Les Mille et Une Nuits/Histoire que raconta le marchand chrétien

Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 2 (p. 413-464).

HISTOIRE
QUE RACONTA LE MARCHAND CHRÉTIEN.


« Sire, avant que je m’engage dans le récit que votre Majesté consent que je lui fasse, je lui ferai remarquer, s’il lui plaît, que je n’ai pas l’honneur d’être né dans un endroit qui relève de son empire. Je suis étranger, natif du Caire en Égypte, Cophte de nation[1], et Chrétien de religion. Mon père étoit courtier, et il avoit amassé des biens assez considérables qu’il me laissa en mourant. Je suivis son exemple, et embrassai sa profession. Comme j’étois un jour au Caire dans le logement public des marchands de toutes sortes de grains, un jeune marchand très-bien fait et proprement vêtu, monté sur un âne, vint m’aborder. Il me salua, et ouvrant un mouchoir où il y avoit une montre de sésame : « Combien vaut, me dit-il, la grande mesure de sésame de la qualité de celui que vous voyez ? »

Scheherazade apercevant le jour, se tut en cet endroit ; mais elle reprit son discours la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CXXIXe NUIT.

Sire, le marchand chrétien continuant de raconter au sultan de Casgar l’histoire qu’il venoit de commencer :

» J’examinai, dit-il, le sésame que le jeune marchand me montroit, et je lui répondis qu’il valoit, au prix courant, cent dragmes d’argent la grande mesure. « Voyez, me dit-il, les marchands qui en voudront pour ce prix-là, et venez jusqu’à la porte de la Victoire, où vous verrez un khan séparé de toute autre habitation : je vous attendrai là. » En disant ces paroles, il partit, et me laissa la montre de sésame, que je fis voir à plusieurs marchands de la place, qui me dirent tous qu’ils en prendroient tant que je leur en voudrois donner, à cent dix dragmes d’argent la mesure ; et à ce compte, je trouvois à gagner avec eux dix dragmes par mesure. Flatté de ce profit, je me rendis à la porte de la Victoire, où le jeune marchand m’attendoit. Il me mena dans son magasin qui étoit plein de sésame. Il y en avoit cent cinquante grandes mesures, que je fis mesurer et charger sur des ânes, et je les vendis cinq mille dragmes d’argent. « De cette somme, me dit le jeune homme, il y a cinq cents dragmes pour votre droit, à dix par mesure, je vous les accorde ; et pour ce qui est du reste qui m’appartient, comme je n’en ai pas besoin présentement, retirez-le de vos marchands, et me le gardez jusqu’à ce que j’aille vous le demander. » Je lui répondis qu’il seroit prêt toutes les fois qu’il voudroit le venir prendre, ou me l’envoyer demander. Je lui baisai la main en le quittant, et me retirai fort satisfait de sa générosité.

» Je fus un mois sans le revoir : au bout de ce temps-là, je le vis reparoître. « Où sont, me dit-il, les quatre mille cinq cents dragmes que vous me devez ? » « Elles sont toutes prêtes, lui répondis-je, et je vais les compter tout-à-l’heure. » Comme il étoit monté sur son âne, je le priai de mettre pied à terre, et de me faire l’honneur de manger un morceau avec moi avant que de les recevoir. « Non, me dit-il, je ne puis descendre à présent ; j’ai une affaire pressante qui m’appelle ici près ; mais je vais revenir, et en repassant, je prendrai mon argent, que je vous prie de tenir prêt. » Il disparut en achevant ces paroles. Je l’attendis, mais ce fut inutilement, et il ne revint qu’un mois encore après. « Voilà, dis-je en moi-même, un jeune marchand qui a bien de la confiance en moi, de me laisser entre les mains, sans me connoître, une somme de quatre mille cinq cents dragmes d’argent ! Un autre que lui n’en useroit pas ainsi, et craindroit que je ne la lui emportasse. » Il revint à la fin du troisième mois : il étoit encore monté sur son âne, mais plus magnifiquement habillé que les autres fois…

Scheherazade voyant que le jour commençoit à paroître, n’en dit pas davantage cette nuit. Sur la fin de la suivante, elle poursuivit de cette manière, en faisant toujours parler le marchand chrétien au sultan de Casgar :

CXXXe NUIT.

» D’abord que j’aperçus le jeune marchand, j’allai au-devant de lui, je le conjurai de descendre, et lui demandai s’il ne vouloit donc pas que je lui comptasse l’argent que j’avois à lui. « Cela ne presse pas, me répondit-il d’un air gai et content. Je sais qu’il est en bonne main ; je viendrai le prendre quand j’aurai dépensé tout ce que j’ai, et qu’il ne me restera plus autre chose. Adieu, ajouta-t-il, attendez-moi à la fin de la semaine. » À ces mots, il donna un coup de fouet à son âne, et je l’eus bientôt perdu de vue. « Bon, dis-je en moi-même, il me dit de l’attendre à la fin de la semaine, et selon son discours, je ne le reverrai peut-être de long-temps. Je vais cependant faire valoir son argent ; ce sera un revenant bon pour moi. »

» Je ne me trompai pas dans ma conjecture : l’année se passa avant que j’entendisse parler du jeune homme. Au bout de l’an, il parut aussi richement vêtu que la dernière fois, mais il me sembloit avoir quelque chose dans l’esprit. Je le suppliai de me faire l’honneur d’entrer chez moi. « Je le veux bien pour cette fois, me répondit-il, mais à condition que vous ne ferez pas de dépense extraordinaire pour moi. » « Je ne ferai que ce qui vous plaira, repris-je ; descendez donc de grâce. » Il mit pied à terre, et entra chez moi. Je donnai des ordres pour le régal que je voulois lui faire ; et en attendant qu’on servît, nous commençâmes à nous entretenir. Quand le repas fut prêt, nous nous assîmes à table. Dès le premier morceau, je remarquai qu’il le prit de la main gauche, et je fus étonné de voir qu’il ne se servoit nullement de la droite. Je ne savois ce que j’en devois penser. « Depuis que je connois ce marchand, disois-je en moi-même, il m’a toujours paru très-poli, seroit-il possible qu’il en usât ainsi par mépris pour moi ? Par quelle raison ne se sert-il pas de sa main droite ? »

Le jour qui éclairoit l’appartement du sultan des Indes, ne permit pas à Scheherazade de continuer cette histoire ; mais elle en reprit la suite le lendemain, et dit à Schahriar :

CXXXIe NUIT.

Sire, le marchand chrétien étoit fort en peine de savoir pourquoi son hôte ne mangeoit que de la main gauche. » Après le repas, dit-il, lorsque mes gens eurent desservi et se furent retirés, nous nous assîmes tous deux sur un sofa. Je présentai au jeune homme d’une tablette excellente pour la bonne bouche, et il la prit encore de la main gauche. « Seigneur, lui dis-je alors, je vous supplie de me pardonner la liberté que je prends de vous demander d’où vient que vous ne vous servez pas de votre main droite ; vous y avez mal apparemment ? » Il fit un grand soupir au lieu de me répondre ; et tirant son bras droit qu’il avoit tenu caché jusqu’alors sous sa robe, il me montra qu’il avoit la main coupée, de quoi je fus extrêmement étonné. « Vous avez été choqué, sans doute, me dit-il, de me voir manger de la main gauche ; mais jugez si j’ai pu faire autrement. » « Peut-on vous demander, repris-je, par quel malheur vous avez perdu votre main droite ? » Il versa des larmes à cette demande ; et après les avoir essuyées, il me conta son histoire, comme je vais vous la raconter :

« Vous saurez, me dit-il, que je suis natif de Bagdad, fils d’un père riche, et des plus distingués de la ville par sa qualité et par son rang. À peine étois-je entré dans le monde, que fréquentant des personnes qui avoient voyagé, et qui disoient des merveilles de l’Égypte, et particulièrement du grand Caire, je fus frappé de leurs discours, et j’eus envie d’y faire un voyage ; mais mon père vivoit encore, et il ne m’en auroit pas donné la permission. Il mourut enfin, et sa mort me laissant maître de mes actions, je résolus d’aller au Caire. J’employai une très-grosse somme d’argent en plusieurs sortes d’étoffes fines de Bagdad et de Moussoul, et je me mis en chemin.

» En arrivant au Caire, j’allai descendre au khan qu’on appelle le khan de Mesrour ; j’y pris un logement avec un magasin, dans lequel je fis mettre les ballots que j’avois apportés avec moi sur des chameaux. Cela fait, j’entrai dans ma chambre pour me reposer et me remettre de la fatigue du chemin, pendant que mes gens à qui j’avois donné de l’argent, allèrent acheter des vivres, et firent la cuisine. Après le repas, j’allai voir le château, quelques mosquées, les places publiques et d’autres endroits qui méritoient d’être vus.

» Le lendemain, je m’habillai proprement, et après avoir fait tirer de quelques-uns de mes ballots de très-belles et de très-riches étoffes, dans l’intention de les porter à un bezestein[2], pour voir ce qu’on en offriroit ; j’en chargeai quelques-uns de mes esclaves, et me rendis au bezestein des Circassiens. J’y fus bientôt environné d’une foule de courtiers et de crieurs qui avoient été avertis de mon arrivée. Je partageai des essais d’étoffes entre plusieurs crieurs qui les allèrent crier et faire voir dans tout le bezestein ; mais tous les marchands en offrirent beaucoup moins que ce qu’elles me coûtoient d’achat et de frais de voiture. Cela me fâcha ; et comme j’en marquois mon ressentiment aux crieurs : « Si vous voulez nous en croire, me disent-ils, nous vous enseignerons du moyen de ne rien perdre sur vos étoffes… »

En cet endroit, Scheherazade s’arrêta, parce qu’elle vit paroître le jour. La nuit suivante, elle reprit son discours de cette manière :

CXXXIIe NUIT.

Le marchand chrétien parlant toujours au sultan de Casgar :

» Les courtiers et les crieurs, me dit le jeune homme, m’ayant promis de m’enseigner le moyen de ne pas perdre sur mes marchandises, je leur demandai ce qu’il falloit faire pour cela. Les distribuer à plusieurs marchands, repartirent-ils, ils les vendront en avril, et deux fois la semaine, le lundi et le jeudi, vous irez recevoir l’argent qu’ils en auront fait. Par-là vous gagnerez au lieu de perdre, et les marchands gagneront aussi quelque chose. Cependant vous aurez la liberté de vous divertir et de vous promener dans la ville et sur le Nil. »

» Je suivis leur conseil : je les menai avec moi à mon magasin, d’où je tirai toutes mes marchandises ; et retournant au bezestein, je les distribuai à différens marchands qu’ils m’avoient indiqués comme les plus solvables, et qui me donnèrent un reçu en bonne forme, signé par des témoins, sous la condition que je ne leur demanderois rien le premier mois.

» Mes affaires ainsi disposées, je n’eus plus l’esprit occupé d’autres choses que de plaisirs. Je contractai amitié avec diverses personnes à-peu-près de mon âge, qui avoient soin de me bien faire passer mon temps. Le premier mois s’étant écoulé, je commençai à voir mes marchands deux fois la semaine, accompagné d’un officier public pour examiner leurs livres de vente, et d’un changeur pour régler la bonté et la valeur des espèces qu’ils me comptoient. Ainsi, les jours de recette quand je me retirois au khan de Mesrour où j’étois logé, j’emportois une bonne somme d’argent. Cela n’empêchoit pas que les autres jours de la semaine, je n’allasse passer la matinée tantôt chez un marchand, et tantôt chez un autre ; je me divertissois à m’entretenir avec eux, et à voir ce qui se passoit dans le bezestein.

» Un lundi que j’étois assis dans la boutique d’un de ces marchands, qui se nommoit Bedreddin, une dame de condition, comme il étoit aisé de le connoître à son air, à son habillement, et par une esclave fort proprement mise qui la suivoit, entra dans la boutique, et s’assit près de moi. Cet extérieur, joint à une grâce naturelle qui paroissoit en tout ce qu’elle faisoit, me prévint en sa faveur, et me donna une grande envie de la mieux connoître que je ne faisois. Je ne sais si elle ne s’aperçut pas que je prenois plaisir à la regarder, et si mon attention ne lui plaisoit point ; mais elle haussa le crêpon qui lui descendoit sur le visage par-dessus la mousseline qui le cachoit, et me laissa voir de grands yeux noirs dont je fus charmé. Enfin elle acheva de me rendre très-amoureux d’elle par le son agréable de sa voix et par ses manières honnêtes et gracieuses, lorsqu’en saluant le marchand, elle lui demanda des nouvelles de sa santé depuis le temps qu’elle ne l’avoit vu.

» Après s’être entretenue quelque temps avec lui de choses indifférentes, elle lui dit qu’elle cherchoit une certaine étoffe à fond d’or ; qu’elle venoit à sa boutique comme à celle qui étoit la mieux assortie de tout le bezestein ; et que s’il en avoit, il lui feroit un grand plaisir de lui en montrer. Bedreddin lui en montra plusieurs pièces, à l’une desquelles s’étant arrêtée, et lui en ayant demandé le prix, il la lui laissa à onze cents dragmes d’argent. « Je consens à vous en donner cette somme, lui dit-elle ; je n’ai pas d’argent sur moi, mais j’espère que vous voudrez bien me faire crédit jusqu’à demain, et me permettre d’emporter l’étoffe : je ne manquerai pas de vous envoyer demain les onze cents dragmes dont nous convenons pour elle. » « Madame, lui répondit Bedreddin, je vous ferois crédit avec plaisir, et vous laisserois emporter l’étoffe si elle m’appartenoit ; mais elle appartient à cet honnête jeune homme que vous voyez ; et c’est aujourd’hui que je dois lui en compter l’argent. » « Hé d’où vient, reprit la dame fort étonnée, que vous en usez de cette sorte avec moi ? N’ai-je pas coutume de venir à votre boutique ? Et toutes les fois que j’ai acheté des étoffes, et que vous avez bien voulu que je les aie emportées sans les payer à l’instant, ai-je jamais manqué de vous envoyer de l’argent dès le lendemain ? » Le marchand en demeura d’accord. « Il est vrai, madame, repartit-il ; mais j’ai besoin d’argent aujourd’hui. » « Hé bien, voilà votre étoffe, dit-elle en la lui jetant ! Que Dieu vous confonde, vous et tout ce qu’il y a de marchands ! Vous êtes tous faits les uns comme les autres : vous n’avez aucun égard pour personne. » En achevant ces paroles, elle se leva brusquement, et sortit fort irritée contre Bedreddin…

Là, Scheherazade voyant que le jour paroissoit, cessa de parler. La nuit suivante, elle continua de cette manière :

CXXIIIe NUIT.

Le marchand chrétien poursuivant son histoire : « Quand je vis, me dit le jeune homme, que la dame se retiroit, je sentis bien que mon cœur s’intéressoit pour elle ; je la rappelai : « Madame, lui dis-je, faites-moi la grâce de revenir ; peut-être trouverai-je moyen de vous contenter l’un et l’autre. » Elle revint, en me disant que c’étoit pour l’amour de moi. « Seigneur Bedreddin, dis-je alors au marchand, combien dites-vous que vous voulez vendre cette étoffe qui m’appartient ? » « Onze cents dragmes d’argent, répondit-il ; je ne puis la donner à moins. » « Livrez-la donc à cette dame, repris-je, et qu’elle l’emporte. Je vous donne cent dragmes de profit, et je vais vous faire un billet de la somme à prendre sur les autres marchandises que vous avez. » Effectivement je fis le billet, le signai, et le mis entre les mains de Bedreddin. Ensuite présentant l’étoffe à la dame, je lui dis : « Vous pouvez l’emporter, madame ; et quant à l’argent, vous me l’enverrez demain ou un autre jour, ou bien je vous fais présent de l’étoffe, si vous voulez. » « Ce n’est pas comme je l’entends, reprit-elle. Vous en usez avec moi d’une manière si honnête et si obligeante, que je serois indigne de paroître devant les hommes si je ne vous en témoignois pas de la reconnoissance. Que Dieu, pour vous en récompenser, augmente vos biens, vous fasse vivre long-temps après moi, vous ouvre la porte des cieux à votre mort, et que toute la ville publie votre générosité ! »

» Ces paroles me donnèrent de la hardiesse. « Madame, lui dis-je, laissez-moi voir votre visage pour prix de vous avoir fait plaisir : ce sera me payer avec usure. » À ces mots, elle se tourna de mon côté, ôta la mousseline qui lui couvroit le visage, et offrit à mes yeux une beauté surprenante. J’en fus tellement frappé, que je ne pus lui rien dire pour lui exprimer ce que j’en pensois. Je ne me serois jamais lassé de la regarder ; mais elle se recouvrit promptement le visage, de peur qu’on ne l’aperçût ; et après avoir abaissé le crêpon, elle prit la pièce d’étoffe, et s’éloigna de la boutique, où elle me laissa dans un état bien différent de celui où j’étois en y arrivant. Je demeurai long-temps dans un trouble et dans un désordre étrange. Avant de quitter le marchand, je lui demandai s’il connoissoit la Dame ? « Oui, me répondit-il, elle est fille d’un émir qui lui a laissé en mourant des biens immenses. »

» Quand je fus de retour au khan de Mesrour, mes gens me servirent à souper ; mais il me fut impossible de manger. Je ne pus même fermer l’œil de toute la nuit, qui me parut la plus longue de ma vie. Dès qu’il fut jour, je me levai dans l’espérance de revoir l’objet qui troubloit mon repos ; et dans le dessein de lui plaire, je m’habillai plus proprement encore que le jour précédent. Je retournai à la boutique de Bedreddin…

« Mais Sire, dit Scheherazade, le jour que je vois paroître, m’empêche de continuer mon récit. » Après avoir dit ces paroles, elle se tut ; et la nuit suivante, elle reprit sa narration dans ces termes :

CXXXIVe NUIT.

Sire, le jeune homme de Bagdad racontant ses aventures au marchand chrétien : » Il n’y avoit pas long-temps, dit-il, que j’étois arrivé à la boutique de Bedreddin, lorsque je vis venir la dame, suivie de son esclave, et plus magnifiquement vêtue que le jour d’auparavant. Elle ne regarda pas le marchand ; et s’adressant à moi seul : « Seigneur, me dit-elle, vous voyez que je suis exacte à tenir la parole que je vous donnai hier. Je viens exprès pour vous apporter la somme dont vous voulûtes bien répondre pour moi sans me connoître, par une générosité que je n’oublierai jamais. » « Madame, lui répondis-je, il n’étoit pas besoin de vous presser si fort : j’étois sans inquiétude sur mon argent, et je suis fâché de la peine que vous avez prise. » « Il n’étoit pas juste, reprit-elle, que j’abusasse de votre honnêteté. » En disant cela, elle me mit l’argent entre les mains, et s’assit près de moi.

Alors profitant de l’occasion que j’avois de l’entretenir, je lui parlai de l’amour que je sentois pour elle ; mais elle se leva et me quitta brusquement, comme si elle eût été fort offensée de la déclaration que je venois de lui faire. Je la suivis des yeux tant que je la pus voir ; et dès que je ne la vis plus, je pris congé du marchand, et je sortis du bezestein sans savoir où j’allois. Je rêvois à cette aventure, lorsque je sentis qu’on me tiroit par derrière. Je me tournai aussitôt pour voir ce que ce pouvoit être, et je reconnus avec plaisir l’esclave de la dame dont j’avois l’esprit occupé. « Ma maîtresse, me dit-elle, qui est cette jeune personne à qui vous venez de parler dans la boutique d’un marchand, voudroit bien vous dire un mot ; prenez, s’il vous plaît, la peine de me suivre. » Je la suivis ; et je trouvai en effet sa maîtresse qui m’attendoit dans la boutique d’un changeur où elle étoit assise.

» Elle me fit asseoir auprès d’elle, et prenant la parole : « Mon cher Seigneur, me dit-elle, ne soyez pas surpris que je vous aie quitté un peu brusquement ; je n’ai pas jugé à propos devant ce marchand, de répondre favorablement à l’aveu que vous m’avez fait des sentimens que je vous ai inspirés. Mais bien loin de m’en offenser, je confesse que je prenois plaisir à vous entendre, et je m’estime infiniment heureuse d’avoir pour amant un homme de votre mérite. Je ne sais quelle impression ma vue a pu faire d’abord sur vous ; mais pour moi, je puis vous assurer qu’en vous voyant, je me suis senti de l’inclination pour vous. Depuis hier, je n’ai fait que penser aux choses que vous me dîtes, et mon empressement à vous venir chercher si matin, doit bien vous prouver que vous ne me déplaisez pas. » « Madame, repris-je, transporté d’amour et de joie, je ne pouvois rien entendre de plus agréable que ce que vous avez la bonté de me dire. On ne sauroit aimer avec plus de passion que je vous aime depuis l’heureux moment que vous parûtes à mes yeux ; ils furent éblouis de tant de charmes, et mon cœur se rendit sans résistance. » « Ne perdons pas le temps en discours inutiles, interrompit-elle : je ne doute pas de votre sincérité, et vous serez bientôt persuadé de la mienne. Voulez-vous me faire l’honneur de venir chez moi, ou si vous souhaitez que j’aille chez vous ? » « Madame, lui répondis-je, je suis un étranger logé dans un khan, qui n’est pas un lieu propre à recevoir une dame de votre rang et de votre mérite. »

Scheherazade alloit poursuivre, mais elle fut obligée d’interrompre son discours, parce que le jour paroissoit. Le lendemain, elle continua de cette sorte, en faisant toujours parler le jeune homme de Bagdad :

CXXXVe NUIT.

» Il est plus à propos, madame, poursuivit-il, que vous ayez la bonté de m’enseigner votre demeure : j’aurai l’honneur de vous aller voir chez vous. La dame y consentit. « Il est, dit-elle, vendredi après demain ; venez ce jour-là, après la prière du midi. Je demeure dans la rue de la Dévotion. Vous n’avez qu’à demander la maison d’Abon Schamma, surnommé Bercour, autrefois chef des émirs ; vous me trouverez là. » À ces mots, nous nous séparâmes, et je passai le lendemain dans une grande impatience.

» Le vendredi, je me levai de bon matin, je pris le plus bel habit que j’eusse, avec une bourse où je mis cinquante pièces d’or ; et monté sur un âne que j’avois retenu dès le jour précédent, je partis accompagné de l’homme qui me l’avoit loué. Quand nous fûmes arrivés dans la rue de la Dévotion, je dis au maître de l’âne de demander où étoit la maison que je cherchois ; on la lui enseigna, et il m’y mena. Je descendis à la porte, je le payai bien et le renvoyai, en lui recommandant de bien remarquer la maison où il me laissoit, et de ne pas manquer de m’y venir prendre le lendemain matin, pour me remener au khan de Mesrour.

» Je frappai à la porte, et aussitôt deux petites esclaves blanches comme la neige et très-proprement habillées, vinrent ouvrir. « Entrez, s’il vous plaît, me dirent-elles, notre maîtresse vous attend impatiemment. Il y a deux jours qu’elle ne cesse de parler de vous. » J’entrai dans la cour, et je vis un grand pavillon élevé sur sept marches, entouré d’une grille qui le séparoit d’un jardin d’une beauté admirable. Outre les arbres qui ne servoient qu’à l’embellir et qu’à former de l’ombre, il y en avoit une infinité d’autres chargés de toutes sortes de fruits. Je fus charmé du ramage d’un grand nombre d’oiseaux qui mêloient leurs chants au murmure d’un jet d’eau d’une hauteur prodigieuse, qu’on voyoit au milieu d’un parterre émaillé de fleurs. D’ailleurs, ce jet d’eau étoit très-agréable à voir : quatre dragons dorés paroissoient aux angles du bassin qui étoit en quarré, et ces dragons jetoient de l’eau en abondance, mais de l’eau plus claire que le cristal de roche. Ce lieu plein de délices, me donna une haute idée de la conquête que j’avois faite. Les deux petites esclaves me firent entrer dans un salon magnifiquement meublé ; et pendant que l’une courut avertir sa maîtresse de mon arrivée, l’autre demeura avec moi, et me fit remarquer toutes les beautés du salon…

En achevant ces derniers mots, Scheherazade cessa de parler, à cause qu’elle vit paroître le jour. Schahriar se leva fort curieux d’apprendre ce que feroit le jeune homme de Bagdad dans le salon de la dame du Caire. La sultane contenta le lendemain la curiosité de ce prince, en reprenant ainsi cette histoire :

CXXXVIe NUIT.

Sire, le marchand chrétien continuant de parler au sultan de Casgar, poursuivit de cette manière :

» Je n’attendis pas long-temps dans le salon, me dit le jeune homme ; la dame que j’aimois y arriva bientôt, fort parée de perles et de diamans, mais plus brillante encore par l’éclat de ses yeux que par celui de ses pierreries. Sa taille, qui n’étoit plus cachée par son habillement de ville, me parut la plus fine et la plus avantageuse du monde. Je ne vous parlerai point de la joie que nous eûmes de nous revoir ; car c’est une chose que je ne pourrois que foiblement exprimer. Je vous dirai seulement qu’après les premiers complimens, nous nous assîmes tous deux sur un sofa, où nous nous entretînmes avec toute la satisfaction imaginable. On nous servit ensuite les mets les plus délicats et les plus exquis. Nous nous mîmes à table ; et après le repas, nous recommençâmes à nous entretenir jusqu’à la nuit. Alors on nous apporta d’excellent vin et des fruits propres à exciter à boire, et nous bûmes au son des instrumens que les esclaves accompagnèrent de leurs voix. La dame du logis chanta elle-même, et acheva, par ses chansons, de m’attendrir et de me rendre le plus passionné de tous les amans. Enfin Je passai la nuit à goûter toutes sortes de plaisirs.

» Le lendemain matin, après avoir mis adroitement sous le chevet du lit la bourse et les cinquante pièces d’or que j’avois apportées, je dis adieu à la dame, qui me demanda quand je la reverrois. « Madame, lui répondis-je, je vous promets de revenir ce soir. » Elle parut ravie de ma réponse, me conduisit jusqu’à la porte ; et en nous séparant, elle me conjura de tenir ma promesse.

» Le même homme qui m’avoit amené, m’attendoit avec son âne. Je montai dessus et revins au khan de Mesrour. En renvoyant l’homme, je lui dis que je ne le payois pas, afin qu’il me vînt reprendre l’après-dîner à l’heure que je lui marquai.

» D’abord que je fus de retour dans mon logement, mon premier soin fut de faire acheter un bon agneau et plusieurs sortes de gâteaux que j’envoyai à la dame par un porteur. Je m’occupai ensuite d’affaires sérieuses, jusqu’à ce que le maître de l’âne fût arrivé. Alors je partis avec lui, et me rendis chez la dame, qui me reçut avec autant de joie que le jour précédent, et me fit un régal aussi magnifique que le premier.

» En la quittant le lendemain, je lui laissai encore une bourse de cinquante pièces d’or, et je revins au khan de Mesrour…

À ces mots, Scheherazade ayant aperçu le jour, en avertit le sultan des Indes, qui se leva sans lui rien dire. Sur la fin de la nuit suivante, elle reprit ainsi la suite de l’histoire commencée :

CXXXVIIe NUIT.

Le marchand chrétien parlant toujours au sultan de Casgar : » Le jeune homme de Bagdad, dit-il, poursuivit son histoire dans ces termes : « Je continuai de voir la dame tous les jours, et de lui laisser chaque fois une bourse de cinquante pièces d’or ; et cela dura jusqu’à ce que les marchands à qui j’avois donné mes marchandises à vendre, et que je voyois régulièrement deux fois la semaine, ne me dûrent plus rien. Enfin je me trouvai sans argent et sans espérance d’en avoir.

» Dans cet état affreux, et prêt à m’abandonner à mon désespoir, je sortis du khan sans savoir ce que je faisois, et m’en allai du côté du château, où il y avoit un grand nombre de peuple assemblé pour voir un spectacle que donnoit le sultan d’Égypte. Lorsque je fus arrivé dans le lieu où étoit tout ce monde, je me mêlai parmi la foule, et me trouvai par hasard près d’un cavalier bien monté et fort proprement habillé, qui avoit à l’arçon de sa selle un sac à demi ouvert, d’où sortoit un cordon de soie verte. En mettant la main sur le sac, je jugeai que le cordon devoit être celui d’une bourse qui étoit dedans. Pendant que je faisois ce jugement, il passa de l’autre côté du cavalier un porteur chargé de bois, et il passa si près, que le cavalier fut obligé de se tourner vers lui pour empêcher que le bois ne touchât et ne déchirât son habit. En ce moment, le démon me tenta : je pris le cordon d’une main, et m’aidant de l’autre à élargir le sac, je tirai la bourse sans que personne s’en aperçut. Elle étoit pesante, et je ne doutai point qu’il n’y eût dedans de l’or ou de l’argent.

» Quand le porteur fut passé, le cavalier qui avoit apparemment quelque soupçon de ce que j’avois fait pendant qu’il avoit eu la tête tournée, mit aussitôt la main dans son sac, et n’y trouvant pas sa bourse, me donna un si grand coup de sa hache d’armes, qu’il me renversa par terre. Tous ceux qui furent témoins de cette violence, en furent touchés, et quelques-uns mirent la main sur la bride du cheval pour arrêter le cavalier, et lui demander pour quel sujet il m’avoit frappé, s’il lui étoit permis de maltraiter ainsi un Musulman. « De quoi vous mêlez-vous, leur répondit-il d’un ton brusque ? Je ne l’ai pas fait sans raison : c’est un voleur. » À ces paroles, je me relevai ; et à mon air, chacun prenant mon parti, s’écria qu’il étoit un menteur, qu’il n’étoit pas croyable qu’un jeune homme tel que moi, eût commis la méchante action qu’il m’imputoit. Enfin ils soutenoient que j’étois innocent ; et tandis qu’ils retenoient son cheval pour favoriser mon évasion, par malheur pour moi, le lieutenant de police, suivi de ses gens, passa par-là ; voyant tant de monde assemblé autour du cavalier et de moi, il s’approcha et demanda ce qui étoit arrivé. Il n’y eut personne qui n’accusât le cavalier de m’avoir maltraité injustement, sous prétexte de l’avoir volé.

» Le lieutenant de police ne s’arrêta pas à tout ce qu’on lui disoit ; il demanda au cavalier s’il ne soupçonnoit pas quelqu’autre que moi de l’avoir volé. Le cavalier répondit que non, et lui dit les raisons qu’il avoit de croire qu’il ne se trompoit pas dans ses soupçons. Le lieutenant de police, après l’avoir écouté, ordonna à ses gens de m’arrêter et de me fouiller ; ce qu’ils se mirent en devoir d’exécuter aussitôt ; et l’un d’entr’eux m’ayant ôté la bourse, la montra publiquement. Je ne pus soutenir cette honte, j’en tombai évanoui. Le lieutenant de police se fit apporter la bourse…

« Mais, Sire, voilà le jour, dit Scheherazade en se reprenant. Si votre Majesté veut bien encore me laisser vivre jusqu’à demain, elle entendra la suite de l’histoire. » Schahriar qui n’avoit pas un autre dessein, se leva sans lui répondre, et alla remplir ses devoirs.

CXXXVIIIe NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, la sultane adressa ainsi la parole à Schahriar : Sire, le jeune homme de Bagdad poursuivant son histoire :

» Lorsque le lieutenant de police, dit-il, eut la bourse entre les mains, il demanda au cavalier si elle étoit à lui, et combien il y avoit mis d’argent. Le cavalier la reconnut pour celle qui lui avoit été prise, et assura qu’il y avoit dedans vingt sequins. Le juge l’ouvrit, et après y avoir effectivement trouvé vingt sequins, il la lui rendit. Aussitôt il me fit venir devant lui : « Jeune homme, me dit-il, avouez-moi la vérité : est-ce vous qui avez pris la bourse de ce cavalier ? n’attendez pas que j’emploie les tourmens pour vous le faire confesser. »

Alors baissant les yeux, je dis en moi-même : « Si je nie le fait, la bourse dont on m’a trouvé saisi, me fera passer pour un menteur. » Ainsi, pour éviter un double châtiment, je levai la tête, et confessai que c’étoit moi. Je n’eus pas plutôt fait cet aveu, que le lieutenant de police, après avoir pris des témoins, commanda qu’on me coupât la main. La sentence fut exécutée sur-le-champ, ce qui excita la pitié de tous les spectateurs ; je remarquai même sur le visage du cavalier, qu’il n’en étoit pas moins touché que les autres. Le lieutenant de police vouloit encore me faire couper un pied ; mais je suppliai le cavalier de demander ma grâce ; il la demanda, et l’obtint.

» Lorsque le juge eut passé son chemin, le cavalier s’approcha de moi. « Je vois bien, me dit-il en me présentant la bourse, que c’est la nécessité qui vous a fait faire une action si honteuse et si indigne d’un jeune homme aussi bien fait que vous ; mais tenez, voilà cette bourse fatale, je vous la donne, et je suis très-fâché du malheur qui vous est arrivé. » En achevant ces paroles, il me quitta ; et comme j’étois très-foible à cause du sang que j’avois perdu, quelques honnêtes gens du quartier eurent la charité de me faire entrer chez eux, et de me faire boire un verre de vin. Ils pansèrent aussi mon bras, et mirent ma main dans un linge, que j’emportai avec moi attachée à ma ceinture.

» Quand je serois retourné au khan de Mesrour dans ce triste état, je n’y aurois pas trouvé le secours dont j’avois besoin. C’étoit aussi hasarder beaucoup que d’aller me présenter à la jeune dame. « Elle ne voudra peut-être plus me voir, dis-je, lorsqu’elle aura appris mon infamie. » Je ne laissai pas néanmoins de prendre ce parti ; et afin que le monde qui me suivoit, se lassât de m’accompagner, je marchai par plusieurs rues détournées, et me rendis enfin chez la dame, où j’arrivai si foible et si fatigué, que je me jetai sur le sofa, le bras droit sous ma robe ; car je me gardai bien de le faire voir.

» Cependant la dame, avertie de mon arrivée et du mal que je souffrois, vint avec empressement ; et me voyant, pâle et défait : « Ma chère ame, me dit-elle, qu’avez-vous donc ? » Je dissimulai. « Madame, lui répondis-je, c’est un grand mal de tête qui me tourmente. » Elle en parut très-affligée. » Asseyez-vous, reprit-elle (car je m’étois levé pour la recevoir) ; dites-moi comment cela vous est venu ? Vous vous portiez si bien la dernière fois que j’eus le plaisir de vous voir ! Il y a quelqu’autre chose que vous me cachez : apprenez-moi ce que c’est. » Comme je gardois le silence, et qu’au lieu de répondre, les larmes couloient de mes yeux : « Je ne comprends pas, dit-elle, ce qui peut vous affliger ; vous en aurois-je donné quelque sujet sans y penser ? Et venez-vous ici exprès pour m’annoncer que vous ne m’aimez plus ? » « Ce n’est point cela, madame, lui repartis-je en soupirant, et un soupçon si injuste augmente encore mon mal. »

» Je ne pouvois me résoudre à lui en déclarer la véritable cause. La nuit étant venue, on servit le souper ; elle me pria de manger ; mais ne pouvant me servir que de la main gauche, je la suppliai de m’en dispenser, m’excusant sur ce que je n’avois nul appétit. « Vous en aurez, me dit-elle, quand vous m’aurez découvert ce que vous me cachez avec tant d’opiniâtreté. Votre dégoût, sans doute, ne vient que de la peine que vous avez à vous y déterminer. » « Hélas, madame, repris-je, il faudra bien enfin que je m’y détermine. » Je n’eus pas prononcé ces paroles, qu’elle me versa à boire ; et me présentant la tasse : « Prenez, dit-elle, et buvez, cela vous donnera du courage. » J’avançai donc la main gauche, et pris la tasse…

À ces mots, Scheherazade apercevant le jour, cessa de parler ; mais la nuit suivante, elle poursuivit son discours de cette manière :

CXXXIXe NUIT.

» Lorsque j’eus la tasse à la main, dit le jeune homme, je redoublai mes pleurs et poussai de nouveaux soupirs. « Qu’avez-vous donc à soupirer et à pleurer si amèrement, me dit alors la dame, et pourquoi prenez-vous la tasse de la main gauche plutôt que de la droite ? » « Ah, madame, lui répondis-je, excusez-moi, je vous en conjure : c’est que j’ai une tumeur à la main droite.» « Montrez-moi cette tumeur, repliqua-t-elle, je la veux percer. » Je m’en excusai, en disant qu’elle n’étoit pas encore en état de l’être, et je vidai toute la tasse qui étoit très-grande. Les vapeurs du vin, ma lassitude et l’abattement où j’étois, m’eurent bientôt assoupi, et je dormis d’un profond sommeil, qui dura jusqu’au lendemain.

» Pendant ce temps-là, la dame voulant savoir quel mal j’avois à la main droite, leva ma robe qui la cachoit, et vit avec tout l’étonnement que vous pouvez penser, qu’elle étoit coupée, et que je l’avois apportée dans un linge. Elle comprit d’abord sans peine, pourquoi j’avois tant résisté aux pressantes instances qu’elle m’avoit faites, et elle passa la nuit à s’affliger de ma disgrâce, ne doutant pas qu’elle ne me fût arrivée pour l’amour d’elle.

» À mon réveil, je remarquai fort bien sur son visage, qu’elle étoit saisie d’une vive douleur. Néanmoins, pour ne me pas chagriner, elle ne me parla de rien. Elle me fit servir un consommé de volaille qu’on m’avoit préparé par son ordre, me fit manger et boire, pour me donner, disoit-elle, les forces dont j’avois besoin. Après cela, je voulus prendre congé d’elle ; mais me retenant par ma robe : « Je ne souffrirai pas, dit-elle, que vous sortiez d’ici. Quoique vous ne m’en disiez rien, je suis persuadée que je suis la cause du malheur que vous vous êtes attiré. La douleur que j’en ai ne me laissera pas vivre long-temps ; mais avant que je meure, il faut que j’exécute un dessein que je médite en votre faveur. » En disant cela, elle fit appeler un officier de justice et des témoins, et me fit dresser une donation de tous ses biens. Après qu’elle eut renvoyé tous ses gens satisfaits de leurs peines, elle ouvrit un grand coffre où étoient toutes les bourses dont je lui avois fait présent depuis le commencement de nos amours. « Elles sont toutes entières, me dit-elle, je n’ai pas touché à une seule : tenez, voilà la clef du coffre ; vous en êtes le maître. » Je la remerciai de sa générosité et de sa bonté. « Je compte pour rien, reprit-elle, ce que je viens de faire pour vous, et je ne serai pas contente que je ne meure encore, pour vous témoigner combien je vous aime. » Je la conjurai par tout ce que l’amour a de plus puissant, d’abandonner une résolution si funeste ; mais je ne pus l’en détourner ; et le chagrin de me voir manchot, lui causa une maladie de cinq ou six semaines, dont elle mourut.

» Après avoir regretté sa mort autant que je le devois, je me mis en possession de tous ses biens qu’elle m’avoit fait connoître ; et le sésame que vous avez pris la peine de vendre pour moi en faisoit une partie…

Scheherazade vouloit continuer sa narration ; mais le jour qui paroissoit l’en empêcha. La nuit suivante, elle reprit ainsi le fil de son discours :

CXLe NUIT.

Le jeune homme de Bagdad acheva de raconter son histoire de cette sorte au marchand chrétien : « Ce que vous venez d’entendre, poursuivit-il, doit m’excuser auprès de vous d’avoir mangé de la main gauche ; je vous suis fort obligé de la peine que vous vous êtes donnée pour moi. Je ne puis assez reconnoître votre fidélité ; et comme j’ai, Dieu merci, assez de bien, quoique j’en aie dépensé beaucoup, je vous prie de vouloir accepter le présent que je vous fais de la somme que vous me devez. Outre cela, j’ai une proposition à vous faire. Ne pouvant plus demeurer davantage au Caire, après l’affaire que je viens de vous conter, je suis résolu d’en partir pour n’y revenir jamais. Si vous voulez me tenir compagnie, nous négocierons ensemble, et nous partagerons également le gain que nous ferons. »

» Quand le jeune homme de Bagdad eut achevé son histoire, dit le marchand chrétien, je le remerciai le mieux qu’il me fut possible du présent qu’il me faisoit ; et quant à sa proposition de voyager avec lui, je lui dis que je l’acceptois très-volontiers, en l’assurant que ses intérêts me seroient toujours aussi chers que les miens.

» Nous prîmes jour pour notre départ, et lorsqu’il fut arrivé, nous nous mîmes en chemin. Nous avons passé par la Syrie et par la Mésopotamie, traversé toute la Perse, où, après nous être arrêtés dans plusieurs villes, nous sommes enfin venus, Sire, jusqu’à votre capitale. Au bout de quelque temps, le jeune homme m’ayant témoigné qu’il avoit dessein de repasser dans la Perse et de s’y établir, nous fîmes nos comptes, et nous nous séparâmes très-satisfaits l’un de l’autre. Il partit ; et moi, Sire, je suis resté dans cette ville, où j’ai l’honneur d’être au service de votre Majesté. Voilà l’histoire que j’avois à vous conter : ne la trouvez-vous pas plus surprenante que celle du bossu ? »

Le sultan de Casgar se mit en colère contre le marchand chrétien : « Tu es bien hardi, me dit-il, d’oser me faire le récit d’une histoire si peu digne de mon attention, et de la comparer à celle du bossu. Peux-tu te flatter de me persuader que les fades aventures d’un jeune débauché, sont plus admirables que celles de mon bouffon ? Je vais vous faire pendre tous quatre, pour venger sa mort. »

À ces paroles, le pourvoyeur effrayé se jeta aux pieds du sultan : « Sire, dit-il, je supplie votre Majesté de suspendre sa juste colère, de m’écouter et de nous faire grâce à tous quatre, si l’histoire que je vais conter à votre Majesté, est plus belle que celle du bossu. » « Je t’accorde ce que tu me demandes, répondit le sultan : parle. » Le pourvoyeur prit alors la parole, et dit :


Notes
  1. Cophte ou Copte, nom qu’on donne aux chrétiens originaires d’Égypte, et qui sont de la secte des Jacobites ou des Eutichéens.
  2. Lieu public où se vendent des étoffes de soie et autres marchandises précieuses.