Les Mille et Un Jours, 1919/Histoire Malek

Traduction par François Pétis de La Croix.
(p. 281-309).

HISTOIRE DE MALEK ET DE LA PRINCESSE SCHIRINE

« Je suis fils unique d’un riche marchand de Surate. Peu de temps après sa mort je dissipai la meilleure partie des grands biens qu’il m’avait laissés ; j’achevais d’en consumer le reste avec mes amis, lorsqu’un étranger, qui passait par Surate pour aller, disait-il, à l’île de Serendib, se trouva par hasard un jour à ma table. La conversation roula sur les voyages ; les uns vantaient leur utilité, leurs agréments, et les autres en représentaient les périls. Quelques personnes de la compagnie, qui avaient voyagé, nous firent des relations de leurs voyages ; les choses curieuses qu’elles disaient avoir vues m’excitaient en secret à voyager ; et les dangers qu’elles disaient avoir courus m’empêchaient d’en prendre la résolution.

Après que je les eus tous écoutés, je leur dis : « On ne peut entendre parler du plaisir qu’on prend à parcourir le monde sans se sentir un extrême désir de voyager ; mais les périls où s’expose un voyageur m’ôtent le goût des pays étrangers. Si l’on pouvait, ajoutai-je en souriant, aller d’un bout de la terre à l’autre sans faire de mauvaises rencontres en chemin, je sortirais dès demain de Surate. » À ces paroles, qui firent rire toute la compagnie, l’étranger me dit : « Seigneur Malek, si vous avez envie de voyager, et que le seul danger de rencontrer des voleurs vous empêche de vous y déterminer, je vous enseignerai, quand vous voudrez, une manière d’aller impunément de royaume en royaume. » Je crus qu’il plaisantait ; mais après le repas, il me prit en particulier et me dit que le lendemain matin il se rendrait chez moi, et me ferait voir quelque chose d’assez singulier.

Il n’y manqua pas : il revint me trouver et me dit : « Je veux vous tenir parole ; mais vous ne verrez que dans quelques jours l’effet de ma promesse ; car ce que j’ai à vous montrer est un ouvrage qui ne saurait être fait aujourd’hui : envoyez chercher un menuisier par un de vos esclaves, et qu’ils reviennent tous deux chargés de planches. » Cela fut exécuté sur-le-champ.

LXXVII

Quand le menuisier et l’esclave furent arrivés, l’étranger dit au premier de faire un coffre long de six pieds et large de quatre ; l’ouvrier mit aussitôt la main à l’œuvre. L’étranger, de son côté, ne demeura pas oisif ; il fit plusieurs pièces de la machine, comme des vis et des ressorts ; ils travaillèrent l’un et l’autre toute la journée ; après quoi le menuisier fut renvoyé. L’étranger passa le jour suivant à placer les ressorts et à perfectionner l’ouvrage.

Enfin, le troisième jour le coffre se trouvant achevé, on le couvrit d’un tapis de Perse et on le porta dans la campagne, où je me rendis avec l’étranger, qui me dit : « Renvoyez vos esclaves, et demeurons ici seuls ; je ne suis pas bien aise d’avoir d’autres personnes que vous pour témoin de ce que je vais faire. » J’ordonnai à mes esclaves de retourner au logis, et je restai seul avec cet étranger. J’étais fort en peine de savoir ce qu’il ferait de cette machine, lorsqu’il entra dedans : en même temps le coffre s’éleva de terre et fendit les airs avec une vitesse incroyable ; dans un moment il fut fort loin de moi, et un moment après il revint descendre à mes pieds.

Je ne puis exprimer à quel point je fus surpris de ce prodige. « Vous voyez, me dit l’étranger en sortant de la machine, une voiture assez douce, et vous devez être persuadé qu’en voyageant de cette manière on ne craint pas d’être volé sur la route : voilà ce moyen que je voulais vous donner pour faire des voyages sûrement ; je vous fais présent de ce coffre ; vous vous en servirez s’il vous prend envie quelque jour de parcourir les pays étrangers. Ne vous imaginez pas, poursuivit-il, qu’il y ait de l’enchantement dans ce que vous venez de voir ; ce n’est point par des paroles cabalistiques, ni par la vertu d’un talisman que ce coffre s’élève en l’air ; son mouvement est produit par l’art ingénieux qui enseigne les forces mouvantes. Je suis consommé dans les mécaniques, et je sais faire encore d’autres machines aussi surprenantes que celle-ci. »

Je remerciai l’étranger d’un présent si rare, et je lui donnai par reconnaissance une bourse pleine de sequins. « Apprenez-moi, lui dis-je ensuite, comment il faut faire pour mettre ce coffre en mouvement ? — C’est une chose que vous saurez bientôt, me répondit-il. » À ces paroles, il me fit entrer dans la machine avec lui, puis il toucha un ressort, et aussitôt nous fûmes enlevés en l’air : alors me montrant de quelle manière il fallait s’y prendre pour se conduire sûrement : « En tournant cette vis, me dit-il, vous irez à droite, et en tournant celle-là, vous irez à gauche ; en tournant ce ressort, vous monterez ; en touchant celui-là, vous descendrez. » J’en voulus faire l’essai moi-même. Je tournai les vis et touchai les ressorts ; effectivement, le coffre, obéissant à ma main, allait comme il me plaisait, et j’en précipitais à mon gré ou ralentissais le mouvement. Après avoir fait plusieurs caracoles dans les airs, nous prîmes notre vol vers ma maison, et allâmes descendre dans mon jardin, ce que nous fîmes aisément, parce que nous avions ôté le tapis qui couvrait la machine à laquelle il y avait plusieurs trous, tant pour y avoir de l’air que pour regarder.

Nous fûmes au logis avant mes esclaves, qui ne pouvaient assez s’étonner de nous voir de retour ; je fis enfermer le coffre dans mon appartement, où je le gardai avec plus de soin qu’un trésor, et l’étranger s’en alla aussi content de moi que je l’étais de lui. Je continuai à me divertir avec mes amis, jusqu’à ce que j’eusse achevé de manger mon patrimoine ; je commençai même à emprunter, de sorte qu’insensiblement je me trouvai chargé de dettes. D’abord qu’on sut dans Surate que j’étais ruiné, je perdis mon crédit ; personne ne voulut plus me prêter, et mes créanciers, fort impatients de ravoir leur argent, me sommèrent de le leur rendre. Me voyant sans ressources, et, par conséquent prêt à essuyer des chagrins et des affronts, j’eus recours à mon coffre ; je le traînai une nuit de mon appartement dans ma cour, je m’y enfermai avec quelques provisions et le peu d’argent qui me restait. Je touchai le ressort qui faisait monter la machine ; puis, tournant une des vis, je m’éloignai de Surate et de mes créanciers, sans craindre qu’ils missent des archers à mes trousses.

Je fis aller le coffre pendant la nuit le plus vite qu’il me fut possible, et je croyais surpasser la vitesse des vents. À la pointe du jour, je regardai par un trou pour observer les lieux où j’étais. Je n’aperçus que des montagnes, que des précipices, qu’une campagne aride, qu’un affreux désert. Partout où je portais ma vue, je ne découvris aucune apparence d’habitation. Je continuai de parcourir les airs toute la journée et la nuit suivante. Le lendemain je me trouvai au-dessus d’un bois fort épais, auprès duquel il y avait une assez belle ville, située dans une plaine d’une très grande étendue.

Je m’arrêtai pour considérer la ville, aussi bien qu’un palais magnifique qui s’offrait à mes yeux à l’extrémité de la plaine. Je souhaitais passionnément de savoir où j’étais, et je songeais déjà de quelle manière je pourrais satisfaire ma curiosité, lorsque je vis dans la campagne un paysan qui labourait la terre. Je descendis dans le bois, j’y laissai mon coffre, et m’avançai vers le laboureur, à qui je demandai comment s’appelait cette ville. « Jeune homme, me répondit-il, on voit bien que vous êtes étranger, puisque vous ne savez pas que cette ville se nomme Gazna. L’équitable et vaillant roi Bahaman y fait son séjour. — Et qui demeure, lui dis-je, dans ce palais que nous voyons au bout de la plaine ? — Le roi de Gazna, repartit-il, l’a fait bâtir pour y tenir enfermée la princesse Schirine sa fille, qui est menacée par son horoscope d’être trompée par un homme. Bahaman, pour rendre cette prédiction vaine, a fait élever ce palais qui est de marbre, et que de profonds fossés d’eau entourent. La porte est en acier de la Chine, et outre que le roi en a la clef, il y a une nombreuse garde qui veille jour et nuit pour en défendre l’entrée à tous les hommes. Le roi va voir une fois la semaine la princesse sa fille ; ensuite il s’en retourne à Gazna. Schirine n’a pour toute compagnie dans ce palais qu’une gouvernante et quelques filles esclaves. »

LXXVIII

Je remerciai le paysan de m’avoir instruit de toutes ces choses, et je tournai mes pas vers la ville. Comme j’étais prêt d’y arriver, j’entendis un grand bruit, et bientôt je vis paraître plusieurs cavaliers magnifiquement vêtus et tous montés sur de forts beaux chevaux qui étaient richement caparaçonnés. J’aperçus, au milieu de cette superbe cavalcade, un grand homme qui avait sur la tête une couronne d’or, et dont les habits étaient parsemés de diamants ; je jugeai que c’était le roi de Gazna qui allait voir la princesse sa fille, et j’appris en effet dans la ville que je ne m’étais pas trompé dans ma conjecture.

Après avoir fait le tour de la ville et satisfait un peu ma curiosité, je me ressouvins de mon coffre, et quoique je l’eusse laissé dans un endroit qui devait me rassurer, je devins inquiet. Je sortis de Gazna, et je n’eus point l’esprit en repos que je ne fusse arrivé où il était. Alors je repris ma tranquillité ; je mangeai avec beaucoup d’appétit ce qui me restait de provisions ; et comme la nuit vint aussitôt, je résolus de la passer dans ce bois. J’avais lieu d’espérer qu’un profond sommeil ne tarderait pas à se rendre maître de mes sens, car mes dettes, aussi bien que la mauvaise situation où je me trouvais, me causaient peu d’inquiétude ; cependant je ne pus m’endormir : ce que le paysan m’avait conté de la princesse Schirine se présentait sans cesse à ma pensée. « Est-il possible, disais-je, que Bahaman soit effrayé d’une prédiction frivole ? Était-il nécessaire de faire bâtir un palais pour enfermer sa fille ? N’aurait-elle pas été assez en sûreté dans le sien ? D’un autre côté, si les astrologues percent en effet l’obscur avenir, s’ils lisent dans les astres les événements futurs, il est inutile de vouloir éluder leurs prédictions, il faut nécessairement qu’elles s’accomplissent. Toutes les précautions que peut prendre la prudence humaine ne sauraient détourner de dessus nos têtes un malheur tracé dans les étoiles. Puisque la princesse de Gazna doit avoir de la faiblesse pour un homme, c’est en vain qu’on prétend l’en garantir. »

À force de m’occuper de Schirine, que je me peignais plus belle que toutes les dames que j’avais vues, quoique j’en eusse vu à Surat et à Goa un assez grand nombre qui pouvaient passer pour de très belles femmes, et qui n’avaient pas peu contribué à me ruiner, il me prit envie de tenter la fortune. « Il faut, dis-je en moi-même, que je me transporte sur le toit du palais de la princesse, et que je tâche de m’introduire dans son appartement ; j’aurai peut-être le bonheur de lui plaire. Peut-être suis-je le mortel dont les astrologues ont vu l’heureuse audace écrite au ciel. »

J’étais jeune, par conséquent étourdi ; je ne manquais pas de courage. Je formai cette téméraire résolution, et je l’exécutai sur-le-champ. Je m’élevai en l’air et conduisis mon coffre du côté du palais ; l’obscurité de la nuit était telle que je la pouvais désirer. Je passai sans être aperçu par-dessus la tête des soldats, qui, dispersés autour des fossés, faisaient une garde exacte. Je descendis sur le toit auprès d’un endroit où je vis de la lumière : je sortis de mon coffre et me glissai par une fenêtre ouverte pour recevoir la fraîcheur de la nuit, dans un appartement orné de riches meubles, où, sur un sofa de brocart, reposait la princesse Schirine, qui me parut d’une beauté éblouissante ; je la trouvai au-dessus de l’avantageuse idée que je m’en était formée. Je m’approchai d’elle pour la contempler, mais je ne pus sans transport envisager tant de charmes : je me mis à genoux devant elle, et lui baisai une de ses belles mains. Elle se réveilla dans le moment, et apercevant un homme dans une attitude à l’alarmer, elle fit un cri qui attira bientôt auprès d’elle sa gouvernante, qui dormait dans une chambre prochaine. « Mahpeïker[1], lui dit la princesse, venez à mon secours ; voici un homme : comment a-t-il pu s’introduire dans mon appartement ? ou plutôt n’êtes-vous pas complice de son crime ? — Qui ? moi ! repartit la gouvernante ; ah ! ce soupçon m’outrage : je ne suis pas moins étonnée que vous de voir ici ce jeune téméraire ; d’ailleurs, quand j’aurais voulu favoriser son audace, comment aurais-je pu tromper la garde vigilante qui est autour de ce château ? Vous savez de plus qu’il y a vingt portes d’acier à ouvrir avant que d’arriver ici ; que le sceau royal est sur chaque serrure, et que le roi votre père en a les clefs : je ne comprends pas de quelle manière ce jeune homme a pu surmonter toutes ces difficultés. »

Pendant que la gouvernante parlait de la sorte, je rêvais à ce que je leur dirais. Il me vint dans l’esprit de leur persuader que j’étais le prophète Mahomet. « Belle princesse, dis-jà à Schirine, ne soyez pas surprise, non plus que Mahpeïker, si vous me voyez paraître ici. Je ne suis point un de ces amants qui prodiguent l’or et emploient toutes sortes d’artifices pour parvenir au comble de leurs vœux, je n’ai point de désir dont votre vertu doive s’alarmer ; loin de moi toute pensée criminelle. Je suis le prophète Mahomet ; je n’ai pu sans pitié vous voir condamnée à passer vos beaux jours dans une prison, et je viens vous donner ma foi, pour vous mettre à couvert de la prédiction dont Bahaman votre père est épouvanté. Ayez désormais comme lui l’esprit en repos sur votre destinée, qui ne saurait être que pleine de gloire et de bonheur, puisque vous serez l’épouse de Mahomet. D’abord que la nouvelle de votre mariage se sera répandue dans le monde, tous les rois craindront le beau-père du grand prophète, et toutes les princesses envieront votre sort. »

LXXIX

Schirine et la gouvernante se regardèrent à ce discours, comme pour se consulter sur ce qu’elles en devaient penser : j’avais lieu de craindre, je l’avoue, qu’il ne trouvât peu de créance dans leurs esprits ; mais les femmes donnent volontiers dans le merveilleux. Mahpeïker et sa maîtresse ajoutèrent foi à ma fable : elle me crurent Mahomet, et j’abusai de leur crédulité. Après avoir passé la meilleure partie de la nuit avec la princesse de Gazna, je sortis de son appartement avant le jour, non sans lui promettre de revenir le lendemain. Je regagnai au plus vite ma machine, je me mis dedans, et m’élevai fort haut pour n’être point aperçu des soldats. J’allai descendre dans le bois ; j’y laissai le coffre et pris le chemin de la ville, où j’achetai des provisions pour huit jours, des habits magnifiques, un beau turban de toile des Indes à raies dor, avec une riche ceinture ; je n’oubliai pas les essences et les meilleurs parfums. J’employai tout mon argent à ces emplettes, sans m’embarrasser de l’avenir ; il me semblait que je ne devais plus manquer de rien après une si agréable aventure.

Je demeurai toute la journée dans le bois, où je m’occupai à me parer et à me parfumer. Dès que la nuit fut venue, j’entrai dans le coffre et me rendis sur le toit du palais de Schirine. Je m’introduisis dans son appartement comme la nuit précédente. Cette princesse me témoigna qu’elle m’attendait avec beaucoup d’impatience : « Ô grand prophète ! me dit-elle, je commençais à m’inquiéter, et je craignais que vous n’eussiez déjà oublié votre épouse. — Ah ! ma chère princesse, lui répondis-je, pouvez-vous écouter cette crainte : puisque vous avez reçu ma foi, ne devez-vous pas être persuadée que je vous aimerai toujours ? Mais apprenez-moi, reprit-elle, pourquoi vous avez l’air si jeune ? Je m’imaginais que le prophète Mahomet était un vénérable vieillard. — Vous ne vous trompez pas, lui dis-je ; c’est l’idée qu’on doit avoir de moi ; et si je paraissais devant vous tel que j’apparais quelquefois aux fidèles, à qui je veux bien faire cet honneur, vous me verriez une longue barbe blanche avec une tête des plus chauves ; mais il m’a semblé que vous aimeriez mieux une figure moins surannée : c’est pourquoi j’ai emprunté la forme d’un jeune homme. » La gouvernante, se mêlant alors à notre entretien, me dit que j’avais fort bien fait, et que quand on voulait faire le personnage d’un mari, on ne pouvait être trop agréable.

Je sortis encore du château sur la fin de la nuit de peur qu’on ne découvrit que j’étais un faux prophète. J’y retournai le lendemain, et je me conduisis toujours si adroitement que Schirine et Mahpeïker ne soupçonnèrent pas seulement qu’il pût y avoir là-dedans de la tromperie : il est vrai que la princesse prit insensiblement tant de goût pour moi que cela ne contribua pas peu à lui faire croire tout ce que je lui disais ; car quand on est prévenu en faveur de quelqu’un, on ne soupçonne point sa sincérité.

Au bout de quelques jours, le roi de Gazna, suivi de ses officiers, se rendit au palais de la princesse sa fille ; et trouvant les portes bien fermées et son cachet sur les serrures, il dit à ses vizirs qui l’accompagnaient : « Tout va le mieux du monde. Pendant que les portes de ce palais seront dans cet état, je crains peu le malheur dont ma fille est menacée. » Il monta seul à l’appartement de Schirine, qui ne put s’empêcher de se troubler à sa vue. Il s’en aperçut et en voulut savoir la cause. Sa curiosité augmenta le trouble de la princesse, qui, se voyant enfin obligée de le satisfaire, lui conta tout ce qui s’était passé.

Votre Majesté, sire, peut s’imaginer quelle fut la surprise du roi Bahaman, lorsqu’il apprit qu’il était, sans le savoir, beau-père de Mahomet. « Ah ! quelle absurdité, s’écria-t-il ; ah ! ma fille, que vous êtes crédule ! Ô ciel ! je vois bien présentement qu’il est inutile de vouloir éviter les malheurs que tu nous réserves : l’horoscope de Schirine est rempli, un traître l’a séduite ! » En disant cela, il sortit avec beaucoup d’agitation de l’appartement de la princesse, et visita le palais du haut jusqu’en bas. Mais il eut beau chercher partout, il ne découvrit aucune trace du suborneur ; son étonnement en redoubla. « Par où, disait-il, l’audacieux a-t-il pu entrer dans ce château ? C’est ce que je ne puis concevoir. »

Alors il appela ses vizirs et ses confidents : ils accoururent à sa voix, et le voyant fort ému, ils en furent effrayés. « Qu’y a-t-il, sire, lui dit son premier ministre, vous paraissez inquiet, agité ? Quel malheur nous annonce le trouble qui paraît dans vos yeux ? » Le roi leur conta tout ce qu’il avait appris, et leur demanda ce qu’ils pensaient de cette aventure. Le grand vizir parla le premier. Il dit que ce prétendu mariage pouvait être vrai, bien qu’il eût tout l’air d’une fable ; qu’il y avait dans le monde de puissantes maisons qui ne faisaient nulle difficulté d’attribuer leur origine à de pareils événements, et que pour lui il regardait comme une chose très possible le commerce que la princesse disait avoir avec Mahomet.

Les autres vizirs, par complaisance peut-être pour celui qui venait de parler, furent tous de son sentiment ; mais un courtisan s’élevant contre cette opinion, la combattit dans ses termes : « Je suis surpris de voir des gens sensés donner créance à un rapport si peu digne de foi. Des personnes sages peuvent-elles penser que notre grand prophète soit capable de venir chercher des femmes sur la terre, lui qui dans le séjour céleste est environné des plus belles houris ? Cela choque le sens commun, et si le roi veut m’en croire, au lieu de se prêter à un conte ridicule, il approfondira cette affaire ; je suis persuadé qu’il découvrira bientôt le fourbe qui, sous un nom sacré, a eu l’audace de séduire la princesse. »

Quoique Bahaman fût naturellement assez crédule, qu’il tînt son premier ministre pour un homme de grand jugement, et qu’il vît même que tout ses vizirs croyaient Schirine effectivement mariée avec Mahomet, il ne laissa pas d’être pour la négative. Il résolut de s’éclaircir de la vérité ; mais voulant faire les choses prudemment et tâcher de parler lui-même sans témoins au prétendu prophète, il renvoya ses vizirs et ses courtisans à Gazna. « Retirez-vous, leur dit-il, je veux demeurer seul cette nuit dans ce château avec ma fille. Allez, et revenez demain me joindre ici. » Ils regagnèrent la ville, et Bahaman se mit à faire de nouvelles questions à la princesse en attendant la nuit ; il lui demanda si j’avais mangé avec elle. « Non, seigneur, lui dit sa fille ; je lui ai vainement présenté des viandes et des liqueurs, il n’en a pas voulu, et je ne lui ai vu prendre aucune nourriture depuis qu’il vient ici. — Racontez-moi encore cette aventure, répliqua-t-il, et ne m’en celez aucune particularité. » Schirine lui en fit un nouveau détail, et le roi attentif à son récit en pesait toutes les circonstances.

LXXX

Cependant la nuit arriva. Bahaman s’assit sur un sofa et fit allumer des bougies, qu’on mit devant lui sur une table de marbre. Il tira son sabre pour s’en servir s’il était nécessaire, et laver dans le sang l’affront fait à son honneur. Il m’attendait à tous moments, et dans l’attente où il était de me voir paraître tout à coup, je ne crois pas qu’il fût sans agitation.

Cette nuit-là, par hasard, l’air était fort enflammé. Un long éclair frappa les yeux du roi et le fit tressaillir : il s’approcha de la fenêtre par où Schirine lui avait dit que je devais entrer, et apercevant l’air tout en feu, son imagination se troubla, quoiqu’il ne vit rien que de fort naturel. Il ne regarda point ces météores comme des effets de quelques exhalaisons qui s’enflammaient dans l’air, il aima mieux croire que ces feux ardents annonçaient à la terre la descente de Mahomet, et que le ciel n’était si lumineux, que parce qu’il ouvrait ses portes pour laisser sortir le prophète.

Dans la disposition où était l’esprit du roi, je pouvais me présenter impunément devant ce prince. Aussi, loin de se montrer furieux lorsque je parus à la fenêtre, il fut saisi de respect et de crainte ; il laissa tomber son sabre, et se prosternant à mes pieds, il les baisa et me dit : « Ô grand prophète ! qui suis-je, et qu’ai-je fait pour mériter l’honneur d’être votre beau-père ? » Je jugeai par ces paroles de ce qui s’était passé entre le roi et la princesse, et je connus que le bon Bahaman n’était pas plus difficile à tromper que sa fille. Je fus ravi d’apprendre que je n’avais pas affaire à un de ces esprits forts qui auraient fait subir au prophète un examen embarrassant, et profitant de sa faiblesse : « Ô roi ! lui dis-je en le relevant, vous êtes, de tous les princes musulmans, le plus attaché à ma secte, et par conséquent celui qui me doit être le plus agréable. Il était écrit sur la table que votre fille serait séduite par un homme, ce que vos astroloques ont fort bien découvert par les lumières de l’astrologie ; mais j’ai prié le Très-Haut de vous épargner ce déplaisir mortel, et d’ôter ce malheur de la prédestination des humains ; ce qu’il a bien voulu faire pour l’amour de moi, à condition que Schirine deviendrait une de mes femmes. À quoi j’ai consenti pour vous récompenser des bonnes actions que vous faites tous les jours. »

Le roi Bahaman n’était point en état de se détromper. Ce faible prince crut tout ce que je lui dis, et, charmé de faire alliance avec le grand prophète, il se jeta une seconde fois à mes pieds pour me témoigner le ressentiment qu’il avait de mes bontés. Je le relevai encore, je l’embrassai et l’assurai de ma protection. Il ne pouvait trouver de termes assez forts à son gré pour m’en remercier. Après cela, croyant qu’il était de la bienséance de me laisser avec sa fille, il se retira dans une autre chambre.

Je demeurai avec Schirine pendant quelques heures ; mais quelque plaisir que je prisse à son entretien, j’étais attentif au temps qui s’écoulait ; je craignais que le jour ne me surprît et qu’on n’aperçût mon coffre sur le toit, c’est pourquoi je sortis sur la fin de la nuit et regagnai le bois.

Le lendemain matin, les vizirs et les courtisans se rendirent au palais de la princesse. Ils demandèrent au roi s’il était éclairci de ce qu’il voulait savoir. « Oui, leur dit-il, je sais à quoi m’en tenir : j’ai vu le grand prophète lui-même et je lui ai parlé. Il est l’époux de ma fille, rien n’est plus véritable. » À ce discours, les vizirs et les courtisans se retournèrent vers celui qui s’était révolté contre la possibilité de ce mariage et lui reprochèrent son incrédulité ; mais ils le trouvèrent ferme dans son opinion ; il la soutint avec opiniâtreté, quelque chose que le roi pût dire pour lui persuader que Mahomet avait épousé Schirine. Peu s’en fallut que Bahaman ne se mît en colère contre cet incrédule, qui devint la fable du conseil.

Un nouvel incident qui survint le même jour acheva d’affermir les vizirs dans leur opinion. Comme ils s’en retournaient à la ville avec leur maître, un orage les surprit dans la plaine. Leurs yeux furent ftappés de mille éclairs, et le tonnerre se fit entendre d’une manière si terrible qu’il semblait que ce jour-là dût être le dernier du monde. Il arriva par hasard que le cheval du courtisan incrédule prit l’épouvante ; il se cabra et jeta par terre son maître, qui se cassa une jambe : cet accident fut regardé comme un effet de la colère céleste. « Ô misérable ! s’écria le roi en voyant tomber le courtisan, voilà le fruit de ton opiniâtreté. Tu n’as pas voulu me croire, et le prophète t’en punit. »

On porta le blessé chez lui, et Bahaman ne fut pas plutôt rendu dans son palais, qu’il fit publier à Gazna qu’il voulait que tous les habitants célébrassent par des festins le mariage de Schirine avec Mahomet. J’allai ce jour-là me promener dans la ville ; j’appris cette nouvelle, aussi bien que l’aventure du courtisan tombé de cheval. Il n’est pas concevable jusqu’à quel point ce peuple était crédule et superstitieux. On fit des réjouissances publiques, et l’on entendait partout crier : Vive Bahaman, le beaupère du prophète !

D’abord que la nuit fut venue, je regagnai le bois, et je fus bientôt chez la princesse. « Belle Schirine, lui dis-je en entrant dans son appartement, vous ne savez pas ce qui s’est passé aujourd’hui dans la plaine. Un courtisan qui doutait que vous eussiez Mahomet pour époux a expié ce doute : j’ai suscité un orage qui a effrayé son cheval ; le courtisan est tombé et s’est cassé une jambe. Je n’ai pas jugé à propos de pousser la vengeance plus loin ; mais je jure, par mon tombeau qui est à Médine, que si quelqu’un s’avise de douter de votre bonheur, il lui en coûtera la vie. » Après avoir passé quelques heures avec la princesse, je me retirai.

Le jour suivant, le roi assembla ses vizirs et ses courtisans : « Allons tous ensemble, leur dit-il, demander pardon à Mahomet pour le malheureux qui a refusé de me croire, et qui a reçu le châtiment de son incrédulité. » En même temps, ils montèrent à cheval et se rendirent au palais de la princesse. Le roi lui-même ouvrit les portes qu’il avait fermées et scellées de son sceau le jour précédent. Il monta, suivi de ses vizirs, à l’appartement de sa fille. « Schirine, lui dit-il, nous venons vous prier d’intercéder auprès du prophète pour un homme qui s’est attiré sa colère. — Je sais bien ce que c’est, seigneur, lui répondit la princesse, Mahomet m’en a parlé. » Alors elle répéta ce que je lui avais dit la nuit, et leur apprit que j’avais juré d’exterminer tous ceux qui douteraient de son mariage avec le prophète.

LXXXI

Lorsque le bon roi Bahaman entendit ce discours, il se tourna vers ses vizirs et ses courtisans, et leur dit : « Quand nous n’aurions point ajouté foi jusqu’ici à tout ce que nous avons vu, pourrions-nous présentement n’être pas persuadés que Mahomet est mon gendre ? Vous voyez qu’il a dit lui-même à ma fille qu’il a suscité cet orage pour se venger d’un incrédule. » Tous les ministres et les autres demeurèrent convaincus qu’elle était femme du prophète. Ils se prosternèrent devant elle, et la supplièrent très humblement de me fléchir en faveur du courtisan blessé, ce qu’elle leur promit.

Pendant tout ce temps-là, je mangeai tout ce que j’avais de provisions ; et comme il ne me restait plus d’argent, le prophète Mahomet commençait à ne savoir plus où donner de la tête. Je m’avisai d’un expédient : « Ma princesse, dis-je une nuit à Schirine, nus avons oublié d’observer une formalité dans notre mariage. Vous ne m’avez point donner de dot, et cette omission me fait de la peine. — Eh bien ! cher époux, me répondit-elle, j’en parlerai demain à mon père, qui m’enverra sans doute ici toutes ses richesses. — Non, non, repris-je, il n’est pas besoin de lui parler, je me soucie peu de trésor ; les richesses me sont inutiles. Il suffira que vous me donniez quelques-uns de vos bijoux, c’est la seule dot que je vous demande. » Schirine me voulut charger de toutes ses pierreries pour rendre la dot plus honnête ; mais je me contentai de prendre deux gros diamants que je vendis le jour suivant à un joailler de Gazna. Je me mis, par ce moyen en état de continuer à faire le personnage de Mahomet.

Il y avait déjà près d’un mois qu’en passant pour le prophète je menais une vie fort agréable, lorsqu’il arriva dans la ville de Gazna un ambassadeur qui venait de la part d’un roi voisin demander Schirine en mariage. Il eut bientôt audience, et dès qu’il eut exposé le sujet de son ambassade, Bahaman lui dit : « Je suis fâché de ne pouvoir accorder ma fille au roi votre maître, je l’ai donnée en mariage au prophète Mahomet. » L’ambassadeur jugea par cette réponse que le roi de Gazna était devenu fou. Il prit congé de ce prince et retourna vers son maître, qui crut d’abord comme lui, qu’il avait perdu l’esprit ; ensuite imputant à mépris ce refus, il en fut piqué ; il leva des troupes, forma une grosse armée, et entra dans le royaume de Gazna.

Ce roi, nommé Cacem, était plus fort que Bahaman, qui d’ailleurs se prépara si lentement à recevoir son ennemi, qu’il ne put l’empêcher de faire de grands progrès. Cacem battit quelques troupes qui voulurent s’opposer à son passage, s’avança en diligence vers la ville de Gazna, et trouva l’armée de Bahaman retranchée dans la plaine devant le château de la princesse Schirine. Le dessein de cet amant irrité était de l’attaquer dans ses retranchements ; mais comme ses troupes avaient besoin de repos, et qu’il n’arriva que sur le soir dans la plaine, il remit l’attaque au lendemain matin.

Cependant le roi de Gazna, instruit du nombre et de la valeur des soldats de Cacem, commença de trembler. Il assembla son conseil, où le courtisan qui s’était blessé en tombant de cheval parla dans ces termes : « Je suis étonné que le roi paraisse avoir quelque inquiétude en cette occasion. Quelles alarmes, je ne dis pas Cacem, mais tous les princes du monde ensemble, peuvent-ils causer au beau-père de Mahomet ? Votre Majesté, sire, n’a qu’à s’adresser à son gendre. Implorez le secours du grand prophète, il confondra bientôt vos ennemis ; il le doit, puisqu’il est cause que Cacem est venu troubler le repos de vos sujets. »

Quoique ce discours ne fut tenu que par dérision, il ne laissa pas d’inspirer de la confiance à Bahaman. « Vous avez raison, dit-il au courtisan, c’est au prophète que je dois m’adresser ; je vais le prier de repousser mon superbe ennemi, et j’ose espérer qu’il ne rejettera pas ma prière. » À ces mots, il alla trouver Schirine : « Ma fille, lui dit-il, demain, dès que le jour paraîtra, Cacem doit nous attaquer, je crains qu’il ne force nos retranchements ; je viens ici prier Mahomet de nous secourir. Employez tout le crédit que vous avez sur lui, pour l’engager à prendre notre défense. Unissons-nous ensemble pour nous le rendre favorable. — Seigneur, répondit la princesse, il ne sera pas fort difficile d’intéresser le prophète dans notre parti ; il dissipera bientôt les troupes ennemies, et tous les rois du monde apprendront, aux dépens de Cacem, à vous respecter. — Cependant, reprit le roi, la nuit s’avance et le prophète ne paraît point : nous aurait-il abandonnés ? — Non, mon père, repartit Schirine, ne croyez pas qu’il puisse nous manquer au besoin. Il voit du ciel où il est l’armée qui nous assiège, et peut-être est-il prêt à y mettre le désordre et l’effroi. »

C’était en effet ce que Mahomet avait envie de faire. J’avais, pendant la journée, observé de loin les troupes de Cacem ; j’en avais remarqué la disposition, et j’avais pris garde surtout au quartier du roi. Je ramassai de gros et de petits cailloux ; j’en remplis mon coffre, et au milieu de la nuit je m’élevai en l’air. Je m’avançai vers les tentes de Cacem ; je démêlai sans peine celle où reposait ce roi. C’était un pavillon fort haut, bien doré, fait en forme de dôme, et que soutenaient douze colonnes de bois peint, enfoncées dans la terre. Les intervalles des colonnes étaient fermées de branches de diverses sortes d’arbres entrelacées. Vers le chapiteau, il y avait deux fenêtres, l’une à l’orient et l’autre au midi.

Tous les soldats qui étaient autour de la tente dormaient ; ce qui me donna lieu de descendre jusqu’à une des fenêtres sans être aperçu. Je vis le roi couché sur un sopha, la tête appuyée sur un carreau de satin. Je sortis à moitié de mon coffre, et jetant un gros caillou à Cacem, je le frappai au front et le blessai dangereusement. Il fit un cri qui réveilla bientôt ses gardes et ses officiers. On accourt à ce prince, on le trouve couvert de sang et presque sans connaissance. On crie : l’alarme se met au quartier ; chacun demande ce que c’est. Le bruit court qu’on a blessé le roi ; on ne sait de quelle main ce coup est parti. Pendant qu’on en cherche l’auteur, je m’élève jusqu’aux nues, et laisse tomber une grêle de pierres sur la tente royale et aux environs. Quelques soldats en sont blessés, et s’écrient qu’il pleut des pierres. Cette nouvelle se répand, et pour la confirmer je jette partout des cailloux. Alors, la terreur s’empara de l’armée ; l’officier comme le soldat crut que le prophète était irrité contre Cacem, et qu’il ne déclarait que trop sa colère par ce prodige. Enfin les ennemis de Bahaman prirent l’épouvante et la fuite ; ils se sauvèrent même avec tant de précipitation, qu’ils abandonnèrent leurs équipages et leurs tentes, en criant : « Nous sommes perdus, Mahomet va nous exterminer tous. »

LXXXII

Le roi de Gazna fut assez surpris à la pointe du jour, lorsqu’au lieu de se voir attaqué, il s’aperçut que l’ennemi se retirait. Aussitôt il le poursuivit avec ses meilleurs soldats. Il fit un grand carnage des fuyards, et atteignit Cacem, que sa blessure empêchait d’aller fort vite. « Pourquoi, lui dit-il, es-tu venu dans mes États contre tout droit et raison ? Quel sujet t’ai-je donné de me faire la guerre ? — Bahaman, lui répondit le roi vaincu, je m’imaginais que tu m’avais refusé ta fille par mépris, et j’ai voulu me venger. Je ne pouvais croire que le prophète Mahomet fût ton gendre ; mais je n’en doute point présentement, puisque c’est lui qui m’a blessé et qui a dissipé mon armée.

Bahaman cessa de poursuivre les ennemis et revint à Gazna avec Cacem, qui mourut de sa blessure le jour même. On partagea le butin, qui fut considérable, et les soldats s’en retournèrent chez eux chargés de richesses. On fit des prières dans toutes les mosquées pour remercier le ciel d’avoir confondu les ennemis de l’État ; et lorsque la nuit fut arrivée, le roi se rendit sans suite au palais de la princesse : « Ma fille, lui dit-il, je viens rendre au prophète les grâces que je lui dois. Vous avez appris par le courrier que je vous ai envoyé tout ce que Mahomet a fait pour nous ; j’en suis si pénétré, que je meurs d’impatience d’embrasser ses genoux. »

Il eut bientôt la satisfaction qu’il souhaitait : j’entrai par la fenêtre ordinaire dans l’appartement de Schirine, où je m’attendais bien qu’il serait. Il se jeta d’abord à mes pieds et baisa la terre en disant : « Ô grand prophète ! il n’y a point de termes qui puissent vous exprimer tout ce que je ressens. Lisez vous-même dans mon cœur toute ma reconnaissance. » Je relevai Bahaman et le baisai au front. « Prince, lui dis-je, avez-vous pu penser que je vous refuserais mon secours dans l’embarras où vous étiez pour l’amour de moi : j’ai puni l’orgueilleux Cacem, qui avait dessein de se rendre maître de vos États, et d’enlever Schirine pour la mettre parmi les esclaves de son sérail. Ne craignez plus désormais qu’aucun potentat du monde ose vous faire la guerre. Si quelqu’un avait la hardiesse de venir vous attaquer, je ferais tomber sur ses troupes une pluie de feu qui les réduirait en cendres. »

Après avoir de nouveau assuré le roi de Gazna que je prenais son royaume sous ma protection, je lui contai comme l’armée ennemie avait été épouvantée en voyant pleuvoir des pierres dans son camp. Bahaman, de son côté, me répéta ce que Cacem lui avait dit, et ensuite il se retira pour nous laisser en liberté, Schirine et moi. Cette princesse, qui n’était pas moins sensible que le roi son père à l’important service que j’avais rendu à l’État, m’en témoigna aussi beaucoup de reconnaissance et me fit mille caresses. Je pensai, pour le coup, m’oublier : le jour allait paraître lorsque je regagnai mon coffre ; mais je passais si bien alors pour Mahomet dans l’esprit de tout le monde, que les soldats m’auraient vu en l’air, qu’ils n’auraient pas été désabusés : peu s’en fallut que je ne crusse moi-même être le prophète, après avoir mis une armée en déroute.

Deux jours après qu’on eut enterré Cacem, à qui, quoique ennemi, l’on ne laissa pas de faire de superbes funérailles, le roi de Gazna ordonna qu’on fît des réjouissances dans la ville, tant pour la défaite des troupes ennemies que pour célébrer solennellement le mariage de la princesse Schirine avec Mahomet. Je m’imaginai que je devais signaler par quelque prodige une fête qui se faisait à mon honneur. Pour cet effet, j’achetai dans Gazna de la poix blanche, avec de la graine de coton et un petit fusil à faire du feu ; je passai ma journée dans le bois à préparer un feu d’artifice ; je trempai la graine de coton dans la poix, et la nuit, pendant que le peuple se réjouissait dans les rues, je me transportai au-dessus de la ville ; je m’élevai le plus haut qu’il me fut possible, afin qu’à la lueur de mon feu d’artifice on ne pût pas bien distinguer ma machine : alors j’allumai du feu, et j’enflammai la poix, qui fit avec la graine un fort bel artifice ; ensuite je me sauvai dans mon bois. Le jour ayant paru peu de temps après, j’allai dans la ville pour avoir le plaisir d’entendre ce qu’on y dirait de moi. Je ne fus pas trompé dans mon attente. Le peuple tint mille discours extravagants sur le tour que je lui avais joué : les uns disaient que c’était Mahomet qui, pour témoigner que leur fête lui était agréable, avait fait paraître des feux célestes ; et les autres assuraient avoir vu au milieu de ces nouveaux météores le prophète avec une barbe blanche et un air vénérable, que leur imagination lui prêtait.

Tous ces discours me divertissaient infiniment ; mais, hélas ! tandis que je prenais ce plaisir, mon coffre, mon cher coffre, l’instrument de mes prodiges, brûlait dans le bois ; apparemment une étincelle dont je ne m’étais point aperçu prit à la machine pendant mon absence, et la consuma. Je la trouvai réduite en cendres à mon retour. Un père qui, en entrant dans sa maison, aperçoit son fils unique percé de mille coups mortels et noyé dans son sang, ne saurait être saisi d’une plus vive douleur que celle dont je me sentis agité. Le bois retentit de mes cris et de mes regrets, je m’arrachai les cheveux et déchirai mes habits. Je ne sais pas comment j’épargnai ma vie dans mon désespoir.

Cependant le mal était sans remède ; il fallait que je prisse une résolution ; il ne m’en restait qu’une à prendre, c’était d’aller chercher fortune ailleurs. Ainsi le prophète Mahomet, laissant Bahaman et Schirine fort en peine de lui, s’éloigna de la ville de Gazna. Je rencontrai trois jours après une grosse caravane de marchands du Caire qui s’en retournaient dans leur patrie ; je me mêlai parmi eux, et me rendis au grand Caire, où je me fis tisserand pour subsister. J’y ai demeuré quelques années ; ensuite je suis venu à Damas, où j’exerce le même métier. Je parais fort content de ma condition, mais ce sont de fausses apparences. Je ne puis oublier le bonheur dont jai autrefois joui. Schirine vient s’offrir sans cesse à mon esprit : je voudrais pour mon repos la bannir de ma mémoire ; j’y fais même tous mes efforts, et cet emploi, qui n’est pas moins inutile que pénible, me rend très malheureux.

« Voilà, sire, ajouta Malek, ce que Votre Majesté m’a ordonné de lui dire. Je sais bien que vous n’approuverez point la tromperie que j’ai faite au roi de Gazna et à la princesse Schirine ; je me suis même aperçu plus d’une fois que mon récit vous a révolté, et que votre vertu a frémi de ma sacrilège audace. Mais songez, de grâce, que vous avez exigé de moi que je fusse sincère, et daignez pardonner l’aveu de mes aventures à la nécessité de vous obéir. »

SUITE DE L’HISTOIRE DU ROI BEDREDDIN ET DE SON VIZIR

Le roi de Damas renvoya le tisserand après avoir entendu son histoire. Ensuite il dit au vizir : « Les aventures que cet homme vient de nous raconter ne sont pas moins surprenantes que les vôtres. Mais quoiqu’il ne se trouve pas plus heureux que vous, ne vous imaginez point que je me rende encore, et que je puisse conclure de là que personne au monde ne jouit d’une félicité parfaite. Je veux interroger mes généraux, mes courtisans, et tous les officiers de ma maison. Allez, vizir, ajouta-t-il, faites-les-moi venir ici l’un après l’autre. »

Atalmuc obéit : il amena d’abord les généraux. Le roi leur commanda de dire hardiment si quelque chagrin secret empoisonnait la douceur de leur vie, en les assurant que cet aveu ne tirerait point à conséquence. Aussitôt ils dirent tous qu’ils avaient leurs déplaisirs, qu’ils n’avaient point l’esprit tranquille. L’un confessait qu’il avait trop d’ambition, l’autre trop d’avarice ; un autre avouait qu’il était jaloux de la gloire que ses égaux avaient acquise, et se plaignait de ce que le peuple ne rendait pas justice à son habileté dans l’art de la guerre. Enfin les généraux ayant découvert le fond de leur âme, et Bedreddin voyant qu’aucun n’était heureux, dit à son vizir que le jour suivant il voulait entendre parler tous ses courtisans.

En effet, ils furent interrogés tour à tour. On n’en trouva pas un seul qui fût content : « Je vois, disait celui-ci, diminuer mon crédit tous les jours ; on traverse mes desseins, disait celui-là, et je ne puis parvenir à ce que je souhaite. Il faut, disait un autre, que je ménage mes ennemis et que je m’étudie à leur plaire. Un autre disait qu’il avait dépensé tout son bien, et même épuisé toutes ses ressources.

Le roi de Damas ne trouvant point parmi ses courtisans, non plus qu’entre ses généraux, l’homme qu’il cherchait, crut qu’il pourrait être parmi les officiers de sa maison. Il eut la patience de leur parler en particulier, et ils lui firent la même réponse que les courtisans et les généraux, c’est-à-dire, qu’ils n’étaient point exempts dechagnn. L’un se plaignait de sa femme, l’autre de ses enfants ; ceux qui n’étaient pas riches disaient que la misère faisait leur infortune ; et ceux qui possédaient des richesses manquaient de santé, ou avaient quelque autre sujet d’aflliction. Bedreddin, malgré tout cela, ne pouvait pas perdre l’espérance de rencontrer quelque homme content : « Pourvu que j’en trouve un, disait-il au vizir, je n’en demande pas davantage, car vous soutenez qu’il n’y en a point. — Oui, sire, répondit Alalmuc, je le soutiens, et Votre Majesté fait une recherche inutile. — Je n’en suis pas encore persuadé, reprit le roi, et il me vient dans l’esprit un moyen de savoir bientôt ce que je dois penser là-dessus. » En même temps il ordonna de faire publier dans la ville que tous ceux qui étaient satisfaits de leur destin, et dont le repos n’était troublé par aucun déplaisir, eussent à paraître dans trois jours devant son trône. Ce temps expiré, personne ne parut à la cour : il semblait que tous les habitants fussent de concert avec le vizir Atalmuc.

LXXXIII

Lorsque le roi de Damas vit qu’aucun homme ne se présentait, il en fut fort étonné : « Cela n’est pas concevable ! s’écria-t-il. Est-il possible que dans Damas, dans une ville si grande et si peuplée, il ne se trouve pas un homme heureux ? — Sire, lui dit Atalmuc, si vous interrogiez tous les peuples de la terre, ils vous diraient qu’ils sont malheureux. Vous seul peut-être ne souffrez point, car vous paraissez ne point connaître l’amour.

— Vous êtes dans une grande erreur, dit alors Bedreddin, de croire que je ne suis point amoureux, parce que vous ne me voyez point de maîtresse. Pour vous désabuser, je vous dirai que j’aime comme vous, et que l’amour seul m’empêche aussi d’être heureux. Ce n’est point une princesse qui règne dans mon cœur, c’est une femme d’une conditition ordinaire qui m’occupe. Je vais vous conter cette histoire. Je n’avais pas dessein de vous faire pareille confidence ; mais vous m’en donnez une occasion que je ne veux pas laisser passer. »

  1. Forme de lune.