Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant/02

Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 339-358).
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II

LES TROUBLES DE SMYRNE. — LE PACHA DE CÉSARÉE. — L’AMIRAL HALGAN[1].

I.

Il était dans la destinée de l’empire ottoman d’être toujours surpris par les insurrections. La doctrine du fatalisme exclut nécessairement l’idée d’une police vigilante, et les Turcs sont tout à la fois une race violente et une race paresseuse. Le secret des Grecs avait été bien gardé. Quelques soulèvemens partiels indiquèrent l’approche de la crise dès la fin du mois de mars 1821 ; le 2 avril, le soulèvement était général. Les propriétaires timariotes[2] sévirent subitement attaqués et attaqués sur tous les points à la fois ; ils furent frappés sans merci, dépouillés sans remords. En moins d’un mois, une population de 20,000 âmes, dispersée dans les campagnes de la Grèce, avait disparu. L’extermination, assure-t-on, fut préméditée ; elle entrait dans les plans et dans les calculs de l’hétairie. Hommes, femmes, enfans, l’éruption du volcan n’avait rien épargné. Trois mille fermes au moins étaient réduites en cendres, des villages naguère florissans n’offraient plus que des monceaux de ruines, et sur ces débris les klephtes agenouillés unissaient leurs voix à celle des popes pour célébrer un si rapide et si complet triomphe. Quelques familles turques avaient échappé par la fuite au massacre ; elles trouvèrent un refuge à Tripolitza et dans les forteresses du littoral. Encore incapables d’affronter leurs ennemis en plaine, les Grecs se bornèrent à cerner ceux qu’ils n’avaient pas réussi à surprendre. Ils se rassemblèrent sur les hauteurs et attendirent patiemment que la faim leur livrât de nouvelles victimes. Dans cet âge de barbarie que les poètes seuls ont le droit de regretter, les vêpres grecques ont un précédent, les vêpres siciliennes ; mais à l’époque historique où nous sommes arrivés on ne trouvera que les noirs de Saint-Domingue et les musulmans du Bengale qui aient poursuivi la domination étrangère avec cette fureur implacable.

En tout pays, de semblables excès eussent amené de sanglantes représailles ; en Turquie, ils devaient nécessairement raviver la férocité d’un peuple qui s’est toujours montré impitoyable, parce que ses croyances, non moins que son tempérament, le rendent insensible au spectacle des souffrances humaines. Les cruautés juridiques ordonnées par le sultan Mahmoud, les désordres que son gouvernement toléra, lui ont valu, de la part des Grecs, le surnom de boucher. On a cru qu’il avait le goût du sang, et qu’il devait savourer avec un secret plaisir les vengeances dont il donnait l’affreux spectacle à ses sujets. Frère et cousin de souverains étranglés, Mahmoud n’avait que le sentiment de sa conservation ; il n’obéissait qu’à l’instinct de son impuissance. L’autorité des princes ottomans n’a jamais été aussi absolue que les formes asiatiques dont elle s’enveloppait pouvaient le faire croire. Ce despote, que la diplomatie ne voyait qu’environné de pompe et de terreur, sur les droits duquel l’Europe se faisait de si singulières illusions, n’était en réalité que l’instrument aveugle, l’esclave docile et tremblant des passions de son peuple. Ses décisions les plus solennelles devaient être soumises à la sanction du mufti. Elles seraient restées sans vertu, si un fetva ne les eût déclarées conformes aux prescriptions du Coran. La même corporation avait concentré dans ses mains les fonctions du prêtre et celles du magistrat. Exagérant le rôle de nos anciens parlemens, elle pesait à la fois sur la politique extérieure et sur l’administration intérieure de l’état. Vis-à-vis des fantaisies impérieuses du souverain, son chef, le grand mufti ou cheik-ul-islam, aurait eu plus qu’un droit d’enregistrement, il aurait exercé un droit de contrôle. Les premiers massacres dont on eut connaissance à Constantinople furent ceux de Iassi et de Galatz, accomplis en Moldavie le 5 mars 1821. Le peuple à l’instant s’émut ; le divan s’assembla, et on commença d’agiter au sein du conseil l’éternel projet d’exterminer toute la population grecque. Le mufti consulta le livre sacré. « Il ne vous est point permis, dit-il, de verser le sang de l’innocent et de confondre sa cause avec celle du coupable. » Le divan s’inclina, mais le clergé et la ville murmurèrent. L’irritation croissant avec les nouvelles désastreuses qui arrivaient chaque jour des provinces, la sentence du cheik-ul-islam fut respectée ; le cheik-ul-islara lui-même fut déposé et banni. Quelques jours après, les persécutions commencèrent.

Le 16 avril, le drogman de la Porte, Mourousi, fut exécuté dans son costume officiel. Plusieurs Grecs de distinction eurent le même sort. Le 22 avril, le patriarche Gregorios fut conduit au supplice. À minuit, le prélat, entouré de son clergé, célébrait dans la cathédrale le service du dimanche de Pâques ; au point du jour, il était pendu à la porte de sa demeure. Le corps du patriarche resta ainsi exposé pendant trois fois vingt-quatre heures ; les Turcs le livrèrent ensuite aux Juifs, qui le traînèrent ignominieusement dans les rues et l’allèrent jeter, comme un animal immonde, à la mer. Frappés de terreur, les Grecs ne bougèrent pas. Le soir même de l’exécution, le grand-vizir parcourut les rues du Phanar, accompagné d’un simple tchaous.

Ce ne fut pas une révolution grecque, ce fut une émeute turque qui, sous l’impression causée par ce meurtre, faillit éclater à Constantinople. On ne satisfait pas avec quelques gouttes de sang la passion populaire, on l’excite. Tremblant pour sa propre vie, le sultan dut céder aux exigences d’un clergé et d’une soldatesque fanatiques. Il leur abandonna les quartiers de la capitale et les villages qu’habitaient les chrétiens. Pendant trois semaines, des bandes de la plus basse populace, guidées par les janissaires et par les agens de l’uléma, parcoururent la ville et les environs du Bosphore, pillant et égorgeant les raïas. À Andrinople, à Salonique, à Cos, à Rhodes, en Crète, à Chypre, partout où il y avait des Grecs, on eut à signaler de semblables violences ; à Smyrne, l’existence des Européens eux-mêmes fut en péril. Le sultan s’était cru obligé d’appeler, dans cette crise suprême, tous les Osmanlis à la défense de à foi. Il avait, par une proclamation que lui reprocha très vivement et très justement la diplomatie, convié les disciples de l’islam à se réunir, à s’armer, à vivre désormais sous la tente, comme l’avaient fait autrefois leurs ancêtres. Dans toute l’Asie-Mineure, des bandes à demi sauvages répondirent à cet appel. Les milices de l’Anatolie vinrent camper aux portes de Smyrne. C’était un contingent tout trouvé pour l’expédition que l’on préparait dans ce port contre les rebelles du Péloponèse ; 3,000 hommes furent immédiatement embarqués sur des bâtimens de commerce, dont on confia l’escorte à un brick algérien. Des corsaires grecs furent malheureusement signalés à l’entrée du golfe. Il n’en fallut pas davantage pour que les troupes qui allaient faire voiles demandassent à être remises à terre. Leurs chefs eurent la faiblesse de les laisser débarquer, et ces soldats étrangers furent bientôt les maîtres dans la ville. C’en était fait de la communauté grecque, peut-être même de la colonie franque, s’il n’y eût eu à Smyrne un consul de France énergique et une station française. Cette station, placée sous les ordres du capitaine de frégate Lenormant de Kergrist, était peu considérable ; elle ne se composait que de deux bâtimens, la corvette l’Echo et la gabare la Lionne. Le dévoûment du consul-général de France, M. David, et la vigoureuse attitude des officiers dont il invoqua le concours suppléèrent à l’insuffisance de nos forces. « Le capitaine de Kergrist, écrivait quelques mois plus tard le contre-amiral Halgan, a sauvé par sa fermeté une population tout entière. » — « Le sang-froid, le caractère plein de dignité et de grandeur déployés par M. le consul-général de France, écrivait de son côté le capitaine de Kergrist, m’ont pénétré d’admiration. »

Le 15 avril, un courrier arriva de Constantinople. Les bruits les plus alarmans circulèrent aussitôt. Les Grecs crurent que les autorités ottomanes avaient reçu contre eux un firman foudroyant. Quelques coups de fusil tirés par des galiondjis leur parurent le signal du massacre ; ils se précipitèrent en foule vers le bord de la mer. De leur côté, les Turcs, à la vue de ce tumulte, s’imaginèrent que les Grecs venaient de se révolter ; ils coururent aux armes. Pendant ce temps, les femmes et les enfans, s’échappant des maisons turques aussi bien que des maisons grecques, fuyaient de toutes parts, affolés, éperdus. La terreur générale s’étendit jusqu’aux Francs ; les uns s’enfermaient dans leurs magasins voûtés, les autres allaient demander asile à quelque navire européen. Bientôt heureusement, les Francs et les Turcs revinrent de leur panique ; quant aux Grecs, ils continuèrent à s’embarquer et à fuir. Ceux qui ne purent trouver place sur les bâtimens étrangers, ou qui ne réussirent pas à gagner le large sur quelque bateau du pays, demeurèrent entassés avec leurs familles dans les embarcations mêmes qui les avaient transportés en rade. Fort émues de cette situation, les autorités de Smyrne s’assemblèrent et tinrent un grand divan. Les consuls furent invités à y assister. Le mollah prit le premier la parole. « Le refuge, dit-il, que les raïas trouvent sur les bâtimens des Francs les encourage à déserter leurs maisons et à s’abandonner à de vaines frayeurs. Ces embarquemens continuels font murmurer le peuple. Je demande formellement qu’on oblige les raïas à débarquer des navires européens. » Le mousselim, l’ayan-bachi, le serdar des janissaires, appuyèrent avec énergie cette demande. Le consul-général de France se chargea d’y répondre. M. David avait longtemps résidé en Bosnie ; il connaissait à fond le caractère des Turcs, et parlait avec facilité leur langue. Son expérience, son ascendant personnel, son courage et plus encore le rôle qu’une tradition presque indélébile continuait de nous attribuer dans le Levant, devaient faire de cet agent français, tant que durèrent les troubles, l’inspirateur des démarches communes, le conseil et l’appui de tous les Européens, le chef incontesté du corps consulaire. M. David promit de renvoyer les raïas à terre, mais il ne s’engagea pas à leur fermer l’entrée des consulats. Les représentans des puissances résidant à Constantinople avaient pris vis-à-vis de la Porte l’engagement de ne favoriser sous aucun prétexte l’émigration des sujets du sultan ; ils n’avaient pas aliéné le droit le plus précieux, le plus sacré aux yeux du musulman, celui d’accorder l’hospitalité au malheur.

Les Grecs débarquèrent dans la soirée même ; mais ce fut pour inonder les magasins des Francs, les cours des deux églises, le vaste enclos du consulat de France, l’enceinte du consulat d’Angleterre. Aucun d’eux ne se serait aventuré à rentrer dans sa demeure. Les troupes débarquées, les janissaires, les bouchers candiotes, de toutes les corporations turques la plus féroce et la plus redoutée, les soldats et les vagabonds, formant un horrible pêle-mêle, avaient envahi, la menace et l’injure à la bouche, le quartier grec et le quartier franc. Six Ragusais péchaient non loin du quai ; ils furent saisis et amenés au mousselim. Trois furent tués sous ses yeux, en dépit de ses cris, sans égard pour ses protestations ; trois autres, couverts de blessures, furent sauvés par la garde et conduits en prison. Le consul d’Autriche, vieillard octogénaire, s’était empressé de les aller réclamer. « Si j’essayais de vous livrer ces malheureux, lui répondit le mousselim, je ne ferais que les jeter en pâture au peuple. Laissez-les où ils sont. Croyez-moi, c’est encore le plus sûr moyen de sauver leur vie. » Pendant plusieurs jours, les assassinats ne cessèrent pas dans Smyrne. Le fanatisme musulman ne s’arrêtait pas à choisir ses victimes : tout infidèle rencontré dans les rues, qu’il fût Franc ou raïa, était égorgé ; les négocians les plus respectables se virent menacés de mort jusque dans leurs maisons ; la consternation était à son comble. Le commandant en chef des troupes asiatiques, Hassan, pacha de Césarée, fit annoncer le 15 mai aux autorités locales qu’il allait enfin quitter son camp et venir établir sa résidence dans la ville. Cette nouvelle remplit de joie le mousselim. Les consuls le pressaient tous les jours de prendre des mesures sévères pour rétablir l’ordre. « Il ne faut pas trop tirer la corde, répondait ce fonctionnaire prudent ; si on ne la ménageait pas, la corde pourrait rompre. Puisque les Grecs ne font aucun quartier aux Turcs, pourquoi nous mettrions-nous en peine de défendre ici les Grecs ? » — Il lui suffit d’apprendre que la responsabilité allait passer à une autorité supérieure pour donner accès dans son âme à de moins rigoureux sentimens. « Que le pacha, dit-il au consul de France, fasse seulement retirer ses troupes ; je me charge d’avoir raison des turbulens du pays. » Vaine bravade, qui témoignait du moins d’un remords secret et de la satisfaction qu’eût éprouvée ce malheureux Turc à pouvoir triompher de sa propre faiblesse !

II.

C’était un très grand personnage que le pacha Hassan, un pacha à trois queues, un vizir, investi, comme tous les fonctionnaires de ce rang, du droit de vie et de mort. Les consuls lui envoyèrent une députation. Hassan se montra fort étonné de ce qui se passait à Smyrne. — Il allait y mettre bon ordre, et dès ce moment il se portait garant de la sûreté des Européens. — « Puisse cet homme de bien, se disaient entre eux les consuls, demeurer parmi nous jusqu’à la fin de la rébellion ! Il ne faut pas moins qu’une autorité comme la sienne pour contenir une grande population dont une moitié veut égorger l’autre. » Pendant une audience assez longue, l’affabilité du pacha ne se démentit pas un instant. Les consuls se confondaient en remercîmens. — « C’est Dieu qui vous a envoyé ici tout exprès, au moment du plus grand danger. Vous avez été le sauveur de Smyrne. — Je ne suis que le moindre des esclaves du sultan, repartit modestement le vizir, un simple passager traversant cette ville ; mais il est dans l’essence des pouvoirs qu’a daigné me confier sa hautesse de mettre un terme aux troubles partout où s’exercent mes prérogatives. Si je m’apercevais qu’on voulût éluder mes ordres, je ceindrais mon sabre et j’irais les faire exécuter moi-même. D’un côté, j’offrirais mes bonnes grâces ; de l’autre,… la mort. » — Des remercîmens eussent été insuffisans pour reconnaître dignement d’aussi bonnes paroles. Le lendemain, suivant la coutume orientale, le pacha recevait le présent des consuls. Il y en avait un de moindre valeur pour le kiaya-bey et quelques coupons d’étoffe pour les principaux officiers.

Le pacha parut très sensible à cette attention. On ne tarda pas cependant à recevoir certaines informations qui s’accordaient assez mal avec ses promesses. Les imans et les derviches visitaient toutes les nuits les corps-de-garde et les caravansérails. Ils y prêchaient la destruction de tous les infidèles « sans distinction. » Il fallait, disaient-ils, « offrir ce sacrifice à Dieu dès les premiers jours du ramazan. » Pour la première fois aux menaces de meurtre, les Turcs joignaient des menaces d’incendie. L’incendie est un mal endémique dans les pays ottomans. Les familles européennes demandèrent à grands cris à s’embarquer. M. David prévint le pacha de Césarée qu’il allait faire approcher du rivage les bâtimens du roi. « Je connais les désordres dont vous vous plaignez, répondit tranquillement le vizir ; j’en ai puni les auteurs par les marques de mon indignation. Allez, leur ai-je dit, vous n’êtes pas de vrais janissaires ! Je ne reconnais pour tels que ceux qui respectent les ordres du sultan et l’autorité de ses vizirs. Je les ai ainsi congédiés, et déjà ils me font demander leur pardon. Les désordres n’iront pas plus loin. L’édifice était ébranlé, mais j’en ai sondé les fondemens. Soyez tranquille, la maison ne s’écroulera pas. »

Dans les premiers jours du mois de juin, tout avait en effet repris l’aspect de la tranquillité ; mais personne ne se fiait à ce calme apparent. On savait trop bien à Smyrne que « le peuple turc est un peuple silencieux et dissimulé, qui prépare de loin ses projets et qui y persévère. » Le départ d’un bâtiment grec naviguant sous pavillon russe servit de prétexte aux perturbateurs, et vint tout remettre en question.

Un château-fort dont le mur extérieur a le pied dans la mer commande l’étroite entrée du golfe de Smyrne. La garnison de ce château s’était mutinée. Le pacha envoya le commandant de sa cavalerie, le delhi-bachi, pour la faire rentrer dans le devoir. Elle déclara qu’elle ne se soumettrait pas, et qu’elle entendait ne s’en remettre qu’à elle-même du soin d’empêcher les chrétiens d’envoyer des vivres, des munitions et des renforts aux rebelles. Elle le dit, et elle tint parole. Quand le navire russe voulut sortir du golfe, le canon du château le contraignit de retourner en rade. Le bruit se répandit sur-le-champ dans Smyrne que sans cet acte de vigueur 150 raïas, embarqués sur le bâtiment suspect, auraient été se joindre aux insurgés de la Morée. En moins d’une heure tous les janissaires furent sur pied. Ils accusaient le mollah (le grand-juge), le naïb (son lieutenant), le bach-ayan (le maire), le grand-douanier lui-même, de s’être laissé corrompre et d’avoir favorisé le départ des giaours. Peu satisfaite des explications qui lui furent données, le 16 juin la soldatesque mit le mollah en pièces. Elle immola du même coup le naïb et le bach-ayan ; quant au chef de la douane, parvint à s’échapper.

Ces meurtres eurent leur effet ordinaire ; loin d’assouvir la rage des émeutiers, ils la portèrent à son comble. Ivres de sang, ces furieux se présentèrent devant le consulat de France. Près de deux mille individus s’y étaient réfugiés. Le kavas du consulat osa s’opposer seul aux efforts de cette troupe qui voulait pénétrer dans l’enceinte consulaire. Il se plaça résolument sur le seuil de la porte. De l’intérieur, on cherchait à fermer les deux battans derrière lui ; les assaillans repoussaient ces battans avec le canon de leurs fusils. Sur ces entrefaites apparut le consul ; averti par le bruit, il s’était empressé de revêtir son uniforme. Quand il se présenta devant cette multitude effrénée, on l’accueillit par une décharge de mousqueterie. Tirée en l’air, à la turque, cette décharge ne blessa heureusement personne. Pendant ce temps, le pavillon du consulat avait été amené à mi-mât en signe de détresse. Les bâtimens du roi envoyèrent immédiatement à terre leurs chaloupes armées. Ce secours, la ferme contenance du consul, son langage conciliant, le café qu’il fit apporter, calmèrent à demi les janissaires. Ils consentirent à laisser embarquer les femmes, les enfans, les vieillards et les prêtres. Pendant quatre heures, secondé par son drogman, M. Pierre Maracini, par son secrétaire, M. Sommaripa, le consul de France présida en personne à l’embarquement. On vit alors, — tant le cœur de l’homme est étrange, — des Turcs soutenir d’un bras ensanglanté les femmes toutes tremblantes dont ils venaient peut-être d’égorger les maris, on les vit aider ces malheureuses à porter leurs paquets, et quand les embarcations s’éloignaient près de couler bas sous leur charge, c’étaient encore eux qui prenaient les enfans restés sur le rivage pour les remettre aux bras tendus des mères. On craignait beaucoup que les Turcs ne se portassent pendant la nuit à quelque violence ; mais la nuit fut remplie par les repas et par les prières du ramazan. En général, les Turcs ne font leurs expéditions que de jour. « La nuit est encore sacrée aujourd’hui en Asie, comme elle l’était du temps d’Homère. »

Que faisait pendant ce temps le pacha de Césarée, ce pacha qui avait si bien sondé les fondemens de l’édifice ? « Renfermé dans sa maison, nous dit le rapport officiel de M. David, il n’osait pas même la parcourir. » Le mousselim s’était caché. Le serdar seul se montrait encore, mais on lui avait mis deux fois le pistolet sur la poitrine. Toutes les autorités étaient muettes ou n’existaient plus. Le 18 juin, les consuls étrangers s’embarquèrent avec leurs familles et leurs nationaux. Les bâtimens de guerre anglais et français qui se trouvaient en ce moment sur rade, l’Echo et la Lionne, commandés par le capitaine de frégate de Kergrist et le lieutenant de vaisseau Robert, la Medina, sous les ordres du capitaine Hawkins, de la marine britannique, vinrent s’embosser le long des quais de la ville franque. Cette fuite de tous les Européens, la clôture des consulats, le rapprochement des corvettes, le sentiment de frayeur qu’inspira aux femmes turques la vue des deux bâtimens français, qui à l’entrée de la nuit illuminèrent leurs sabords, tout cet appareil « déplorable et terrible » fit reculer les malveillans. Les soldats se bornèrent à piller quelques maisons grecques et à égorger les malheureux que la fatalité plaça sur leur passage.

Les janissaires avaient remplacé le mollah, le naïb et le bach-ayan ; ils avaient également choisi de nouveaux chefs pour leurs régimens. Le serdar, seule autorité qu’ils n’eussent pas renversée, se mit en relations avec les consuls ; il s’engageait à rétablir l’ordre, si l’on consentait à laisser visiter par les nouveaux chefs des janissaires le bâtiment dont le départ avait occasionné tout ce tumulte. Le consul de Russie, M. Destunis, céda aux instances de ses collègues. Les Turcs firent eux-mêmes l’appel des passagers sur la présentation des passeports. Ils crurent reconnaître pour raïas une centaine d’hommes et une cinquantaine de femmes et d’enfans ; mais le consul de sa majesté britannique, M. Werry, parvint à les convaincre que « tous ces gens-là, provenant des sept îles, ainsi que le constatait leur passeport, ne pouvaient être considérés comme sujets du sultan, puisqu’ils appartenaient au roi d’Angleterre. » Cette explication trouva grâce devant la soldatesque, flattée dans son orgueil par la condescendance qu’on lui avait montrée. Les janissaires déclarèrent que désormais la tranquillité ne serait plus troublée ; ils demandaient en retour que le consul de France donnât l’exemple de la confiance et fit descendre à terre sa famille et ses nationaux. M. David ne mit qu’une condition à son consentement : il exigea que les engagemens pris fussent ratifiés en présence de tous les consuls réunis et sous la garantie de toutes les autorités assemblées. Le soir même, le serdar, le mousselim et quelques autres personnages de marque étaient convoqués chez le pacha. Le corps consulaire fut introduit. « Que voulez-vous ? » demanda Hassan d’un ton sec.

Le consul de France prit la parole. « On a manqué trois fois aux promesses qu’on nous avait faites, dit-il. Nous ne venons pas, comme des enfans crédules, réclamer la répétition de ces vains engagemens. Il nous faut des garanties plus sérieuses. Nous désirons que les nouveaux odgiaklis prêtent entre les mains du représentant de leur souverain le serment de maintenir l’ordre public et de punir quiconque essaierait de le troubler.

— Vous avez entendu, dit alors le pacha, s’adressant aux chefs silencieusement rangés en face de lui. Les odgiaklis avaient retiré leurs promesses, parce qu’on leur avait donné des sujets de plainte qui aujourd’hui n’existent plus. Promettons-nous aux consuls de maintenir la tranquillité dans Smyrne ?

— Oui, seigneur, répondirent à la fois tous les janissaires en portant la main à leur front. — Promettons-nous de punir quiconque se livrerait à des violences illégales ?

— Oui, seigneur.

— Promettons-nous de maintenir parmi les janissaires la discipline et l’honneur militaire ?

— Oui, seigneur.

— Promettons-nous de faire respecter les Francs, sujets des rois amis de notre magnifique sultan ?

— Oui, seigneur.

— De protéger les raïas tant que la Porte n’aura pas ordonné leur châtiment ?

— Oui, seigneur.

— En échange des promesses qui viennent d’être faites, ajouta le pacha, nous demandons à notre tour aux consuls de renvoyer dans leurs habitations les raïas qui se sont réfugiés dans les maisons des Francs.

— Nous y consentons, répondit le consul de France, après avoir pris l’avis de ses collègues ; mais, pour que ces familles tremblantes regagnent leur domicile avec quelque confiance, il est nécessaire qu’une proclamation les rassure.

— Des proclamations ! répliqua vivement le pacha. Les raïas y croyaient autrefois ! Aujourd’hui ils n’écoutent plus le crieur public. J’ai chargé leur archevêque et leurs primats de les engager à rentrer dans leurs demeures. Ces exhortations auront plus d’effet que toutes mes paroles. »

Ainsi finit cette cérémonie des promesses. En d’autres temps, l’engagement eût été tenu pour sacré ; mais les sermens des Turcs n’avaient plus de valeur. Triste effet et symptôme infaillible de leur décadence morale !

La garnison du château ne s’était pas seulement arrogé le droit de ne laisser sortir aucun bâtiment sans l’avoir préalablement soumis à la visite, elle retenait en dehors de la passe les navires de guerre qui se présentaient pour entrer en rade. On s’était résigné à subir cette exigence, tenant avant tout à ne fournir aucun prétexte au désordre ; mais le consul de France et le consul d’Angleterre s’en plaignaient avec amertume. « Prenez garde, disaient-ils au pacha. Un pareil acte est regardé par toutes les nations comme un commencement d’hostilités. Que dira le grand-seigneur quand il saura que vous l’avez mis dans une fausse position vis-à-vis de deux grandes puissances ? Il ne pourra s’en prendre qu’à vous du refroidissement de leur amitié. — Mes amis, répondait Hassan, je vais vous parler à cœur ouvert. Je sens très bien la vérité de ce que vous me dites ; mais je ne suis plus ici le maître. Si j’admets un seul bâtiment de plus, je suis à l’instant immolé. De misérables Juifs ont mis dans l’esprit de la populace des soupçons extravagans. Il n’est pas en mon pouvoir d’éclairer ce peuple abusé ; le tenter seulement serait m’exposer à toutes ses fureurs. »

Le 8 juillet, le consul de France s’était de nouveau rendu chez le pacha. Les gabares la Nantaise, la Lamproie, la Chevrette et la Truite, la flûte le Golo, la goélette l’Estafette, la corvette de charge la Bonite, la frégate la Jeanne d’Arc, commandée par M. le vicomte de La Mellerie, s’étaient vu successivement refuser l’entrée de la rade. M. David insistait pour qu’on levât enfin cette interdiction. « Que voulez-vous ? lui disait avec une apparente bonhomie l’artificieux pacha de Césarée, on se souvient encore à Smyrne de l’expédition d’Egypte. » L’ambassade de France à Constantinople avait été avertie de ces difficultés. M. le vicomte de Viella, qui remplissait les fonctions de chargé d’affaires depuis le départ de M. le marquis de Rivière, rappelé en France au mois d’octobre 1820, s’était mis immédiatement en campagne. Un firman de la Porte avait prescrit au pacha « de veiller soigneusement à la sûreté des Francs. » L’ambassadeur d’Angleterre obtenait pour le même objet une lettre du grand-mufti. Le pacha restait sourd à toutes ces démarches. Pour lui, il n’y avait qu’un moyen de protéger les Francs : c’était de contenter les Turcs. Voulait-on voir se renouveler les scènes déplorables qui avaient jeté le trouble et le deuil dans Smyrne, on n’avait qu’à donner l’ordre aux navires français de forcer l’entrée de la rade.

Pendant que le consul et le pacha discutaient ainsi avec véhémence, deux lettres arrivèrent au palais, venant toutes deux du château de mer. L’une, confiée à un reis algérien, avait été écrite par le disdar (commandant du château) et était adressée au pacha ; l’autre avait été apportée au consul par un officier de la Jeanne d’Arc. Les deux messagers furent introduits en même temps et s’expliquèrent avec une égale chaleur. L’affaire qui les amenait à Smyrne était des plus graves. Jamais il ne s’en présenta où les droits imprescriptibles de l’humanité eussent plus de peine à se mettre d’accord avec les exigences du droit des gens. Voici en quelques mots de quel incident il s’agissait. Un bâtiment sarde, commandé par un capitaine esclavon, le capitaine Zibilich, avait été mouiller à l’embouchure de l’Hermus. Là, pendant plusieurs jours, il avait embarqué à son bord des raïas fugitifs. C’était une spéculation interdite sous les peines les plus sévères à tous les navires de commerce. Aux termes de la convention diplomatique conclue à Constantinople, le bâtiment qui s’y livrait ne s’exposait à rien moins qu’à être séquestré. Découvert à son mouillage suspect par une goélette algérienne, le capitaine sarcle n’évita la capture qu’en allant se réfugier sous le canon des bâtimens français. Étions-nous fondés à lui maintenir notre protection ? Le débat fut vif, mais en présence d’un texte trop formel il fallut bien céder. Les Turcs furent autorisés à exercer leur droit de séquestre. « Ils célébrèrent cette prise comme un éclatant triomphe, et il fut tiré, à l’entrée du brick sarde dans la rade, plus de coups de canon qu’on n’en eût tiré en France ou en Angleterre pour la capture de toute une escadre. » Le pacha promettait la plus grande indulgence. « Il avait, disait-il, quatre firmans successifs qui prononçaient la peine de mort contre tout raïa arrêté dans sa fuite. Par égard pour la protection de la France, dont ces criminels avaient joui un instant, il leur laisserait la vie ; il leur épargnerait même les rigueurs de la prison, et se contenterait de les distribuer dans des maisons turques. »

Ces paroles étaient-elles sincères ? On avait tout sujet de le croire après les ordres venus de Constantinople. Le mufti n’avait pas seulement recommandé au pacha d’assurer par tous les moyens possibles la tranquillité des Francs : il l’avait engagé aussi à user de son influence en faveur de ces pauvres raïas « qui vivaient de leur travail et de leur industrie. » Il semblait donc que des dispositions plus clémentes fussent à la veille de prévaloir dans les conseils de la Porte ; mais ce n’était pas le sultan ou ses conseillers qu’il eût fallu convaincre, c’eût été ce peuple fanatique que de nouveaux malheurs et de nouvelles humiliations venaient à chaque instant aigrir. Le 26 juillet, le courrier de Constantinople arriva de grand matin ; il apportait à Smyrne l’annonce du départ du ministre russe, le baron Strogonof. La guerre avec la Russie semblait imminente ; il avait fallu renforcer les garnisons des forteresses du Danube, menacées par des concentrations de troupes en Bessarabie. Le pacha d’Acre était en rébellion ; les Druses avaient pris les armes, les cités saintes de La Mecque et de Médine étaient de nouveau inquiétées par les Wahabites ; le sultan avait dû déclarer la guerre au shah de Perse, qui ne cessait de faire des incursions dans les provinces orientales de l’empire. C’en était trop pour la populace de Smyrne. Elle s’ameute et se porte en foule vers les abords du palais. Un sultan en pareille occurrence eût jeté par-dessus les murs du sérail la tête de son vizir. Le pacha n’hésita pas un seul instant à sauver sa vie en prenant celle des infidèles. Le peuple et ses propres soldats, depuis quelque temps, l’accusaient de tiédeur ; il voulut donner un sanglant démenti à ce bruit fâcheux. Le capitaine Zibilich était retenu en prison avec tous les hommes de son équipage. Le pacha les en fait sortir ; on garrotte ces malheureux, on les livre au bourreau, et sur le marché public on leur coupe la tête. Deux matelots essaient de s’échapper, ils sont massacrés par la populace. Hassan-Pacha avait promis de traiter les marins sardes comme ses hôtes. « Son hospitalité, écrivait M. David transporté d’indignation, presque fou de douleur, a été l’hospitalité de Polyphème. » Les Grecs dont la tentative d’évasion avait été la cause première de ce drame sinistre ne pouvaient, quand les Européens étaient ainsi frappés, espérer de la pitié des Turcs un sort moins rigoureux. Le pacha les fit égorger dans les journées du 27 et du 28 juillet. Ces infortunés reçurent du moins la sépulture ; les Européens avaient eu l’horrible distinction d’être livrés aux Juifs et jetés comme des chiens dans les flots.

Cette dernière infamie fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. À dater de ce jour, les agens européens comprirent qu’il n’y avait plus, avec des autorités aussi faibles que perfides, de ménagemens diplomatiques à garder. L’appareil de la force pouvait seul contenir les passions de la foule, intimider le mauvais vouloir des vizirs, rendre la sécurité et la paix à une ville où depuis trois mois régnait la terreur. Le 28 juillet à midi, la frégate la Guerrière, portant le pavillon du contre-amiral Halgan, venait jeter l’ancre devant les quais de Smyrne. Les gens du château avaient voulu l’arrêter par des démonstrations hostiles ; « l’amiral leur montra le pavillon du roi, leur cria France ! et passa outre. » Le 2 août, sept bâtimens français étaient réunis sur rade. Quels que fussent désormais les embarras de l’empire du sultan, les succès des troupes grecques en Morée, les triomphes obtenus par les flottes hydriotes ou par les brûlots d’Ipsara, les Francs de Smyrne pouvaient dormir tranquilles ; ils n’auraient plus à payer de leur sang les échecs infligés aux armes ottomanes.

III.

Les troubles de Smyrne étaient un symptôme dont un observateur intelligent ne pouvait manquer de tenir compte. Les Turcs avaient été surpris par les insurgés ; mais il eût été puéril de s’imaginer qu’ils allaient souscrire à l’indépendance de la Grèce avant d’avoir mis toutes leurs ressources en œuvre et d’avoir tenté les plus grands efforts pour triompher de la rébellion. Le reptile engourdi qu’on approche d’un foyer ardent ne tarde pas à recouvrer ses forces et à dérouler ses anneaux. L’indignation avait rendu aux Turcs toute l’âpreté native des premiers Osmanlis ; c’était donc une lutte à outrance qui allait s’engager entre la Turquie et la Grèce.

Exaltés par leurs premiers succès, aspirant de tous leurs poumons le grand air de la liberté, les insurgés du Magne et du Péloponèse avaient fait annoncer aux puissances chrétiennes, par l’organe de leur chef, le bey Petro Mavro-Michali, que, dût le secours de l’Europe leur faire faute, dût la fortune inconstante les trahir, « ils ne retourneraient jamais sous le joug du sultan. » Ce serment a été tenu, mais on sait à quel prix ! L’histoire n’a pas d’exemple d’aussi durs sacrifices, d’épreuves aussi cruelles, d’une persévérance aussi longue. Ce qui a valu aux Grecs l’intérêt de tous les nobles cœurs, la sympathie de toute âme généreuse, ce n’est pas seulement la justice de leur cause, c’est la ténacité qu’ils ont mise à la soutenir. Pour combattre et pour se détruire, les hommes, au temps où nous vivons, ont besoin de deux choses : d’une organisation qui leur permette de combiner leurs efforts, et de capitaux qui leur fournissent les moyens de les prolonger. Si l’argent a été appelé le nerf de la guerre, c’est bien moins parce qu’il faut de l’argent pour se procurer des armes que parce que sans argent on ne saurait retenir longtemps rassemblées sous les drapeaux ces masses humaines enlevées à l’atelier ou à la charrue, qui ne tirent plus du sol, mais attendent d’une administration prévoyante leur subsistance. Tout l’enthousiasme du monde ne saurait suppléer le pain quotidien. C’est là un point qu’il importe de ne pas perdre de vue, si l’on ne veut juger trop sévèrement les défaillances apparentes des insurgés, la dispersion subite de leurs armées et de leurs flottes, leurs alternatives de succès et de revers. L’organisation de la Turquie était arriérée ; son système financier était détestable ; la Grèce, elle, n’avait ni organisation ni finances.

Si rapide qu’eût été le déclin de l’empire, les forces que le sultan pouvait rassembler contre l’insurrection ne laissaient pas d’être encore excessivement redoutables pour une population sans crédit, sans réserve métallique, n’ayant d’autre lien que sa religion et sa langue, dispersée sur deux continens et dans deux archipels, déshabituée enfin par un long esclavage du métier des armes. La Turquie barbare de 1821 n’avait pas les ressources et les moyens d’action de la Turquie à demi civilisée de 1854 ; elle en avait d’autres, dont il faut cependant tenir compte, et qu’un exposé très sommaire fera suffisamment apprécier.

La perception des impôts, — il semble presque inutile de le rappeler, tant la chose est connue et presque proverbiale, — donnait lieu en Turquie à une foule d’abus. Jamais les agens du fisc ne trouvèrent plus nombreuses et plus faciles occasions de fraudes ; mais l’abus financier le plus grave était celui dont le gouvernement lui-même n’hésitait pas à se rendre coupable. Chaque fois que quelque nécessité politique le prenait à l’improviste, le grand-seigneur, pour sortir d’embarras, employait un de ces expédiens honteux familiers aux souverains d’autrefois, mais qu’aurait répudiés au XIXe siècle la conscience des princes les moins scrupuleux : il altérait le titre de ses monnaies. C’est ainsi que dès 1804 il avait fait descendre le change de la piastre turque de 5 francs à 2 fr. 50. Nous avons vu en 1840 cette monnaie d’argent tomber au taux du réal espagnol, 25 centimes ; — en 1821 le commerce extérieur ne l’acceptait déjà que pour la valeur intrinsèque d’un alliage où le cuivre tendait à figurer presque seul. Diminués par l’incurie, détournés par l’infidélité, compromis par des mesures déloyales, les revenus du trésor public, au début des hostilités, ne dépassaient probablement pas le chiffre de 100 millions de francs, et encore, sur ces 100 millions, près de 50 provenaient-ils du karatch, impôt de capitation que supportaient seuls les chrétiens. Les finances de l’empire, par bonheur, ne dépendaient pas uniquement du trésor public. Il existait sous les voûtes du sérail une réserve précieuse, fruit d’une longue épargne, mystérieux amas de richesses qu’alimentaient des recettes distinctes, et que chaque sultan mettait son orgueil à grossir. Cette réserve se nommait le trésor privé. On n’y puisait que dans les circonstances d’une gravité tout exceptionnelle ; l’insurrection grecque constituait un de ces cas extrêmes où les portes du dernier caveau ne pouvaient hésiter à s’ouvrir. Le sultan était d’ailleurs fondé à compter sur les emprunts qu’il ferait aux biens des mosquées, sur les offrandes volontaires, sur la vente des emplois, sur les produits des amendes et des confiscations, sur toutes les ressources en un mot qu’il eût mises à contribution pour soutenir une guerre étrangère, qu’il pouvait à plus forte raison évoquer quand il avait à étouffer une révolte servile et un soulèvement religieux.

L’argent ne manquerait donc pas au sultan Mahmoud ; aurait-il assez de soldats pour garder la ligne du Danube, pour contraindre la Perse à la paix, pour achever la défaite d’Ali, pour faire face à la sédition en Épire, en Morée, dans la Grèce continentale, dans les îles, en Thessalie et en Macédoine ? Combien d’hommes, s’il faisait appel au ban et à l’arrière-ban de l’empire, pourrait-il réunir sous les drapeaux ? Ni en 1774, ni en 1790, la Porte n’avait pu réussir à mettre plus de 100,000 hommes en campagne. Les relevés officiels présentaient, il est vrai, un état militaire évalué à 180,000 cavaliers, 15,000 canonniers et 220,000 fantassins ; mais il y a toujours de grands mécomptes à craindre lorsqu’on en est réduit à faire marcher ses réserves. Ces mécomptes, il n’est pas de puissance au monde qui ne les ait éprouvés ; en Turquie, ils s’expliquent sans peine par les énormes distances que les troupes convoquées ont à parcourir. Il n’avait jamais fallu moins de sept ou huit mois pour rassembler une armée ottomane. Si cette armée se trouvait à la frontière vers la fin du mois d’août, s’il lui restait deux ou trois mois pour combattre, le sultan pouvait être satisfait du zèle déployé par ses timariotes et se dire que les circonstances l’avaient bien servi.

L’organisation militaire de la Turquie n’en resta pas moins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle un objet d’admiration pour tout ce qui s’occupait de guerre en Europe. Cent ans plus tard, l’impression était différente. Ces cent années, les Turcs les avaient employées comme Épiménide, ils s’étaient endormis, et qui n’avance pas aujourd’hui rétrograde. Les soldats de l’archiduc Charles, aux prises avec les soldats de Moreau dans la Forêt-Noire, ne nous rappellent guère les cuirassiers de Pappenheim chargeant à Lutzen les gendarmes de Gustave-Adolphe. Il semble au contraire que ce soit de l’armée campée en 1821 sous les murs de Janina qu’il s’agisse, quand on nous parle en 1637 « de ces gens de cheval, les spahis, qui portent la lance, la masse d’armes et le cimeterre, » ou de « ces troupes combattant à pied, armées de mousquets et d’arquebuses incrustées de nacre, » qui se bornent à tirer « le coup du logis, » et immédiatement après « mettent le sabre à la main. » Cette organisation, fort insuffisante pour se mesurer avec des troupes russes ou avec des troupes allemandes, était cependant, il faut bien le reconnaître, mieux appropriée à une guerre dans laquelle on ne devait rencontrer que des bergers, des klephtes ou des armatoles.

La discipline avait faibli sans doute en Turquie. La discipline ne se soutient dans les armées que par l’habitude de la victoire. Cependant si les grands-vizirs de 1668 et de 1715 avaient été soudain rappelés à la vie, ils auraient encore reconnu leurs troupes. Le soldat turc était toujours sobre, ne mangeant que du biscuit et des oignons, ne buvant que de l’eau. Les janissaires, au nombre de 110,000 environ, n’auraient peut-être plus escaladé avec la même audace les murs de l’Acro-Corinthe ; mais les Albanais, les Bosniaques, les Croates, étaient toujours les vaillans soldats qu’on avait vus, au XVIIe siècle, inspirant l’admiration « aux vieux gendarmes wallons habitués depuis trente ans aux guerres de Hongrie et des Pays-Bas. » Les chevaux se contentaient de l’herbe qu’ils trouvaient à paître et d’un peu d’orge qu’on leur donnait de deux jours l’un. Les bagages n’avaient pas cessé d’encombrer les routes et de ralentir les mouvemens de l’armée. On comptait encore en 1821, comme en 1637, un cheval de bât pour 10 hommes, un chameau pour 20, destiné à porter les tentes. Les chrétiens étonnés avaient vu jadis en Hongrie, en Pologne et jusque sous les murs de Vienne, des camps de soixante mille tentes, des camps semblables à des villes, avec leurs rues tracées au cordeau ; ils auraient pu en voir sur les rives du Sperchius ou sur les bords du Danube de moins considérables sans doute, mais de non moins bien ordonnés. De tout temps les rigueurs du bivouac ont été insupportables à l’armée turque, et c’est presque toujours dans ses camps que les généraux européens ont dû l’aller attaquer.

Si l’organisation des armées avait peu changé en Turquie, les lois de la guerre y étaient également restées empreintes des féroces habitudes d’un autre âge. Les prisonniers recueillis sur le champ de bataille étaient mis à mort. Dans les villes, les habitans paisibles, les femmes et les enfans, étaient épargnés. On se contentait de les vendre sur la place publique. Chaque tête coupée se payait 5 sequins, et c’était encore la coutume après une mêlée, quand le grand-vizir retournait à sa tente, de ranger sur son passage les têtes que le sabre ottoman avait abattues.

J’ai déjà indiqué au début de ce travail l’immense intérêt qu’il y avait pour les Turcs à conserver leurs communications maritimes. La vaste étendue de l’empire, le manque de routes, l’impossibilité de tirer aucun approvisionnement de pays ravagés, l’importance des places fortes échelonnées sur le littoral, places qu’il fallait promptement ravitailler et secourir, sous peine de les voir bientôt tomber au pouvoir de l’ennemi, tout contribuait à démontrer l’urgence d’équiper et de tenir en mer une flotte supérieure à celle des insurgés.

La Porte possédait des chantiers de construction à Métélin, à Boudroun, à Sinope, à Constantinople. Les vaisseaux du sultan se bâtissaient généralement à peu de frais, car les chantiers étaient voisins des lieux qui produisent les meilleures essences et les bois de mâture venaient en grands radeaux des bords de la Mer-Noire. Un vaisseau construit à Sinope ne coûtait pas, déduction faite des canons et du gréement, plus de 225,000 fr. L’artillerie se composait de canons de bronze, métal que les mines de l’Asie fournissaient à peu de frais au grand-seigneur. Dans la guerre de 1770, la Porte avait mis en mer 14 vaisseaux et plusieurs frégates. Cette escadre fut complètement détruite par les Russes. Un si grand désastre n’empêcha pas les Turcs vingt ans plus tard de rester les maîtres de la Mer-Noire et de bloquer avec 18 vaisseaux de ligne l’entrée du Dnieper.

En 1821, le matériel de la flotte ottomane se composait de 17 vaisseaux réunis à Constantinople, — 4 trois-ponts et 13 vaisseaux de 74, — 7 frégates, 5 corvettes et quelques bricks.

La difficulté était de trouver des équipages. Les Turcs ne sont pas un peuple marin. Tout ce qui exige de l’agilité ou de la vigilance, de l’activité de corps ou de l’activité d’esprit, répugne à leurs allures lentes, à leur indifférence naturelle ou systématique. Quand les Turcs montaient les vaisseaux du sultan, c’était pour y combattre. Il n’eût certes pas été sans danger de vouloir, comme au temps de Tourville et du chevalier Paul, « les forcer l’épée à la main » sur les ponts qu’ils auraient entrepris de défendre. Les Turcs avaient conservé l’habitude des combats à l’arme blanche, et dans une lutte corps à corps ils auraient retrouvé tous leurs avantages ; mais ce qui ne fût jamais entré dans l’esprit d’un capitan-pacha, c’eût été la pensée d’envoyer les plus hardis de ses Osmanlis sur les Vergues. Les musulmans à bord de la flotte ottomane pointaient et manœuvraient les canons, aidaient à lever les ancres, mettaient même au besoin, comme le font encore chez nous les soldats passagers, la main à la besogne lorsqu’il ne fallait que tirer d’en bas sur les cordes. Aucun d’eux ne s’aventurait dans l’espace pour aller, suspendu entre le ciel et l’eau, a piller en marin la toile avec les ongles, prendre le bas ris aux huniers, déferler ou serrer les voiles. » Ce travail périlleux était exclusivement l’affaire des raïas, des esclaves ou des mercenaires chrétiens.

Depuis l’époque où se livrait la bataille de Lépante, les Grecs n’avaient pas cessé d’être l’âme de tout vaisseau turc. On avait vu dans cette célèbre journée plus de 25,000 Grecs embarqués sur la flotte ottomane ; 5,000 seulement servaient sur la flotte vénitienne. Les beys de Rhodes, de Milo et Santorin, de Chio, de Chypre, de Morée, de Lépante, de Sainte-Maure, de Négrepont, de Métélin, d’Andros et Syra, de Naxos et Paros, de Lemnos, devaient fournir alors un nombre de galères proportionné à leurs revenus. Rhodes en fournissait 4, Chio 6, Chypre 7, la Morée 3, Naxos, Andros, Métélio, Samos, une seulement ; les îles de Miconi et de Serpho réunissaient leurs contingens pour armer une galère à elles deux. Sans les marins grecs, il n’y aurait jamais eu de flotte ottomane. On peut ainsi juger du désarroi que la défection de ces auxiliaires allait jeter dans la marine, tout à coup désarmée, du grand-seigneur. Si l’on en excepte les jours désastreux où la flotte française perdit à la fois ses officiers par l’émigration et par l’échafaud, ses canonniers par leur envoi aux armées, il n’y avait jamais eu de désorganisation navale plus complète, il ne restait aux Turcs que des combattans. Il leur fallait demander des matelots aux caïques du Bosphore, remplacer les Grecs par des Génois, des Maltais et des Esclavons.

Heureusement pour la Porte, le cri d’alarme qu’elle venait de pousser avait retenti au loin. Les régences de la côte d’Afrique et le pacha d’Egypte se préparaient à venir à son aide. De toutes les marines barbaresques, la marine algérienne était celle dont le renom fût le mieux établi. Les Algériens étaient à leur façon des chevaliers de Malte. Ils aimaient b. faire pour l’honneur de l’islam ce que leurs vœux obligeaient, il n’y a pas un siècle, les chevaliers à continuer, en dépit de la paix la plus profonde, pour la gloire du Christ. Bien dignes d’être traités par toutes les nations civilisées en pirates, ces incorrigibles corsaires, — je veux parler des Algériens, — n’avaient pas tout à fait perdu la tradition des Barberousse. Il leur en était resté un courage indompté. Opiniâtres et farouches, montrant dans les luttes les plus inégales la ténacité du chat sauvage, il fallait les broyer pour les faire céder. On se rappelle encore dans la marine française ce misérable brick qui le 11 juillet 1799 refusa obstinément de se laisser visiter par la flotte de l’amiral Bruix. Bravant le feu de plusieurs de nos bâtimens, canonnant avec insolence tous les vaisseaux devant lesquels il passait, l’impudent corsaire ne baissa pas d’un pouce le pavillon du dey. Plus digne d’admiration en somme que de colère, il finit par être rasé de tous ses mâts par le vaisseau le Fougueux, qui ne trouva pas d’autre moyen de l’arrêter.

Le port d’Alexandrie était le rendez-vous assigné aux escadrilles d’Alger, de Tunis et de Tripoli. Avant de se joindre à la flotte ottomane, ces contingens devaient se rallier à l’escadre égyptienne. La conduite de Méhémet-Ali était faite pour justifier une semblable confiance. Jamais le pacha d’Egypte n’avait montré de dispositions moins équivoques. « On lui a persuadé, écrivait l’amiral Halgan, que toutes les puissances européennes sont d’accord pour détruire et se partager l’empire ottoman. Il pense que l’Angleterre se réserve l’Egypte, et disait, il y a peu de jours, au vicomte de La Mellerie : — J’ai gagné mon royaume par le sabre, c’est par le sabre qu’il faudra me l’enlever. » L’aspect de la frégate la Jeanne d’Arc, armée de 56 canons ou caronades de 24, presque aussi forte qu’un vaisseau rasé, avait donné au pacha uns très haute idée de l’habileté de nos ingénieurs. Il songeait dès lors à faire construire deux frégates semblables à Marseille. Quant à des matelots, ce n’était pas seulement à bord des djermes du Nil qu’il les voulait recruter. L’empereur Napoléon avait pris des paysans français pour les incorporer dans ses équipages de haut-bord ; le pacha d’Egypte armerait ses vaisseaux avec des fellahs.

Argent, flotte, armée, alliances séculaires, la Turquie avait tout ; la Grèce n’avait que son désespoir. Le salut lui vint de l’impossibilité où on l’avait mise d’espérer. Sanglante, mutilée, râlant sous le pied de ses anciens maîtres, on ne la vit jamais souscrire à sa défaite, parce que les conséquences de la soumission lui apparaissaient plus effrayantes encore que l’anéantissement. Si les Turcs eussent été des ennemis ordinaires, la constance des Grecs aurait pu faiblir. La cruauté froide du vainqueur sut toujours à propos retremper leur courage et raviver les sympathies qu’ils avaient failli perdre. L’indépendance de la Grèce devait être marquée depuis longtemps dans les desseins du ciel, car ceux qui avaient le plus d’intérêt à l’empêcher en ont été les premiers complices. À peine de retour dans le Levant, où son arrivée coïncidait avec celle d’un nouvel ambassadeur, M. Fay marquis de Latour-Maubourg, le contre-amiral Halgan prévit avec une rare sagacité le dénoûment inévitable de l’insurrection. « La Grèce européenne, écrivait-il le 30 septembre 1821, ne peut plus rentrer dans sa condition première. Toute pacification, tout arrangement tenté sur une pareille base n’aboutirait à aucun résultat durable. Vainement la Porte prodiguerait-elle ses boyourdis de clémence : sa parole engagée à l’Europe chrétienne pourrait être sincère ; elle n’aurait pas le pouvoir de tenir ses promesses. Le fanatisme, la soif du sang et du pillage, l’ennui du repos, le cri d’effroi du prince, ont soulevé le tiers de l’Asie. Les musulmans ont pris les armes ; avant qu’ils les quittent, la population grecque, si elle doit être ramenée à l’obéissance, aura disparu. Quelle garantie lui pourrait fournir un gouvernement qui n’existe pas, — à moins qu’on ne veuille donner le nom de gouvernement à la volonté arbitraire du moindre aga, ou pour mieux dire, dans le temps actuel, à celle de tout individu coiffé d’un turban ? Il n’y a plus pour les Grecs, après l’aurore de civilisation qu’ils ont entrevue, que le néant ou la liberté. »

Tels sont les témoignages qui inspirait aux hommes les plus sages, Les plus modérés, les plus véridiques, l’émotion du moment. Nous connaissons maintenant quels adversaires les Grecs allaient avoir à combattre. Nous n’en suivrons qu’avec plus d’intérêt leurs efforts ; mais avant d’aborder le récit de ces événemens, j’emprunterai une dernière citation à la correspondance de l’officier-général qui fut, dans le Levant, le digne précurseur de l’amiral de Rigny. « Je suis loin, écrivait l’amiral Halgan, de m’abandonner au prestige de ce qui n’est plus. Je juge les Grecs sans passion. Je vois l’excès de dégradation morale dans lequel ils sont tombés. Je sais que la folle arrogance du barbare remplacera immédiatement et peut-être dès les premières relations avec l’Europe la bassesse de l’esclave. Je ne doute pas que la force ne soit ici longtemps la seule sauvegarde de la justice ; mais, de quelque importance que soient ces considérations, peuvent-elles empêcher la marche et les effets irrésistibles du temps ? Il faudra tôt ou tard affranchir la Grèce. C’est à l’Europe de s’arranger en conséquence. » Conseil excellent ! conseil à la fois humain et sensé, dont on appréciera encore mieux le mérite et la prévoyance quand on aura vu par quelles phases a passé, de 1821 à 1828, la politique des puissances chrétiennes.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1872.
  2. Soldat turc auquel le sultan a fait une concession de terres qui entraîne certaines charges militaires.