Les Mille et Un Jours, 1919/Histoire Séyf

LXXI

HISTOIRE DU PRINCE SÉYF-EL-MULOUK.

« J’ai déjà eu l’honneur de dire à Votre Majesté que je suis le fils du feu sultan d’Égypte, Asem Ben Sefoüan, et frère du prince qui lui a succédé. Étant dans ma seizième année, je trouvai un jour, par hasard, la porte du trésor de mon père ouverte : j’y entrai, et je commençai à regarder avec beaucoup d’attention les choses qui me parurent les plus rares. Je m’arrêtai particulièrement à considérer un petit coffre de bois de sandal rouge, parsemé de perles, de diamants, d’éméraudes et de topazes. Il s’ouvrait avec une petite clef d’or qui était dans la serrure ; je l’ouvris et j’aperçus dedans une bague d’une merveilleuse beauté, avec une boîte d’or qui renfermait un portrait de femme.

Les traits en étaient si réguliers, les yeux si beaux, l’air si charmant, que je jugeai d’abord que c’était une peinture faite à plaisir. Les ouvrages de la nature ne sont pas si parfaits, disais-je. Que celui-là fait d’honneur au pinceau qui l’a produit ! J’admirais l’imagination du peintre qui avait été capable de se former une si belle idée.

Mes yeux ne pouvaient se détacher de cette peinture, et, ce qu’il y a de plus surprenant, c’est qu’elle m’inspira de l’amour. Je pensai que c’était peut-être le portrait de quelque princesse vivante, et je me le persuadais à mesure que je devenais plus amoureux. Je fermai la boîte et la mis dans ma poche avec la bague, qu’il me prit aussi envie de dérober, ensuite je sortis du trésor.

J’avais un confident qui s’appelait Saed ; il était le fils d’un grand seigneur du Caire ; je l’aimais et il avait quelques années de plus que moi. Je lui contai mon aventure ; il me demanda le portrait, et je le lui donnai. Il l’ôta de la boîte pour voir s’il n’y avait pas au dos quelque écriture qui pût nous instruire de ce que je souhaitais passionnément de savoir, c’est-à-dire, du nom de la personne qui était peinte. Nous aperçûmes autour de la boîte, en dedans, ces paroles en caractères arabes : Bedy-Aljemal, fille du roi Achahbal.

Cette découverte me charma ; je fus ravi d’apprendre que je n’aimais pas un être imaginaire : je chargeai mon confident de s’informer où régnait le roi Achahbal. Saed le demanda aux plus habiles gens du Caire, mais personne ne put le lui dire ; de sorte que je résolus de voyager, de parcourir, s’il le fallait, tout le monde, et de ne point revenir en Égypte que je n’eusse vu Bedy-Aljemal. Je priai le sultan mon père de me permettre d’aller à Bagdad voir la cour du calife, et les merveilles de cette ville dont j’avais ouï parler si avantageusement. Il m’accorda cette permission. Comme je voulais voyager incognito, je ne sortis point du Caire avec un pompeux appareil ; ma suite était seulement composée de Saed et de quelques esclaves dont le zèle m’était connu.

Je me mis bientôt au doigt la belle bague que j’avais prise dans le trésor de mon père, et je ne fis pendant tout le chemin, que m’entretenir avec mon confident de la princesse Bedy-Aljemal, dont j’avais sans cesse le portrait entre les mains. Quand je fus arrivé à Bagdad, et que j’eus vu tout ce qu’il y a de curieux, je demandai à des savants s’ils ne pourraient pas me dire dans quel endroit du monde étaient situés les États du roi Schahbal ? Ils me répondirent que non ; mais que s’il m’importait fort de le savoir, je n’avais qu’à prendre la peine d’aller à Basra trouver un vieillard âgé de cent soixante-dix ans, nommé Padmanaba, que ce personnage n’ignorait rien, et que sans doute il satisferait ma curiosité.

Je pars aussitôt de Bagdad, je vole à Basra, je m’informe du vieillard. On m’enseigne sa demeure, je vais chez lui : je vois un homme vénérable qui conservait beaucoup de vigueur, bien que près de deux siècles eussent flétri son front. « Mon fils, me dit-il d’un air riant, qu’y a-t-il pour votre service ? — Mon père, lui dis-je, je voudrais savoir où règne le roi Schahbal ; il m’est de la dernière importance de l’apprendre : quelques savants de Bagdad, que j’ai consultés, et qui n’ont pu me donner aucune lumière là-dessus, m’ont assuré que vous m’enseigneriez le nom et le chemin du royaume de Schahbal. — Mon fils, répliqua le vieillard, les savants qui vous ont adressé à moi me croient moins ignorant que je ne suis. Je ne sais point précisément où sont les États de Schahbal ; je me souviens seulement d’en avoir entendu parler à quelque voyageur. Ce roi règne si je ne me trompe, dans une île voisine de celle de Serendib ; mais ce n’est qu’une conjecture, et je suis peut-être dans l’erreur. »

Je remerciai Padmanaba de m’avoir du moins fixé un endroit où j’espérais pouvoir être éclairci de ce que je voulais savoir. Je formai la résolution d’aller à l’île de Serendib : je m’embarquai avec Saed et mes esclaves, sur le golfe de Basra, dans un vaisseau marchand qui allait à Surate. De Surate, nous nous rendîmes à Goa, où nous apprîmes en arrivant qu’un vaisseau devait mettre à la voile dans peu de jours, et prendre la route de l’île de Serendib. Nous partîmes de Goa avec un vent si favorable, que nous avançâmes beaucoup la première journée ; mais, dès la seconde, le vent changea, et il s’éleva vers le soir une tempête si violente que les matelots, voyant notre perte inévitable, abandonnèrent le vaisseau au gré du vent et de la mer. Tantôt les flots, s’ouvrant comme pour nous engloutir, présentaient d’affreux abîmes à nos yeux effrayés, et tantôt s’élevant, ils nous portaient avec eux jusqu’aux nues. Bientôt le vaisseau faisant eau de toutes parts, on dut jeter des embarcations à la mer. Je m’élançai dans un canot avec Saed. À peine nous étions-nous éloignés du vaisseau qu’il sombra avec un terrible craquement et nous perdîmes de vue tous nos compagnons.

Après avoir vogué toute une nuit à l’aventure, nous aperçûmes à la pointe du jour une petite île : nous y allâmes descendre. Plusieurs arbres chargés de forts beaux fruits qui pendaient jusqu’à terre, frappèrent d’abord notre vue ; ce qui nous réjouit d’autant plus que nous commencions à nous sentir beaucoup d’appétit : nous en cueillîmes, nous en mangeâmes, et nous les trouvâmes excellents. Lorsque nous eûmes pris un peu de rafraîchissement, nous attachâmes notre bateau à un piquet et nous nous avançâmes dans l’île. Je n’ai jamais vu de séjour plus agréable : il y croît du sandal et du bois d’aloès ; on y voit des sources d’eau douce et toutes sortes de fruits, aussi bien que les plus belles fleurs.

Ce qui nous surprenait davantage, c’est que cette île, quoique si commode et si agréable pour la vie, nous paraissait déserte. » D’où vient, dis-je à Saed, que cette île n’est point habitée ? nous ne sommes pas les premiers qui y soient venus ; d’autres avant nous en ont fait sans doute la découverte : pourquoi est-elle abandonnée ? — Mon prince, me répondit mon confident, puisque personne n’y demeure, c’est une marque certaine qu’on n’y saurait demeurer ; elle a quelque désagrément qui la rend inhabitable. » Hélas ! quand le malheureux Saed parlait ainsi, il ne croyait pas si bien dire la vérité.

Nous passâmes la journée à nous réjouir et à nous promener, et, quand la nuit fut venue, nous nous étendîmes sur l’herbe, qui était émaillée de mille fleurs qui se faisaient agréablement sentir. Nous nous endormîmes délicieusement ; mais, à mon réveil, je fus fort étonné de me voir seul. J’appelai Saed à plusieurs reprises ; comme il ne répondait point à ma voix, je me levai pour l’aller chercher, et après avoir parcouru une partie de l’île, je revins au même endroit où j’avais passé la nuit, m’imaginant qu’il y serait peut-être : je l’attendis vainement tout le jour entier et même la nuit suivante : alors, désespérant de le revoir, je fis retentir l’air de plaintes et de gémissements : « Ah ! mon cher Saed, m’écriai-je à tout moment, qu’es-tu devenu ? Pendant que je te possédais, tu m’aidais à porter le fardeau de ma mauvaise fortune ; tu soulageais mes peines en les partageant : par quel malheur, ou par quel enchantement m’as-tu été enlevé ? quel puissance barbare nous a séparés ? il m’aurait été plus doux de mourir avec toi que de vivre tout seul. »

Je ne pouvais me consoler de la perte de mon confident ; et ce qui troublait ma raison, c’est que je ne comprenais pas ce qui pouvait lui être arrivé : j’entrai dans un vif désespoir, et résolus de périr aussi dans cette île : « Je vais, disais-je, la parcourir tout entière ; j’y trouverai Saed ou la mort. Je marchai vers un bois que j’aperçus ; et quand j’y fus arrivé je découvris au milieu un château fort bien bâti et entouré de larges et profonds fossés pleins d’eau, dont le pont-levis était abaissé : j’entrai dans une grande cour pavée de marbre blanc, et m’avançai vers la porte d’un beau corps de logis ; elle était faite de bois d’aloès ; plusieurs figures d’oiseaux y étaient représentées en relief, et un gros cadenas d’acier, fabriqué en forme de lion, la tenait fermée. La clef tenait au cadenas ; je la pris pour la tourner : le cadenas se rompit comme une glace, et la porte s’ouvrit plutôt d’elle-même, que de l’effort que je fis pour l’ouvrir ; ce qui me causa une extrême surprise. Je trouvai un escalier de marbre noir ; je montai, et j’entrai d’abord dans une grande salle ornée d’une tapisserie de soie et d’or avec des sofas de brocart ; de là je passai dans une chambre où il y avait un riche ameublement ; mais ce n’est pas ce que je regardai avec le plus d’attention. Une jeune dame parfaitement belle, qui s’offrit à mes yeux, attira tous mes regards : elle était couchée sur un grand sofa, la tête appuyée sur un coussin, revêtue de riches habits, et il y avait auprès d’elle une petite table de marbre jaspé. Comme elle avait les yeux fermés, et que j’avais lieu de douter que ce fût une personne vivante, je m’approchai d’elle doucement, et je m’aperçus qu’elle respirait.

LXXII

Je demeurai quelques moments à la considérer, elle me parut charmante, et j’en serais devenu amoureux, si je n’eusse pas été aussi occupé que je l’étais de Bedy-Aljemal. J’avais un désir extrême de savoir pourquoi je trouvais dans une île déserte une jeune dame seule dans un château où je ne voyais personne. Je souhaitais passionnément qu’elle s’éveillât ; mais elle dormait d’un si profond sommeil que je n’osais troubler son repos. Je sortis du château dans la résolution d’y revenir quelques heures après.

Je me promenai dans l’île, et j’aperçus avec épouvante un grand nombre d’animaux gros comme des tigres, et faits à peu près comme des fourmis : je les aurais pris pour des bêtes féroces et cruelles s’ils n’eussent pas fui à mon aspect. Je vis encore d’autres animaux sauvages qui semblèrent me respecter, bien qu’ils eussent un air de férocité qui faisait peur. Après avoir mangé de quelques fruits dont la beauté charmait ma vue, et m’être promené assez longtemps, je retournai au château, où la dame était encore endormie : je ne pus résister davantage à l’envie que j’avais de lui parler : je fis du bruit dans la chambre, et j’affectai de tousser pour dissiper son sommeil. Comme elle ne se réveillait point encore, je m’approchai d’elle et lui touchai le bras d’une manière à pouvoir produire l’effet que je souhaitais. J’exerçai toutefois en vain le sentiment du tact ; cela ne me parut pas naturel : « Il y a ici de l’enchantement, dis-je alors en moi-même, quelque talisman tient cette dame endormie, et si cela est ainsi, il n’est pas possible de la retirer de cet assoupissement. Je désespérais d’en venir à bout, lorsque j’aperçus sur la table de marbre dont j’ai parlé quelques caractères gravés ; je jugeai que cette gravure pouvait être constellée ; je me mis en devoir d’ôter la table, mais à peine l’eus-je touchée que la dame fit un grand soupir et se réveilla.

Si j’avais été surpris de trouver dans ce château une si belle personne, elle ne fut pas moins étonnée de me voir. « Ah ! jeune homme, me dit-elle, comment avez-vous pu vous introduire ici ? Qu’avez-vous fait pour surmonter tous les obstacles qui devaient vous empêcher d’entrer dans ce château, et qui sont au-dessus de la puissance humaine ? Je ne saurais croire que vous soyez un homme. Vous êtes sans doute le prophète Élie ? — Non, madame, lui dis-je, je ne suis qu’un simple homme, et je puis vous assurer que je suis venu ici sans peine ; je n’ai trouvé aucune difficulté à vaincre. La porte de ce château s’est ouverte dès que j’ai touché la clef. Je suis monté dans cet appartement sans qu’aucun pouvoir s’y soit opposé. Je ne vous ai pas facilement réveillée ; c’est ce qui m’a coûté le plus.

— Je ne puis ajouter foi à ce que vous me dites, reprit la dame, je suis si persuadée qu’il est impossible aux hommes de faire ce que vous avez fait, que je ne crois point, quoi que vous puissiez dire, que vous ne soyez qu’un homme. — Madame, lui dis-je, je suis peut-être quelque chose de plus qu’un homme ordinaire. Un souverain est l’auteur de ma naissance, mais je ne suis qu’un homme enfin. J’ai bien plutôt sujet de penser que vous êtes d’une espèce supérieure à la mienne. — Non, repartit-elle, je suis comme vous de la race d’Adam. Mais apprenez-moi, poursuivit-elle, pourquoi vous avez quitté la cour de votre père, et comment vous êtes venu dans cette île. »

Alors je satisfis sa curiosité ; je lui avouai ingénument que j’étais devenu amoureux de Bedy-Aljemal, fille du roi Schahbal, en voyant son portrait, que je lui montrai. La dame prit le portrait, le regarda fort attentivement, et me dit : « J’ai ouï parler du roi Schahbal. Il règne dans une île voisine de Sérendib. Si sa fille est aussi belle que son portrait, elle mérite bien que vous l’aimiez avec tant d’ardeur ; mais il faut se défier des portraits qu’on fait des princesses ; on les peint d’ordinaire en beau. Achevez, ajouta-t-elle, votre histoire ; après cela je vous conterai la mienne. » Je lui fis un long détail de toutes mes aventures, et ensuite je la priai de m’apprendre les siennes. Elle en commença le récit dans ces termes :

« Je suis fille unique du roi de Sérendib[1]. Un jour que j’étais avec mes femmes dans un château que mon père a près de la ville de Sérendib, il me prit fantaisie de me baigner dans un bassin de marbre blanc qui était dans le jardin. Je me fis déshabiller, et j’entrai dans le bassin avec mon esclave favorite. À peine fûmes-nous dans l’eau qu’il s’éleva un assez grand vent. Un tourbillon de poussière parut en l’air au-dessus de nous, et du milieu de ce tourbillon sortit tout à coup un gros oiseau qui fondit sur moi, me prit entre ses serres, m’enleva et m’apporta dans ce château, où changeant aussitôt de figure, il se montra sous la forme d’un jeune génie. « Princesse, me dit-il, je suis un des plus considérables génies du monde. Comme je passais aujourd’hui par l’île de Sérendib, je vous ai vue au bain, vous m’avez charmé. Voilà une belle princesse, ai-je dit, ce serait dommage qu’elle fit le bonheur d’un enfant d’Adam, elle mérite bien l’attachement d’un génie ; il faut que je l’enlève et que je la transporte dans une île déserte. Ainsi, princesse, oubliez le roi votre père, et ne songez qu’à répondre à mon amour. Rien ne vous manquera dans ce château ; j’aurai soin de vous y fournir toutes les choses dont vous aurez besoin. »

LXXIII

Pendant que le génie me tenait ce discours, je ne fis que pleurer et me lamenter. « Infortunée Malika, me disais-je, est-ce là le sort qui t’était réservé ? Le roi mon père ne m’a-t-il donc élevé avec tant de soin, que pour avoir la douleur de me perdre si désagréablement ? Hélas ! il ne sait point ce que je suis devenue, et je crains que ma perte ne lui soit funeste. — Non, non, me dit le génie, votre père ne succombera point à son affliction ; et pour vous, ma princesse, j’espère que vous vous rendrez aux marques de tendresse que je prétends vous donner. — Ne vous flattez point, lui dis-je, de cette fausse espérance ; j’aurai toute ma vie une aversion pour mon ravisseur. — Vous changerez de sentiment, reprit-il, vous vous accoutumerez à ma vue et à mon entretien ; le temps produira cet effet. — Il ne fera point ce miracle, interrompis-je avec aigreur, il augmentera plutôt la haine que je me sens pour vous. »

Le génie, au lieu de paraître offensé de ces paroles, en sourit ; et, persuadé qu’effectivement je m’accoutumerais peu à peu à l’écouter, il n’épargna rien pour me plaire. Il alla, je ne sais où, chercher de magnifiques habits qu’il m’apporta ; il mit toute son attention à m’inspirer du goût pour lui ; mais s’apercevant que bien loin de faire quelque progrès dans mon cœur, il me devenait de jour en jour plus odieux, il perdit enfin patience, et résolut de se venger de mes mépris. Il versa sur moi les pavots d’un sommeil magique ; il m’étendit sur un sofa dans l’attitude où vous m’avez trouvée, et mit auprès de moi cette table de marbre, sur laquelle il y a des caractères talismaniques qu’il avait tracés pour me tenir dans un profond sommeil jusqu’à la fin des siècles. Il fit encore deux talismans ; l’un pour rendre ce château invisible, et l’autre pour empêcher qu’on n’en ouvrit la porte. Ensuite il me laissa dans cet appartement et s’éloigna de ce château. Il y revient de temps en temps ; il me réveille et me demande si je veux enfin devenir sensible à sa passion ; et comme je persiste toujours à le maltraiter, il me replonge dans l’assoupissement qu’il a inventé pour mon supplice.

Cependant, seigneur, poursuivit la fille du roi de Sérendib, vous m’avez réveillée, vous avez ouvert la porte de ce château qui n’a point été invisible pour vous ; n’ai-je pas raison de douter que vous soyez un homme ? Je vous dirai même qu’il est surprenant que vous soyez encore en vie ; car j’ai ouï dire au génie que les bêtes féroces mangent tous ceux qui veulent s’arrêter dans cette île, et que c’est pour cela qu’elle est déserte. »

Tandis que la princesse Malika parlait de cette sorte, nous entendîmes un grand bruit dans le château. Elle se tut pour mieux écouter, et bientôt des cris effroyables frappèrent mes oreilles. « Juste ciel ! dit alors la princesse, nous sommes perdus ; c’est le génie, je le reconnais à sa voix. Vous allez périr, rien ne peut vous sauver de sa fureur. Ah ! malheureux prince, quelle fatalité vous a conduit dans ce château. »

Je croyais donc ma mort certaine, et je ne pouvais, en effet, me promettre un traitement plus doux. Le génie entra d’un air furieux ; il avait à la main une masse d’acier, et il avait le corps d’une grandeur démesurée. Il frémit à ma vue ; mais au lieu de me décharger sur la tête un coup de masse, ou de prendie un ton menaçant, il s’approcha de moi en tremblant, il se jeta à mes pieds et me parla dans ces termes : « Ô prince, fils de roi, vous n’avez qu’à m’ordonner tout ce qu’il vous plaira, je suis disposé à vous obéir. » Ce discours me surprit : je ne pouvais comprendre pourquoi ce génie était si rampant devant moi et me parlait en esclave. Mais je cessai de m’étonner lorsque, continuant de m’adresser la parole, il me dit : « L’anneau que vous avez au doigt est le cachet de Salomon[2] ; quiconque le possède ne saurait périr par accident. Il peut traverser, sur un simple esquif, les mers les plus orageuses, sans craindre que les flots l’engloutissent. Les bêtes les plus féroces ne peuvent lui nuire, et il a un pouvoir souverain sur les génies. Les talismans, tous les charmes cèdent à ce merveilleux cachet. »

— C’est donc, dis-je au génie, par la vertu de cet anneau que je vis encore ? — Oui, seigneur, me répondit-il, c’est lui qui vous a sauvé des bêtes qui sont dans cette île. — Apprenez-moi, lui dis-je, si vous le savez, ce qu’est devenu le compagnon que j’avais en arrivant ? — Je sais le présent et le passé, repartit le génie, et je vous dirai que votre camarade a été mangé par les fourmis, qui le dévorèrent la nuit à vos côtés. Ces sortes de fourmis sont en grand nombre, et rendent cette île inhabitable. Elles n’empêchent pas pourtant que les peuples voisins, et surtout les habitants des Maldives, n’y viennent tous les ans couper du sandal ; mais ce n’est pas sans peine qu’ils en emportent, et voici de quelle manière ils s’y prennent : ils se rendent ici pendant l’été ; ils ont dans leurs vaisseaux des chevaux fort vite qu’ils débarquent, et sur lesquels ils montent ; ils courent à toutes brides partout où ils aperçoivent du sandal, et dès qu’ils voient venir à eux des fourmis, ils leur jettent de gros morceaux de viande dont ils se sont chargés pour cet effet.

Pendant que les fourmis sont occupées à manger ces morceaux de chair, les hommes marquent les arbres qu’ils veulent couper, après quoi ils s’en retournent. L’hiver ils reviennent et coupent les arbres sans craindre les fourmis, qui durant cette saison ne se montrent pas. »

Je ne pus apprendre l’étrange destinée de Saed, sans ressentir une nouvelle douleur. Ensuite je demandai au génie où était le royaume du roi Schahbal, et si la princesse Bedy-Aljemal sa fille vivait encore. « Seigneur, me répondit-il, il y a dans ces mers une île où règne un roi nommé Schahbal, mais il n’a point de fille. La princesse Bedy-Aljemal dont vous parlez était effectivement fille d’un roi appelé Schahbal, qui vivait du temps de Salomon. — Hé quoi ! repris-je, Bedy-Aljemal n’est donc plus au monde ? — Non, sans doute, reprit-il ; c’était une maîtresse de ce grand prophète »

LXXIV

Je fus bien mortifié d’apprendre que j’aimais un objet dont le sort était terminé depuis longtemps. « Oh ! insensé que je suis ! m’écriai-je, pourquoi n’ai-je pas demandé au sultan mon père de qui était le portrait que j’ai trouvé dans son trésor ? il m’aurait appris ce que je viens d’entendre. Que je me serais épargné de peines et de craintes mortelles ! J’aurais combattu mon amour dans sa naissance ; il n’aurait peut-être pas pris tant d’empire sur moi ; je ne serais point sorti du Caire, Saed vivrait encore : faut il que sa mort soit le fruit de mes sentiments chimériques ! Tout ce qui me console, belle princesse, continuai-je en me tournant vers Malika, c’est de pouvoir vous être utile ; grâce à mon anneau, je suis en état de vous rendre au roi votre père. »

En même temps, j’adressai la parole au génie : « Puisque je suis assez heureux, lui dis-je, pour être possesseur du cachet de Salomon ; puisque j’ai droit de commander aux génies, obéis-moi ; je t’ordonne de me transporter tout à l’heure, avec la princesse Malika, dans le royaume de Sérendib, aux portes de la ville capitale. — Je vais vous obéir, seigneur, me répondit le génie, quelque chagrin que me puisse causer la perte de la princesse. — Tu es bien heureux, repris-je, que je me contente d’exiger de toi que tu nous portes tous deux dans l’île de Sérendib ; tu mériterais, pour avoir enlevé Malika, que j’employasse pour le punir tout le pouvoir que me donne le cachet du prophète sur les génies rebelles. »

Le génie ne répliqua rien à ces paroles ; il se disposa sur-le-champ à faire ce que je lui avais ordonné : il nous prit entre ses bras, la princesse et moi, et nous transporta dans le moment aux portes de Sérendib. « Est-ce là, me dit alors le génie, tout ce que vous souhaitez que je fasse ? N’avez-vous rien de plus à m’ordonner ? » Je lui répondis que non, et aussitôt il disparut.

Nous allâmes loger au premier caravansérail en entrant dans la ville, et là, nous mîmes en délibération si nous écririons à la cour ou si j’irais moi-même trouver le roi pour l’avertir de l’arrivée de la princesse. Ce dernier sentiment prévalut, je me rendis au palais, qui me parut d’une structure assez singulière. Il était bâti sur seize cents colonnes de marbre, et l’on y montait par un escalier de trois cents marches d’une très belle pierre. Je passai au travers d’une garde qui était dans la première salle ; il vint à moi un officier, qui, jugeant à mon air que j’étais étranger, me demanda si j’avais quelque affaire à la cour, ou si la curiosité seule m’y amenait ? Je lui répondis que je souhaitais d’entretenir le roi d’une chose importante. L’officier me mena au grand vizir, qui me présenta au roi son maître.

« Jeune homme, me dit ce monarque, de quel pays êtes-vous, et que venez-vous faire à Sérendib ? — Sire, lui répôndis-je, l’Égypte m’a vu naître ; depuis longtemps déjà je suis éloigné de mon père, et j’éprouve toutes sortes de malheurs. » À peine eus-je achevé ces paroles, que le roi, qui était un bon vieillard, se mit à pleurer. « Hélas, me dit-il, je ne suis pas plus heureux que vous : j’ai perdu ma fille unique, d’une manière qui augmente encore la douleur que j’ai de ne la voir plus. — Seigneur, lui dis-je, je ne viens dans ce palais que pour vous apprendre les nouvelles de cette princesse. — Eh ! quelles nouvelles, s’écria-t-il, m’en pouvez-vous dire ? Vous venez donc m’annoncer sa mort ? Vous avez sans doute été témoin de sa fin déplorable ? — Non, non, lui repartis-je, elle vit et vous la verrez dès aujourd’hui. — Hé ! où l’avez-vous rencontrée, reprit le roi ; dans quel lieu était-elle cachée ?

Alors je lui racontai toutes mes aventures : je m’étendis particulièrement sur celle du château et du génie, qu’il écouta avec d’autant plus d’attention qu’il y prenait plus d’intérêt. D’abord que j’en eus achevé le récit, il m’embrassa. « Prince, me dit-il, car je lui avais découvert ma naissance en lui contant mon histoire, que ne vous dois-je point ? J’aime tendrement ma fille ; je n’espérais pas la revoir, vous me la faites retrouver, comment puis-je m’acquitter envers vous ? Allons ensemble, poursuivit-il, allons au caravansérail où vous l’avez laissée, je brûle d’impatience d’embrasser ma chère Malika. » En achevant ces paroles, il donna ordre à son vizir de faire prépaper une litière, ce qui fut promptement exécuté. Le roi me fit ensuite entrer avec lui dans la litière, et tous deux, suivis de quelques officiers à cheval, nous nous rendîmes au caravansérail, où Malika m’attendait impatiemment. Il n’y a point de termes qui puissent exprimer la joie mutuelle que le roi de Sérendib et la princesse sa fille ressentirent en se revoyant. Après leurs premiers transports, ce monarque voulut que Malika lui fit elle-même un détail de son enlèvement et de sa délivrance, ce qu’elle ne manqua pas de faire, de façon qu’il fut fort satisfait. Il eut lieu de penser qu’elle avait heureusement sauvé sa vertu de l’insolence du ravisseur et n’avait pas poussé trop loin la reconnaissance envers son libérateur. Aussi parut-il charmé de ma retenue et de ma générosité.

Nous retournâmes tous au palais, où le roi me donna un magnifique appartement. Il ordonna des prières publiques pour rendre grâces au ciel du retour de la princesse. Ensuite, les habitants le célébrèrent par une infinité de réjouissances. Il y eut un festin superbe à la cour ; toute la noblesse de l’île y fut invitée : on y fit une chère excellente, et l’on y prodigua l’areka[3].

LXXV

Le roi de Sérendib me faisait mille caresses ; il me menait à la chasse avec lui ; j’étais de toutes ses parties de plaisir. Insensiblement il prit tant d’amitié pour moi, qu’il me dit un jour : « Ô mon fils, il est temps de vous découvrir un dessein que j’ai formé. Vous m’avez rendu ma fille, vous avez consolé un père affligé, je veux m’acquitter envers vous. Soyez mon gendre et l’héritier de ma couronne.

Je remerciai le roi de ses bontés, et le priai de ne me savoir pas mauvais gré si je refusais l’honneur qu’il me voulait faire. Je lui dis les raisons qui m’avaient obligé de m’éloigner du Caire ; je lui confessai que je ne pouvais me détacher de l’image de Bedy-Aljemal, ni cesser de nourrir une passion inutile : « Voudriez-vous, ajoutai-je, donner votre fille à un homme dont elle ne peut posséder le cœur ? Ah ! seigneur, la princesse Malika mérite un sort plus heureux. — Hé ! comment donc, reprit le roi, puis-je reconnaître le service que vous m’avez rendu ? — Sire, lui repartis-je, j’en suis assez payé. L’accueil que Votre Majesté m’a fait, le plaisir seul d’avoir délivré la princesse de Sérendib des mains du génie qui l’avait enlevée, est une assez grande récompense pour moi. Tout ce que j’attends de votre reconnaissance, c’est un vaisseau qui me conduise à Basra. »

Le roi fit ce que je souhaitais, il ordonna qu’on remplît un vaisseau de provisions et qu’on le tint prêt à partir quand je le jugerais à propos. Cependant il m’arrêta encore quelque temps dans sa cour, et il me disait tous les jours qu’il était fâché que je ne voulusse pas demeurer à Sérendib. Enfin le jour de mon départ arriva : je pris congé du roi et de la princesse, qui me firent mille amitiés, et je m’embarquai. Nous essuyâmes sur la route plusieurs tempêtes capables de nous faire naufrage ; mais la vertu de mon anneau nous empêcha d’être submergés. Ainsi, après une longue navigation, j’arrivai heureusement à Basra, d’où je me rendis au grand Caire avec une caravane de marchands d’Égypte.

Je trouvai beaucoup de changement à la cour ; mon père ne vivait plus, et mon frère était sur le trône. Le nouveau sultan me reçut d’abord en homme qui paraissait sensible aux nœuds qui nous liaient l’un à l’autre ; il m’assura qu’il était bien aise de me revoir : il me dit que peu de jours après mon départ, mon père étant dans son trésor, avait ouvert par hasard le petit coffre qui renfermait le cachet de Salomon et le portrait de Bedy-Aljemal ; que ne les y voyant point, il m’avait soupçonné de les avoir pris. J’avouai tout à mon frère et lui remis l’anneau entre les mains.

Il parut touché de mon malheur et admira la bizarrerie de mon sort : il me plaignit, et je sentais que ses plaintes soulageaient mes peines. Toute la sensibilité qu’il me marquait n’était toutefois que perfidie : dès le jour même de mon arrivée, il me fît enfermer dans une tour où il envoya la nuit un officier qui avait ordre de m’ôter la vie ; mais cet officier eut pitié de moi, et me dit : « Prince, le sultan votre frère m’a chargé de vous assassiner ; il craint que l’envie de régner ne vous prenne et ne vous porte à exciter des troubles dans l’État ; sa cruelle prudence croit devoir vous immoler à sa sûreté. Heureusement pour vous, c’est à moi qu’il s’est adressé ; il s’imagine que j’exécuterai son ordre barbare, et il s’attend à me revoir couvert de votre sang. Ah ! que plutôt ma main verse tout le mien ! Sauvez-vous, prince ; la porte de votre prison vous est ouverte ; profitez de l’obscurité de la nuit, sortez du Caire, fuyez, et ne vous arrêtez point que vous ne soyez en sûreté. » Après avoir rendu toutes les grâces que je devais à cet officier généreux, je pris la fuite, et, m’abandonnant à la Providence, je me hâtai de sortir des États de mon frère ; j’eus le bonheur d’arriver dans les vôtres, seigneur, et de trouver dans votre cour un asile assuré. »

SUITE DE L’HISTOIRE DE BEDREDDIN-LOLO ET DE SON VIZIR

Le prince Séyf-el-Mulouk ayant achevé le récit de ses aventures, dit au roi de Damas : « Voilà, seigneur, que Votre Majesté a souhaité de savoir ; jugez présentement si je jouis d’un parfait bonheur : je suis plus que jamais occupé de Bedy-Aljemal ; j’ai beau me représenter à tous moments que c’est une extravagance à moi d’en être amoureux comme d’une dame qui serait en vie, il m’est impossible de triompher de son image ; elle règne toujours dans mon cœur. »

Bedreddin ne pouvait comprendre un amour si singulier ; il demanda à son favori s’il avait encore le portrait de Bedy-Aljemal : « Oui, seigneur, lui répondit Séyf-el-Mulouk, et je le porte toujours avec moi. » En parlant ainsi, il le tira de sa poche et le montra au roi. Ce monarque en admira les traits. « La fille du roi Schahbal était, dit-il, une charmante princesse ; j’approuve fort l’amour que Salomon avait pris pour elle, mais votre passion me paraît bien extravagante. — Sire, dit alors le vizir triste, Votre Majesté peut juger par l’histoire du prince Séyf-el-Mulouk, que tous les hommes ont leurs chagrins, et qu’ils ne sont point nés pour être parfaitement heureux sur la terre. — Je ne puis croire ce que vous me dites, répondit le roi ; j’ai meilleure opinion de la nature humaine, et je suis persuadé qu’il y a des personnes dont le repos n’est troublé par aucun chagrin. »

LXXVI

Le roi de Damas voulant faire voir à son vizir qu’il y avait des hommes fort contents de leur sort, dit à son favori : « Allez vous promener dans la ville ; passez devant les boutiques des artisans, et amenez-moi tout à l’heure celui qui vous paraîtra le plus gai. » Séyf-el-Mulouk obéit, et revint trouver Bedreddin quelques heures après. « Eh bien, lui dit le monarque, avez-vous fait ce que je vous ai ordonné ? — Oui, sire, répondit le favori ; j’ai passé devant plusieurs boutiques ; j’ai vu toutes sortes d’artisans qui chantaient en travaillant, et qui m’ont semblé fort satisfaits de leur destinée ; j’ai remarqué entre autres un jeune tisserand, nommé Malek, qui riait à gorge déployée avec ses voisins ; je me suis arrêté pour lui parler : « Ami, lui ai-je dit, vous me paraissez bien gai. — C’est mon humeur, m’a-t-il répondu, je n’engendre point de mélancolie. » J’ai demandé aux voisins s’il était vrai qu’il fût d’un caractère si agréable ; ils m’ont tous assuré qu’il ne faisait que rire du matin jusqu’au soir ; alors je lui ai dit de me suivre, et je l’ai amené au palais : il est dans votre appartement ; voulez-vous que je l’introduise dans votre cabinet ? — Faites-le entrer, dit le roi ; il faut que je lui parle ici. »

Aussitôt Séyf-el-Mulouk sortit du cabinet de Bedreddin et y rentra dans le moment suivi d’un jeune homme de très bonne mine, qu’il présenta au roi. Le tisserand se prosterna devant le monarque, qui lui dit : « Levez-vous, Malek, et m’avouez franchement si vous êtes aussi content que vous semblez l’être ; on dit que vous ne faites que rire et chanter tous les jours en exerçant votre métier ; vous passez pour le plus heureux de mes sujets, et l’on a lieu de penser que vous l’êtes en effet ; apprenez-moi si l’on juge mal de vous et si vous êtes satisfait de votre condition ; c’est une chose qu’il m’importe de savoir, et j’exige de vous surtout que vous parliez sans déguisement.

— Grand roi, répondit le tisserand après s’être relevé, puissent les jours de Votre Majesté durer autant que le monde, et être tissus de mille plaisirs qui ne soient mêlés d’aucune disgrâce ; dispensez votre esclave de satisfaire vos désirs curieux. S’il est défendu de mentir devant les rois, il faut avouer aussi qu’il y a des vérités qu’on n’ose révéler : je puis vous dire seulement qu’on a de moi une fausse opinion. Malgré mes ris et mes chants, je suis peut-être le plus malheureux des hommes : contentez-vous de cet aveu, sire, et ne m’obligez point à vous faire un détail de mes infortunes. — Hé ! pourquoi, reprit Bedreddin, craignez-vous de me raconter vos aventures ? est-ce qu’elles ne vous font point d’honneur ? — Elles en feraient au plus grand prince, repartit le tisserand ; mais j’ai résolu de les tenir secrètes. — Malek, dit le roi, vous irritez ma curiosité, et je vous ordonne de la contenter. » Le tisserand n’osa répliquer à ces paroles, et commença de cette sorte l’histoire de sa vie.

  1. Île de Ceylan.
  2. Les Mahométans attribuent mille vertus au cachet de Salomon : Moclès paraît lui-même donner dans cette superstition.
  3. Arbre qui croit particulièrement dans l’île de Ceylan. Son fruit est un peu aigre, et pourtant fort agréable. Les habitants de l’île, qui vivent d’ordinaire assez longtemps, en attribuent la cause à l’usage de ce fruit.