Les Mille et Une Nuits/Histoire racontée par le médecin juif

Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 3 (p. 1-44).

CLe NUIT.

Sire, dit Scheherazade, le médecin juif voyant le sultan de Casgar disposé à l’entendre, prit ainsi la parole :

HISTOIRE
RACONTÉE PAR LE MÉDECIN JUIF.


« Sire, pendant que j’étudiois en médecine à Damas, et que je commençois à y exercer ce bel art avec quelque réputation, un esclave me vint chercher pour aller voir un malade chez le gouverneur de la ville. Je m’y rendis, et l’on m’introduisit dans une chambre où je trouvai un jeune homme très-bien fait, fort abattu du mal qu’il souffroit. Je le saluai en m’asseyant près de lui ; il ne répondit point à mon compliment, mais il me fit signe des yeux pour me marquer qu’il m’entendoit, et qu’il me remercioit. « Seigneur, lui dis-je, je vous prie de me donner la main, que je vous tâte le pouls. » Au lieu de tendre la main droite, il me présenta la gauche, de quoi je fus extrêmement surpris. « Voilà, dis-je en moi-même, une grande ignorance, de ne savoir pas que l’on présente la main droite à un médecin, et non pas la gauche. « Je ne laissai pas de lui tâter le pouls ; et après avoir écrit une ordonnance, je me retirai.

» Je continuai mes visites pendant neuf jours ; et toutes les fois que je lui voulus tâter le pouls, il me tendit la main gauche. Le dixième jour, il me parut se bien porter, et je lui dis qu’il n’avoit plus besoin que d’aller au bain. Le gouverneur de Damas qui étoit présent, pour me marquer combien il étoit content de moi, me fit revêtir en sa présence d’une robe très-riche, en me disant qu’il me faisoit médecin de l’hôpital de la ville, et médecin ordinaire de sa maison, où je pouvois aller librement manger à sa table quand il me plairoit.

» Le jeune homme me fit aussi de grandes amitiés, et me pria de l’accompagner au bain. Nous y entrâmes ; et quand ses gens l’eurent déshabillé, je vis que la main droite lui manquoit. Je remarquai même qu’il n’y avoit pas long-temps qu’on la lui avoit coupée : c’étoit aussi la cause de sa maladie que l’on m’avoit cachée ; et tandis qu’on y appliquoit des médicamens propres à le guérir promptement, on m’avoit appelé pour empêcher que la fièvre qui l’avoit pris, n’eût de mauvaises suites. Je fus assez surpris et fort affligé de le voir en cet état ; il le remarqua bien sur mon visage. « Médecin, me dit-il, ne vous étonnez pas de me voir la main coupée ; je vous en dirai quelque jour le sujet, et vous entendrez une histoire des plus surprenantes. »

» Après que nous fûmes sortis du bain, nous nous mîmes à table, nous nous entretînmes ensuite, et il me demanda s’il pouvoit, sans altérer sa santé, s’aller promener hors de la ville, au jardin du gouverneur. Je lui répondis que non-seulement il le pouvoit, mais qu’il lui étoit même très-salutaire de prendre l’air. « Si cela est, répliqua-t-il, et que vous vouliez bien me tenir compagnie, je vous conterai là mon histoire. » Je repartis que j’étois tout à lui le reste de la journée. Aussitôt il commanda à ses gens d’apporter de quoi faire la collation ; puis nous parûmes et nous nous rendîmes au jardin du gouverneur. Nous y fîmes deux ou trois tours de promenade ; et après nous être assis sur un tapis que ses gens étendirent sous un arbre qui faisoit un bel ombrage, le jeune homme me fit de cette sorte le récit de son histoire :

« Je suis né à Moussoul, et ma famille est une des plus considérables de la ville. Mon père étoit l’aîné de dix enfans que mon aïeul laissa en mourant, tous en vie et mariés. Mais de ce grand nombre de frères, mon père fut le seul qui eut des enfans, encore n’eut-il que moi. Il prit un très-grand soin de mon éducation, et me fit apprendre tout ce qu’un enfant de ma condition ne devoit pas ignorer…

« Mais, Sire, dit Scheherazade en s’arrêtant en cet endroit, l’aurore qui paroît, m’impose silence. » À ces mots, elle se tut, et le sultan se leva.

CLIe NUIT.

Le lendemain, Scheherazade reprit la suite de son discours de la nuit précédente. Le médecin juif, dit-elle, continuant de parler au sultan de Gasgar :

» Le jeune homme de Moussoul, ajouta-t-il, poursuivit ainsi son histoire :

» J’étois déjà grand, et je commençois à fréquenter le monde, lorsqu’un vendredi je me trouvai à la prière de midi avec mon père et mes oncles, dans la grande mosquée de Moussoul. Après la prière, tout le monde se retira, hors mon père et mes oncles, qui s’assirent sur le tapis qui régnoit par toute la mosquée. Je m’assis aussi avec eux ; et s’entretenant de plusieurs choses, la conversation tomba insensiblement sur les voyages. Ils vantèrent les beautés et les singularités de quelques royaumes et de leurs villes principales ; mais un de mes oncles dit, que si l’on en vouloit croire le rapport uniforme d’une infinité de voyageurs, il n’y avoit pas au monde un plus beau pays que l’Égypte, et un plus beau fleuve que le Nil ; et ce qu’il en raconta, m’en donna une si grande idée, que dès ce moment je conçus le désir d’y voyager. Ce que mes autres oncles purent dire pour donner la préférence à Bagdad et au Tigre, en appelant Bagdad le véritable séjour de la religion musulmane et la métropole de toutes les villes de la terre, ne fit pas la même impression sur moi. Mon père appuya le sentiment de celui de ses frères qui avoit parlé en faveur de l’Égypte, ce qui me causa beaucoup de joie. « Quoi qu’on en veuille dire, s’écria-t-il, qui n’a pas vu l’Égypte, n’a pas vu ce qu’il y a de plus singulier au monde. La terre y est toute d’or, c’est-à-dire, si fertile, qu’elle enrichit ses habitans. Toutes les femmes y charment, ou par leur beauté, ou par leurs manières agréables. Si vous me parlez du Nil, y a-t-il un fleuve plus admirable ? Quelle eau fut jamais plus légère et plus délicieuse ? Le limon même qu’il entraîne avec lui dans son débordement, n’engraisse-t-il pas les campagnes, qui produisent sans travail mille fois plus que les autres terres avec toute la peine que l’on prend à les cultiver ? Écoutez ce qu’un poète, obligé d’abandonner l’Égypte, disoit aux Égyptiens :

« Votre Nil vous comble tous les jours de biens ; c’est pour vous uniquement qu’il vient de si loin. Hélas, en m’éloignant de vous, mes larmes vont couler aussi abondamment que ses eaux ! Vous allez continuer de jouir de ses douceurs, tandis que je suis condamné à m’en priver malgré moi. »

« Si vous regardez, ajouta mon père, du côté de l’isle que forment les deux branches du Nil les plus grandes, quelle variété de verdure, quel émail de toutes sortes de fleurs, quelle quantité prodigieuse de villes, de bourgades, de canaux et de mille autres objets agréables ! Si vous tournez les yeux de l’autre côté en remontant vers l’Éthiopie, combien d’autres sujets d’admiration ! Je ne puis mieux comparer la verdure de tant de campagnes arrosées par les différens canaux du Nil, qu’à des émeraudes brillantes enchâssées dans de l’argent. N’est-ce pas la ville de l’univers la plus vaste, la plus peuplée et la plus riche, que le grand Caire ? Que d’édifices magnifiques, tant publics que particuliers ! Si vous allez jusqu’aux Pyramides, vous serez saisis d’étonnement ; vous demeurerez immobiles à l’aspect de ces masses de pierres d’une grosseur énorme qui s’élèvent jusqu’aux cieux ! Vous serez obligés d’avouer qu’il faut que les Pharaons qui ont employé à les construire tant de richesses et tant d’hommes, aient surpassé tous les monarques qui sont venus après eux, non-seulement en Égypte, mais sur la terre même, en magnificence et en invention, pour avoir laissé des monumens si dignes de leur mémoire. Ces monumens si anciens, que les savans ne sauroient convenir entr’eux du temps qu’on les a élevés, subsistent encore aujourd’hui et dureront autant que les siècles. Je passe sous silence les villes maritimes du royaume d’Égypte, comme Damiette, Rosette, Alexandrie, où je ne sais combien de nations vont chercher mille sortes de grains et de toiles, et mille autres choses pour la commodité et les délices des hommes. Je vous en parle avec connoissance : j’y ai passé quelques années de ma jeunesse, que je compterai tant que je vivrai pour les plus agréables de toute ma vie. »

Scheherazade parloit ainsi lorsque la lumière du jour qui commençait à naître, vint frapper ses yeux : elle demeura aussitôt dans le silence ; mais sur la fin de la nuit suivante, elle reprit le fil de son discours de cette sorte :



CLIIe NUIT.

» Mes oncles n’eurent rien à répliquer à mon père, poursuivit le jeune homme de Moussoul, et demeurèrent d’accord de tout ce qu’il venoit de dire du Nil, du Caire et de tout le royaume d’Égypte. Pour moi, j’en eus l’imagination si remplie, que je n’en dormis pas de la nuit. Peu de temps après, mes oncles firent bien connoître eux-mêmes combien ils avoient été frappés du discours de mon père. Ils lui proposèrent de faire tous ensemble le voyage d’Égypte : il accepta la proposition ; et comme ils étoient de riches marchands, ils résolurent de porter avec eux des marchandises qu’ils y pussent débiter. J’appris qu’ils faisoient les préparatifs de leur départ : j’allai trouver mon père ; je le suppliai, les larmes aux yeux, de me permettre de l’accompagner et de m’accorder un fonds de marchandises pour en faire le débit moi-même. « Vous êtes encore trop jeune, me dit-il, pour entreprendre le voyage d’Égypte : la fatigue en est trop grande ; et de plus, je suis persuadé que vous vous y perdriez. » Ces paroles ne m’ôtèrent pas l’envie de voyager ; j’employai le crédit de mes oncles auprès de mon père : ils obtinrent enfin que j’irois seulement jusqu’à Damas, où ils me laisseroient pendant qu’ils continueroient leur voyage jusqu’en Égypte. « La ville de Damas, dit mon père, a aussi ses beautés, et il faut qu’il se contente de la permission que je lui donne d’aller jusque-là. » Quelque désir que j’eusse de voir l’Égypte, après ce que je lui en avois ouï dire, il étoit mon père, je me soumis à sa volonté.

» Je partis donc de Moussoul avec mes oncles et lui. Nous traversâmes la Mésopotamie ; nous passâmes l’Euphrate ; nous arrivâmes à Alep, où nous séjournâmes peu de jours ; et de là nous nous rendîmes à Damas, dont l’abord me surprit très-agréablement. Nous logeâmes tous dans un même khan. Je vis une ville grande, peuplée, remplie de beau monde et très-bien fortifiée. Nous employâmes quelques jours à nous promener dans tous ces jardins délicieux qui sont aux environs, comme nous le pouvons voir d’ici ; et nous convînmes que l’on avoit raison de dire, que Damas étoit au milieu d’un paradis. Mes oncles enfin songèrent à continuer leur route ; ils prirent soin auparavant de vendre mes marchandises ; ce qu’ils firent si avantageusement pour moi, que j’y gagnai cinq cent pour cent, Cette vente produisit une somme considérable, dont je fus ravi de me voir possesseur.

» Mon père et mes oncles me laissèrent donc à Damas, et poursuivirent leur voyage. Après leur départ, j’eus une grande attention à ne pas dépenser mon argent inutilement. Je louai néanmoins une maison magnifique : elle étoit toute de marbre, ornée de peintures à feuillages d’or et d’azur ; elle avoit un jardin où l’on voyoit de très-beaux jets d’eau. Je la meublai, non pas à la vérité aussi richement que la magnificence du lieu le demandoit, mais du moins assez proprement pour un jeune homme de ma condition. Elle avoit autrefois appartenu à un des pricipaux seigneurs de la ville, nommé Modoun Abdalraham, et elle appartenoit alors à un riche marchand joaillier, à qui je n’en payois que deux scherifs[1] par mois. J’avois un assez grand nombre de domestiques ; je vivois honorablement, je donnois quelquefois à manger aux gens avec qui j’avois fait connoissance, et quelquefois j’allois manger chez eux : c’est ainsi que je passois le temps à Damas en attendant le retour de mon père. Aucune passion ne troubloit mon repos ; et le commerce des honnêtes gens faisoit mon unique occupation.

» Un jour que j’étois assis à la porte de ma maison, et que je prenois le frais, une dame fort proprement habillée, et qui paroissoit fort bien faite, vint à moi, et me demanda si je ne vendois pas des étoffes ? En disant cela, elle entra dans le logis…

En cet endroit, Scheherazade voyant qu’il étoit jour, se tut ; et la nuit suivante, elle reprit la parole dans ces termes :

CLIIIe NUIT.

» Quand je vis, dit le jeune homme de Moussoul, que la dame étoit entrée dans ma maison, je me levai, je fermai la porte, et je la fis entrer dans une salle où je la priai de s’asseoir. « Madame, lui dis-je, j’ai eu des étoffes qui étoient dignes de vous être montrées ; mais je n’en ai plus présentement, et j’en suis très-fâché. » Elle ôta le voile qui lui couvroit le visage, et fit briller à mes yeux une beauté dont la vue me fit sentir des mouvemens que je n’avois point encore sentis. « Je n’ai pas besoin d’étoffes, me répondit-elle, je viens seulement pour vous voir et passer la soirée avec vous, si vous l’avez pour agréable : je ne vous demande qu’une légère collation. »

» Ravi d’une si bonne fortune, je donnai ordre à mes gens de nous apporter plusieurs sortes de fruits et des bouteilles de vin. Nous fûmes servis promptement, nous mangeâmes, nous bûmes, nous nous réjouîmes jusqu’à minuit ; enfin, je n’avois point encore passé de nuit si agréablement que je passai celle-là. Le lendemain matin, je voulus mettre dix scherifs dans la main de la dame ; mais elle la retira brusquement. « Je ne suis pas venue vous voir dans un esprit d’intérêt, et vous me faites une injure. Bien loin de recevoir de l’argent de vous, je veux que vous en receviez de moi, autrement je ne vous reverrai plus. » En même temps elle tira dix scherifs de sa bourse, et me força de les prendre. « Attendez-moi dans trois jours, me dit-elle, après le coucher du soleil. » À ces mots, elle prit congé de moi ; et je sentis qu’en partant, elle emportoit mon cœur avec elle.

» Au bout de trois jours, elle ne manqua pas de venir à l’heure marquée, et je ne manquai pas de la recevoir avec toute la joie d’un homme qui l’attendoit impatiemment. Nous passâmes la soirée et la nuit comme la première fois ; et le lendemain en me quittant, elle promit de me revenir voir encore dans trois jours ; mais elle ne voulut point partir que je n’eusse reçu dix nouveaux scherifs.

« Étant revenue pour la troisième fois, et lorsque le vin nous eut échauffés tous deux, elle me dit : « Mon cher cœur, que pensez-vous de moi, ne suis-je pas belle et amusante ? » « Madame, lui répondis-je, cette question, ce me semble, est assez inutile : toutes les marques d’amour que je vous donne, doivent vous persuader que je vous aime. Je suis charmé de vous voir et de vous posséder ! Vous êtes ma reine, ma sultane ! Vous faites tout le bonheur de ma vie ! » « Ah, je suis assurée, me dit-elle, que vous cesseriez de tenir ce langage, si vous aviez vu une dame de mes amies qui est plus jeune et plus belle que moi ! Elle a l’humeur si enjouée, qu’elle feroit rire les gens les plus mélancoliques. Il faut que je vous l’amène ici. Je lui ai parlé de vous ; et sur ce que je lui en ai dit, elle meurt d’envie de vous voir. Elle m’a priée de lui procurer ce plaisir ; mais je n’ai pas osé la satisfaire sans vous en avoir parlé auparavant. » « Madame, repris-je, vous ferez ce qu’il vous plaira ; mais quelque chose que vous me puissiez dire de votre amie, je défie tous ses attraits de vous ravir mon cœur, qui est si fortement attaché à vous, que rien n’est capable de l’en détacher. » « Prenez-j bien garde, répliqua-t-elle ; je vous avertis que je vais mettre votre amour à une étrange épreuve. »

» Nous en demeurâmes là, et le lendemain en me quittant, au lieu de dix scherifs, elle m’en donna quinze que je fus obligé d’accepter. « Souvenez-vous, me dit-elle, que vous aurez dans deux jours une nouvelle hôtesse, songez à la bien recevoir ; nous viendrons à l’heure accoutumée, après le coucher du soleil. » Je fis orner la salle, et préparer une belle collation pour le jour qu’elles devoient venir…

Scheherazade s’interrompit en cet endroit, parce qu’elle remarqua qu’il étoit jour. La nuit suivante elle reprit la parole dans ces termes :

CLIVe NUIT.

Sire, le jeune homme de Moussoul continuant de raconter son histoire au médecin juif :

» J’attendis, dit-il, les deux dames avec impatience, et elles arrivèrent enfin à l’entrée de la nuit. Elles se dévoilèrent l’une et l’autre ; et si j’avois été surpris de la beauté de la première, j’eus sujet de l’être bien davantage lorsque je vis son amie. Elle avoit des traits réguliers, un visage parfait, un teint vif, et des yeux si brillans, que j’en pouvois à peine soutenir l’éclat. Je la remerciai de l’honneur qu’elle me faisoit, et la suppliai de m’excuser si je ne la recevois pas comme elle le méritoit. « Laissons-là les complimens, me dit-elle, ce seroit à moi à vous en faire sur ce que vous avez permis que mon amie m’amenât ici ; mais puisque vous voulez bien me souffrir, quittons les cérémonies, et ne songeons qu’à nous réjouir. »

» Comme j’avois donné ordre qu’on nous servît la collation d’abord que les dames seroient arrivées, nous nous mîmes bientôt à table. J’étois vis-à-vis de la nouvelle venue, qui ne cessoit de me regarder en souriant. Je ne pus résister à ses regards vainqueurs, et elle se rendit maîtresse de mon cœur sans que je pusse m’en défendre. Mais elle prit aussi de l’amour en m’en inspirant ; et loin de se contraindre, elle me dit des choses assez vives.

» L’autre dame, qui nous observoit, n’en fit d’abord que rire. « Je vous l’avois bien dit, s’écria-t-elle en m’adressant la parole, que vous trouveriez mon amie charmante, et je m’aperçois que vous avez déjà violé le serment que vous m’avez fait de m’être fidèle. » « Madame, lui répondis-je en riant aussi comme elle, vous auriez sujet de vous plaindre de moi si je manquois de civilité pour une dame que vous m’avez amenée et que vous chérissez ; vous pourriez me reprocher l’une et l’autre que je ne saurois pas faire les honneurs de ma maison. »

» Nous continuâmes de boire ; mais à mesure que le vin nous échauffoit, la nouvelle dame et moi nous nous agacions avec si peu de retenue, que son amie en conçut une jalousie violente dont elle nous donna bientôt une marque bien funeste. Elle se leva, et sortit en nous disant qu’elle alloit revenir ; mais peu de momens après, la dame qui étoit restée avec moi, changea de visage ; il lui prit de grandes convulsions ; et enfin elle rendit l’ame entre mes bras, tandis que j’appelois du monde pour m’aider à la secourir. Je sortis aussitôt, je demandois l’autre dame ; mes gens me dirent qu’elle avoit ouvert la porte de la rue, et qu’elle s’en étoit allée. Je soupçonnai alors, et rien n’étoit plus véritable, que c’étoit elle qui avoit causé la mort de son amie. Effectivement, elle avoit eu l’adresse et la malice de mettre d’un poison très-violent dans la dernière tasse qu’elle lui avoit présentée elle-même.

» Je fus vivement affligé de cet accident. « Que ferai-je, dis-je alors en moi-même ? Que vais-je devenir ? » Comme je crus qu’il n’y avoit pas de temps à perdre, je fis lever par mes gens, à la clarté de la lune et sans bruit, une des grandes pièces de marbre dont la cour de ma maison étoit pavée, et fis creuser en diligence une fosse où ils enterrèrent le corps de la jeune dame. Après qu’on eut remis la pièce de marbre, je pris un habit de voyage avec tout ce que j’avois d’argent, et je fermai tout, jusqu’à la porte de ma maison, que je scellai et cachetai de mon sceau. J’allai trouver le marchand joaillier qui en étoit le propriétaire ; je lui payai ce que je lui devois de loyer, avec une année d’avance ; et lui donnant la clef, je le priai de me la garder : « Une affaire pressante, lui dis-je, m’oblige à m’absenter pour quelque temps ; il faut que j’aille trouver mes oncles au Caire. » Enfin je pris congé de lui ; et dans le moment, je montai à cheval, et partis avec mes gens qui m’attendoient…

Le jour qui commençoit à paroître, imposa silence à Scheherazade en cet endroit. La nuit suivante, elle reprit son discours de cette sorte :

CLVe NUIT.

» Mon voyage fut heureux, poursuivit le jeune homme de Moussoul ; j’arrivai au Caire sans avoir fait aucune mauvaise rencontre. J’y trouvai mes oncles, qui furent fort étonnés de me voir. Je leur dis pour excuse, que je m’étois ennuyé de les attendre, et que ne recevant d’eux aucunes nouvelles, mon inquiétude m’avoit fait entreprendre ce voyage. Ils me reçurent fort bien, et promirent de faire en sorte que mon père ne me sût pas mauvais gré d’avoir quitté Damas sans sa permission. Je logeai avec eux dans le même khan, et vis tout ce qu’il y avoit de beau à voir au Caire.

« Comme ils avoient achevé de vendre leurs marchandises, ils parloient de s’en retourner à Moussoul, et ils commençoient déjà à faire les préparatifs de leur départ ; mais n’ayant pas vu tout ce que j’avois envie de voir en Égypte, je quittai mes oncles, et allai me loger dans un quartier fort éloigné de leur khan, et je ne parus point qu’ils ne fussent parti. Ils me cherchèrent long-temps par toute la ville ; mais ne me trouvant point, ils jugèrent que le remords d’être venu en Égypte contre la volonté de mon père, m’avoit obligé de retourner à Damas sans leur en rien dire, et ils partirent dans l’espérance de m’y rencontrer, et de me prendre en passant.

» Je restai donc au Caire après leur départ, et j’y demeurai trois ans pour satisfaire pleinement la curiosité que j’avois de voir toutes les merveilles de l’Égypte. Pendant ce temps-là, j’eus soin d’envoyer de l’argent au marchand joaillier, en lui mandant de me conserver sa maison ; car j’avois dessein de retourner à Damas, et de m’y arrêter encore quelques années. Il ne m’arriva point d’aventure au Caire qui mérite de vous être racontée ; mais vous allez, sans doute, être fort surpris de celle que j’éprouvai quand je fus de retour à Damas.

» En arrivant en cette ville, j’allai descendre chez le marchand joaillier, qui me reçut avec joie, et qui voulut m’accompagner lui-même jusque dans ma maison, pour me faire voir que personne n’y étoit entré pendant mon absence. En effet, le sceau étoit encore en son entier sur la serrure. J’entrai, et trouvai toutes choses dans le même état où je les avois laissées.

» En nettoyant et en balayant la salle où j’avois mangé avec les dames, un de mes gens trouva un collier d’or en forme de chaîne, où il y avoit d’espace en espace dix perles très-grosses et très-parfaites ; il me l’apporta, et je le reconnus pour celui que j’avois vu au col de la jeune dame qui avoit été empoisonnée. Je compris qu’il s’étoit détaché, et qu’il étoit tombé sans que je m’en fusse aperçu. Je ne pus le regarder sans verser des larmes, en me souvenant d’une personne si aimable, et que j’avois vue mourir d’une manière si funeste. Je l’enveloppai et le mis précieusement dans mon sein.

» Je passai quelques jours à me remettre de la fatigue de mon voyage ; après quoi, je commençai à voir les gens avec qui j’avois fait autrefois connoissance. Je m’abandonnai à toutes sortes de plaisirs, et insensiblement je dépensai tout mon argent. Dans cette situation, au lieu de vendre mes meubles, je résolus de me défaire du collier ; mais je me connoissois si peu en perles, que je m’y pris fort mal, comme vous l’allez entendre.

» Je me rendis au bezestein, où tirant à part un crieur, et lui montrant le collier, je lui dis que je le voulois vendre, et que je le priois de le faire voir aux principaux joailliers. Le crieur fut surpris de voir ce bijou. « Ah, la belle chose, s’écria-t-il, après l’avoir regardé long-temps avec admiration ! Jamais nos marchands n’ont rien vu de si riche ! Je vais leur faire un grand plaisir ; et vous ne devez pas douter qu’ils ne le mettent à un haut prix à l’envi l’un de l’autre. » Il me mena à une boutique, et il se trouva que c’étoit celle du propriétaire de ma maison. « Attendez-moi ici, me dit le crieur, je reviendrai bientôt vous apporter la réponse. »

« Tandis qu’avec beaucoup de secret il alla de marchand en marchand montrer le collier, je m’assis près du joaillier, qui fut bien aise de me voir, et nous commençâmes à nous entretenir de choses indifférentes. Le crieur revint ; et me prenant en particulier, au lieu de me dire qu’on estimoit le collier pour le moins deux mille scherifs, il m’assura qu’on n’en vouloit donner que cinquante. « C’est qu’on m’a dit, ajouta-t-il, que les perles étoient fausses : voyez si vous voulez le donner à ce prix-là. » Comme je le crus sur sa parole, et que j’avois besoin d’argent. « Allez, lui dis-je, je m’en rapporte à ce que vous me dites, et à ceux qui s’y connoissent mieux que moi : livrez-le, et m’en apportez l’argent tout-à-l’heure. »

» Le crieur m’étoit venu offrir cinquante scherifs de la part du plus riche joaillier du bezestein, qui n’avoit fait cette offre que pour me sonder et savoir si je connoissois bien la valeur de ce que je mettois en vente. Ainsi, il n’eut pas plutôt appris ma réponse, qu’il mena le crieur avec lui chez le lieutenant de police, à qui montrant le collier : « Seigneur, dit-il, voilà un collier qu’on m’a volé ; et le voleur, déguisé en marchand, a eu la hardiesse de venir l’exposer en vente, et il est actuellement dans le bezestein. Il se contente, poursuivit-il, de cinquante scherifs pour un joyau qui en vaut deux mille : rien ne sauroit mieux prouver que c’est un voleur. »

» Le lieutenant de police m’envoya arrêter sur-le-champ ; et lorsque je fus devant lui, il me demanda si le collier qu’il tenoit à la main n’étoit pas celui que je venois de mettre en vente au bezestein ? Je lui répondis qu’oui. « Et est-il vrai, reprit-il, que vous le voulez livrer pour cinquante scherifs ? » J’en demeurai d’accord. « Hé bien, dit-il alors d’un ton moqueur, qu’on lui donne la bastonnade : il nous dira bientôt avec son bel habit de marchand, qu’il n’est qu’un franc voleur ; qu’on le batte jusqu’à ce qu’il l’avoue. » La violence des coups de bâton me fit faire un mensonge : je confessai, contre la vérité, que j’avois volé le collier ; et aussitôt le lieutenant de police me fit couper la main.

» Cela causa un grand bruit dans le bezestein, et je fus à peine de retour chez moi, que je vis arriver le propriétaire de la maison. « Mon fils, me dit-il, vous paroissez un jeune homme si sage et si bien élevé, comment est-il possible que vous ayez commis une action aussi indigne que celle dont je viens d’entendre parler ? Vous m’avez instruit vous-même de votre bien, et je ne doute pas qu’il ne soit tel que vous me l’avez dit. Que ne m’avez-vous demandé de l’argent ? Je vous en aurois prêté ; mais après ce qui vient d’arriver, je ne puis souffrir que vous logiez plus long-temps dans ma maison : prenez votre parti ; allez chercher un autre logement. » Je fus extrêmement mortifié de ces paroles ; je priai le joaillier, les larmes aux yeux, de me permettre de rester encore trois jours dans sa maison ; ce qu’il m’accorda.

« Hélas, m’écriai-je, quel malheur et quel affront ! Oserai-je retourner à Moussoul ? Tout ce que je pourrai dire à mon père, sera-t-il capable de lui persuader que je suis innocent ? »

Scheherazade s’arrêta en cet endroit, parce qu’elle vit paroître le jour. Le lendemain, elle continua cette histoire dans ces termes :

CLVIe NUIT.

» Trois jours après que ce malheur me fut arrivé, dit le jeune homme de Moussoul, je vis avec étonnement entrer chez moi une troupe de gens du lieutenant de police avec le propriétaire de ma maison, et le marchand qui m’avoit accusé faussement de lui avoir volé le collier de perles. Je leur demandai ce qui les amenoit ; mais au lieu de me répondre, ils me lièrent et me garrottèrent en m’accablant d’injures, en me disant que le collier appartenoit au gouverneur de Damas, qui l’avoit perdu depuis plus de trois ans, et qu’en même temps une de ses filles avoit disparu. Jugez de l’état où je me trouvai en apprenant cette nouvelle ! Je pris néanmoins ma résolution. « Je dirai la vérité au gouverneur, disois-je en moi-même, ce sera à lui de me pardonner ou de me faire mourir. »

» Lorsqu’on m’eut conduit devant lui, je remarquai qu’il me regarda d’un œil de compassion, et j’en tirai un bon augure. Il me fit délier ; et puis s’adressant au marchand joaillier, mon accusateur, et au propriétaire de ma maison : « Est-ce là, leur dit-il, l’homme qui a exposé en vente le collier de perles ? « Ils ne lui eurent pas plutôt répondu qu’oui, qu’il dit : « Je suis assuré qu’il n’a pas volé le collier, et je suis fort étonné qu’on lui ait fait une si grande injustice. » Rassuré par ces paroles : « Seigneur, m’écriai-je, je vous jure que je suis en effet très-innocent. Je suis persuadé même que le collier n’a jamais appartenu à mon accusateur, que je n’ai jamais vu, et dont l’horrible perfidie est cause qu’on m’a traité si indignement. Il est vrai que j’ai confessé que j’avois fait le vol ; mais j’ai fait cet aveu contre ma conscience, pressé par les tourmens, et pour une raison que je suis prêt à vous dire, si vous avez la bonté de vouloir m’écouter. » « J’en sais déjà assez, répliqua le gouverneur, pour vous rendre tout-à-l’heure une partie de la justice qui vous est due. Qu’on ôte d’ici, continua-t-il, le faux accusateur, et qu’il souffre le même supplice qu’il a fait souffrir à ce jeune homme, dont l’innocence m’est connue. »

» On exécuta sur-le-champ l’ordre du gouverneur. Le marchand joaillier fut emmené et puni comme il le méritoit. Après cela, le gouverneur ayant fait sortir tout le monde, me dit : « Mon fils, racontez-moi sans crainte de quelle manière ce collier est tombé entre vos mains, et ne me déguisez rien. » Alors je lui découvris tout ce qui s’étoit passé, et lui avouai que j’avois mieux aimé passer pour un voleur, que de révéler cette tragique aventure. « Grand Dieu, s’écria le gouverneur dès que j’eus achevé de parler, vos jugemens sont incompréhensibles, et nous devons nous y soumettre sans murmurer ! Je reçois avec une soumission entière le coup dont il vous a plu de me frapper. » Ensuite m’adressant la parole : « Mon fils, me dit-il, après avoir écouté la cause de votre disgrâce, dont je suis très-affligé, je veux vous faire aussi le récit de la mienne. Apprenez que je suis père de ces deux dames dont vous venez de m’entretenir… »

En achevant ces derniers mots, Scheherazade vit paroître le jour ; elle interrompit sa narration, et sur la fin de la nuit suivante, elle continua de cette manière :

CLVIIe NUIT.

Sire, dit-elle, voici le discours que le gouverneur de Damas tint au jeune homme de Moussoul : « Mon fils, dit-il, sachez donc que la première dame qui a eu l’effronterie de vous aller chercher jusque chez vous, étoit l’aînée de toutes mes filles. Je l’avois mariée au Caire à un de ses cousins, au fils de mon frère. Son mari mourut ; elle revint chez moi corrompue par mille méchancetés qu’elle avoit apprises en Égypte. Avant son arrivée, sa cadette, qui est morte d’une manière si déplorable entre vos bras, étoit fort sage, et ne m’avoit jamais donné aucun sujet de me plaindre de ses mœurs. Son aînée fit avec elle une liaison étroite, et la rendit insensiblement aussi méchante qu’elle. Le jour qui suivit la mort de sa cadette, comme je ne la vis pas en me mettant à table, j’en demandai des nouvelles à son aînée qui étoit revenue au logis ; mais au lieu de me répondre, elle se mit à pleurer si amèrement, que j’en conçus un présage funeste. Je la pressai de m’instruire de ce que je voulois savoir. « Mon père, me répondit-elle en sanglotant, je ne puis vous dire autre chose, sinon que ma sœur prit hier son plus bel habit, son beau collier de perles, sortit, et n’a point paru depuis. » Je fis chercher ma fille par toute la ville, mais je ne pus rien apprendre de son malheureux destin. Cependant l’aînée qui se repentoit sans doute de sa fureur jalouse, ne cessa de s’affliger et de pleurer la mort de sa sœur : elle se priva même de toute nourriture, et mit fin par-là à ses déplorables jours. Voilà, continua le gouverneur, quelle est la condition des hommes ; tels sont les malheurs auxquels ils sont exposés ! Mais, mon fils, ajouta-t-il, comme nous sommes tous deux également infortunés, unissons nos déplaisirs, ne nous abandonnons point l’un l’autre. Je vous donne en mariage une troisième fille que j’ai : elle est plus jeune que ses sœurs, et ne leur ressemble nullement par sa conduite. Elle a même plus de beauté qu’elles n’en ont eue ; et je puis vous assurer qu’elle est d’une humeur propre à vous rendre heureux. Vous n’aurez pas d’autre maison que la mienne, et après ma mort, vous serez vous et elle mes seuls héritiers. »

« Seigneur, lui dis-je, je suis confus de toutes vos bontés, et je ne pourrai jamais vous en marquer assez de reconnoissance. » « Brisons là, interrompit-il, ne consumons pas le temps en vains discours. » En disant cela, il fit appeler des témoins ; ensuite j’épousai sa fille sans cérémonie.

» Il ne se contenta pas d’avoir fait punir le marchand joaillier qui m’avoit faussement accusé, il fit confisquer à mon profit tous ses biens, qui sont très-considérables. Enfin, depuis que vous venez chez le gouverneur, vous avez pu voir en quelle considération je suis auprès de lui. Je vous dirai de plus qu’un homme envoyé par mes oncles en Égypte exprès pour m’y chercher, ayant en passant découvert que j’étois en cette ville, me rendit hier une lettre de leur part. Ils me mandent la mort de mon père, et m’invitent à aller recueillir sa succession à Moussoul ; mais comme l’alliance et l’amitié du gouverneur m’attachent à lui, et ne me permettent pas de m’en éloigner, j’ai renvoyé l’exprès avec une procuration pour me faire tenir tout ce qui m’appartient. Après ce que vous venez d’entendre, j’espère que vous me pardonnerez l’incivilité que je vous ai faite durant le cours de ma maladie, en vous présentant la main gauche au lieu de la droite. »

» Voilà, dit le médecin juif au sultan de Casgar, ce que me raconta le jeune homme de Moussoul. Je demeurai à Damas tant que le gouverneur vécut ; après sa mort, comme j’étois à la fleur de mon âge, j’eus la curiosité de voyager. Je parcourus toute la Perse, et allai dans les Indes ; et enfin je suis venu m’établir dans votre capitale, où j’exerce avec honneur la profession de médecin. »

Le sultan de Casgar trouva cette dernière histoire assez agréable. « J’avoue, dit-il au Juif, que ce que tu viens de raconter est extraordinaire ; mais franchement, l’histoire du bossu l’est encore davantage et bien plus réjouissante ; ainsi, n’espère pas que je te donne la vie non plus qu’aux autres ; je vais vous faire pendre tous quatre. » « Attendez de grâce, Sire, s’écria le tailleur en s’avançant et se prosternant aux pieds du sultan : puisque votre Majesté aime les histoires plaisantes, celle que j’ai à lui conter, ne lui déplaira pas. » « Je veux bien t’écouter aussi, lui dit le sultan ; mais ne te flatte pas que je te laisse vivre, à moins que tu ne me dises quelqu’aventure plus divertissante que celle du bossu. » Alors le tailleur, comme s’il eût été sûr de son fait, prit la parole avec confiance, et commença son récit dans ces termes :


Notes
  1. Un scherif est la même chose qu’un sequin. Ce mot est dans nos anciens auteurs.