner à Sélim l’ordre de faire évacuer par la garnison le réduit qui renfermait son trésor. Le premier soin des Turcs en entrant dans la citadelle fut de poignarder Sélim. Vers cinq heures du soir, Ali, entouré de ses officiers défaits et accablés, attendait l’acte de pardon qui lui avait été promis. Il vit entrer Méhémet-Pacha, qui avait succédé à Kurchid dans le pachalik de la Morée, Omer Brioni, un de ses anciens partisans qui, dès le début de la campagne, l’avait abandonné, le seliktar de Kurchid et quelques autres officiers de l’armée turque. L’entrevue se passa en paroles courtoises ; mais au moment où les deux pachas allaient se séparer, marchant de front vers la porte de l’appartement, comme le voulait l’étiquette musulmane pour deux vizirs du même rang dans la hiérarchie officielle, à cet instant où Ali s’inclinait pour prendre congé de son hôte, Méhémet tira sort kanjiar et le plongea dans le sein du pacha ; puis, s’avançant avec calme vers la galerie extérieure : « Ali de Tépédélen, dit-il à ses suivans, Ali de Tépédélen est mort. » Le capidji de la Porte entra, sépara la tête du tronc et se dirigea vers la citadelle pour la montrer aux troupes. Les Albanais et les Turcs ne virent pas la chose du même œil, une rixe s’ensuivit dans laquelle il y eut de part et d’autre du sang versé ; mais Kurchid, accouru, rétablit bientôt l’ordre. Il annonça aux mutins que la solde arriérée allait leur être payée et que dans quelques jours l’armée passerait en Thessalie pour se préparer à envahir la Grèce. Là, on trouverait du butin et des esclaves en abondance. Un semblable discours ne pouvait être accueilli qu’avec enthousiasme. Albanais et Turcs firent retentir l’air des mêmes acclamations : « Le chien Ali est mort. Longue vie au sultan Mahmoud et à son vaillant séraskier Kurchid ! » Ainsi passe la gloire de ce monde ! Ainsi en tout pays les masses oublieuses applaudissent au succès !

III

Au mois de mars 1822, voici quelle était la situation générale des choses dans le Levant. Les Albanais étaient sans gouvernement ; la Morée, la Grèce continentale, l’Archipel tendaient à se constituer en corps de nation. Navarin, Monembasia, Tripolitza, Corinthe, étaient passées aux mains des Grecs ; Coron, Modon, Nauplie, les châteaux de Patras, d’Athènes, celui de Caristo, dans l’Eubée, résistaient encore. Les Turcs se maintenaient dans Larissa et dans les vallées de la Thessalie. Les Grecs gardaient les défilés des Thermopyles ; les montagnards de la chaîne de l’Olympe et du Pélion donnaient la main aux bandes armées de la rive droite du Vardar. Ces bandes, grossies des Albanais chrétiens que le vizir de Janina avait pris jadis à sa solde, ne se retiraient plus devant le pacha de Salonique ; elles commençaient à le resserrer dans la ville. Fier du succès qu’il avait obtenu le 15 juillet 1821 sur les troupes de Kara-Ali, profitant de l’absence de la flotte ottomane, rentrée depuis le 4 novembre dans les Dardanelles, le monothète de Samos, Logothétis, avait débarqué à Chio le 22 mars 1822 avec environ 2,500 hommes. Après une escarmouche insignifiante, il était entré dans la ville, avait brûlé la douane, détruit deux mosquées et pris ses dispositions pour investir la citadelle. À cette nouvelle, les paysans que Tombazis n’avait pu décider à prendre les armes étaient accourus en foule sous les drapeaux du vaillant dictateur. Ainsi l’ensemble de l’Archipel était grec, à l’exception des trois villes de l’île de Candie, de la citadelle de Chio, des îles de Rhodes, de Cos et de Métélin. Le moment était venu de donner un gouvernement à cette agglomération ; l’insurrection jusqu’alors s’en était passée. Les intérêts du fisc avaient surtout préoccupé les conquérans turcs quand sous Mahomet II ils avaient confirmé dans leur autorité les magistratures locales. Le souverain avait droit au dixième des récoltes. Les municipalités furent investies du soin de recueillir cette dîme territoriale qui devait se payer en nature. Les primats ou kodja-bachis furent avant tout des collecteurs de taxes. Chaque village élisait son représentant sous le nom de démogéronte ; les démogérontes et le peuple des villes choisissaient à leur tour les proëstes, à qui était confiée en dernier ressort l’élection des primats. Des fermiers-généraux achetaient les revenus d’un district et les revendaient à ces agens. Forts du patronage que leur accordait le gouvernement ottoman, les kodja-bachis ne tardèrent pas, en dépit de ces apparences de suffrage populaire, à former en Grèce une aristocratie nouvelle et à mériter par leur insolence le nom qui leur a souvent été donné de « chrétiens-Turcs. » Deux fois l’an, ils se réunissaient à Tripolitza pour y arrêter, de concert avec le gouverneur et avec les évêques, les mesures relatives aux impôts et à la police. Telle était l’administration qui avait dirigé les premiers efforts des insurgés, pendant que le commandement militaire était successivement dévolu au bey Petro-Mavromichali et au prince Démétrius Ipsilanti. Ce gouvernement rudimentaire eût pu à la rigueur suffire à la Morée ; il ne convenait plus à la Grèce, désormais composée de quatre provinces distinctes, la Morée, les îles, la Grèce occidentale, la Livadie, comprenant la Béotie et l’Attique.

Le prince Alexandre Mavrocordato était arrivé au camp de Tripolitza le 8 août 1321, Né en 1787, descendant d’une famille de Phanariotes originaire de Chio qui avait fourni deux hospodars à la Valachie, le prince devait à sa longue carrière politique une notoriété qui le désignait au choix de ses compatriotes. On lui donna la direction politique de la révolution dans la Grèce occidentale. Un autre Phanariote, qui avait été représentant de la Porte à Paris, Théodore Négris, fut chargé d’organiser les provinces orientales. Le désordre et la dissension n’en gagnaient pas moins du terrain. On crut obvier à tout en édifiant une constitution provisoire et en créant une sorte de gouvernement représentatif dont le centre diction serait établi à Corinthe. La première assemblée générale eut lieu à Argos au mois de décembre 1821 ; la constitution, promulguée le 13 janvier 1822, reçut du nouveau siège choisi pour les séances le nom de constitution d’Épidaure. Cet acte établissait un congrès national investi de l’autorité législative et un pouvoir exécutif composé de cinq membres. Le prince Alexandre Mavrocordato, président de ce conseil, fut en même temps le premier président de la Grèce ; le Phanariote Négris devint son chancelier. La Grèce libre, — telle fut l’appellation par laquelle on désigna l’état qui devait lutter sept années encore pour sa liberté, — fut divisée en quatre provinces, les habitans furent partagés en quatre classes, suivant leur fortune. Ceux du cens le plus élevé furent invités à verser immédiatement 1,000 piastres dans le trésor public ; les autres classes se trouvèrent également taxées en proportion de leur revenu. C’est ainsi qu’on espérait pourvoir à des besoins chaque jour plus pressans.

On voulait établir l’unité dans le gouvernement politique, mais cette unité ne présidait pas même à la direction des opérations militaires. L’armée grecque n’avait plus, de commandant en chef. Colocotroni, « déjà célèbre par l’atrocité de ses brigandages, » s’était porté avec un corps de Moréotes vers Patras. D’autres corps opéraient sous les ordres du chef des Maniotes et des commandans des différens blocus. Le prince Démétrius se tenait isolé à Zeitoum. Pendant ce temps, une division de la flotte turque, composée en majeure partie de navires barbaresques et chargée de troupes de débarquement venues à sa rencontre dans le golfe d’Arta, se préparait à effectuer une descente dans le golfe de Lépante. L’Hydriote Condourlotti fut à cette nouvelle déclaré commandant en chef de la flotte. Il réunit de soixante à soixante-dix bâtimens et courut, sans perdre un instant, à la recherche de cette division ottomane. Le 15 février 1822, le convoi turc, au nombre de soixante-six voiles, vînt jeter l’ancre sur la rade de Zante ; le 22, il se dirigeait vers Patras. Le 27 se montraient à leur tour les bâtimens grecs, « bien faibles, nous dit le rapport de l’agent consulaire de France, M. Reinaud, bien faibles et presque tous bricks marchands armés en guerre. » Avertie par les avis qui lui furent envoyés de Zante, la force turque activa ses opérations, laissa en arrière un bon nombre de ses transports et mit précipitamment sous voiles. Près du cap Papa, elle rencontra les Grecs ; l’affaire se termina par une vive canonnade. Un vent très violent de nord et de nord-est sépara les combattans. Le lendemain, la division turque mouillait de nouveau devant Zante, et, trompant la surveillance des Grecs, s’échappait furtivement à la faveur de la nuit. Le désappointement fut extrême à Hydra et dans toute la Grèce. Rien n’avait plus contribué au succès de l’insurrection que la suprématie navale. Qu’arriverait-il si l’on venait à la perdre ? Les bâtimens grecs étaient « chargés d’hommes entreprenans et capables, » mais impuissans à se mettre en travers de la flotte de Constantinople. Allaient-ils trouver dans les Barbaresques des adversaires en état de lutter d’agilité et d’adresse avec eux ? Le découragement parut à cette époque faire de sensibles progrès, particulièrement dans les îles. Pendant que le blocus d’Athènes se poursuivait sous les ordres d’un ancien aspirant de la marine française, M. Voutier ; pendant qu’un autre Français, le lieutenant de grenadiers Ballestre, homme de résolution, poussait vigoureusement la guerre en Candie, qu’un Alsacien dirigeait l’artillerie à Chio, que quelques autres Français, des Allemands, un ou deux Anglais allaient prendre place dans les rangs des palikares, l’amiral Halgan adressait au ministre de la marine, le 12 mars 1822, la copie de deux lettres « relatives à une proposition des principaux insulaires de l’Archipel. » — « Voici, disait l’amiral, l’objet de leurs sollicitations : ils demandent la protection de la France, ou, si cette requête est rejetée, la facilité pour les chefs de se rendre à Marseille avec leurs capitaux. J’ai écrit à M. le marquis de Latour-Maubourg à Constantinople que, sans entrer dans le fond de la question, sans même penser que le protectorat demandé pût être utile à la France, je croyais qu’il y aurait de l’inconvénient à abandonner absolument les Grecs à la vengeance de leurs anciens maîtres. L’une des conséquences immédiates de cet abandon serait sans doute une série de meurtres dont l’opinion publique s’irriterait en Europe, et dont probablement la Russie saurait tirer parti pour troubler le repos du monde. » Les Grecs, on le voit, n’étaient pas seuls découragés à cette heure ; leurs protecteurs les plus sympathiques ne parlaient plus déjà que de leur salut : ils n’auraient pas osé leur prédire le triomphe. La mort d’Ali-Pacha, le rassemblement de forces imposantes en Thessalie, l’activité des escadres légères envoyées au secours du sultan par les régences de la côte d’Afrique, le bonheur avec lequel le gros de la flotte ottomane avait réussi, depuis l’expédition infructueuse de Samos, à se soustraire aux attaques des brûlots, l’épuisement des ressources financières, la turbulence des masses, les divisions des chefs, tout se réunissait pour paralyser la défense, tout tendait à démoraliser les cœurs. Ce fut en cet instant critique, un des plus graves qu’ait traversés la Grèce, qu’on vit l’héroïsme d’un simple capitaine ramener la confiance et l’ascendant sous les drapeaux de la patrie.

Le gouvernement de Corinthe avait fait passer quelques pièces de canon à Logothétis ; le monothète n’avait pu obtenir que la flotte grecque vînt s’opposer à l’envoi des troupes de la Porte. Le 11 avril 1822, le capitan-pacha Kara-Ali arrivait dans le canal de Chio ; le lendemain, il mettait à terre 7,000 hommes. Les Grecs cette fois firent peu de résistance. Logothétis et ses soldats trouvèrent un refuge à bord de quelques navires ipsariotes ; la malheureuse population qu’ils avaient compromise demeura tout entière à la merci des Turcs exaspérés : 40,000 personnes massacrées sans pitié ou vendues comme esclaves sur les marchés de l’Asie-Mineure payèrent le succès éphémère de Logothétis. Quand le dictateur de Samos avait débarqué à Chio, il y avait trouvé près de 100,000 habitans ; quand les Turcs se retirèrent de cette île, on y eût à peine compté 30,000 âmes. Les Samiens, indignés, dégradèrent et exilèrent le chef dont la téméraire tentative avait eu cette effroyable issue ; plus tard, le gouvernement d’Hydra rendit à Logothétis son autorité. Il fit bien, car les Hydriotes étaient assurément plus coupables que cet homme énergique ; si Chio avait été dévastée, c’était moins parce qu’on l’avait soulevée que parce qu’on ne l’avait pas secourue.

Ce ne fut que le 10 mai 1822 que la flotte grecque, attirée par les désastreuses rumeurs qui s’étaient répandues dans tout l’Archipel, prit la mer à son tour ; elle se composait de cinquante-six voiles et était commandée par André Miaulis. Confiant dans la désorganisation de la marine grecque qu’il avait appris à braver, le capitan-pacha vit approcher sans crainte, le 31 mai 1822, la flotte de Miaulis. Il appareilla sur-le-champ, et se porta au-devant de l’ennemi. Pendant trois jours, les deux flottes s’observèrent, se canonnèrent, le tout sans résultat. Plusieurs brûlots furent lancés contre la flotte turque ; la brise était fraîche, aucun brûlot ne réussit à incendier un vaisseau ottoman. Les Grecs retournèrent découragés à Ipsara, les Turcs allèrent achever leur ramazan au mouillage de Chio. Le 18 juin, les principaux officiers de la flotte ottomane se trouvaient réunis à bord du capitan-pacha : le ramazan finissait, les Turcs s’apprêtaient à célébrer la fête du baïram ; la nuit était sombre et sans lune, la flotte turque s’était pavoisée de fanaux. Deux navires grecs entrèrent dans le canal. L’un gouverna sur le vaisseau de quatre-vingts canons que montait le capitan-pacha, l’autre s’attaqua au vaisseau de soixante-quatorze qui portait le pavillon du riala-bey. Ces deux navires étaient des brûlots ; le premier appartenait au port d’Ipsara, le second avait été armé à Hydra. Le brûlot hydriote, qui avait accroché le vaisseau du riala-bey, s’en détacha, entraîné par la brise, et fut poussé tout en flammes au milieu des vaisseaux turcs sans en accrocher aucun. Le brûlot ipsariote était commandé par Constantin Canaris, le héros de la révolution grecque, un des plus rares courages dont les temps modernes aient offert l’exemple. Canaris introduisit le beaupré de son navire dans un sabord ouvert, et le brick fut ainsi amarré solidement au vaisseau turc à quelques pieds en arrière du bossoir. De cette façon, le vent devait porter les flammes vers le grand-mât du vaisseau ennemi. Ce fut alors, mais alors seulement, que Canaris alluma la mèche de sa propre main et sauta dans l’embarcation où ses compagnons l’attendaient. Trente-deux volontaires s’étaient offerts pour prendre part à cette expédition, tous avaient communié le matin. Le vaisseau turc fut bientôt une fournaise. Les flammes, en jaillissant par les écoutilles, avaient gagné les tentes établies pour ce jour de fête. Kara-Ali se jeta dans une embarcation ; un débris de mâture vint l’atteindre à la tête. On le transporta mourant sur le rivage. Plus de 2,000 hommes étaient rassemblés à cette heure sur le vaisseau amiral ; presque tous périrent dans cette nuit. Les canons échauffés partaient par intervalles et tenaient à distance les embarcations de secours ; les chaloupes du vaisseau sombraient l’une après l’autre sous leur charge. La confusion était effroyable, la consternation serait impossible à décrire. Les chaloupes des brûlots traversèrent sans être inquiétées toute la flotte. À l’autre extrémité du canal, des bricks grecs les attendaient. Ces bâtimens reçurent les trente-deux volontaires revenus de leur mission sains et saufs, et les ramenèrent triomphans à Ipsara. Le capitan-bey avait pris le commandement de la flotte ottomane après la mort du capitan-pacha ; il ne se crut plus en sûreté dans l’Archipel, et au lieu d’aller attaquer Ipsara ou Samos, comme on l’appréhendait, il s’empressa de regagner, poursuivi par la flotte grecque, l’asile habituel des Turcs découragés. Le 2 juillet, les vaisseaux ottomans jetaient l’ancre sous le canon des châteaux des Dardanelles. Les Chiotes étaient vengés, et de nouveau la mer appartenait aux Grecs.

IV

Le contre-amiral Halgan avait quitté l’Archipel avant qu’on y apprît la catastrophe de Chio. Rappelé en France par ses devoirs parlementaires, — il était député, — il partit de Smyrne le 5 avril 1822, après avoir remis le commandement de la station au capitaine de la Jeanne d’Arc, M. le vicomte de La Mellerie ; il arriva en rade de Toulon le 1er mai, y purgea sa quarantaine, et fut reçu le 31 mai à Paris par le ministre de la marine, qui était alors M. le marquis de Clermont-Tonnerre. les derniers jours passés par l’amiral à Smyrne y avaient été signalés par de nouveaux services rendus à la cause de l’humanité. Constantinople était calme, mais à Smyrne « les tueries partielles » avaient recommencé. Le 1er octobre 1821, l’amiral avait reçu dans son propre canot trois malheureux Grecs que l’on poursuivait ; le 4 novembre, il avait fait passer sur l’Active 192 réfugiés qui assiégeaient la maison du consul, et les avait fait transporter dans une des îles de l’Archipel. C’était aux soldats candiotes que l’on attribuait les désordres : ces misérables avaient attaqué de nuit la maison du pacha et l’avaient contraint à capituler ; ils demandaient à être ramenés à Candie. L’amiral consentit à les faire escorter, espérant qu’il pourrait ainsi rendre quelque tranquillité à Smyrne ; mais les Candiotes partis, les meurtres continuèrent. L’attaque tentée par les Samiens sur Chio le 23 mars 1822 avait réveillé toute l’irritation de la milice. Les Grecs ne pouvaient plus sortir de leurs maisons. Des femmes, des enfans, tombaient à chaque instant sous les coups de la populace. La terreur de 93 n’était rien auprès de ce régime de barbarie. Plus de 2,000 familles durent alors la vie à l’intervention du consul-général de France, à la vigoureuse attitude de l’amiral. Souvent au milieu du calme le plus profond on entendait des cris, des pas précipités ; c’était une femme en pleurs qui fuyait devant une patrouille, ou qui allait s’abattre toute sanglante, atteinte par la balle d’un pistolet. L’amiral Jacquinot était enseigne de vaisseau sur la gabare la Lionne ; il me racontait, il y a quelques jours à peine, ces scènes déplorables dont un triste hasard l’avait rendu témoin. Nos navires de guerre n’avaient jusqu’alors fait de leur droit d’asile qu’un usage en quelque sorte timide et clandestin ; ils l’exercèrent désormais au grand jour sans se soucier des Turcs et sans se mettre en peine des conventions diplomatiques du Bosphore. Le roi sage et prudent que les hommes d’état appelaient à cette heure le Nestor de l’Europe ne désapprouva pas cette conduite ; il lui donna au contraire son assentiment le plus chaleureux. Lorsque le 3 juin 1822 l’amiral Halgan lui fut présenté, voici les propres paroles que Louis XVIII lui adressa : « Je regrette, amiral, que nous ayons renoncé aux usages de l’antiquité ; je vous aurais surnommé Halgan le Sauveur. » Le 4 juin, ouvrant la séance des chambres, il rappela, non sans émotion, les services rendus par les forces navales du Levant aux infortunés « dont la reconnaissance était, dit-il, le prix de ses sollicitudes. » Les paroles royales trouvèrent de l’écho dans cette grande assemblée. « La France, s’écriait M. de Bonald, a fait ce qu’elle devait faire. Secourable au malheur, le pavillon blanc l’a cherché partout ; dans ces déplorables événemens, il n’a vu que des victimes. » Le général Foy, Lafayette, unirent leurs suffrages à celui de l’orateur monarchique. La France était contente d’elle-même, et elle avait raison de l’être. Son tort, ce n’est pas, comme toute une école politique voudrait le prétendre, d’avoir été trop souvent généreuse, c’est d’avoir imprudemment compté sur la générosité des autres. À quelques années de là, livré aux pensées un peu sombres qu’inspirent aux plus résignés la retraite et le crépuscule de la vie, l’amiral Halgan relisait son journal de bord. « Je sens, disait-il, que ces réminiscences n’ont plus d’attrait que pour moi. Les événemens de 1821 et de 1822 se sont déjà effacés de la mémoire des hommes ; ils ont passé dans le courant du fleuve d’oubli, emportés par ces flots que pressent tant d’autres flots. » Puissé-je à mon tour en avoir rajeuni le souvenir pour l’honneur d’un brave amiral, pour la gloire de la marine et pour la consolation de la France !

M. le vicomte de La Mellerie conserva peu de temps le commandement de la station du Levant. Une dépêche ministérielle du 18 juin 1822 vint bientôt appeler à ce poste important M. le chevalier de Viella, commandant de la Fleur de Lis ; mais déjà un autre officier, l’ancien capitaine de l’Aigrette, le chevalier de Rigny, qui commandait alors la frégate la Médée, avait reçu l’ordre de se rendre dans l’Archipel et d’y aller remplir une mission temporaire. Cet officier était investi d’une confiance qu’il méritait à tous les titres et à tous les degrés. Fils d’un ancien capitaine au régiment de Penthièvre, neveu de l’habile ministre qui rétablit le premier l’honneur de nos finances, il avait à la fois le mérite et la faveur. À l’âge de quarante ans, il avait déjà fait plus de campagnes de guerre, assisté à plus de combats, mieux appris à cette école son métier de soldat et de matelot que beaucoup de ces vétérans qui affectaient de le traiter encore en officier de cour. Né en 1782, entré dans la marine en 1798, le chevalier de Rigny était sur la Bravoure dans l’engagement que soutint cette frégate contre le navire anglais la Concorde, sur le Muiron pendant le combat d’Algésiras. En 1803, il entrait dans le corps des marins de la garde ; en 1806 et 1807, il suivait les mouvemens de la grande armée en Prusse, en Pologne, en Poméranie. Il prenait part aux batailles d’Iéna et de Pultusk, aux siéges de Stralsund et de Graudentz. En 1808, il, se distinguait en Espagne aux combats de Rio-Seco, de Somo-Sierra, de la Sepulveda, à la prise de Madrid. L’année suivante, il faisait la guerre en Autriche. La restauration le trouva capitaine de frégate depuis 1811 ; ses services lui avaient valu sous l’empire, peu prodigue de pareilles préférences, un avancement exceptionnellement rapide. À ceux qui eussent été tentés de le lui reprocher, le capitaine de Rigny aurait pu raconter ses campagnes, l’enlèvement du village de Borselen, près de Flessingue, le commandement du brick le Railleur et de la frégate l’Érigone ; il aurait pu au besoin leur montrer trois blessures. Le gouvernement connaissait son tact, sa prudence, sa sûreté d’appréciation ; il l’envoyait dans le Levant non pas précisément pour contrôler les rapports du contre-amiral Halgan, mais pour avoir deux impressions indépendantes au lieu d’une. C’est ainsi que le gouvernement anglais, tout en laissant à l’amiral sir Graham Moore la haute direction des affaires, avait cru devoir placer sous ses ordres un jeune commandant qui fut pendant six ans le rival du capitaine et, plus tard de l’amiral de Rigny, qui lui disputa la faveur des Grecs et ne s’éclipsa que devant la gloire du vainqueur de Navarin. Le capitaine Hamilton avait paru sur la rade de Smyme le 18 août 1821 avec la frégate anglaise la Cambrian. « Dans les visites que nous avons échangées, écrivait le consul-général M. David, il m’a dit qu’il était né à Paris de la famille du fameux comte. Il est allié par conséquent à celle des Grammont, et il a soin de le faire remarquer. C’est un bel homme, froidement poli. » Tel était l’officier que nous verrons l’Angleterre opposer parfois avec succès, le plus souvent avec désavantage, à un homme dont rien n’a jamais pu troubler la ferme et honnête raison, qui, suivant les expressions d’un illustre ministre, bien digne de le juger, « savait conserver dans les crises politiques le sang-froid du capitaine et élever l’art de commander jusqu’à l’esprit de gouvernement. »

Partie de Toulon le 28 mars 1822, de Palerme le 16 avril, la Médée arrivait à Milo le 2 mai. Le 12 août, elle quittait Smyme pour rentrer à Toulon. En trois mois, elle avait visité l’Archipel, la côte de Syrie et l’Égypte. Le chevalier de Rigny vit d’abord les Grecs abattus par leurs revers ; il les retrouva en revenant d’Égypte exaltés et retrempés par l’héroïsme de Canaris et de Nikétas. Ses rapports font foi de ce double mouvement d’opinion. « Les Grecs, avait-il écrit de Milo le 9 mai 1822, ont été aiguillonnés jusqu’ici par l’espoir d’une puissante diversion en leur faveur. On peut croire, si cet appui leur manque, que la plupart d’entre eux se soumettront plus facilement encore qu’ils ne se sont soulevés. Pour se faire une juste idée de la mesure et de la durée de leurs succès, il faut examiner comment et sur qui ces succès ont été obtenus. Aux premiers rangs de l’insurrection figurent d’abord les insulaires d’Hydra, de Spezzia et d’Ipsara. Les habitans de ces trois rochers, qui fournissaient annuellement une partie des équipages de la flotte turque, ont tourné contre la Porte les forces qu’ils mettaient autrefois à son service. Agissant dans une mer semée de détroits, ils ont pu, par le nombre de leurs bâtimens, intercepter tous les passages, fermer les communications et bientôt, isolant les châteaux du Péloponèse, les faire tomber les uns après les autres aux mains des Moréotes. Ceux-ci, favorisés par l’occupation que donnait aux Turcs Ali-Pacha, ont pu s’emparer de Corinthe, de Tripolitza, remuer l’Attique, rejeter les Turcs dans la citadelle d’Athènes, et lier ces mouvemens à ceux des Grecs du Pinde et de la Macédoine ; mais tout a bien changé depuis que la chute d’Ali-Pacha laisse au sultan la disposition de ses troupes et que la flotte turque est sortie des Dardanelles. Les Grecs ne paraissent plus compter sur la Russie ; ils se plaignent des Anglais et quelques-uns commencent à parler du désir qu’ils auraient de porter à sa majesté leur hommage incertain. »

À Cos, où la Médée mouillait le 16 mai ; à Rhodes, où elle touchait le 18, le chevalier de Rigny n’entrevoyait aucun danger pour la domination du sultan. « La population grecque, disait-il, y balance à peine la population turque. » À Chypre, des désordres graves avaient éclaté, le mousselim s’était retiré à Nicosie, et les troupes d’Abdullah, pacha d’Acre, qui formaient seules la garnison de l’île, y mettaient tout à feu et à sang. Le 19 avril étaient arrivés à Larnaca 1,500 hommes expédiés d’Alexandrie par le pacha d’Égypte : le commandant de ce nouveau corps, Salik-Bey, avait jugé prudent de se débarrasser à tout prix des mutins ; il leur avait fait un pont d’or et les avait renvoyés en Syrie sur les bâtimens mêmes qui l’avaient amené, au risque de les y voir prendre parti pour le pacha d’Acre, en ce moment rebelle à la Porte et contre lequel marchaient les pachas d’Adana, d’Alep et de Damas.

La puissance de Méhémet-Ali avait considérablement grandi depuis le jour où le commandant de l’Aigrette lui rendait visite au mois d’août 1817. Sentant la nécessité d’avoir des troupes sur lesquelles il pût compter quand il plairait à la Porte de le déclarer rebelle à son tour, le pacha d’Égypte, après avoir composé un corps de mamelouks dans la Haute —Égypte, cherchait à constituer de nouveaux bataillons avec les noirs qu’il tirait du Darfour et du Dongola. Dans ce corps, dont il avait confié l’organisation à un officier français, le colonel Sève, il venait d’introduire des fellahs. C’est ainsi qu’il avait pu envoyer 1,500 soldats à Chypre, 5,000 hommes en Candie, et qu’il gardait encore tout prêt à s’embarquer un contingent semblable. « Le port d’Alexandrie, écrivait le capitaine de Rigny à la date du 20 juin, présente un spectacle des plus animés. On y compte près de deux cents bâtimens de diverses nations, dont quatre-vingts autrichiens. »

De retour à Smyrne le 4 août, M. de Rigny n’y rencontra pas le nouveau commandant de la station, le chevalier de Viella, occupé avec la Fleur de Lis à visiter les îles ; mais il eut des nouvelles de la Cambrian. Le capitaine Hamilton avait déjà fait parler de lui. Il venait de réclamer « avec les formes les plus impératives, » 25 Grecs passagers sur un bâtiment ionien que l’escadre algérienne avait arrêtés. « Après quelques difficultés suivies de démonstrations hostiles de la part du capitaine anglais, le commandant algérien, autorisé par le capitan-bey, avait fait la remise des Grecs. »

C’est sous la préoccupation d’un dernier effort qui les pouvait trahir que le capitaine de Rigny, visitant Hydra et le golfe de Nauplie avant d’opérer son retour en France, trouva les Hydriotes. « L’observateur le plus froid, dit-il, ne fût pas resté insensible au spectacle de cette population émue, s’agitant sur son rivage, bientôt peut-être désert, préparant ses armes et ses vaisseaux ; décidée, si celles-là sont impuissantes, à chercher sur ceux-ci un refuge et à transporter ses pénates sur une rive étrangère. » Quelques chefs insurgés pouvaient se bercer de l’idée que la chrétienté assemblée en congrès à Vérone allait s’occuper de leur sort ; les plus avisés méditaient tristement sur la sanglante exécution de Chio et jetaient un regard suppliant vers le rivage hospitalier de la France. Quant au peuple, il avait recouvré tout son enthousiasme. Ce n’était plus seulement le nom de Canaris qui volait alors de bouche en bouche. Les delhis de Dramali-Pacha avaient rencontré leur maître ; Nikétas venait de mériter le nom de turcophage. La campagne de 1822 avait débuté par une immense et générale inquiétude ; le mauvais emploi que les Turcs firent de leur armée en changea subitement le cours. Les fautes de Dramali et du nouveau capitan-pacha donnèrent à la Grèce la citadelle d’Athènes et Nauplie.

V

L’acropole d’Athènes, ravitaillée par Omer Vrioni vers la fin de l’année 1821, ne se rendit aux Grecs que lorsque l’eau des citernes se trouva complètement épuisée. La garnison capitula le 21 juin 1822. Il y avait alors 1,150 personnes dans l’acropole ; 180 seulement étaient en état de porter les armes. Malgré les efforts des consuls de France et d’Autriche, M. Fauvel et Gropius, la plupart des prisonniers furent massacrés. Les Grecs auraient même violé les demeures des consuls, où 325 personnes s’étaient réfugiées, si deux navires français, la gabare l’Active et la goélette l’Estafette, n’étaient, par un heureux hasard, venus mouiller au Pirée. Les capitaines de Reverseaux et Hargous n’hésitèrent pas à mettre à terre une partie de leurs équipages. Nos marins, dirigés sur Athènes, escortèrent de cette ville au Pirée, les armes chargées et la baïonnette au bout du fusil, les malheureux qui avaient cherché un asile sous la protection de notre drapeau.

La capitulation d’Athènes eut un grand retentissement en Europe. Ce nom magique trompait les imaginations sur l’importance d’un événement, qui passa presque inaperçu à Constantinople. Le sultan Mahmoud se croyait alors assuré de reconquérir la Grèce, et l’orage de son courroux s’amassait en Thessalie. L’armée rassemblée à Larissa par le séraskier de Roumélie se montait à plus de 20,000 hommes : 8,000 cavaliers, milice féodale commandée par cinq pachas et par les beys de la Thrace et de la Macédoine, s’étaient Joints à l’infanterie albanaise qui venait d’achever le siège de Janina. Aussitôt que les chevaux eurent mangé au printemps l’orge verte, suivant la coutume immémoriale des Timariotes, le pacha de Drama, chargé par le vieux Kurchid de diriger l’invasion, franchit le Sperchius. Jamais, depuis le temps où Ali-Kumurgi reprit la Morée sur les Vénitiens, la Grèce n’avait vu pareille pompe militaire. Saisi de terreur, le commandant de l’Acro-Corinthe fit massacrer les prisonniers turcs laissés à sa garde et abandonna la forteresse dont la défense lui avait été confiée. Le 17 juillet 1822, Dramali établit son quartier-général à Corinthe, le 24 il campait dans la plaine d’Argus ; mais le commandant turc avait compté sans la détresse de la contrée qu’il envahissait. La Morée n’était pas un pays qui pût nourrir une armée imprudemment séparée de ses magasins. La disette, les fièvres et la dyssenterie ruinèrent plus sûrement que la guerre les troupes qui s’étaient crues victorieuses parce qu’elles n’avaient point eu à combattre. Il n’y avait pas quinze Jours que Dramali occupait Argos qu’il dut songer à se replier sur Corinthe. Les Grecs sous Nikétas l’attendaient à la sortie du Dervend. Je l’ai visité en 1833, ce sombre défilé où s’engouffra la cavalerie turque : sur les deux flancs de la montagne, les pierres amoncelées, dont la crête abritait les assaillans embusqués et soutenait le canon des longues carabines, subsistaient encore. Il était facile d’apprécier l’habileté des préparatifs accumulés pour arrêter les Turcs et de s’étonner de l’incurie du chef qui avait négligé de garder un pareil passage. Les Délhis entassés au fond du ravin essayèrent vainement de pousser plus avant. Il leur eût été plus difficile encore de rétrograder ; Ipsilanti, Dikaïos, s’étaient longtemps à l’avance postés sur leurs derrières. Les Timariotes jonchèrent de cadavres le clair ruisseau qui serpente doucement au milieu des myrtes et des lauriers-roses. Ce fut alors qu’ils voulurent gravir les pentes d’où les Grecs presque sans péril les fusillaient. Le courage du désespoir ne les sauva pas. Le carnage fut horrible, le butin fut immense.

Le 8 août 1822, Dramali, à la tête d’une seconde colonne, prenait une autre route. Il fut également attaqué par Nikétas et par Ipsilanti. Trop heureux de pouvoir échapper à de tels adversaires en laissant entre leurs mains ses bagages, il regagna Corinthe avec les débris de sa cavalerie ; là le reste de son armée ne tarda pas à se fondre. Le fier pacha, qui avait rêvé la gloire de rendre à l’islam la péninsule rebelle, ne désista pas à la douleur et a l’humiliation de sa défaite. Son patron et son protecteur, le séraskier Kurchid, s’était empoisonné ; il mourut lui-même à Corinthe dans la fleur de l’âge le 8 décembre 1822.

Après la retraite désastreuse de l’armée de Roumélie, il ne restait plus d’espoir à la garnison de Nauplie que dans les secours que pouvait encore lui apporter la flotte. Déjà les vaisseaux turcs partis des Dardanelles sous les ordres du capitan-bey s’étaient montrés à l’entrée du golfe ; mais ils avaient bientôt poursuivi leur route vers Patras. Là le nouveau gouverneur de la Morée, l’exécuteur impitoyable des ordres du sultan, l’assassin du pacha de Janina, Méhémet, promu par sa hautesse à la dignité d’amiral, avait pris le commandement de la flotte ottomane. Le 20 septembre 1822, cette flotte revenant de Patras fut signalée par la vigie d’Hydra. La frégate la Fleur de Lis avait quitté le matin même le mouillage de la baie de Saint-Jean, où s’était réfugié le gouvernement grec. Elle passa au milieu de la flotte hydriote qui sortait à la hâte du canal d’Hydra pour se porter à la rencontre de l’escadre turque. « Tout était à Hydra dans la plus grande rumeur ; la population entière se tenait sous les armes. » Quatre-vingt-quatre voiles ottomanes se dirigeaient vers le golfe de Nauplie. Les Grecs n’avaient que soixante voiles, la plupart bricks de huit à quatorze canons, à leur opposer. Le lendemain, 21 septembre, on aperçut distinctement du pont de la Fleur de Lis « les deux flottes aux prises par pelotons, un brûlot se consumant, une scène, nous dit M. de Viella, remplie d’émotion. » Le brûlot était un brick grec qu’une frégate algérienne avait abordé, le prenant pour un brick de guerre. Avant de se jeter dans l’embarcation qui suivait à la traîne, l’équipage du brûlot prit le temps de mettre le feu à la mèche. Les voiles de la frégate s’enflammèrent et 50 hommes périrent dans ce commencement d’incendie.

Le lundi 23, quelques heures avant le coucher du soleil, la Fleur de Lis sortait des passes d’Hydra ; la tête de la flotte ottomane était déjà engagée dans le golfe. « La flotte grecque de l’arrière se rassemblait en groupes. » Six vaisseaux de ligne, plus de quatorze frégates ou corvettes, quarante ou cinquante bâtimens de guerre, favorisés par la brise régulière qui souffle tous les jours en été du large, abandonneraient-ils la place affamée qui leur tendait les bras ? Se laisseraient-ils barrer le chemin par une flottille dont le plus fort bâtiment, construit pour le commerce des blés, ne portait pas à cette heure vingt canons ?

La nuit se passa tranquillement. Au point du jour, la Fleur de Lis était à petite distance de l’escadre turque. À huit heures du matin, le chevalier de Viella envoya un de ses officiers, le lieutenant de vaisseau Graëb, présenter au capitan-pacha les complimens d’usage. Un drogman de l’ambassade de France servait d’interprète. Le capitan-pacha congédia tous ses familiers ; quand il se vit seul avec l’officier français : « J’ai dans mon escadre, lui dit-il de sa voix la plus caressante, un brick autrichien chargé de grains pour l’approvisionnement de Nauplie ; ne pourriez-vous pas lui donner l’escorte jusqu’au fond du golfe ? » M. Graëb ne put contenir l’expression de son étonnement. « Je ne crois pas, dit-il, mon commandant disposé à se charger de la protection d’un bâtiment neutre. » — Le capitan-pacha insistait. — Si ce navire était placé sous le pavillon de la France, il était bien sûr que personne n’oserait y toucher. — M. Graëb s’inclina respectueusement et se retira.

Le golfe offrait alors le plus beau spectacle. La flotte turque avec ses quatre-vingt-quatre voiles en remplissait l’entrée. Devant cette flotte se dressait, à moins de 10 ou 12 milles, la citadelle de Nauplie, dont les défenseurs croyaient déjà toucher le secours promis. À gauche, les bricks grecs, en panne sous leurs huniers, n’attendaient qu’un signal pour se couvrir de voiles. Le calme venait de succéder au vent de terre qui avait régné toute la nuit. Vers dix heures, les premières bouffées de la brise du large commencèrent à se faire sentir. L’immense flotte allait donc entrer triomphante à Nauplie et y ramener l’abondance ! Les officiers de la Fleur de Lis virent avec stupéfaction les Turcs serrer le vent et prendre une direction tout autre que celle qui les eût conduits vers les assiégés. Un brick couvert des couleurs autrichiennes s’était au même instant détaché du milieu de l’escadre. Il passa près du capitan-pacha et courut vent arrière vers le fond du golfe. Ce brick n’alla pas loin : deux croiseurs grecs, cachés sous l’île Tolon, parurent tout à coup et lui donnèrent la chasse. L’autrichien se dirigea d’abord vers la baie de Saint-Jean, où venait de mouiller la frégate française ; bientôt il reprit sa route ; au bout de quelques instans il hésitait encore, enfin, après avoir montré une extrême indécision dans sa manœuvre, il se résigna et mit en panne pour attendre les deux grecs, qui l’amarinèrent.

Le 26 septembre, à la pointe du jour, la Fleur de Lis appareillait de la baie de Saint-Jean. Soixante-quinze voiles ottomanes croisaient à l’entrée du golfe dans un désordre qui ne permettait pas de pressentir les intentions du capitan-pacha. Les Grecs, alertes et vigilans, se tenaient entre Spezzia et la côte de Morée. « La disproportion de leurs forces, écrivait le chevalier de Viella, leur a suggéré la pensée d’équiper une partie de leur flotte en brûlots. Ils en ont à peu près quarante, dont la moitié au moins est pourvue de véritables artifices, L’essai qu’ils en ont fait sur le vaisseau du dernier capitan-pacha et quelques autres tentatives du même genre ont tellement intimidé les Turcs que les vaisseaux ottomans n’osent plus prendre un mouillage en présence de leurs ennemis ; ils se laissent harceler le jour et la nuit sans savoir comment se délivrer des agiles navires qui les guettent. On ne peut voir avec indifférence la création presque magique de ces escadrilles qui réussissent si bien à paralyser les flottes ottomanes. »

Le soir même, la Fleur de Lis quittait ces parages ; le capitan-pacha faisait voiles vers La Sade, le plus vaste mouillage de l’île de Candie, laissant la garnison de Nauplie en proie à une affreuse famine. Le 9 avril 1822,20 livres de blé avaient été données pour dernière distribution à chaque soldat turc Le capitan-pacha eût pu détacher son convoi à Nauplie sous l’escorte de ses bricks et de ses corvettes, les frégates et les vaisseaux de la flotte ottomane auraient suffi pour couvrir le mouvement ; mais Méhémet se sentait surveillé par des ennemis dont il connaissait l’audace. Le cœur lui manqua. De tous les services que Miaulis devait rendre à son pays, le plus grand, le plus considérable par ses conséquences, ce fut assurément celui qu’il lui rendit en ce jour. Sans commettre l’imprudence de s’engager à fond, il sut tenir en échec toutes les forces navales de la Turquie rassemblées à grands frais pour secourir le Gibraltar de la Morée. Il fit ainsi tomber cette place réputée imprenable. Nauplie, que les habiles manœuvres de la flotte d’Hydra allaient donner à l’insurrection, serait aux mauvais jours le boulevard de la Grèce, le dernier obstacle contre lequel viendrait se briser la puissance d’Ibrahim. La garnison de La Palamide, véritable nid d’aigle qui domine du haut de ses escarpemens la ville de Nauplie, ne recevant pas de vivres, montrait peu de penchant à défendre plus longtemps cette forteresse. Les Grecs l’occupèrent le 12 décembre 1822, à la suite d’une escalade tentée par surprise.

À cette nouvelle, Colocotroni accourut de son camp d’Argos. Des négociations s’engagèrent et la ville consentit à capituler. Le capitaine Hamilton, de la Cambrian, qui commandait la station anglaise, se trouvait alors à Hydra ; il quitta précipitamment ce mouillage. La conduite de nos officiers, à l’occasion de la capitulation d’Athènes, avait éveillé dans son cœur urne noble émulation. Ses sympathies pour la cause des Grecs n’étaient pas douteuses, et il n’avait jamais pris soin de les dissimuler ; mais il ne croyait pas qu’il pût mieux servir cette cause sainte qu’en la préservant, fût-ce par une violence salutaire, des excès auxquels on l’avait vue trop souvent se laisser emporter. La Cambrian mouillait sous les murs de Nauplie au moment même où, sans s’inquiéter des engagemens souscrits, les bandes moréotes voulaient pénétrer de vive force dans la place. Hamilton représenta aux Grecs qu’accusés en mainte occasion d’avoir enfreint et ensanglanté leurs traités, il leur importait de changer sur ce point l’opinion de l’Europe. Les Grecs murmuraient ; le capitaine anglais offrit son assistance aux Turcs. Un article de la capitulation stipulait que les assiégés seraient transportés à Scala-Nova, sur la côte d’Asie, par des bâtimens grecs. Hamilton jugea plus prudent de se charger lui-même de ce transport. La Cambrian reçut à son bord 450 Turcs, et les débarqua, le 13 janvier 1823, à Smyrne ; 37 de ces malheureux étaient morts d’épuisement pendant la traversée. L’attitude du gouvernement anglais avait semblé jusqu’alors indécise. On pouvait croire ses vues intéressées ; on avait à coup sûr sujet de les trouver vagues et ambiguës. La démarche toute personnelle du capitaine Hamilton rapprochait très sensiblement la politique du cabinet de Saint-James de celle dont le cabinet des Tuileries avait, avec une remarquable netteté, tracé à nos chefs de station la marche et les limites. Les puissances chrétiennes ne pouvaient, dans un pareil conflit, admettre qu’un désir, adopter qu’une conduite : elles se devaient à elles-mêmes d’abjurer hautement toute pensée de convoitise sur de sanglantes dépouilles, Au lieu de songer à profiter de ces affreux malheurs, il valait cent fois mieux s’occuper de les faire cesser, il fallait se jeter entre les combattans, non pas pour les piller, mais pour les inviter, pour les contraindre même à s’épargner mutuellement.

Après être resté quelque temps à La Sude, le capitan-pacha était venu mouiller entre Ténédos et la côte de la Troade. Le 10 novembre 1822, la flotte ottomane était à l’ancre devant Bezika dans une sécurité complète. Ses éclaireurs, qui surveillaient l’approche de l’armée de Miaulis, ne lui avaient rien signalé de suspect ; deux brûlots profitèrent des premières lueurs incertaines du jour pour se glisser sans bruit entre les vaisseaux turcs. C’était encore Canaris, le destructeur de Kara-Ali, le vainqueur de Chio, qui ne croyait pas en avoir assez fait. Le brûlot de cet intrépide Ipsariote accrocha le vaisseau du capitan-bey et l’enveloppa en quelques minutes dans un tourbillon de feu et de fumée. L’incendie fut si rapide que peu d’hommes, sur 800 dont se composait l’équipage, réussirent à y échapper. L’autre brûlot fut cette fois encore moins heureux. Il avait abordé le vaisseau du capitan-pacha, mais il s’en détacha, entraîné par le courant dont le capitaine qui le conduisait avait mal jugé la force et la direction. Canaris seul était dans ce genre d’attaque infaillible : héros digne de faire battre le cœur des poètes, marin que tout homme de mer ne se lassera pas d’admirer, Canaris avait en moins de six mois détruit deux vaisseaux et anéanti 3,000 hommes. Son nom prononcé suffisait pour faire fuir les escadres.

La flotte de Méhémet avait coupé ses câbles et mis dans le plus grand désordre à la voile ; ce ne fut qu’au bout de quelques jours qu’elle parvint à se rassembler de nouveau devant les Dardanelles. Une corvette s’était jetée à la côte sous Ténédos ; une autre, abandonnée par son équipage, flottait comme une épave au milieu de l’Archipel. La gabare l’Active, envoyée à sa recherche sur les pressantes instances du pacha de Smyrne, parvint à la retrouver, après cinq jours d’inutile croisière, dans les environs de Tchesmé.

Justement indigné de la conduite qu’avait tenue sa flotte, le sultan avait songé à lui défendre l’approche de la capitale, mais l’engagement des équipages était expiré. Le sultan s’apaisa, et dès les premiers jours de décembre la flotte reçut l’ordre de remonter jusqu’à Constantinople. Grands et petits, tous les bâtimens se trouvaient dans un fâcheux état. On les jugea sagement incapables de reprendre la mer avant le printemps prochain. Les Grecs, de leur côté, firent l’économie de la majeure partie de leur flotte. Ils ne conservèrent que quelques corsaires qui, après avoir infesté les côtes de Caramanie, de Syrie et d’Égypte, après avoir été attaquer les bâtimens turcs jusque dans le port de Damiette, donnèrent à la navigation neutre de si justes sujets de plaintes, que les stations européennes, occupées à prévenir ou à poursuivre leurs déprédations, trouvèrent dans cet ingrat service l’occasion d’un redoublement d’activité. Ce fut alors que de toutes parts, à Marseille, à Malte, à Trieste, sur nos bâtimens même, on se mit à maudire la Grèce ; mais la Grèce était désormais à l’abri des caprices de l’opinion étrangère. Les derniers succès de ses flottes et de ses armées avaient consacré ses droits à l’indépendance.


E. Jurien de La Gravière.