Les Mille et Une Nuits/Histoire racontée par le pourvoyeur du sultan de Casgar

HISTOIRE
RACONTÉE PAR LE POURVOYEUR DU SULTAN DE CASGAR.


« Sire, une personne de considération m’invita hier aux noces d’une de ses filles. Je ne manquai pas de me rendre chez elle sur le soir à l’heure marquée, et je me trouvai dans une assemblée de docteurs, d’officiers de justice et d’autres personnes les plus distinguées de cette ville. Après les cérémonies, on servit un festin magnifique ; on se mit à table, et chacun mangea de ce qu’il trouva le plus à son goût. Il y avoit, entr’autres choses, une entrée accommodée avec de l’ail, qui étoit excellente, et dont tout le monde vouloit avoir ; et comme nous remarquâmes qu’un des convives ne s’empressoit pas d’en manger, quoiqu’elle fût devant lui, nous l’invitâmes à mettre la main au plat et à nous imiter. Il nous conjura de ne le point presser là-dessus : « Je me garderai bien, nous dit-il, de toucher à un ragoût où il y aura de l’ail : je n’ai point oublié ce qu’il m’en coûte pour en avoir goûté autrefois. » Nous le priâmes de nous raconter ce qui lui avoit causé une si grande aversion pour l’ail. Mais sans lui donner le temps de nous répondre : « Est-ce ainsi, lui dit le maître de la maison, que vous faites honneur à ma table ? Ce ragoût est délicieux, ne prétendez pas vous exempter d’en manger : il faut que vous me fassiez cette grâce, comme les autres. » « Seigneur, lui repartit le convive, qui étoit un marchand de Bagdad, ne croyez pas que j’en use ainsi par une fausse délicatesse ; je veux bien vous obéir si vous le voulez absolument ; mais ce sera à condition qu’après en avoir mangé, je me laverai, s’il vous plaît, les mains quarante fois avec du kali[1], quarante autres fois avec de la cendre de la même plante, et autant de fois avec du savon. Vous ne trouverez pas mauvais que j’en use ainsi, pour ne pas contrevenir au serment que j’ai fait de ne manger jamais de ragoût à l’ail qu’à cette condition.

En achevant ces paroles, Scheherazade voyant paroître le jour, se tut ; et Schahriar se leva fort curieux de savoir pourquoi ce marchand avoit juré de se laver six-vingt fois après avoir mangé d’un ragoût à l’ail. La sultane contenta sa curiosité de cette sorte sur la fin de la nuit suivante :

CXLIe NUIT.

Le pourvoyeur parlant au sultan de Casgar : » Le maître du logis, poursuivit-il, ne voulant pas dispenser le marchand de manger du ragoût à l’ail, commanda à ses gens de tenir prêts un bassin et de l’eau avec du kali, de la cendre de la même plante, et du savon, afin que le marchand se lavât autant de fois qu’il lui plairoit. Après avoir donné cet ordre, il s’adressa au marchand : « Faites donc comme nous, lui dit-il, et mangez. Le kali, la cendre de la même plante, et le savon ne vous manqueront pas. »

» Le marchand, comme en colère de la violence qu’on lui faisoit, avança la main, prit un morceau qu’il porta en tremblant à sa bouche, et le mangea avec une répugnance dont nous fûmes tous fort étonnés. Mais ce qui nous surprit davantage, nous remarquâmes qu’il n’avoit que quatre doigts et point de pouce ; et personne jusque-là ne s’en étoit encore aperçu, quoiqu’il eût déjà mangé d’autres mets. Le maître de la maison prit aussitôt la parole : « Vous n’avez point de pouce, lui dit-il ; par quel accident l’avez-vous perdu ? Il faut que ce soit à quelque occasion dont vous ferez plaisir à la compagnie de l’entretenir. » « Seigneur, répondit-il, ce n’est pas seulement à la main droite que je n’ai point de pouce, je n’en ai point non plus à la gauche. » En même temps il avança la main gauche, et nous fit voir que ce qu’il nous disoit étoit véritable. « Ce n’est pas tout encore, ajouta-t-il : le pouce me manque de même à l’un et à l’autre pied ; et vous pouvez m’en croire. Je suis estropié de cette manière par une aventure inouie que je ne refuse pas de vous raconter, si vous voulez bien avoir la patience de l’entendre : elle ne vous causera pas moins d’étonnement qu’elle vous fera de pitié. Mais permettez-moi de me laver les mains auparavant. » À ces mots, il se leva de table ; et après s’être lavé les mains six-vingt fois, il revint prendre sa place, et nous fit le récit de son histoire en ces termes :

« Vous saurez, Seigneurs, que sous le règne du calife Haroun Alraschild, mon père vivoit à Bagdad où je suis né, et passoit pour un des plus riches marchands de la ville. Mais comme c’étoit un homme attaché à ses plaisirs, qui aimoit la débauche et négligeoit le soin de ses affaires, au lieu de recueillir de grands biens à sa mort, j’eus besoin de toute l’économie imaginable pour acquitter les dettes qu’il avoit laissées. Je vins pourtant à bout de les payer toutes ; et par mes soins, ma petite fortune commença à prendre une face assez riante.

» Un matin que j’ouvrois ma boutique, une dame montée sur une mule, accompagnée d’un eunuque, et suivie de deux esclaves, passa près de ma porte et s’arrêta. Elle mit pied à terre à l’aide de l’eunuque, qui lui prêta la main, et lui dit : « Madame, je vous l’avois bien dit, que vous veniez de trop bonne heure : vous voyez qu’il n’y a encore personne au bezestein ; si vous aviez voulu me croire, vous vous seriez épargné la peine que vous aurez d’attendre. » Elle regarda de toutes parts, et voyant en effet qu’il n’y avoit pas d’autres boutiques ouvertes que la mienne, elle s’en approcha en me saluant, et me pria de lui permettre qu’elle s’y reposât en attendant que les autres marchands arrivassent. Je répondis à son compliment comme je devois…

Scheherazade n’en seroit pas demeurée en cet endroit, si le jour qu’elle vit paroître, ne lui eût imposé silence. Le sultan des Indes, qui souhaitoit d’entendre la suite de cette histoire, attendit avec impatience la nuit suivante.

CXLIIe NUIT.

La sultane ayant été réveillée par sa sœur Dinarzade, adressa la parole au sultan : « Sire, dit-elle, le marchand continua de cette sorte le récit qu’il avoit commencé : »

» La dame s’assit dans ma boutique, et remarquant qu’il n’y avoit personne que l’eunuque et moi dans tout le bezestein, elle se découvrit le visage pour prendre l’air. Je n’ai jamais rien vu de si beau : la voir et l’aimer passionnément, ce fut la même chose pour moi ; j’eus toujours les yeux attachés sur elle. Il me parut que mon attention ne lui étoit pas désagréable, car elle me donna tout le temps de la regarder à mon aise ; et elle ne se couvrit le visage que lorsque la crainte d’être aperçue, l’y obligea.

» Après qu’elle se fut remise dans le même état qu’auparavant, elle me dit qu’elle cherchoit plusieurs sortes d’étoffes des plus belles et des plus riches qu’elle me nomma, et elle me demanda si j’en avois. « Hélas, madame, lui répondis-je, je suis un jeune marchand qui ne fais que commencer à m’établir : je ne suis pas encore assez riche pour faire un si grand négoce, et c’est une mortification pour moi de n’avoir rien à vous présenter de ce qui vous a fait venir au bezestein ; mais pour vous épargner la peine d’aller de boutique en boutique, d’abord que les marchands seront venus, j’irai, si vous le trouvez bon, prendre chez eux tout ce que vous souhaitez ; ils m’en diront le prix au juste ; et sans aller plus loin, vous ferez ici vos emplettes. » Elle y consentit, et j’eus avec elle un entretien qui dura d’autant plus long-temps, que je lui faisois accroire que les marchands qui avoient les étoffes qu’elle demandoit, n’étoient pas encore arrivés.

» Je ne fus pas moins charmé de son esprit que je l’avois été de la beauté de son visage ; mais il fallut enfin me priver du plaisir de sa conversation ; je courus chercher les étoffes qu’elle desiroit ; et quand elle eut choisi celles qui lui plurent, nous en arrêtâmes le prix à cinq mille dragmes d’argent monnoyé. J’en fis un paquet que je donnai à l’eunuque, qui le mit sous son bras. Elle se leva ensuite, et partit après avoir pris congé de moi ; je la conduisis des yeux jusqu’à la porte du bezestein, et je ne cessai de la regarder qu’elle ne fut remontée sur sa mule.

» La dame n’eut pas plutôt disparu, que je m’aperçus que l’amour m’avoit fait faire une grande faute. Il m’avoit tellement troublé l’esprit, que je n’avois pas pris garde qu’elle s’en alloit sans payer, et que je ne lui avois pas seulement demandé qui elle étoit, ni où elle demeuroit. Je fis réflexion pourtant que j’étois redevable d’une somme considérable à plusieurs marchands, qui n’auroient peut-être pas la patience d’attendre. J’allai m’excuser auprès d’eux le mieux qu’il me fut possible, en leur disant que je connoissois la dame. Enfin je revins chez moi aussi amoureux qu’embarrassé d’une si grosse dette…

Scheherazade, en cet endroit, vit paroître le jour, et cessa de parler. La nuit suivante, elle continua de cette manière :

CXLIIIe NUIT.

» J’avois prié mes créanciers, poursuivit le marchand, de vouloir bien attendre huit jours pour recevoir leur paiement : la huitaine échue, ils ne manquèrent pas de me presser de les satisfaire. Je les suppliai de m’accorder le même délai ; ils y consentirent ; mais dès le lendemain, je vis arriver la dame montée sur sa mule, avec la même suite et à la même heure que la première fois. Elle vint droit à ma boutique. « Je vous ai fait un peu attendre, me dit-elle ; mais enfin je vous apporte l’argent des étoffes que je pris l’autre jour ; portez-le chez un changeur : qu’il voie s’il est de bon aloi, et si le compte y est. » L’eunuque, qui avoit l’argent, vint avec moi chez le changeur, et la somme se trouva juste et toute de bon argent. Je revins, et j’eus encore le bonheur d’entretenir la dame jusqu’à ce que toutes les boutiques du bezestein fussent ouvertes. Quoique nous ne parlassions que de choses très-communes, elle leur donnoit néanmoins un tour qui les faisoit paroître nouvelles, et qui me fit voir que je ne m’étois pas trompé, quand, dès la première conversation, j’avois jugé qu’elle avoit beaucoup d’esprit.

» Lorsque les marchands furent arrivés, et qu’ils eurent ouvert leurs boutiques, je portai ce que je devois à ceux chez qui j’avois pris des étoffes à crédit, et je n’eus pas de peine à obtenir d’eux qu’ils m’en confiassent d’autres que la dame m’avoit demandées. J’en levai pour mille pièces d’or, et la dame emporta encore la marchandise sans la payer, sans me rien dire, ni sans se faire connoître. Ce qui m’étonnoit, c’est qu’elle ne hasardoit rien, et que je demeurois sans caution et sans certitude d’être dédommagé en cas que je ne la revisse plus. « Elle me paie une somme assez considérable, me disois-je en moi-même ; mais elle me laisse redevable d’une autre qui l’est encore davantage. Seroit-ce une trompeuse, et seroit-il possible qu’elle m’eût leurré d’abord pour me mieux ruiner ? Les marchands ne la connoissent pas ; et c’est à moi qu’ils s’adresseront. » Mon amour ne fut pas assez puissant pour m’empêcher de faire là-dessus des réflexions chagrinantes. Mes alarmes augmentèrent même de jour en jour pendant un mois entier, qui s’écoula sans que je reçusse aucune nouvelle de la dame. Enfin, les marchands s’impatientèrent ; et pour les satisfaire, j’étois prêt à vendre tout ce que j’avois, lorsque je la vis revenir un matin dans le même équipage que les autres fois.

« Prenez votre trébuchet, me dit-elle, pour peser l’or que je vous apporte. » Ces paroles achevèrent de dissiper ma frayeur, et redoublèrent mon amour. Avant que de compter les pièces d’or, elle me fit plusieurs questions ; entr’autres, elle me demanda si j’étois marié. Je lui répondis que non, et que je ne l’avois jamais été. Alors, en donnant l’or à l’eunuque, elle lui dit : « Prêtez-nous votre entremise pour terminer notre affaire. » L’eunuque se mit à rire ; et m’ayant tiré à l’écart, me fit peser l’or. Pendant que je le pesois, l’eunuque me dit à l’oreille : « À vous voir, je connois parfaitement que vous aimez ma maîtresse, et je suis surpris que vous n’ayez pas la hardiesse de lui découvrir votre amour ; elle vous aime encore plus que vous ne l’aimez. Ne croyez pas qu’elle ait besoin de vos étoffes ; elle ne vient ici uniquement que parce que vous lui avez inspiré une passion violente : c’est à cause de cela qu’elle vous a demandé si vous étiez marié. Vous n’avez qu’à parler, il ne tiendra qu’à vous de l’épouser, si vous voulez. » « Il est vrai, lui répondis-je, que j’ai senti naître de l’amour pour elle, dès le premier moment que je l’ai vue ; mais je n’osois aspirer au bonheur de lui plaire. Je suis tout à elle, et je ne manquerai pas de reconnoître le bon office que vous me rendez. »

» Enfin, j’achevai de peser les pièces d’or ; et pendant que je les remettois dans le sac, l’eunuque se tourna du côté de la dame, et lui dit que j’étois très-content : c’étoit le mot dont ils étoient convenus entr’eux. Aussitôt la dame, qui étoit assise, se leva, et partit en me disant qu’elle m’enverroit l’eunuque, et que je n’aurois qu’à faire ce qu’il me diroit de sa part.

» Je portai à chaque marchand l’argent qui lui étoit dû, et j’attendis impatiemment l’eunuque durant quelques jours. Il arriva enfin.

« Mais, Sire, dit Scheherazade au sultan des Indes, voilà le jour qui paroît. » À ces mots, elle garda le silence. Le lendemain, elle reprit ainsi le fil de son discours :

CXLIVe NUIT.

» Je fis bien des amitiés à l’eunuque, dit le marchand de Bagdad, et je lui demandai des nouvelles de la santé de sa maîtresse. « Vous êtes, me répondit-il, l’amant du monde le plus heureux ; elle est malade d’amour. On ne peut avoir plus d’envie de vous voir qu’elle en a ; et si elle disposoit de ses actions, elle viendroit vous chercher, et passeroit volontiers avec vous tous les momens de sa vie. » « À son air noble et à ses manières honnêtes, lui dis-je, j’ai jugé que c’étoit quelque dame de considération. » « Vous ne vous êtes pas trompé dans ce jugement, répliqua l’eunuque : elle est favorite de Zobéïde, épouse du calife, qui l’aime d’autant plus chèrement, qu’elle l’a élevée dès son enfance, et qu’elle se repose sur elle de toutes les emplettes qu’elle a à faire. Dans le dessein qu’elle a de se marier, elle a déclaré à l’épouse du Commandeur des croyans, qu’elle avoit jeté les yeux sur vous, et lui a demandé son consentement. Zobéïde lui a dit qu’elle y consentoit ; mais qu’elle vouloit vous voir auparavant, afin de juger si elle avoit fait un bon choix, et qu’en ce cas-là, elle feroit les frais de noces. C’est pourquoi, vous voyez que votre bonheur est certain. Si vous avez plu à la favorite, vous ne plairez pas moins à la maîtresse, qui ne cherche qu’à lui faire plaisir, et qui ne voudroit pas contraindre son inclination. Il ne s’agit donc plus que de venir au palais, et c’est pour cela que vous me voyez ici : c’est à vous de prendre votre résolution. » « Elle est toute prise, lui repartis-je, et je suis prêt à vous suivre partout où vous voudrez me conduire. » « Voilà qui est bien, reprit l’eunuque ; mais vous savez que les hommes n’entrent pas dans les appartemens des dames du palais, et qu’on ne peut vous y introduire qu’en prenant des mesures qui demandent un grand secret : la favorite en a pris de justes. De votre côté, faites tout ce qui dépendra de vous ; mais sur-tout soyez discret, car il y va de votre vie. »

» Je l’assurai que je ferois exactement tout ce qui me seroit ordonné. « Il faut donc, me dit-il, que ce soir, à l’entrée de la nuit, vous vous rendiez à la mosquée que Zobéide, épouse du calife, a fait bâtir sur le bord du Tigre, et que là vous attendiez qu’on vous vienne chercher. » Je consentis à tout ce qu’il voulut. J’attendis la fin du jour avec impatience ; et quand elle fut venue, je partis. J’assistai à la prière d’une heure et demie après le soleil couché, dans la mosquée, où je demeurai le dernier.

» Je vis bientôt aborder un bateau dont tous les rameurs étoient eunuques ; ils débarquèrent et apportèrent dans la mosquée plusieurs grands coffres, après quoi ils se retirèrent ; il n’en resta qu’un seul, que je reconnus pour celui qui avoit toujours accompagné la dame, et qui m’avoit parlé le matin. Je vis entrer aussi la dame ; j’allai au-devant d’elle, en lui témoignant que j’étois prêt à exécuter ses ordres. « Nous n’avons pas de temps à perdre, me dit-elle ; en disant cela, elle ouvrit un des coffres, et m’ordonna de me mettre dedans : c’est une chose, ajouta-t-elle, nécessaire pour votre sûreté et pour la mienne. Ne craignez rien, et laissez-moi disposer du reste. » J’en avois trop fait pour reculer ; je fis ce qu’elle desiroit, et aussitôt elle referma le coffre à la clef. Ensuite l’eunuque qui étoit dans sa confidence, appela les autres eunuques qui avoient apporté les coffres, et les fit tous reporter dans le bateau ; puis la dame et son eunuque s’étant rembarqués, on commença à ramer pour me mener à l’appartement de Zobéide.

» Pendant ce temps-là, je faisois de sérieuses réflexions ; et considérant le danger où j’étois, je me repentis de m’y être exposé. Je fis des vœux et des prières qui n’étoient guère de saison.

» Le bateau aborda devant la porte du palais du calife ; on déchargea les coffres, qui furent portés à l’appartement de l’officier des eunuques qui garde la clef de celui des dames, et n’y laisse rien entrer sans l’avoir bien visité auparavant. Cet officier étoit couché ; il fallut l’éveiller et le faire lever.

« Mais, Sire, dit Scheherazade en cet endroit, je vois le jour qui commence à paroître. » Schahriar se leva pour aller tenir son conseil ; et dans la résolution d’entendre le lendemain la suite d’une histoire qu’il avoit écoutée jusque-là avec plaisir.

CXLVe NUIT.

Quelques momens avant le jour, la sultane des Indes s’étant réveillée, poursuivit de cette manière l’histoire du marchand de Bagdad :

» L’officier des eunuques, continua-t-il, fâché de ce qu’on avoit interrompu son sommeil, querella fort la favorite de ce qu’elle revenoit si tard. « Vous n’en serez pas quitte à si bon marché que vous vous l’imaginez, lui dit-il : pas un de ces coffres ne passera que je ne l’aie fait ouvrir, et que je ne l’aie exactement visité. » En même temps, il commanda aux eunuques de les apporter devant lui l’un après l’autre, et de les ouvrir. Ils commencèrent par celui où j’étois enfermé ; ils le prirent et le portèrent. Alors je fus saisi d’une frayeur que je ne puis exprimer : je me crus au dernier moment de ma vie.

» La favorite qui avoit la clef, protesta qu’elle ne la donneroit pas, et ne souffriroit jamais qu’on ouvrît ce coffre-là. « Vous savez bien, dit-elle, que je ne fais rien venir qui ne soit pour le service de Zobéide, votre maîtresse et la mienne. Ce coffre particulièrement est rempli de marchandises précieuses, que des marchands nouvellement arrivés m’ont confiées. Il y a de plus un nombre de bouteilles d’eau de la fontaine de Zemzem[2], envoyées de la Mecque : si quelqu’une venoit à se casser, les marchandises en seroient gâtées, et vous en répondriez ; la femme du Commandeur des croyans sauroit bien se venger de votre insolence. » Enfin elle parla avec tant de fermeté, que l’officier n’eut pas la hardiesse de s’opiniâtrer à vouloir faire la visite, ni du coffre où j’étois, ni des autres, « Passez donc, dit-il en colère, marchez. » On ouvrit l’appartement des dames, et l’on y porta tous les coffres.

» À peine y furent-ils, que j’entendis crier tout-à-coup : « Voilà le calife, voilà le calife. » Ces paroles augmentèrent ma frayeur à un point, que je ne sais comment je n’en mourus pas sur-le-champ : c’étoit effectivement le calife. « Qu’apportez-vous donc dans ces coffres, dit-il à la favorite ? «  « Commandeur des croyans, répondit-elle, ce sont des étoffes nouvellement arrivées, que l’épouse de votre Majesté a souhaité qu’on lui montrât. » « Ouvrez, ouvrez, reprit le calife, je les veux voir aussi. » Elle voulut s’en excuser, en lui représentant que ces étoffes n’étoient propres que pour des dames, et que ce seroit ôter à son épouse le plaisir qu’elle se faisoit de les voir la première. « Ouvrez, vous dis-je, répliqua-t-il, je vous l’ordonne. » Elle lui remontra encore que sa Majesté, en l’obligeant à manquer à sa maîtresse, l’exposoit à sa colère. « Non, non, repartit-il, je vous promets qu’elle ne vous en fera aucun reproche. Ouvrez seulement, et ne me faites pas attendre plus long-temps. »

» Il fallut obéir ; et je sentis alors de si vives alarmes, que j’en frémis encore toutes les fois que j’y pense. Le calife s’assit, et la favorite fit porter devant lui tous les coffres l’un après l’autre, et les ouvrit. Pour tirer les choses en longueur, elle lui faisoit remarquer toutes les beautés de chaque étoffe en particulier. Elle vouloit mettre sa patience à bout ; mais elle n’y réussit pas. Comme elle n’étoit pas moins intéressée que moi à ne pas ouvrir le coffre où j’étois, elle ne s’empressoit point à le faire apporter, et il ne restoit plus que celui-là à visiter : « Achevons, dit le calife, voyons encore ce qu’il y a dans ce coffre. » Je ne puis dire si j’étois vif ou mort en ce moment ; mais je ne croyois pas échapper à un si grand danger…

Scheherazade, à ces derniers mots, vit paroître le jour : elle interrompit sa narration ; mais sur la fin de la nuit suivante elle continua ainsi :

CXLVIe NUIT.

» Lorsque la favorite de Zobéide, poursuivit le marchand de Bagdad, vit que le calife vouloit absolument qu’elle ouvrît le coffre où j’étois : « Pour celui-ci, dit-elle, votre Majesté me fera, s’il lui plaît, la grâce de me dispenser de lui faire voir ce qu’il y a dedans : ce sont des choses que je ne lui puis montrer qu’en présence de son épouse. » « Voilà qui est bien, dit le calife, je suis content, faites emporter vos coffres. » Elle les fit enlever aussitôt et porter dans sa chambre, où je commençai à respirer.

» Dès que les eunuques qui les avoient apportés se furent retirés, elle ouvrît promptement celui où j’étois prisonnier. « Sortez, me dit-elle, en me montrant la porte d’un escalier qui conduisoit à une chambre au-dessus : montez, et allez m’attendre. » Elle n’eut pas fermé la porte sur moi, que le calife entra, et s’assit sur le coffre d’où je venois de sortir. Le motif de cette visite étoit un mouvement de curiosité qui ne me regardoit pas. Ce prince vouloit faire des questions sur ce qu’elle avoit vu ou entendu dans la ville. Ils s’entretinrent tous deux assez long-temps ; après quoi il la quitta enfin, et se retira dans son appartement.

» Lorsqu’elle se vit libre, elle me vint trouver dans la chambre où j’étois monté, et me fit bien des excuses de toutes les alarmes qu’elle m’avoit causées. « Ma peine, me dit-elle, n’a pas été moins grande que la vôtre ; vous n’en devez pas douter, puisque j’ai souffert pour l’amour de vous et pour moi qui courois le même péril. Une autre à ma place n’auroit peut-être pas eu le courage de se tirer si bien d’une occasion si délicate. Il ne falloit pas moins de hardiesse ni de présence d’esprit ; ou plutôt il falloit avoir tout l’amour que j’ai pour vous, pour sortir de cet embarras ; mais rassurez-vous, il n’y a plus rien à craindre. » Après nous être entretenus quelque temps avec beaucoup de tendresse : « Il est temps, me dit-elle, de vous reposer : couchez-vous. Je ne manquerai pas de vous présenter demain à Zobéide ma maîtresse, à quelque heure du jour ; et c’est une chose facile, car le calife ne la voit que la nuit. » Rassuré par ces discours, je dormis assez tranquillement ; ou si mon sommeil fut quelquefois interrompu par des inquiétudes, ce furent des inquiétudes agréables, causées par l’espérance de posséder une dame qui avoit tant d’esprit et de beauté.

» Le lendemain, la favorite de Zobéide, avant que de me faire paroître devant sa maîtresse, m’instruisit de la manière dont je devois soutenir sa présence, me dit à-peu-près les questions que cette princesse me feroit, et me dicta les réponses que j’y devois faire. Après cela, elle me conduisit dans une salle où tout étoit d’une propreté, d’une richesse et d’une magnificence surprenante. Je n’y étois pas entré, que vingt dames esclaves, d’un âge déjà avancé, toutes vêtues d’habits riches et uniformes, sortirent du cabinet de Zobéide, et vinrent se ranger devant un trône en deux files égales, avec une grande modestie. Elles furent suivies de vingt autres dames toutes jeunes, et habillées de la même sorte que les premières, avec cette différence pourtant, que leurs habits avoient quelque chose de plus galant. Zobéide parut au milieu de celles-ci avec un air majestueux, et si chargée de pierreries et de toutes sortes de joyaux, qu’à peine pouvoit-elle marcher. Elle alla s’asseoir sur le trône. J’oubliois de vous dire que sa dame favorite l’accompagnoit, et qu’elle demeura debout à sa droite, pendant que les dames esclaves, un peu plus éloignées, étoient en foule des deux côtés du trône.

» D’abord que la femme du calife fut assise, les esclaves qui étoient entrées les premières, me firent signe d’approcher. Je m’avançai au milieu des deux rangs qu’elles formoient, et me prosternai la tête contre le tapis qui étoit sous les pieds de la princesse. Elle m’ordonna de me relever, et me fit l’honneur de s’informer de mon nom, de ma famille et de l’état de ma fortune, à quoi je satisfis assez à son gré. Je m’en aperçus non-seulement à son air, elle me le fit même connoître par les choses qu’elle eut la bonté de me dire. « J’ai bien de la joie, me dit-elle, que ma fille (c’est ainsi qu’elle appeloit sa dame favorite), car je la regarde comme telle, après le soin que j’ai pris de son éducation, ait fait un choix dont je suis contente ; je l’approuve et je consens que vous vous mariez tous deux. J’ordonnerai moi-même les apprêts de vos noces, mais auparavant, j’ai besoin de ma fille pour dix jours ; pendant ce temps-là, je parlerai au calife et obtiendrai son consentement, et vous demeurerez ici : on aura soin de vous… »

En achevant ces paroles, Scheherazade aperçut le jour et cessa de parler. Le lendemain, elle reprit la parole de cette manière :

CXLVIIe NUIT.

» Je demeurai donc dix jours dans l’appartement des dames du calife, continua le marchand de Bagdad. Durant tout ce temps-là, je fus privé du plaisir de voir la dame favorite ; mais on me traita si bien par son ordre, que j’eus sujet d’ailleurs d’être très-satisfait.

» Zobéide entretint le calife de la résolution qu’elle avoit prise de marier sa favorite ; et ce prince, en lui laissant la liberté de faire là-dessus ce qui lui plairoit, accorda une somme considérable à la favorite pour contribuer de sa part à son établissement. Les dix jours écoulés, Zobéide fit dresser le contrat de mariage qui lui fut apporté en bonne forme. Les préparatifs des noces se firent : on appela les musiciens, les danseurs et les danseuses, et il y eut pendant neuf jours de grandes réjouissances dans le palais. Le dixième jour étant destiné pour la dernière cérémonie du mariage, la dame favorite fut conduite au bain d’un côté, et moi d’un autre ; et sur le soir m’étant mis à table, on me servit toutes sortes de mets et de ragoûts : entr’autres, un ragoût à l’ail, comme celui dont on vient de me forcer de manger. Je le trouvai si bon, que je ne touchai presque point aux autres mets. Mais, pour mon malheur, m’étant levé de table, je me contentai de m’essuyer les mains au lieu de les bien laver ; et c’étoit une négligence qui ne m’étoit jamais arrivée jusqu’alors.

» Comme il étoit nuit, on suppléa à la clarté du jour par une grande illumination dans l’appartement des dames. Les instrumens se firent entendre, on dansa, on fit mille jeux : tout le palais retentissoit de cris de joie. On nous introduisit, ma femme et moi, dans une grande salle, où l’on nous fit asseoir sur deux trônes. Les femmes qui la servoient, lui firent changer plusieurs fois d’habits, et lui peignirent le visage de différentes manières, selon la coutume pratiquée au jour des noces ; et chaque fois qu’on lui changeoit d’habillement, on me la faisoit voir.

« Enfin toutes ces cérémonies finirent, et l’on nous conduisit dans la chambre nuptiale. D’abord qu’on nous y eut laissés seuls, je m’approchai de mon épouse pour l’embrasser ; mais au lieu de répondre à mes transports, elle me repoussa fortement, et se mit à faire des cris épouvantables qui attirèrent bientôt dans la chambre toutes les dames de l’appartement, qui voulurent savoir le sujet de ses cris. Pour moi, saisi d’un long étonnement, j’étois demeuré immobile, sans avoir eu seulement la force de lui en demander la cause. « Notre chère sœur, lui dirent-elles, que vous est-il donc arrivé depuis le peu de temps que nous vous avons quittée ? Apprenez-le-nous, afin que nous vous secourions. » « Ôtez, s’écria-t-elle, ôtez-moi de devant les yeux ce vilain homme que voilà. » « Hé, madame, lui dis-je, en quoi puis-je avoir eu le malheur de mériter votre colère ? » « Vous êtes un vilain, me répondit-elle en furie, vous avez mangé de l’ail, et vous ne vous êtes pas lavé les mains ! Croyez-vous que je veuille souffrir qu’un homme si mal-propre s’approche de moi pour m’empester ? Couchez-le par terre, ajouta-t-elle en s’adressant aux dames, et qu’on m’apporte un nerf de bœuf. » Elles me renversèrent aussitôt, et tandis que les unes me tenoient par les bras et les autres par les pieds, ma femme, qui avoit été servie en diligence, me frappa impitoyablement jusqu’à ce que les forces lui manquèrent. Alors elle dit aux dames : « Prenez-le : qu’on l’envoie au lieutenant de police, et qu’on lui fasse couper la main dont il a mangé du ragoût à l’ail. « « À ces paroles, je m’écriai : « Grand Dieu, je suis rompu et brisé de coups, et pour surcroît d’affliction, on me condamne encore à avoir la main coupée ! Et pourquoi ? Pour avoir mangé d’un ragoût à l’ail, et pour avoir oublié de me laver les mains ! Quelle colère pour un si petit sujet ! Peste soit du ragoût à l’ail ! Maudit soit le cuisinier qui l’a apprêté, et celui qui l’a servi ! »

La sultane Scheherazade remarquant qu’il étoit jour, s’arrêta en cet endroit. Schahriar se leva en riant de toute sa force de la colère de la dame favorite, et fort curieux d’apprendre le dénouement de cette histoire.

CXLVIIIe NUIT.

Le lendemain, Scheherazade, réveillée avant le jour, reprit ainsi le fil de son discours de la nuit précédente :

» Toutes les dames, dit le marchand de Bagdad, qui m’avoient vu recevoir mille coups de nerf de bœuf, eurent pitié de moi, lorsqu’elles entendirent parler de me faire couper la main. « Notre chère sœur et notre bonne dame, dirent-elles à la favorite, vous poussez trop loin votre ressentiment. C’est un homme, à la vérité, qui ne sait pas vivre, qui ignore votre rang et les égards que vous méritez ; mais nous vous supplions de ne pas prendre garde à la faute qu’il a commise, et de la lui pardonner. « « Je ne suis pas satisfaite, reprit-elle, je veux qu’il apprenne à vivre, et qu’il porte des marques si sensibles de sa mal-propreté, qu’il ne s’avisera de sa vie de manger d’un ragoût à l’ail sans se souvenir ensuite de se laver les mains. « Elles ne se rebutèrent pas de son refus ; elles se jetèrent à ses pieds, et lui baisant la main : « Notre bonne dame, lui dirent-elles, au nom de Dieu, modérez votre colère, et accordez-nous la grâce que nous vous demandons. « Elle ne leur répondit rien, mais elle se leva ; et après m’avoir dit mille injures, elle sortit de la chambre. Toutes les dames la suivirent, et me laissèrent seul dans une affliction inconcevable.

» Je demeurai dix jours sans avoir personne qu’une vieille esclave qui venoit m’apporter à manger. Je lui demandai des nouvelles de la dame favorite. « Elle est malade, me dit la vieille esclave, de l’odeur empoisonnée que vous lui avez fait respirer. Pourquoi aussi n’avez-vous pas eu soin de vous laver les mains après avoir mangé de ce maudit ragoût à l’ail ? » « Est-il possible, dis-je alors en moi-même, que la délicatesse de ces dames soit si grande, et qu’elles soient si vindicatives pour une faute si légère ? « J’aimois cependant ma femme, malgré sa cruauté, et je ne laissai pas de la plaindre.

» Un jour l’esclave me dit : « Votre épouse est guérie, elle est allée au bain, et elle m’a dit qu’elle vous viendroit voir demain. Ainsi, ayez encore patience, et tâchez de vous accommoder à son humeur. C’est d’ailleurs une personne très-sage, très-raisonnable et très-chérie de toutes les dames qui sont auprès de Zobéide, notre respectable maîtresse. »

» Véritablement ma femme vint le lendemain, et me dit d’abord : « Il faut que je sois bien bonne de venir vous revoir après l’offense que vous m’avez faite. Mais je ne puis me résoudre à me réconcilier avec vous, que je ne vous aie puni comme vous le méritez, pour ne vous être pas lavé les mains après avoir mangé d’un ragoût à l’ail. » En achevant ces mots, elle appela des dames, qui me couchèrent par terre par son ordre ; et après qu’elles m’eurent lié, elle prit un rasoir, et eut la barbarie de me couper elle-même les quatre pouces. Une des dames appliqua d’une certaine racine pour arrêter le sang ; mais cela n’empêcha pas que je ne m’évanouisse par la quantité que j’en avois perdu, et par le mal que j’avois souffert.

» Je revins de mon évanouissement, et l’on me donna du vin à boire pour me faire reprendre des forces. « Ah, madame, dis-je alors à mon épouse, si jamais il m’arrive de manger d’un ragoût à l’ail, je vous jure qu’au lieu d’une fois, je me laverai les mains six-vingts fois avec du kali, de la cendre de la même plante, et du savon ! » « Hé bien, dit ma femme, à cette condition, je veux bien oublier le passé, et vivre avec vous comme avec mon mari. »

» Voilà, Seigneur, ajouta le marchand de Bagdad en s’adressant à la compagnie, la raison pourquoi vous ayez vu que j’ai refusé de manger du ragoût à l’ail qui étoit devant moi… »

Le jour qui commençoit à paroître, ne permit pas à Scheherazade d’en dire davantage cette nuit ; mais le lendemain, elle reprit la parole dans ces termes :

CXLIXe NUIT.

Sire, le marchand de Bagdad acheva de raconter ainsi son histoire :

» Les dames n’appliquèrent pas seulement sur mes plaies de la racine que j’ai dite pour étancher le sang, elles y mirent aussi du baume de la Mecque, qu’on ne pouvoit pas soupçonner d’être falsifié, puisqu’elles l’avoient pris dans l’apothicairerie du calife. Par la vertu de ce baume admirable, je fus parfaitement guéri en peu de jours, et nous demeurâmes ensemble, ma femme et moi, dans la même union que si je n’eusse jamais mangé de ragoût à l’ail. Mais comme j’avois toujours joui de ma liberté, je m’ennuyois fort d’être enfermé dans le palais du calife ; néanmoins je n’en voulois rien témoigner à mon épouse, de peur de lui déplaire. Elle s’en aperçut ; elle ne demandoit pas mieux elle-même que d’en sortir. La reconnoissance seule la retenoit auprès de Zobéïde. Mais elle avoit de l’esprit, et elle représenta si bien à sa maîtresse la contrainte où j’étois de ne pas vivre dans la ville avec les gens de ma condition, comme j’avois toujours fait, que cette bonne princesse aima mieux se priver du plaisir d’avoir auprès d’elle sa favorite, que de ne lui pas accorder ce que nous souhaitions tous deux également.

» C’est pourquoi, un mois après notre mariage, je vis paroître mon épouse avec plusieurs eunuques qui portoient chacun un sac d’argent. Quand ils se furent retirés : « Vous ne m’avez rien marqué, dit-elle, de l’ennui que vous cause le séjour de la cour ; mais je m’en suis fort bien aperçue, et j’ai heureusement trouvé moyen de vous rendre content. Zobéïde, ma maîtresse, nous permet de nous retirer du palais, et voilà cinquante mille sequins dont elle nous fait présent pour nous mettre en état de vivre commodément dans la ville. Prenez-en dix mille, et allez nous acheter une maison. »

» J’en eus bientôt trouvé une pour cette somme ; et l’ayant fait meubler magnifiquement, nous y allâmes loger. Nous prîmes un grand nombre d’esclaves de l’un et de l’autre sexe, et nous nous donnâmes un fort bel équipage. Enfin, nous commençâmes à mener une vie fort agréable ; mais elle ne fut pas de longue durée. Au bout d’un an, ma femme tomba malade, et mourut en peu de jours.

» J’aurois pu me remarier et continuer de vivre honorablement à Bagdad ; mais l’envie de voir le monde, m’inspira un autre dessein. Je vendis ma maison ; et après avoir acheté plusieurs sortes de marchandises, je me joignis à une caravane, et passai en Perse. De là, je pris la route de Samarcande[3], d’où je suis venu m’établir en cette ville. »

» Voilà, Sire, dit le pourvoyeur qui parloit au sultan de Casgar, l’histoire que raconta hier ce marchand de Bagdad à la compagnie où je me trouvai. « Cette histoire, dit le sultan, a quelque chose d’extraordinaire ; mais elle n’est pas comparable à celle du petit bossu. » Alors le médecin juif s’étant avancé, se prosterna devant le trône de ce prince, et lui dit en se relevant : « Sire, si votre Majesté veut avoir aussi la bonté de m’écouter, je me flatte qu’elle sera satisfaite de l’histoire que j’ai à lui conter. » « Hé bien, parle, lui dit le sultan ; mais si elle n’est pas plus surprenante que celle du bossu, n’espère pas que je te donne la vie… »

La sultane Scheherazade s’arrêta en cet endroit, parce qu’il étoit jour. La nuit suivante, elle reprit ainsi son discours :

FIN DU TOME SECOND.

Notes
  1. Plante qui croît au bord de la mer, qu’on recueille, et qu’on brûle verte. Ses cendres sont ce qu’on nomme la Soude. On appelle aussi cette plante Soude.
  2. Cette fontaine est à la Mecque ; et, selon les Mahométans, c’est la source que Dieu fit paroître en faveur d’Agar, après qu’Abraham eut été obligé de la chasser. On boit de son eau par dévotion, et l’on en envoie, en présent, aux princes et aux princesses.
  3. Samarcande, ancienne et grande ville d’Asie, au pays des Usbecks, capitale du royaume du même nom, avec une académie célèbre, et un château où Tamerlan faisoit sa résidence ordinaire. On y fait un grand commerce, sur-tout des fruits exquis qui viennent dans son terrain. Elle est dans une belle situation sur la rivière de Sogde, assez près des frontières de Perse.