Les Mille et Un Jours, 1919/Histoire Bedreddin

HISTOIRE DU ROI BEDREDDIN-LOLO ET DE SON VIZIR ATALMUC, SURNOMMÉ LE VIZIR TRISTE

« Bedreddin-Lolo, roi de Damas, reprit la nourrice, avait pour grand-vizir un homme de bien, à ce que rapporte l’histoire de son temps. Ce ministre, qui se nommait Atalmuc[1], était bien digne du beau nom qu’il portait : il avait un zèle infatigable pour le service du roi, une vigilance qu’on ne pouvait tromper, un génie pénétrant et fort étendu, et avec cela un désintéressement que tous les peuples admiraient ; mais il fut surnommé le vizir triste, parce qu’il paraissait ordinairement plongé dans une profonde mélancolie. Il était toujours sérieux, quelque action ridicule qu’il vît faire à la cour ; il ne riait jamais, quelque plaisante chose qu’on pût dire devant lui.

Un jour le roi l’entretenait en particulier, et lui contait, en riant de tout son cœur, une aventure qu’il venait d’apprendre ; le vizir l’écouta si sérieusement que Bedreddin en fut choqué : « Atalmuc, lui dit-il, vous êtes d’un étrange caractère ; vous avez toujours l’air sombre et triste ; depuis dix ans que vous êtes à moi, je n’ai jamais vu paraître sur votre visage la moindre impression de joie. — Seigneur, répondit le vizir, votre majesté ne doit pas s’en étonner ; chacun a ces peines : il n’est point d’homme sur la terre qui soit exempt de chagrin. — Votre réponse n’est pas juste, répliqua le roi : parce que vous avez sans doute quelque secret déplaisir, est-ce à dire pour cela que tous les hommes doivent en avoir aussi ? Croyez-vous de bonne foi ce que vous dites ? — Oui, seigneur, repartit Atalmuc : telle est la condition des enfants d’Adam, notre cœur ne saurait jouir d’une entière satisfaction ; jugez des autres par vous-même, sire ; votre majesté est-elle parfaitement contente ? — Oh ! pour moi, s’écria Bedreddin, je ne puis l’être : j’ai des ennemis sur les bras, je suis chargé du poids d’un empire, mille soins partagent mes esprits et troublent le repos de ma vie ; mais je suis persuadé qu’il y a dans le monde une infinité de particuliers dont les jours heureux coulent dans des plaisirs qui ne sont mêlés d’aucune amertume ; et du moins, si personne n’est exempt de chagrin, tout le monde n’est pas, comme vous, possédé de son affliction. Vous me donnez, je l’avoue, une vive curiosité de savoir ce qui vous rend si rêveur et si triste ; apprenez-moi pourquoi vous êtes insensible aux ris, qui font les plus doux charmes de la société ? — Je vais vous obéir, seigneur, répondit le vizir, et vous découvrir la cause de mes secrets ennuis, en vous racontant l’histoire de ma vie. »

LIV

HISTOIRE D’ATALMUC, SURNOMMÉ LE VIZIR TRISTE ET DE LA PRINCESSE ZÉLICA-BEGHUME

« Je suis fils unique d’un riche joaillier de Bagdad. Mon père, qui se nommait Coaja-Abdallah, n’épargna rien pour mon éducation ; il me donna, presque dès mon enfance, des maîtres qui m’enseignèrent diverses sortes de sciences, comme la philosophie, le droit, la théologie et surtout il me fit apprendre toutes les langues différentes qui se parlent dans l’Asie, afin que si je voyageais un jour dans cette partie du monde, cela me pût être utile dans mes voyages.

J’aimais naturellement le plaisir et la dépense ; mon père s’en aperçut avec douleur ; il tâcha même, par de sages remontrances, de détruire en moi ce penchant ; mais quelles impressions peuvent faire sur un fils libertin les discours sensés d’un père ? J’écoutais sans attention ceux d’Abdallah, ou je les imputais au chagrin de la vieillesse. Un jour que je me promenais avec lui dans le jardin de notre maison et qu’il blâmait ma conduite à son ordinaire, il me dit : « Ô mon fils ! j’ai remarqué jusqu’ici que mes réprimandes n’ont fait que te fatiguer ; mais tu seras bientôt débarrassé d’un censeur importun ; l’ange de la mort n’est pas éloigné de moi ; je vais descendre dans l’abîme de l’éternité et te laisser de grandes richesses : prends garde d’en faire un mauvais usage, ou du moins, si tu es assez malheureux pour les dissiper follement, ne manque pas d’avoir recours à cet arbre que tu vois au milieu de ce jardin ; attache à une de ses branches un cordeau funeste et préviens par là tous les maux qui accompagnent la pauvreté. »

Il mourut effectivement peu de temps après, comme il l’avait prédit. Je lui fis de superbes funérailles et pris ensuite possession de tous ses biens. J’en trouvai une si prodigieuse quantité que je crus pouvoir impunément me livrer au penchant que j’avais pour le plaisir. Je grossis le nombre de mes domestiques ; j’attirai chez moi tous les jeunes gens de la ville ; je tins table ouverte et me jetai dans toutes sortes de débauches, de manière qu’insensiblement je mangeai mon patrimoine. Mes amis m’abandonnèrent aussitôt, et tous mes domestiques me quittèrent l’un après l’autre. Quel changement dans ma fortune ! Mon courage en fut abattu : je me ressouvins alors, mais trop tard, des dernières paroles de mon père. « Que je suis bien digne de la situation où je me trouve ! disais-je ; pourquoi n’ai-je pas profité des conseils d’Abdallah ! Ce n’était pas sans raison qu’il me recommandait de ménager mon bien : est-il un état plus affreux que celui d’un homme qui sent la nécessité après avoir connu l’abondance ? Ah ! du moins, je ne négligerai pas tous ses avis : je n’ai point oublié qu’il me conseilla de terminer moi-même mon destin si je tombais dans la misère ; j’y suis tombé, je veux suivre ce conseil, qui n’est pas moins judicieux que l’autre ; car enfin quand j’aurai vendu ma maison, la seule chose qui me reste, et qui ne suffira tout au plus qu’à me nourrir quelques années, que faudra-t-il que je devienne ? Je serai réduit à demander l’aumône ou à mourir de faim. Quelle alternative ! Il vaut mieux que je me pende tout à l’heure ; je ne saurais trop tôt affranchir mon esprit de ces idées cruelles. »

En disant cela, j’allai acheter un cordeau ; j’entrai dans mon jardin et m’approchai de l’arbre que mon père m’avait marqué, et qui me parut, en effet, fort propre pour mon dessein. Je mis au pied de cet arbre deux grosses pierres, sur lesquelles étant monté, je levai les bras pour attacher à une grosse branche la corde par un bout ; je fis de l’autre un nœud coulant que je me passai au cou ; ensuite je m’élançai en l’air de dessus les deux pierres. Le nœud coulant, que j’avais fort bien fait, allait m’étrangler, lorsque la branche où le cordeau fatal était attaché, cédant au poids qui l’entraînait, se détacha du tronc auquel elle ne tenait que faiblement, et tomba avec moi.

Je fus d’abord très mortifié d’avoir fait un effort inutile pour me pendre ; mais, en regardant la branche qui avait si mal servi mon désespoir, je m’aperçus avec surprise qu’il en sortait quelques diamants, et qu’elle était creuse, aussi bien que tout le tronc de l’arbre. Je courus chercher une hache dans la maison et je coupai l’arbre, que je trouvai plein de rubis, d’émeraudes et d’autres pierres précieuses ; j’ôtai vite de mon cou le nœud coulant, et passai du désespoir à la joie la plus vive.

LV

Au lieu de m’abandonner au plaisir et de vivre comme auparavant, je résolus d’embrasser la profession de mon père. Je me connaissais bien en pierreries et j’avais lieu d’espérer que je ne ferais point mal mes affaires. Je m’associai avec deux marchands joailliers de Bagdad, qui avaient été amis d’Abdallah et qui devaient aller trafiquer à Ormus. Nous nous rendîmes tous trois à Basra ; nous affrétâmes un vaisseau et nous nous embarquâmes sur le golfe qui porte le nom de cette ville.

Nous vivions en bonne intelligence et notre vaisseau, poussé par un vent favorable, fendait légèrement les flots. Nous passions les jours à nous réjouir, et le cours de notre navigation allait finir au gré de nos souhaits, quand mes deux associés me firent connaître que je n’étais pas entré en société avec de fort honnêtes gens. Nous étions près d’arriver à la pointe du golfe et de prendre terre, ce qui nous mit de bonne humeur. Dans la joie qui nous animait, nous n’épargnâmes pas les vins exquis[2], dont nous avions eu soin de faire provision à Basra. Après avoir bien bu, je m’endormis, au milieu de la nuit, tout habillé, sur un sofa. Tandis que je dormais d’un profond sommeil, mes associés me prirent entre leurs bras, et, par une fenêtre du vaisseau, me précipitèrent dans la mer. Je devais trouver la mort dans les abîmes, et je ne comprends pas comment il est possible que je vive encore après cette aventure ; la mer était grosse et les vagues, comme si le ciel leur eût défendu de m’engloutir, m’emportèrent jusqu’au pied d’une montagne qui resserrait d’un côté la pointe du golfe ; je me trouvai même sain et sauf sur le rivage, où je passai le reste de la nuit à remercier Dieu de ma délivrance, que je ne pouvais assez admirer.

Dès que le jour parut, je grimpai avec beaucoup de peine au haut de la montagne, qui était très escarpée ; j’y rencontrai plusieurs paysans des environs, qui s’occupaient à tirer du cristal pour l’aller vendre ensuite à Ormus ; je leur contai à quel péril ma vie venait d’être exposée, et il leur sembla, comme à moi, que je n’en étais échappé que par miracle. Ces bonnes gens eurent pitié de mon sort : ils me firent part de leurs provisions, qui consistaient en mil et en riz et ils me conduisirent à la grande ville d’Ormus aussitôt qu’ils eurent leurs charges de cristal. J’allai loger dans un caravansérail, où le premier objet qui s’offrit à mes yeux fut un de mes associés.

Il parut assez surpris de voir un homme qu’il croyait avoir déjà servi de pâture à quelque monstre marin ; il courut chercher son camarade pour l’avertir de mon arrivée et concerter la réception qu’ils me feraient tous deux. Ils eurent bientôt pris leur parti ; je les vis, un moment après, l’un et l’autre ; ils vinrent dans la cour où j’étais, et se présentèrent devant moi, sans faire semblant de me connaître. « Ah ! perfides, leur dis-je, le ciel a rendu votre trahison inutile ; je vis encore malgré votre barbarie : remettez promptement entre mes mains toutes mes pierreries, je ne veux plus être en société avec de si méchants hommes. » À ce discours, qui devait les confondre, ils eurent l’impudence de me faire cette réponse : « Ô voleur ! ô scélérat ! qui es-tu et d’où viens-tu ? Quelles pierreries, quels effets avons-nous qui t’appartiennent ? » En parlant ainsi, ils me donnèrent plusieurs coups de bâton, et comme je les menaçais de m’aller plaindre au cadi, ils me prévinrent et se rendirent chez ce juge ; ils lui firent de profondes révérences, et, après lui avoir présenté quelques pierreries qu’ils avaient sur eux, et qui peut-être étaient à moi, ils lui dirent : « Ô flambeau de l’équité, lumière qui dissipez les ténèbres de la mauvaise foi, nous avons recours à vous : nous sommes de faibles étrangers, nous venons du bout du monde trafiquer ici ; est-il juste qu’un voleur nous insulte et permettrez-vous qu’il nous enlève, par une imposture, ce que nous n’avons acquis qu’après mille travaux et au péril de nos vies ? — Qui est l’homme dont vous vous plaignez ? leur dit le cadi. — Monseigneur, lui répondirent-ils, nous ne le connaissons point ; nous ne l’avons jamais vu. » J’arrivai chez le juge dans ce moment-là ; ils s’écrièrent, dès qu’ils m’aperçurent : « Le voilà, monseigneur, ce misérable, ce voleur insigne, qui même est assez hardi pour venir jusque dans votre palais s’exposer à vos regards, qui doivent épouvanter les coupables. Grand juge, daignez nous protéger. »

Je m’approchai du cadi pour parler à mon tour, mais n’ayant point de présents à lui offrir, il me fut impossible de me faire écouter. L’air ferme et tranquille que me donnait le témoignage de ma conscience, passa même dans son esprit prévenu pour une marque d’effronterie ; il ordonna sur-le-champ à ses asas[3] de me conduire en prison ; de sorte que, pendant qu’on me chargeait de fers, mes associés s’en retournèrent triomphants et bien persuadés que j’aurais besoin d’un nouveau miracle pour me tirer des mains du cadi.

LVI

« Je n’en serais pas, en effet, sorti peut-être aussi heureusement que du golfe, sans un incident qui survint, et qui était encore un effet visible de la bonté du ciel. Les paysans qui m’avaient amené à Ormus apprirent par hasard qu’on m’avait emprisonné. Touchés de compassion, ils allèrent trouver le cadi ; ils lui dirent comment ils m’avaient rencontré, et lui firent un détail de tout ce que je leur avais conté dans la montagne. Le juge, sur leur rapport, ouvrit les yeux, se repentit de n’avoir pas voulu m’entendre et résolut d’approfondir l’affaire. Il envoya chercher les deux marchands au caravansérail, mais ils n’y étaient plus ; ils avaient déjà regagné leur vaisseau et pris le large ; car, malgré la prévention du juge, je ne laissais pas de leur causer de l’inquiétude. Une si prompte fuite acheva de persuader au cadi, que j’étais en prison injustement ; il me fit mettre en liberté, et voilà quelle fut la fin de la société que j’avais faite avec ces deux honnêtes joailliers.

Échappé de la mer et de la justice, j’aurais dû me regarder comme un homme qui n’avait pas peu de grâces à rendre au ciel ; mais j’étais dans une situation à ne lui pas tenir grand compte de m’avoir conservé : sans argent, sans amis, sans crédit, je me voyais réduit à subsister de charité ou à me laisser mourir de faim. Je sortis d’Ormus sans savoir ce que je deviendrais, et marchai vers la prairie de Lar, qui est entre les montagnes et la mer du golfe Persique. En y arrivant, je rencontrai une caravane de marchands de l’Indoustan, qui en décampait pour prendre le chemin de Chiras ; je me joignis à ces marchands, et, par les petits services que je leur rendis, je trouvai moyen de subsister ; j’allai avec eux à Chiras, où je m’arrêtai. Le roi Schah-Tahmaspe tenait sa cour dans cette ville.

Un jour, comme je revenais de la grande mosquée, au caravansérail où j’étais logé, j’aperçus un officier du roi de Perse ; il était vêtu de riches habits et parfaitement bien fait ; il me regarda fort attentivement, il m’aborda, et me dit : « Ô jeune homme, de quel pays es-tu ? Je vois bien que tu es étranger, et je ne crois pas que tu sois, dans la prospérité. » Je répondis que j’étais de Bagdad, et qu’à l’égard de sa conjecture, elle n’était que trop véritable ; ensuite je lui racontai mon histoire assez succinctement : il parut l’écouter avec attention et se montra sensible à mon malheur. « Quel âge as-tu ? me dit-il. — Je suis, repartis-je, dans ma dix-neuvième année. » Il m’ordonna de le suivre ; il marcha devant moi, et prit le chemin du palais du roi, où j’entrai avec lui. Il me mena dans un fort bel appartement, où il me dit : « Comment te nommes-tu ? » Je lui répondis que je m’appelais Hassan : il me fît encore plusieurs autres questions, et, satisfait de mes réponses : « Hassan, reprit-il, je suis touché de ton infortune, et je veux te servir de père. Apprends que je suis capi-aga[4] du roi de Perse ; il y a une place de page vacante dans la casoda[5], je te choisis pour la remplir ; tu es beau, jeune et bien fait, je ne puis faire un meilleur choix : il n’y a point de casodali[6] présentement que tu ne surpasses en bonne mine. »

Je remerciai le capi-aga de toutes les bontés qu’il me témoignait ; il me prit sous sa protection, et me fit donner un habillement de page. On m’instruisit de tous mes devoirs, et je commençai à m’en acquitter d’une manière qui m’attira bientôt l’estime de nos zuluflis[7], et fît honneur à mon patron.

Il était défendu, sous peine de la vie, à tous les pages des douze chambres, de même qu’à tous les officiers du palais et aux soldats de la garde, de demeurer la nuit dans les jardins du sérail après une heure marquée, parce que les femmes s’y promenaient quelquefois. J’y étais un soir tout seul, et je rêvais à mes malheurs ; je m’abandonnai si bien à mes réflexions que, sans m’en apercevoir, je laissai passer le temps prescrit aux hommes pour se retirer. Je sortis pourtant de ma rêverie, et jugeant que le moment de la retraite ne devait pas être éloigné, je marchais avec précipitation pour rentrer dans le palais, lorsqu’une dame, au détour d’une allée, se présenta tout à coup devant moi. Elle avait un port majestueux, et, malgré l’obscurité de la nuit, je remarquai qu’elle avait de la jeunesse et de la beauté.

« Vous allez bien vite, me dit-elle ; qui peut vous obliger à courir ainsi ? — J’ai mes raisons, lui répondis-je ; si vous êtes de ce palais, comme je n’en doute pas, vous ne pouvez les ignorer ? Vous savez qu’il est défendu aux hommes de se trouver dans ces jardins après une certaine heure, et qu’il y va de la vie de contrevenir à cette défense. — Vous vous avisez un peu tard de vous retirer, reprit la dame, l’heure est passée ; mais vous en devez savoir bon gré à votre étoile, car, sans cela vous ne m’auriez pas rencontrée. — Que je suis malheureux, m’écriai-je, sans faire attention à autre chose qu’au nouveau danger où je voyais mes jours : pourquoi faut-il que je me sois laissé surprendre par le temps ? — Ne vous affligez pas, dit la dame, votre affliction m’outrage : ne devriez-vous pas déjà être consolé de votre malheur ? Regardez-moi ; je ne suis point mal faite ; je n’ai que dix-huit ans, et, pour le visage, je me flatte de ne pas l’avoir désagréable. — Belle dame, quoique la nuit dérobe à mes yeux une partie de vos charmes, j’en découvre plus qu’il n’en faut pour m’enchanter ; mais entrez dans ma situation, et convenez qu’elle est un peu triste. — Il est vrai, répliqua-t-elle, que le péril où vous êtes ne présente pas à l’esprit des idées bien riantes ; votre perte pourtant n’est peut-être pas si assurée que vous l’imaginez ; le roi est un bon prince qui pourra vous pardonner. Qui êtes-vous ? — Madame, lui repartis-je, je suis casodali. — Ah ! vraiment, interrompit-elle, pour un page, vous faites bien des réflexions ; l’atemadolet[8] n’en ferait pas davantage. Hé ! croyez-moi, n’ayez point d’inquiétude aujourd’hui de ce qui doit vous arriver demain, vous ne le savez pas ; le ciel s’en est réservé la connaissance, et vous a déjà peut-être préparé une voie pour sortir d’embarras ; laissez-donc là l’avenir, et ne soyez occupé que du présent. Si vous saviez qui je suis et tout l’honneur que vous fait cette aventure, au lieu d’empoisonner des moments si doux par des réflexions amères, vous vous estimeriez le plus heureux des hommes.

Enfin la dame, à force de m’agacer, dissipa la crainte qui m’agitait. L’image du châtiment qui me menaçait s’effaça insensiblement de mon esprit, et me livrant tout entier aux flatteuses espérances qu’on me laissait concevoir, je ne songeai plus qu’à profiter de l’occasion. J’embrassai la dame avec transport ; mais bien loin de se prêter à mes caresses, elle fit un cri en me repoussant très rudement, et aussitôt je vis paraître dix ou douze femmes qui s’étaient cachées pour entendre notre conversation.

LVII

« Il ne me fut pas difficile alors de m’apercevoir que la personne qui venait de me donner si beau jeu s’était moquée de moi. Je jugeai que c’était quelque esclave de la princesse de Perse qui, pour se divertir, avait voulu faire l’aventurière ; toutes les autres femmes accoururent promptement à son secours en éclatant de rire, et la trouvèrent un peu tremblante de la frayeur que je lui avais causée. « Calé-Cairi, lui dit une d’entre elles, avez-vous encore envie de prendre de pareils passe-temps ? — Oh ! pour cela non, répondit Calé-Cairi ; cela ne m’arrivera plus ; je suis bien payée de ma curiosité. »

Les esclaves commencèrent ensuite à m’environner et à plaisanter. « Ce page, disait l’une, est un peu vif ; il est né pour les belles aventures. — Si jamais, disait une autre, je me promène toute seule la nuit, je souhaite de n’en pas rencontrer un plus sot. » Quoique page, j’étais fort déconcerté de toutes leurs plaisanteries, qu’elles accompagnaient de grands éclats de rire. Quand elles m’auraient raillé pour avoir été trop timide, je n’aurais pas été plus honteux.

Il leur échappa aussi des railleries sur l’heure de la retraite que j’avais laissé passer ; elles dirent que c’était dommage que je périsse, et que je méritais bien qu’on me sauvât la vie, puisque j’étais si dévoué au service des dames. Alors celle que j’avais entendu nommer Calé-Cairi, s’adressant à une autre, lui dit : « C’est à vous, ma princesse, d’ordonner de son sort ; voulez-vous qu’on l’abandonne, ou qu’on lui prête du secours ? — Il faut le délivrer du danger où il est, répondit la princesse ; qu’il vive, j’y consens ; il faut même, afin qu’il se souvienne plus longtemps de cette aventure, la rendre encore plus agréable pour lui. Faisons-le entrer dans mon appartement, qu’aucun homme jusqu’ici ne peut se vanter d’avoir vu. » Aussitôt deux esclaves allèrent chercher une robe de femme et me l’apportèrent, je m’en revêtis, et me mêlant parmi les personnes de la suite de la princesse, je l’accompagnai jusque dans son appartement, qu’éclairaient une infinité de bougies parfumées, qui se faisaient agréablement sentir. Il me parut aussi riche que celui du roi : l’or et l’argent y brillaient de toutes parts.

En entrant dans la chambre de Zélica-Béghume, c’est ainsi que se nommait la princesse de Perse, je remarquai qu’il y avait au milieu, sur le tapis de pied, quinze ou vingt grands carreaux de brocart disposés en rond : toutes les dames s’allèrent jeter dessus, et l’on m’obligea de m’y asseoir aussi ; ensuite Zélica demanda des rafraîchissements. Six vieilles esclaves, moins richement vêtues que celles qui étaient assises, parurent à l’instant ; elles nous distribuèrent des mahramas[9], et servirent, peu de temps après, dans un grand bassin de martabani[10], une salade composée de lait caillé, de jus de citron et de tranches de concombres. On apporta une cuiller de cocnos[11] à la princesse, qui prit d’abord une cuillerée de salade, la mangea, et donna aussitôt sa cuiller à la première esclave qui était assise auprès d’elle à sa droite ; cette esclave fit la même chose que sa maîtresse, si bien que toute la compagnie se servit de la même cuiller à la ronde, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus rien dans le bassin. Alors les six vieilles esclaves dont j’ai parlé nous présentèrent de fort belle eau dans des coupes de cristal.

Après ce repas, l’entretien devint aussi vif que si nous eussions bu du vin ou de l’eau-de-vie de dattes. Calé-Cairi, qui par hasard ou autrement s’était placée vis-à-vis de moi, me regardait quelquefois en souriant, et semblait me vouloir faire comprendre par ses regards qu’elle me pardonnait la vivacité que j’avais fait paraître dans le jardin. De mon côté, je jetais les yeux sur elle de temps en temps, mais je les baissais dès que je remarquais qu’elle avait la vue sur moi ; j’avais la contenance très embarrassée, quelque effort que je fisse pour témoigner un peu d’assurance sur mon visage et dans mes actions. La princesse et ses femmes, qui s’en apercevaient bien, tâchèrent de m’inspirer de la hardiesse. Zélica me demanda mon nom et depuis quand j’étais page de la casoda. Après que j’eus satisfait sa curiosité, elle me dit : « Eh bien ! Hassan, prenez un air plus libre ; oubliez que vous êtes dans un appartement dont l’entrée est interdite aux hommes ; oubliez que je suis Zélica ; parlez-nous comme si vous étiez avec de petites bourgeoises de Chiras ; envisagez toutes ces jeunes personnes ; examinez-les avec attention, et dites franchement quelle est celle d’entre nous qui vous plaît davantage.

LVIII

« La princesse de Perse, au lieu de me donner de l’assurance par ce discours, comme elle se l’imaginait, ne fît qu’augmenter mon trouble et mon embarras. « Je vois bien, Hassan, me dit-elle, que j’exige de vous une chose qui vous fait de la peine : vous craignez sans doute qu’en vous déclarant pour l’une, vous déplaisiez à toutes les autres ; mais que cette crainte ne vous arrête pas, que rien ne vous contraigne ; mes femmes sont tellement unies que vous ne sauriez altérer leur union ; considérez-nous donc, et nous faites connaître celle que vous choisiriez pour maîtresse, s’il vous était permis de faire un choix. »

Quoique les esclaves de Zélica fussent parfaitement belles, et que cette princesse même eût de quoi se flatter de la préférence, mon cœur se rendit sans balancer aux charmes de Calé-Cairi ; mais, cachant des sentiments qui me semblaient faire injure à Zélica, je dis à cette princesse qu’elle ne devait point se mettre sur les rangs, ni disputer un cœur avec ses esclaves, puisque telle était sa beauté que partout où elle paraîtrait on ne pourrait avoir des yeux que pour elle. En disant ces paroles, je ne pus m’empêcher de regarder Calé-Cairi d’une manière qui lui fit assez juger que la flatterie seule me les avait dictées. Zélica s’en aperçut aussi : « Hassan, me dit-elle, vous êtes trop flatteur ; je veux plus de sincérité, je suis persuadée que vous ne dites pas ce que vous pensez ; donnez-moi la satisfaction que je vous demande ; découvrez-nous le fond de votre âme, toutes mes femmes vous en prient ; vous ne pouvez nous faire un plus grand plaisir. » Effectivement, toutes les esclaves m’en pressèrent ; Calé-Cairi surtout se montrait la plus ardente à me faire parler, comme si elle eût deviné qu’elle y était la plus intéressée.

Je me rendis enfin à leurs instances ; je bannis ma timidité, et m’adressant à Zélica : « Ma princesse, lui dis-je, je vais donc vous satisfaire. Il serait difficile de décider qui est la plus belle dame, mais l’aimable Calé-Cairi est celle pour qui je me sens le plus d’inclination. »

Je n’eus pas achevé ces mots, que les esclaves commencèrent à faire de grands éclats de rire sans qu’il parût sur leurs visages la moindre marque de dépit. « Sont ce là des femmes ? » dis-je en moi-même. Zélica, au lieu de me laisser voir que ma franchise l’eût offensée, me dit : « Je suis bien aise, Hassan, que vous ayez donné la préférence à Calé-Cairi ; c’est ma favorite, et cela prouve que vous n’avez pas le goût mauvais. Vous ne connaissez pas tout le prix de la personne que vous avez choisie ; telles que vous nous voyez, nous sommes toutes d’assez bonne foi pour avouer que nous ne la valons pas. » La princesse et les esclaves plaisantèrent ensuite Calé-Cairi sur le triomphe que venaient de remporter ses charmes, ce qu’elle soutint avec beaucoup d’esprit. Après cela, Zélica fit apporter un luth et, le mettant entre les mains de Calé-Cairi : « Montrez à votre amant, lui dit-elle, ce que vous savez faire. » L’esclave favorite accorda le luth, et en joua d’une manière qui me ravit ; elle l’accompagna de sa voix, et chanta une chanson dont le sens était que : lorsqu’on a fait choix d’un objet aimable, il faut l’aimer toute sa vie. En chantant, elle tournait de temps en temps vers moi les yeux si tendrement, qu’oubliant devant qui j’étais, je me jetai à ses pieds, transporté d’amour et de plaisir. Mon action donna lieu à de nouveaux éclats de rire, qui durèrent jusqu’à ce qu’une vieille esclave vînt avertir que le jour allait bientôt paraître, et que si l’on voulait me faire sortir de l’appartement des femmes, il n’y avait point de temps à perdre.

Alors Zélica, de même que ses femmes, ne songeant plus qu’à se reposer, me dit de suivre la vieille esclave, qui me mena dans plusieurs galeries, et par mille détours me fit arriver à une porte dont elle avait la clef : elle l’ouvrit, je sortis, et je m’aperçus dès qu’il fut jour que j’étais hors l’enceinte du palais.

LIX

« Voilà de quelle manière je sortis de l’appartement de la princesse Zélica-Béghume et du nouveau péril où je m’étais imprudemment jeté moi-même. Je rejoignis mes camarades quelques heures après. L’oda bachi[12] me demanda pourquoi j’avais couché hors du palais. Je lui répondis qu’un de mes amis, marchand de Chiras, qui venait de partir pour Basra avec toute sa famille, m’avait retenu chez lui, et que nous avions passé la nuit à boire. Il me crut, et j’en fus quitte pour quelques réprimandes. J’étais trop charmé de mon aventure pour l’oublier ; j’en rappelais à tous moments jusqu’aux moindres circonstances, particulièrement celles qui flattaient le plus ma vanité, c’est-à-dire qui me faisaient croire que je m’étais attiré l’attention de l’esclave favorite de la princesse. Huit jours après, un eunuque vint à la porte de la chambre du roi, et dit qu’il voulait me parler. Je l’allai trouver pour lui demander de quoi il s’agissait. « Ne vous appelez-vous pas Hassan ? » me dit-il. Je lui répondis qu’oui. En même temps il me mit entre les mains un billet, et disparut aussitôt. On me mandait que si j’étais d’humeur à me trouver encore la nuit prochaine dans les jardins du sérail, après l’heure de la retraite, au même endroit où l’on m’avait rencontré, j’y verrais une personne qui était très sensible à la préférence que je lui avais donnée sur toutes les autres femmes de la princesse.

Quoique j’eusse soupçonné Calé-Cairi d’avoir pris du goût pour moi, je ne m’attendais point à recevoir cette lettre. Enivré de ma bonne fortune, je demandai à l’oda-bachi la permission d’aller voir un derviche de mon pays, fraîchement arrivé de la Mecque ; ce qui m’ayant été accordé, je courus, je volai dans les jardins du sérail, dès que la nuit fut venue. Si la première fois je m’étais laissé surprendre par le temps, en récompense il me parut bien long dans l’attente des plaisirs que je me promettais alors ; je crus que l’heure de la retraite ne viendrait jamais. Elle vint pourtant, j’aperçus peu de temps après une dame que je reconnus à sa taille et à son air pour Calé-Cairi.

Je m’approchai d’elle tout transporté de plaisir et de joie, et, me prosternant à ses pieds, je demeurai le visage contre terre, sans pouvoir dire une parole, tant j’étais hors de moi-même. « Levez-vous, Hassan, me dit-elle, je veux savoir si vous m’aimez ; pour me le persuader, il me faut d’autres preuves que ce silence tendre et passionné. Parlez-moi sans déguisement : est-il possible que vous m’ayez trouvée plus belle que toutes mes compagnes, et que la princesse Zélica même ? croirai-je qu’en effet vos yeux me sont plus favorables qu’à elle ? — N’en doutez pas, lui répondis-je, trop aimable Calé-Cairi ; lorsque la princesse et ses femmes forcèrent ma bouche à prononcer entre vous et elles, il y avait déjà longtemps que mon cœur s’était déclaré pour vous. Depuis cette heureuse nuit, je n’ai pu me distraire un moment de votre image, et vous auriez toujours été présente à mon esprit, quand vous n’auriez jamais eu de bonté pour moi.

— Je suis ravie, reprit-elle, de vous avoir inspiré tant d’amour, car, de mon côté, je l’avouerai, je n’ai pu me défendre de prendre de l’amitié pour vous. Votre jeunesse, votre bonne mine, votre esprit vif et brillant, et plus que tout cela peut-être, la préférence que vous m’avez donnée sur de fort jolies personnes, vous a rendu aimable à mes yeux ; la démarche que je fais vous le prouve assez ; mais hélas ! mon cher Hassan, ajouta-t-elle en soupirant, je ne sais si je dois m’applaudir de ma conquête, ou si je ne dois pas plutôt la regarder comme une chose qui va faire le malheur de ma vie.

— Hé ! madame, lui répondis-je, pourquoi, au milieu des transports que votre présence me cause, écoutez-vous un noir pressentiment ? — Ce n’est pas, reprit-elle, une crainte insensée qui vient en ce moment troubler nos plaisirs ; mes larmes ne sont que trop bien fondées, et vous ne savez pas ce qui fait ma peine : la princesse Zélica vous aime, et, s’affranchisant bientôt du joug superbe auquel elle est liée, elle doit vous annoncer votre bonheur. Quand elle vou avouera que vous avez su lui plaire, comment recevrez-vous un aveu si glorieux ? L’amour que vous avez pour moi tiendra-t-il contre l’honneur d’avoir pour maîtresse la première princesse du monde ? — Oui, charmante Calé-Cairi, interrompis-je en cet endroit, vous l’emporterez sur Zélica. Plût au ciel que vous puissiez avoir une rivale encore plus redoutable, vous verriez que rien ne peut ébranler la constance d’un cœur qui vous est asservi ; quand Schah-Tahmaspe n’aurait point de fils pour lui succéder, quand il se dépouillerait du royaume de Perse pour le donner à son gendre, et qu’il dépendit de moi de l’être, je vous sacrifierais une si haute fortune. — Ah ! malheureux Hassan, s’écria la dame, où vous porte votre amour ? Quelle funeste assurance vous me donnez de votre fidélité ; vous oubliez que je suis esclave de la princesse de Perse. Si vous payez ses bontés d’ingratitude, vous attirerez sur nous sa colère, et nous périrons tous les deux : il vaut mieux que je vous cède à une rivale si puissante, c’est le seul moyen de nous conserver.

— Non, non, répliquai-je brusquement, il en est un autre que mon désespoir choisira plutôt ; c’est de me bannir de la cour ; ma retraite vous mettra d’abord à couvert de la vengeance de Zélica, vous rendra votre tranquillité : et, tandis que peu à peu vous oublierez l’infortuné Hassan, il ira dans les déserts chercher la fin de ses malheurs. » J’étais si pénétré de ce que je disais, que la dame se rendit à ma douleur, et me dit : « Cessez, Hassan, de vous abandonner à une affliction superflue ; vous êtes dans l’erreur, et vous paraissez mériter qu’on vous détrompe. Je ne suis point une esclave de la princesse Zélica ; je suis Zélica même ; la nuit que vous êtes venu passer dans mon appartement, j’ai passé pour Calé-Cairi, et vous avez pris Calé-Cairi pour moi. » À ces mots, elle appela une de ses femmes, qui, sortant d’entre quelques cyprès où elle se tenait cachée, accourut vite à sa voix, et je reconnus, en effet, cette esclave que j’avais prise pour la princesse de Perse.

LX

« Vous voyez, Hassan, me dit Zélica, vous voyez la véritable Calé-Cairi ; je lui rends son nom et je reprends le mien ; je ne veux pas me déguiser plus longtemps, ni vous cacher l’importance de la conquête que vous avez faite ; connaissez donc toute la gloire de votre triomphe. Quoique vous ayez plus d’amour que d’ambition, je suis persuadée que vous n’apprenez pas sans un nouveau plaisir que c’est une princesse qui vous aime. »

Je ne manquai pas de dire à Zélica que je ne pouvais comprendre l’excès de mon bonheur, ni comment j’avais mérité que du faîte des grandeurs où elle était élevée, elle daignât descendre jusqu’à moi et me venir chercher dans le néant, pour me faire un sort digne de l’envie d’un des plus grands rois du monde. Enfin, surpris, enchanté des bontés de la princesse, je commençai à me répandre en discours pleins de reconnaissance ; mais elle m’interrompit : « Hassan, me dit-elle, cessez d’être étonné de ce que je fais pour vous ; la fierté a peu d’empire sur des femmes renfermées ; nous suivons sans résistance les mouvements de notre cœur : vous êtes aimable, vous m’avez plu ; cela suffit pour mériter mes bontés. »

Nous passâmes presque toute la nuit à nous promener et à nous entretenir, et le jour nous aurait sans doute surpris dans les jardins, si Calé-Cairi, qui était avec nous, n’eût pris soin de nous avertir qu’il était temps de nous séparer ; mais avant que je quittasse Zélica, cette princesse me dit : « Adieu, Hassan, pensez toujours à moi ; nous nous reverrons encore, et je promets de vous faire bientôt connaître jusqu’à quel point vous m’êtes cher. » Je me jetai à ses pieds pour la remercier d’une promesse si flatteuse, après quoi Calé-Cairi me fit faire les mêmes détours que j’avais faits la piemière fois, et me mit hors l’enceinte du sérail.

Aimé de l’auguste princesse que j’idolâtrais, et me faisant une image charmante de ce qu’elle m’avait promis, je m’abandonnai le lendemain et les jours suivants aux plus agréables idées qui puissent se présenter à l’esprit. C’est alors qu’on pouvait dire qu’il y avait sur la terre un homme heureux, si toutefois l’impatience de revoir Zélica me permettait de l’être. Enfin je me trouvai dans la situation qui fait le plus plaisir aux amants, c’est-à-dire, que je touchais au moment qui devait combler mes vœux, lorsqu’un événement imprévu vint tout à coup m’enlever mes orgueilleuses espérances ; j’entendis dire que la princesse Zélica était tombée malade, et, deux jours après, le bruit de sa mort se répandit dans le palais : je ne voulais pas croire cette funeste nouvelle, et il fallut, pour y ajouter foi, que je visse préparer la pompe funèbre. Mes yeux, hélas ! en furent les tristes témoins, et voici quel en fut l’ordre.

Tous les pages des douze chambres marchaient les premiers, nus depuis la tête jusqu’à la ceinture ; les uns s’égratignaient les bras, pour témoigner leur zèle et leur douleur ; les autres y faisaient des caractères ; et moi, profitant d’une si belle occasion de marquer ie regret sincère, ou plutôt le désespoir dont j’étais saisi, je me déchirai le corps, je me mis tout en sang. Nos officiers nous suivaient d’un pas lent et d’un air grave ; ils avaient derrière eux de longs rouleaux de papier de la Chine, déroulés et attachés à leurs turbans, et sur lesquels étaient écrits divers passages de l’Alcoran, avec quelques vers à la louange de Zélica, qu’ils chantaient d’un air aussi triste que respectueux. Après eux, paraissait le corps dans un cercueil de bois de sandal, élevé sur un brancard d’ivoire que portaient douze hommes de qualité ; et vingt princes parents de Schah-Tahmaspe, tenaient chacun le bout d’un cordon de soie attaché au cercueil. Toutes les femmes du palais venaient ensuite en faisant d’affreux hurlements ; et quand le corps fut arrivé au lieu de la sépulture, tout le monde se mit à crier : Laylah illallah[13].

Je ne vis point le reste de la cérémonie, parce que l’excès de ma douleur et le sang que j’avais perdu me causèrent un long évanouissement. Un de nos officiers me fit promptement porter dans notre chambre, où l’on eut grand soin de moi : on me frotta le corps d’un excellent baume, si bien qu’au bout de deux jours je sentis mes forces rétablies ; mais peu s’en fallut que le souvenir de la princesse ne me rendit insensé. « Ah ! Zélica, disais-je en moi-même à tous moments, est-ce ainsi que vous dégagez la promesse que vous me fites en vous quittant ? Est-ce là cette marque de tendresse que vous vouliez me donner ? » Je ne pouvais me consoler, et le séjour de Chiras me devenant insupportable, je sortis secrètemennt de la cour de Perse trois jours après les obsèques de la princesse Zélica.

LXI

« Possédé de mon affliction, je marchai toute la nuit sans savoir où j’allais, ni où je devais aller. Le lendemain matin, m’étant arrêté pour me reposer, il passa près de moi un jeune homme qui avait un habillement fort extraordinaire : il vint à moi, me salua, me présenta un rameau vert qu’il tenait à la main, et, après m’avoir obligé par ses civilités à l’accepter, il se mit à réciter des vers persans pour m’engager à lui faire l’aumône. Comme je n’avais rien, je ne pouvais rien lui donner : il crut que je n’entendais pas la langue persane ; il récita des vers arabes ; mais voyant qu’il ne réussissait pas mieux d’une façon que de l’autre, et que je ne faisais pas ce qu’il souhaitait, il me dit : « Frère, je ne puis me persuader que tu manques de charité, je crois plutôt que tu n’as pas de quoi l’exercer. — Vous êtes au fait, lui répondis-je ; tel que vous me voyez, je n’ai pas seulement un aspre, et je ne sais pas où donner de la tête. — Ah ! malheureux, s’écria-t-il, quelle étrange condition est la tienne ! tu me fais pitié ; je veux te secourir ».

J’étais assez surpris d’entendre ainsi parler un homme qui venait de me demander l’aumône, et je croyais que le secours qu’il m’offrait n’était autre chose que des prières et des vœux, lorsque, poursuivant son discours : « Je suis, ajouta-t-il, un de ces bons enfants qu’on appelle faquirs : quoique nous vivions de charité, nous ne laissons pas de vivre dans l’abondance, parce que nous savons exciter la pitié des hommes par un air de mortification et de pénitence que nous nous donnons. Véritablement, il y a des faquirs qui sont assez simples pour être tels qu’ils paraissent, qui mènent une vie si austère qu’ils seront quelquefois dix jours entiers sans prendre la moindre nourriture. Nous sommes un peu plus relâchés que ceux-là ; nous ne nous piquons pas d’avoir le fonds de leurs vertus, nous en conservons seulement les apparences. Veux-tu devenir un de nos confrères ? J’en vais trouver deux qui sont à Bost ; si tu es d’humeur à faire le quatrième, tu n’as qu’à me suivre. — N’étant pas accoutumé à vos pratiques de dévotion, je crains de m’acquitter mal… — Tu te moques, interrompit-il, avec tes pratiques ; je te le répète encore, nous ne sommes pas des faquirs rigides ; en un mot, nous n’en avons que l’habit. »

Quoique ce faquir, par ces paroles, me fît connaître que ses deux confrères et lui étaient trois libertins, je ne refusai pas de me joindre à eux. Outre que je me trouvais dans un état misérable, je n’avais pas appris parmi les pages à être scrupuleux sur les liaisons. Aussitôt que j’eus dit au faquir que je consentais de faire ce qu’il souhaitait, il me conduisit à Bost, en me faisant subsister sur la route de dattes, de riz et d’autres provisions qu’on lui donnait dans les bourgs et les villages par où nous passions. D’abord qu’on entendait son grelot et son cri, les bons musulmans accouraient avec des vivres et on le chargeait.

Nous arrivâmes de cette manière à la ville de Bost ; nous entrâmes dans une petite maison située dans les faubourgs, où demeuraient les deux autres faquirs. Ils nous reçurent à bras ouverts, et parurent charmés de la résolution que j’avais prise de vivre avec eux. Ils m’eurent bientôt initié à leurs mystères, c’est-à-dire qu’ils m’enseignèrent toutes leurs grimaces. Quand je fus bien instruit dans l’art de tromper le peuple, ils m’habillèrent comme eux, et m’obligèrent d’aller dans la ville présenter aux honnêtes gens des fleurs ou des rameaux, et leur réciter des vers. Je revenais toujours au logis chargé de quelques pièces d’argent qui servaient à nous faire faire bonne chère.

J’étais encore trop jeune, et j’aimais trop le plaisir naturellement, pour pouvoir résister au mauvais exemple que ces faquirs me donnaient. Je me jetai dans toutes sortes de débauches, et par là je perdis insensiblement le souvenir de la princesse de Perse. Ce n’est pas qu’elle ne s’offrit quelquefois à ma pensée, et qu’elle ne m’arrachât des soupirs ; mais, au lieu de nourrir ces faibles restes de douleur, je n’épargnais rien pour les détruire, et je disais souvent : « Pourquoi penser à Zélica, puisque Zélica n’est plus ? Quand je la pleurerai toute ma vie, de quoi lui serviront mes pleurs ? »

LXII

« Je passai près de deux années avec ces faquirs, et j’y aurais demeuré bien davantage si celui qui m’avait attiré parmi eux, et que j’aimais plus que les autres, ne m’eût proposé de voyager. « Hassan, me dit-il un jour, je commence à m’ennuyer dans cette ville ; il me prend envie de courir le pays. J’ai ouï dire des merveilles de la ville de Candahar : si tu veux m’accompagner, nous verrons si l’on m’en a fait un portrait fidèle. » Je consentis, poussé par la curiosité de voir de nouveaux pays, ou, pour mieux dire, entraîné par cette puissance supérieure qui nous fait agir nécessairement.

Nous partîmes donc tous deux de Bost, et après avoir passé par plusieurs villes du Ségestan, sans nous y arrêter, nous arrivâmes à la belle ville de Candahar, qui parut revêtue de fortes murailles. Nous allâmes loger dans un caravansérail, où l’on nous reçut fort charitablement en faveur des habits que nous portions, et c’était ce que nous avions de plus recommandable. Nous trouvâmes tous les habitants de la ville dans un grand mouvement, parce qu’on devait le lendemain célébrer la fête du Giulous[14]. Nous apprîmes qu’à la cour on n’était pas moins occupé, tout le monde voulant signaler son zèle pour le roi Firouzschah, qui se faisait aimer des bons par son équité, et encore plus craindre des méchants par la rigueur avec laquelle il les traitait.

Comme les faquirs entrent partout, sans que personne puisse les en empêcher, nous allâmes à la cour le jour suivant pour voir la fête, qui n’eut pas de quoi charnier les yeux d’un homme qui avait vu le Giulous du roi de Perse. Pendant que nous étions attentifs à regarder tout ce qui se passait, je me sentis tirer par le bras. En même temps je tournai la tête, et j’aperçus auprès de moi l’ennuque qui, dans le palais de Schah-Tahmaspe, m’avait donné une lettre de la part de Calé-Cairi, ou plutôt de Zélica.

« Seigneur Hassan, me dit-il, je vous ai reconnu malgré l’étrange habillement qui vous couvre. Bien qu’il me semble toutefois que je ne me trompe point, je ne sais pas si je ne dois pas me défier du rapport de mes yeux. Est-il possible que je vous rencontre ici ? — Et vous, lui répondis-je, que faites-vous à Candahar ? Pourquoi avez-vous quitté la cour de Perse ; la mort de la princesse Zélica vous en aurait-elle écarté comme moi ? — C’est, reprit-il, ce que je ne puis vous dire présentement, mais je satisferai pleinement votre curiosité si vous voulez vous trouver seul ici demain à la même heure. Je vous apprendrai des choses qui vous étonneront ; d’ailleurs je vous avertis qu’elles vous regardent. »

Je lui promis de revenir seul au même endroit le jour suivant, et je ne manquai pas de tenir ma promesse. L’eunuque parut ; il vint à moi, et me dit : « Sortons de ce palais, cherchons un lieu plus commode pour nous entretenir. Nous allâmes dans la ville ; nous traversâmes plusieurs rues, et enfin nous nous arrêtâmes à la porte d’une assez grande maison dont il avait la clef. Nous y entrâmes. Je vis des appartements fort bien meublés, de beaux tapis de pied, de riches sofas, et j’aperçus un jardin très cultivé, au milieu duquel il y avait un bassin plein d’une fort belle eau, et bordé de marbre jaspé.

« Seigneur Hassan, me dit l’eunuque, trouvez-vous cette maison agréable ? — Fort agréable, lui répondis-je. — J’en suis bien aise, reprit-il, car je l’ai louée hier pour vous, telle que vous la voyez. Il vous faut aussi quelques esclaves pour vous servir ; je vais vous en acheter pendant que vous vous baignerez. » En disant cela, il me conduisit dans une chambre où il y avait des bains préparés. « Au nom de Dieu, lui dis-je, apprenez-moi pourquoi vous m’avez amené ici et quelles sont ces choses que vous aviez à me dire ? — On vous les dira, repartit-il, en temps et lieu, qu’il vous suffise de savoir présentement que votre sort a bien changé depuis que je vous ai rencontré, et que j’ai ordre d’en user avec vous comme j’en use. » En même temps, il m’aida à me déshabiller, ce qui fut bientôt fait. Je me mis au bain, et l’eunuque sortit en me priant de ne me point impatienter.

Ce mystère, qu’on me faisait, me donna beaucoup à penser ; mais j’eus beau fatiguer mon esprit pour tâcher d’être au fait, je fis des efforts superflus. Schapour me laissa dans l’eau fort longtemps, et je commençais à perdre patience, lorsqu’il revint suivi de quatre esclaves, dont deux étaient chargés de linges et d’habits, et les autres de toutes sortes de provisions. « Je vous demande pardon, seigneur, me dit-il, je suis fâché de vous avoir tant fait attendre. » Aussitôt les esclaves mirent leurs paquets sur des sofas, et s’empressèrent à me servir. Ils me frottèrent avec des linges fins et neufs ; ensuite ils me firent prendre une riche veste, avec une robe magnifique et un turban. « Où tout ceci doit-il aboutir ? disais-je en moi-même ; par l’ordre de qui cet eunuque me traite-t-il de cette manière ? » J’avais une impatience d’en être éclairci que je ne pouvais modérer.

LXIII

« Schapour s’en aperçut bien. « C’est à regret, me dit-il, que je vous vois en proie à votre inquiétude, mais je ne puis vous soulager. Quand il ne m’aurait pas été expressément défendu de parler, quand, trahissant mon devoir, je vous instruirais de tout ce que je vous cèle, je ne vous rendrais pas plus tranquille. D’autres désirs plus violents succéderaient à ceux qui vous pressent. Vous ne saurez que cette nuit ceux que vous souhaitez d’apprendre. »

Quoique je n’eusse qu’un bon augure à tirer des discours de l’eunuque, je ne laissai pas d’être pendant tout le reste de la journée dans une cruelle situation. Je crois que l’attente d’un mal fait moins souffrir que celle d’un grand plaisir. Cependant la nuit arriva ; l’on alluma partout des bougies, et l’on prit soin particulièrement de bien éclairer le plus bel appartement de la maison. J’y étais avec Schapour qui, pour adoucir mon ennui, me disait à tous moments : « On va venir, encore un peu de patience. » Enfin nous entendîmes frapper à la porte ; l’eunuque alla ouvrir et revint avec une dame qui n’eut pas sitôt levé son voile que je la reconnus pour Calé-Cairi. À cette vue, ma surprise fut extrême, car je croyais cette dame à Chiras. « Seigneur Hassan, me dit-elle, quelque étonné que vous soyez de me voir, vous le serez bien davantage quand vous entendrez ce que j’ai à vous raconter. » À ces mots, Schapour et les esclaves sortirent et me laissèrent seul avec Calé-Cairi. Nous nous assîmes tous deux sur le même sofa, et elle prit la parole dans ces termes :

« Vous vous souvenez bien, seigneur Hassan, de cette nuit que Zélica choisit pour se découvrir à vous, et la promesse qu’elle vous fit en vous quittant ne doit pas encore être sortie de votre mémoire. Le lendemain, je lui demandai quelle résolution elle avait prise et quel témoignage de tendresse elle prétendait vous donner. Elle me répondit qu’elle voulait vous rendre heureux et avoir souvent avec vous de secrets entretiens, quelque péril qu’il y eut à courir. Je ne vous nierai point que révoltée contre ses sentiments, je n’épargnai rien pour les affaiblir. Je lui représentai que c’était une extravagance à une princesse de son rang de songer à vous et de s’exposer pour un page à perdre la vie : en un mot, je combattis son amour de tout mon pouvoir, et vous devez me le pardonner, puisque tous mes raisonnements ne servirent qu’à fortifier sa passion. Quand je vis que je ne pouvais la persuader : « Madame, lui dis je, je ne saurais envisager sans frémir les périls où vous allez vous jeter ; et puisque rien n’est capable de vous détacher de votre amant, il faut donc chercher un moyen de le voir sans commettre vos jours ni les siens. J’en sais un qui flatterait sans doute votre amour, mais je n’oserais vous le proposer, tant il me paraît délicat.

— Parlez, Calé-Cairi, me dit alors la princesse ; quel que soit ce moyen, ne me le cachez pas. — Si vous l’employez, lui répliquai-je, il faut vous résoudre à quitter la cour pour vivre comme si le ciel vous avait fait naître dans la plus commune condition. Il faut que vous renonciez à tous les honneurs qui sont attachés à votre rang ; aimez-vous assez Hassan pour lui faire un si grand sacrifice ? — Si je l’aime, repartit-elle, en poussant un profond soupir ! Ah ! le sort le plus obscur me plaira davantage avec lui que toutes ces apparences fastueuses qui m’environnent. Dites-moi ce que je dois faire pour le voir sans contrainte, et je le ferai sans balancer. — Je vais donc, lui dis-je, céder à votre penchant, puisqu’il est inutile de le combattre. Je connais une herbe qui a une vertu assez singulière : si vous vous en mettez dans l’oreille une feuille seulement, vous tomberez en léthargie une heure après ; vous passerez pour morte ; on fera vos funérailles, et, la nuit, je vous ferai sortir du tombeau. »

À ces paroles, j’interrompis Calé-Cairi. « Ô ciel ! m’écriai-je, serait-il bien possible que la princesse Zélica ne fût pas morte ? Qu’est-elle devenue ? — Seigneur, me dit Calé-Cairi, elle vit encore ; mais je vous prie de m’écouter, vous allez apprendre tout ce que vous souhaitez de savoir. Ma maîtresse, continua-t-elle, m’embrassa de joie, tant ce projet lui parut ingénieux ; mais se représentant bientôt combien il était difficile à exécuter, à cause des cérémonies qui s’observent aux funérailles, elle me dit ce qu’elle en pensait : je levai toutes les difficultés, et voici de quelle manière nous conduisîmes cette grande entreprise.

Zélica se plaignit d’un mal de tête et se coucha. Le lendemain, je fis courir le bruit qu’elle était dangereusement malade. Le médecin du roi vint, qui s’y laissa tromper, et ordonna des remèdes qu’on ne prit point. Les jours suivants la maladie augmenta ; et quand je jugeai à propos que la princesse fût à l’extrémité, je lui mis dans l’oreille une feuille de l’herbe en question. Je courus aussitôt avertir Schah-Tahmaspe que Zélica n’avait plus que quelques instants à vivre et demandait à lui parler. Il se rendit promptement auprès d’elle, et remarquant, parce que l’herbe opérait, que son visage changeait de moment en moment, il s’attendrit et se mit à pleurer. « Seigneur, lui dit alors sa fille, je vous conjure par la tendresse que vous avez toujours eue pour moi, d’ordonner que mes dernières volontés soient exactement suivies : je veux qu’après ma mort aucune autre femme que Calé-Cairi ne lave mon corps, ne le frotte de parfums ; je souhaite que mes autres esclaves ne partagent point cet honneur avec elle ; je demande encore qu’elle me veille seule la première nuit et que personne qu’elle n’arrose de ses larmes mon tombeau ; je veux que ce soit cette esclave zélée qui prie le Prophète de me secourir contre les assauts des mauvais anges. »

LXIV

« Schah » Tahmaspe promit à sa fille que je lui rendrais ces tristes devoirs, comme elle le désirait. « Ce n’est pas tout, seigneur, lui dit-elle, je vous prie que Calé-Cairi soit libre, d’abord que je ne serai plus, et donnez-lui avec cette liberté des présents qui soient dignes de vous et de l’attachement qu’elle a toujours eu pour moi. — Ma fille, répondit Schah-Tahmaspe, ayez l’esprit en repos sur toutes les choses que vous me recommandez ; si j’ai le malheur de vous perdre, je jure que votre esclave favorite, chargée de présents, pourra se retirer où il lui plaira. »

À peine eut-il achevé ces paroles que l’herbe produisit tout son effet : Zélica perdit le sentiment, et son père, la croyant morte, se retira dans son appartement tout en pleurs : il ordonna que moi seule laverais le corps et le parfumerais, ce que je fis ; je l’enveloppai ensuite d’un drap blanc et le mis dans le cercueil ; après cela, on le porta au lieu de sa sépulture, où, par ordre du roi, on me laissa seule la première nuit. Je regardai partout, pour voir si quelqu’un ne s’était point caché pour m’observer, et n’ayant trouvé personne, je tirai ma maîtresse du cercueil et de sa léthargie ; je lui fis prendre une robe que j’avais sous la mienne avec un voile, et nous nous rendîmes toutes deux à un endroit où Schapour nous attendait. Ce fidèle eunuque emmena la princesse dans une petite maison qu’il avait louée, et moi je revins au tombeau passer le reste de la nuit ; je fis un paquet d’étoffe de la forme d’un cadavre, je le couvris du drap qui avait servi à envelopper Zélica, et je l’enfermai dans le cercueil.

Le lendemain matin, les autres esclaves de la princesse vinrent prendre ma place, que je ne quittai point sans faire auparavant toutes les grimaces dont est ordinairement accompagnée la fausse douleur. On rendit compte au roi des marques d’affection qu’on m’avait vu donner ; ce qui l’aurait excité à me faire des présents quand il n’y aurait pas été déjà déterminé : il fit tirer de son trésor dix mille sequins qu’on me compta, et il m’accorda la permission que je lui demandai, de me retirer et d’emmener avec moi l’eunuque Schapour. Après cela j’allai trouver ma maîtresse pour me réjouir avec elle de l’heureux succès de notre stratagème. Le jour suivant, nous envoyâmes l’eunuque à la chambre du roi, avec un billet par lequel je vous priais de me venir voir : mais un de vos zulufflis lui dit que vous étiez indisposé et qu’on ne pouvait vous parler. Trois jours après, nous l’y renvoyâmes ; il apprit que vous n’étiez plus au sérail, et qu’on ne savait ce que vous étiez devenu. »

J’interrompis en cet endroit Calé-Cairi : « Hé ! pourquoi, lui dis-je, ne m’avoir pas averti de votre projet ? Pourquoi ne m’en fites-vous pas instruire par Schapour ? Ah ! qu’un mot m’aurait épargné de peines ! — Ah ! plût au ciel, interrompit à son tour Calé-Cairi, qu’on ne vous en eût pas fait un mystère, Zélica vivrait avec vous présentement dans quelque endroit du monde : il n’a pas tenu à moi que vous n’ayez été heureux l’un et l’autre. À peine eûmes-nous formé notre dessein que je fus d’avis de vous le faire savoir ; mais ma maîtresse ne le voulut point. « Non, non, me dit-elie, il faut lui faire sentir ma perte, il sera plus sensible au plaisir de me revoir, et sa surprise sera d’autant plus agréable que l’opinion de ma mort lui aura causé du chagrin. »

Je ne pouvais goûter ce raffinement de tendresse, comme si j’en eusse pressenti les tristes suites ; aussi Zélica s’en est-elle bien repentie ; je ne puis vous dire jusqu’à quel point elle fût affligée de votre retraite. « Ah ! malheureuse que je suis, s’écriait-elle sans cesse, de quoi me sert d’avoir tout sacrifié à l’amour, s’il faut renoncer à Hassan pour jamais ? » Nous vous fîmes chercher par toute la ville. Schapour ne négligea rien pour vous trouver, et quand nous eûmes perdu l’espérance, nous sortîmes de Chiras. Nous marchâmes vers l’Indus, parce que nous nous imaginâmes que vous aviez peut-être porté vos pas de ce côté-là ; et, nous arrêtant dans toutes les villes qui sont sur le bord de ce fleuve, nous faisions de vous des perquisitions aussi exactes que vaines. Un jour, en allant d’une ville à une autre, bien que nous fussions avec une caravane, une grosse troupe de voleurs nous enveloppa, battit les marchands et pilla leurs marchandises ; ils se rendirent maîtres de nous, prirent l’or et les pierreries dont ils nous trouvèrent saisies, nous menèrent ensuite à Candahar et nous vendirent ensuite à un marchand d’esclaves de leur connaissance.

Ce marchand n’eut pas plutôt entre ses mains Zélica qu’il résolut de la faire voir au roi de Candahar. Firouzschah en fut charmé dès qu’elle s’offrit à ses yeux ; il lui demanda d’où elle était ; elle dit qu’Ormus l’avait vue naître, et elle ne répondit pas avec plus de sincérité aux autres questions que ce prince ne manqua pas de lui faire. Il nous acheta, nous mit dans le palais de ses femmes et nous y donna le plus bel appartement. »

LXV

« Calé-Cairi cessa de parler en cet endroit, ou plutôt je l’interrompis : « Ô ciel ! m’écriai-je, dois-je me réjouir de rencontrer Zélica ? Mais, que dis-je ? est-ce la retrouver que d’apprendre qu’un puissant roi la tient enfermée dans son sérail ! Si, rebelle à l’amour de Firouzschah, elle ne fait que traîner des jours languissants, quelle douleur pour moi de la voir souffrir ! et si elle est contente de son sort, puis-je l’être du mien ? — Je suis ravie, me dit Calé-Cairi, que vous ayez des sentiments si délicats, la princesse les mérite bien : quoique passionnément aimée du roi de Candahar, elle n’a pu vous oublier ; et jamais on n’a ressenti tant de joie qu’elle eut hier, lorsque Schapour lui dit qu’il vous avait rencontré. Elle fut hors d’elle-même le reste de la journée ; elle chargea sur-le-champ l’eunuque de louer un hôtel meublé, de vous y faire conduire aujourd’hui et de ne vous y laisser manquer de rien. Je suis venue de sa part pour vous éclaircir de toutes les choses que je vous ai dites, et pour vous préparer à la voir demain pendant la nuit : nous sortirons du palais et nous nous rendrons ici par une petite porte du jardin dont nous avons fait faire une clef pour nous en servir au besoin. » En prononçant ces derniers mots, l’esclave favorite de la princesse de Perse se leva et sortit accompagnée de Schapour pour retourner auprès de sa maîtresse.

Je ne fis pendant cette nuit que penser à Zélica, pour qui je sentis tout mon amour se rallumer. Le sommeil ne put un moment fermer mes yeux, et le jour suivant me parut un siècle. Enfin, après avoir été la proie de la plus vive impatience, j’entendis frapper à la porte de ma maison. Mes esclaves allèrent ouvrir, et bientôt je vis entrer ma princesse dans mon appartement. Quel trouble, quel saisissement, quels transports ne me causa point sa présence ! De son côté, quelle joie n’eut-elle pas de me revoir ! Je me jetai à ses pieds, je les tins longtemps embrassés sans pouvoir parler. Elle m’obligea de me relever, et après m’avoir fait asseoir auprès d’elle sur un sopha : « Hassan, me dit-elle, je rends grâce au ciel qui nous a rassemblés ; espérons que sa bonté n’en demeurera pas là, et qu’elle voudra bien lever le nouvel obstacle qui nous empêche d’être ensemble. En attendant un temps si hereux, vous vivrez ici tranquillement et dans l’abondance. Si nous n’avons pas le plaisir de nous parler sans contrainte, nous aurons du moins la consolation de pouvoir apprendre tous les jours de nos nouvelles, et de nous voir quelquefois secrètement. Calé-Cairi, poursuivit-elle, vous a conté mes aventures, apprenez-moi les vôtres. »

Je lui peignis la douleur que m’avait causée l’opinion de sa mort, et je lui dis que j’en avais conçu un si vif déplaisir que je m’étais fait faquir. « Ah ! mon cher Hassan, s’écria Zélica, faut-il que pour l’amour de moi vous ayez vécu si longtemps avec des gens si austères ? Hélas ! je suis cause que vous avez beaucoup souffert. »

Si elle eût su la vie que je j’avais menné sous cet habit religieux, elle m’aurait un peu moins plaint ; mais je n’eus garde de l’en instruire, et je ne songeai qu’à lui tenir des discours passionés. Avec quelle rapidité s’écoulèrent les moments de notre entretien ! Quoiqu’il eût duré trois heures, nous nous fâchâmes contre Schapour et Calé-Cairi, lorsqu’ils nous avertirent qu’il fallait nous séparer. « Ah ! que les personnes qui n’aiment point sont incommodes, leurs disions-nous ; il n’y a qu’un instant que nous sommes ensemble, laissez-nous en repos. » Cependant pour peu que nous eussions encore continué de nous entretenir, le jour nous aurait surpris, car il parut peu de temps après que la princesse se fut retirée.

Malgré les agréables pensées qui m’occupaient, je ne laissai pas de me ressouvenir du faquir avec qui j’étais venu de Candahar ; et me représentant l’inquiétude qu’il devait avoir d’ignorer ce que j’étais devenu, je sortis de chez moi pour l’aller trouver. Je le rencontrai par hasard dans la rue. Nous nous embrassâmes : « Mon ami, lui dis-je, j’allais à votre caravansérail pour vous informer de ce qui m’est arrivé et vous mettre l’esprit en repos. Je vous ai sans doute causé quelques alarmes. — Oui, répondit-il, j’étais fort en peine de vous ; mais quel changement ! sous quels habits vous présentez-vous à mes yeux ? Vous avez l’air d’être en bonne fortune. Tandis que l’incertitude de votre destinée m’affligeait, vous passiez, à ce que je vois, agréablement votre temps. — J’en conviens, repris-je, mon cher ami, je t’avouerai que je suis encore mille fois plus heureux que tu ne saurais te l’imaginer. Je veux que tu sois témoin de tout mon bonheur, et que tu en profites même. Laisse là ton caravansérail et viens loger avec moi. » En disant cela, je le conduisis à ma maison ; je lui en montrai tous les appartements. Il les trouva beaux et bien meublés. À chaque moment il s’écriait : « Ô ciel ! qu’a donc fait Hassan plus que les autres, pour mériter que vous répandiez sur lui tant de bien ? — Comment donc, faquir, lui dis-je, est-ce que tu verrais avec chagrin l’état où je suis ? il semble que ma prospérité t’afflige. — Non, me répondit-il, au contraire, j’en ai beaucoup de joie. Bien loin de porter envie à la félicité de mes amis, je suis charmé de les voir dans une situation florissante. » En achevant ces mots, il me serra étroitement entre ses bras, pour mieux me persuader qu’il parlait à cœur ouvert. Je le crus sincère, et, agissant de bonne foi avec lui, je me livrai sans défiance au plus lâche, au plus envieux, au plus perfide de tous les hommes. « Il faut, lui dis-je, que nous fassions aujourd’hui la débauche ensemble. » En même temps, je le pris par la main et le menai dans une salle où mes esclaves avaient dressé une petite table à deux couverts.

LXVI

« Nous nous assîmes tous deux. On nous apporta plusieurs plats de riz de différentes couleurs[15], avec des dattes conservées dans du sirop. Nous mangeâmes encore d’autres mets ; après quoi j’envoyai un de mes esclaves acheter du vin dans un endroit de la ville où il savait qu’on en vendait secrètement. On lui en donna d’excellent, et nous en bûmes avec si peu de discrétion que nous n’aurions osé paraître en public. Nous ne nous y serions pas montrés impunément.

Dans le fort de notre débauche, le faquir me dit : « Apprends-moi, Hassan, toute ton aventure, découvre-m’en le mystère ; tu ne risques rien, je suis discret, et de plus ton meilleur ami. Tu ne peux douter de ma foi sans me faire outrage ; ouvre-moi donc le fond de ton âme, et me fais connaître toute la bonne fortune, afin que nous puissions nous en réjouir ensemble. D’ailleurs je me pique d’être un homme de bon conseil, et tu sais qu’un confident de ce caractère n’est pas inutile. »

Échauffé du vin que j’avais bu, et séduit par les témoignages d’amitié qu’il me donnait, je me rendis à ses instances. « Je suis persuadé, lui dis-je, que tu n’es pas capable d’abuser de la confidence que je vais te faire, ainsi je veux ne te rien déguiser. Lorsque je te rencontrai, te souviens-tu que j’étais fort triste ? Je venais de perdre à Chiras une dame que j’aimais et dont j’étais aimé. Je la croyais morte, et toutefois elle vit encore : je l’ai retrouvée à Candahar, et pour te dire tout, elle est favorite du roi Firouzschah. » Le faquir laissa paraître un extrême étonnement à ce discours. « Hassan, me dit-il, tu me donnes une idée charmante de cette dame ; il faut qu’elle soit pourvue d’une merveilleuse beauté, puisque le roi de Candahar en est épris. — C’est une personne incomparable, lui repartis-je ; avec quelque avantage qu’un amant puisse te la peindre, il n’en saurait faire un portrait flatteur. Elle ne manquera pas de venir ici bientôt, tu la verras ; je veux que tes propres yeux jugent de ses charmes. » À ces paroles le faquir m’embrassa avec transport, en me disant que je lui ferais beaucoup de plaisir si j’accomplissais ma promesse. Je lui en donnai de nouvelles assurances, après quoi nous nous levâmes tous deux de table pour nous aller reposer. Un de mes esclaves mena mon ami dans une chambre où on lui avait préparé un lit.

Dès le lendemain matin, Schapour m’apporta un billet de Zélica. Elle me mandait que la nuit prochaine elle viendrait faire la débauche avec moi. Je montrai la lettre au faquir, qui en témoigna une joie infinie. Il ne fit pendant toute la journée que m’entretenir de la dame dont je lui avais vanté la beauté, et il attendit la nuit avec autant d’impatience que s’il eût eu les mêmes raisons que moi pour souhaiter qu’elle arrivât. Cependant je me disposais à recevoir Zélica. J’envoyai chercher les meilleurs mets, et de cet excellent vin dont nous avions si bien fait l’essai le jour précédent.

Quand la nuit fut venue, je dis au faquir : « Lorsque la dame entrera dans mon appartement, il ne faut pas que vous y soyez. Peut-être le trouverait-elle mauvais. Laissez-moi lui demander la permission de vous présenter à elle comme mon ami, je suis sûr que je l’obtiendrai. » Nous entendîmes bientôt frapper à la porte, et c’était la princesse. Le faquir se cacha dans un cabinet : j’allai au-devant de Zélica, je lui donnai la main, et après l’avoir conduite à mon appartement : « Ma princesse, lui dis-je, je vous prie de m’accorder une grâce. Le faquir avec qui je suis venu à Candahar est logé dans cette maison ; je lui ai donné un appartement, c’est mon ami ; voulez-vous souffrir qu’il soit de notre débauche ? — Hassan, me répondit-elle, vous ne songez guère à ce que vous exigez de moi. Au lieu de m’exposer aux regards d’un homme, vous devriez m’y soustraire avec soin. — Madame, repris-je, c’est un garçon sage et discret, et dont l’amitié m’est connue. Je réponds que vous n’aurez aucun sujet de vous repentir de m’avoir donné la satisfaction que je vous demande. — Je ne puis rien vous refuser, repartit Zélica ; mais j’ai un pressentiment que nous en aurons du chagrin. — Eh non, ma princesse, lui dis-je, soyez là-dessus sans inquiétude. Reposez-vous sur ma parole, et qu’aucune crainte ne vous empêche de partager le plaisir que j’ai de vous voir. »

En achevant ces mots, j’appelai le faquir, et le présentai à Zélica. Elle lui fit, pour me plaire, un accueil fort gracieux, et après bien des compliments de part et d’autre, nous nous mîmes tous trois à table avec Calé-Cairi. Mon camarade était un homme de trente ans ; il avait beaucoup d’esprit : il fit bientôt connaître aux dames par ses saillies et ses bons mots qu’il ne haïssait pas le plaisir, ou plutôt qu’il déshonorait son habit. Aussitôt que nous eûmes mangé de tous les mets qui nous furent servis, on apporta du vin ; les esclaves nous en versèrent dans des coupes d’agate. Le faquir ne laissait pas longtemps la sienne vide ; il la faisait remplir à tous moments, de sorte qu’à force de boire, il se mit bientôt dans un bel état. Il n’était pas fort respectueux naturellement, aussi le vin irrita son audace et lui fit perdre le peu de retenue qu’il avait conservé jusque-là. Il ne se contenta pas d’attaquer la pudeur des dames par des discours effrontés, il jeta brusquement ses bras au cou de la princesse de Perse, et lui déroba insolemment un baiser.

LXVII

« Zélica fut indignée de la hardiesse du faquir, et sa colère loi prêta des forces pour s’arracher de ses mains insolentes. « Arrête, misérable, lui dit-elle, et n’abuse point de la bonté qu’on a de te souffrir ici : tu mériterais que je te fisse punir par les esclaves qui sont dans cette maison ; mais la considération que j’ai pour ton ami me retient. » En parlant de cette manière, elle prit son voile, se couvrit le visage et sortit de mon appartement. Je courus après elle en lui demandant pardon de ce qui s’était passé ; je tâchai vainement de l’apaiser, elle était trop irritée. « Vous voyez présentement, me dit-elle, si vous avez eu tort de vouloir que ce faquir fût de notre débauche : ce n’était pas sans raison que j’y résistais ; je ne remettrai pas les pieds chez vous pendant qu’il y sera logé. » À ces paroles, elle se retira, quelque chose que je pusse lui dire pour l’arrêter.

Je revins trouver mon ami dans mon appartement. « Ah ! qu’avez-vous fait ? lui dis-je ; fallait-il manquer de respect à la favorite de Firouzschah ? Par ce transport indiscret, vous vous êtes attirée sa haine, et peut-être ne me pardonnera-t-elle jamais de l’avoir obligée à paraître devant vous. — Ne t’afflige pas, Hassan, me répondit-il, tu connais mal les femmes si tu crois celle-ci véritablement fâchée ; sois plutôt persuadé que dans le fond elle en est ravie : il n’y a point de dame à qui de pareils transports déplaisent ; la colère qu’elle a fait éclater est feinte. Sais-tu bien pourquoi elle s’est révoltée contre ma hardiesse ? C’est que les yeux en étaient témoins ; si j’avais été seul avec elle, je suis sûr qu’elle aurait été plus humaine. »

À ce discours, qui marquait assez qu’il était pris de vin, je cessai de lui faire des reproches ; j’espèrai que le lendemain il entendrait mieux raison, et qu’il reconnaîtrait sa faute. J’ordonnai à un de mes esclaves de le mener à son appartement, et moi je demeurai dans le mien, où les réflexions que je fis sur ce qui s’était passé ne me permirent pas de reposer tranquillement. Le jour suivant, le faquir le prit en effet sur un autre ton : il me témoigna qu’il était très mortifié de m’avoir donné du chagrin, et que, pour se punir lui-même de son indiscrétion, il avait résolu de s’éloigner de Candahar : il me parla d’une manière qui me toucha. J’écrivis sur-le-champ à la princesse que notre faquir se repentait de son audace, et la suppliait très humblement avec moi de la pardonner au vin qui la lui avait inspirée.

Comme j’achevais d’écrire, Schapour arriva ; il m’apprit que sa maîtresse était toujours fort irritée : je le chargeai de ma lettre ; il retourna sur ses pas et revint quelques heures après avec une réponse. Zélica me mandait qu’elle voulait bien excuser l’insolence du faquir, puisqu’il assurait qu’il s’en repentait ; mais à condition qu’il ne demeurerait pas plus longtemps chez moi, et qu’il sortirait de Candahar dans vingt-quatre heures. Je montrai le billet de la favorite de Firouzschah à mon ami, qui me dit devant Schapour qu’en cela ses sentiments étaient conformes à ceux de la dame ; qu’il n’oserait plus paraître devant elle après l’action téméraire qu’il avait eu le malheur de commettre, et qu’il prétendait à l’heure même sortir de la ville de Candahar. L’eunuque prit aussitôt le chemin du palais, et alla rendre compte à Zélica de la disposition où il avait laissé le faquir.

Je fus ravi de voir ainsi succéder le calme à la tempête qui m’avait effrayé. Je l’avouerai pourtant, j’étais fâché de perdre mon ami, et je le retins encore ce jour-là. « Attendez, lui dis-je, vous partirez demain ; je veux encore aujourd’hui me réjouir avec vous, peut-être ne nous reverrons-nous jamais. Ah ! puisque nous devons nous séparer, retardons un peu du moins le triste moment de notre séparation. Pour mieux célébrer nos adieux, j’ordonnai un grand souper ; quand il fut prêt, nous nous mîmes à table : nous avions déjà goûté de plusieurs mets, lorsque nous vîmes entrer Schapour, qui portait un plat d’or dans lequel il y avait un ragoût : « Seigneur Hassan, me dit-il, je vous apporte un ragoût qu’on vient de servir au souper du roi ; sa majesté l’a trouvé si délicieux qu’il l’a fait porter sur-le-champ à sa favorite, qui vous l’envoie. » Nous mangeâmes de ce ragoût, et il nous parut en effet excellent. Le faquir pendant le repas ne pouvait se lasser d’admirer mon bonheur, et il me dit vingt fois : « Ô jeune homme, que ton sort est charmant ! »

Nous passâmes la nuit à boire, et d’abord qu’il fit jour, mon ami me dit : « C’est à présent qu’il faut nous quitter. Alors j’allai chercher une bourse pleine de sequins que Schapour m’avait apportée le jour précédent de la part de sa maîtresse, et la donnant au faquir : « Prenez, lui dis-je, ma bourse, elle peut vous servir dans l’occasion. Il me remercia ; nous nous embrassâmes, il sortit, et après son départ, je demeurai assez longtemps dans une triste situation : « Ô trop imprudent ami ! disais-je, c’est toi qui es cause que nous nous séparons ; tu devais te contenter de voir Zélica et de jouir d’une si belle vue. »

Comme j’avais besoin de repos, je me jetai sur un sopha et je m’endormis. Au bout de quelques heures, un grand bruit, qui se fit entendre dans ma maison, me réveilla ; je me levai pour aller voir ce qui le causait, et j’aperçus avec beaucoup d’effroi que c’était une troupe de soldats de la garde de Firouzchah : « Suivez-nous, me dit l’officier qui était à leur tête, nous avons ordre de vous conduire au palais. — Quel crime ai-je commis ? lui répondis-je ; de quoi m’accuse-ton ? — C’est ce que nous ne savons pas, répliqua l’officier, il nous est seulement ordonné de vous mener au roi, nous en ignorons la cause ; mais je vous dirai, pour vous rassurer, que si vous êtes innocent vous n’avez rien à craindre : vous avez affaire à un prince équitable qui ne condamne point légèrement les personnes accusées d’avoir commis quelque forfait ; il faut des preuves convaincantes pour le porter à prononcer un arrêt funeste : il est vrai qu’il punit rigoureusement les coupables ; si vous l’êtes, je vous plains. »

Il fallut suivre l’officier. En allant au sérail, je disais en moi-même : « Firouzschah a sans doute découvert l’intelligence que j’ai avec Zélica ; mais comment l’a-t-il apprise ? » Quand nous fûmes dans la cour du palais, je remarquai qu’on y avait dressé quatre potences : je jugeai bien que cela me regardait, et que ce genre de mort était le moindre châtiment que je devais attendre du ressentiment de Firouzschah : je levai les yeux au ciel et le priai de sauver du moins la princesse de Perse.

LXVIII

« Nous entrâmes dans le sérail : l’officier qui me conduisait me mena dans l’appartement du roi. Ce prince y était avec son grand-vizir seulement et le faquir, que je croyais déjà loin de Candahar.

Dès que j’aperçus ce perfide ami, je connus toute sa trahison. « C’est donc toi, me dit Firouzschah, qui as des entretiens secrets avec ma favorite ? Ah ! scélérat, il faut que tu sois bien hardi pour oser te jouer de moi ; parle, et réponds précisément à ce que je vais te demander. Lorsque tu es arrivé à Candahar, ne t’a-t-on pas dit que je punissais sévèrement les criminels ? » Je répondis que oui. « Hé bien, reprit-il, puisqu’on t’en a averti, pourquoi as-tu commis le plus grand de tous les crimes ? — Sire, lui dis-je, que les jours de votre majesté puissent durer jusqu’à la fin de tous les siècles ; mais vous savez que l’amour rend la colombe hardie : un homme épris d’une passion violente n’appréhende rien ; je suis prêt à servir de victime à votre juste colère ; et à quelques tourments que vous puissiez me réserver, je ne me plaindrai point de votre rigueur si vous faites grâce à votre esclave favorite. Hélas ! elle vivait tranquille dans votre sérail avant mon arrivée, et, contente de faire le bonheur d’un grand roi, elle commençait à oublier un malheureux amant, qu’elle croyait ne revoir jamais : elle a su que j’étais dans cette ville, ses premiers feux se sont rallumés ; c’est moi qui viens l’arracher à votre tendresse ; c’est donc moi seul que vous devez punir. »

Dans le temps que je parlais ainsi, Zélica, qu’on était allé chercher par ordre du roi, entra suivie de Schapour et de Calé-Cairi ; et, ayant entendu mes dernières paroles, elle courut se jeter aux pieds de Firouzschah : « Seigneur, lui dit-elle, pardonnez à ce jeune homme ; c’est sur la coupable esclave qui vous a trahi que vos coups doivent tomber. — Ah ! perfides, s’écria le roi, n’attendez aucune grâce l’un et l’autre ; vous périrez. L’ingrate ! elle n’implore ma bonté que pour le téméraire qui m’offense ; et lui ne se montre sensible qu’à la perte de ce qu’il aime : ils osent tous deux faire éclater à mes yeux leur amoureuse fureur : quelle insolence ! Vizir, ajouta-t-il en se tournant vers son ministre, faites-les conduire au supplice ; qu’on les attache à des potences, et qu’après leur mort ils deviennent la proie des chiens et des oiseaux.

— Arrêtez, sire, m’écriai-je alors ; gardez-vous de traiter avec tant d’ignominie une fille de roi ; que votre jalouse colère respecte en votre favorite l’auguste sang dont elle est formée ! » À ces paroles, Firouzschah parut étonné : « Quel prince, dit-il à Zélica, est donc l’auteur de votre naissance ? » La princesse me regarda d’un air fier, et me dit : « Indiscret Hassan, pourquoi avez-vous découvert ce que j’aurais voulu me cacher à moi-même ? J’avais en mourant la consolation de voir qu’on ignorait le rang où je suis né ; en me faisant connaître vous me couvrez de honte. Eh bien, Firouzschah, poursuivit-elle, en s’adressant au roi de Candahar, apprends donc qui je suis ; l’esclave que tu condamnes à une mort infâme, est fille de Schah Tahmaspe. » En même temps elle lui conta toute son histoire, sans en oublier la moindre circonstance.

Après qu’elle eut achevé ce récit, qui augmenta l’étonnement du roi : « Voilà, seigneur, lui dit-elle, un secret que je n’avais pas dessein de vous révéler, et que la seule indiscrétion de mon amant m’arrache. Après cet aveu, que je ne fais pas ici sans une extrême confusion, je vous prie instamment d’ordonner qu’on m’ôte promptement la vie ; c’est l’unique grâce que je demande à votre majesté.

— Madame, lui dit le roi, je révoque l’arrêt de votre trépas ; je suis trop équitable pour ne vous point pardonner votre infidélité ; ce que vous venez de me raconter me la fait regarder d’un autre œil ; je cesse de me plaindre de vous, et je vous rends même libre : vivez pour Hassan, et que l’heureux Hassan vive pour vous ; je donne aussi la vie et la liberté à Schapour et à votre confidente. Allez, parfaits amants, allez passer ensemble le reste de vos jours, et que rien ne puisse jamais arrêter le cours de vos plaisirs. Pour toi, traître, continua-t-il, en se tournant vers le faquir, tu seras puni de ta trahison. Cœur bas et envieux, tu n’as pu souffrir le bonheur de ton ami, tu es venu toi-même le livrer à ma vengeance. Ah ! misérable, c’est toi qui serviras de victime à ma jalousie. » À ces mots, il ordonna au grand-vizir d’emmener le faquir, et de le mettre entre les mains des bourreaux.

Pendant qu’on allait faire mourir ce scélérat, nous nous jetâmes, Zélica et moi, aux pieds du roi de Candahar ; nous les mouillâmes de nos larmes dans les transports de reconnaissance et de joie qui nous animaient, et enfin nous l’assurâmes que, sensibles à sa bonté généreuse, nous en conserverions un éternel souvenir ; nous sortîmes ensuite de son appartement avec Schapour et Calé-Cairi ; nous prîmes le chemin de la maison où j’avais été arrêté, mais nous la trouvâmes rasée ; le roi avait ordonné qu’on la démolit, et les soldats qu’il avait chargés de cet ordre l’avaient si promptement exécuté, que tous les matériaux avaient déjà été enlevés et transportés ailleurs ; il n’y restait pas seulement une pierre ; le peuple s’en était aussi mêlé, ainsi tous les meubles avaient été pillés.

LXIX

« Quoique charmés de nous voir ensemble, la princesse et moi, quoique fort amoureux l’un de l’autre, nous ne laissâmes pas d’être un peu étourdis de ce spectacle : cette maison, à la vérité, était un hôtel meublé qu’on avait loué, et dont par conséquent les meubles ne nous appartenaient pas ; mais Zélica y avait fait porter par Schapour une infinité de choses précieuses qui n’avaient pas été respectées dans le pillage. Nous avions peu d’argent ; nous commençâmes à consulter l’eunuque et Calé-Cairi sur le parti que nous avions à prendre ; et après une longue délibération, nous fûmes d’avis d’aller loger dans un caravansérail.

Nous étions prêts à nous y rendre, lorsqu’un officier du roi nous aborda : « Je viens, nous dit-il, de la part de Firouzschah, mon maître, vous offrir un logement ; le grand vizir vous prête une maison qu’il a aux portes de la ville, et qui est beaucoup plus belle que celle que l’on vient de raser ; vous y serez logés fort commodément ; je vais, s’il vous plaît, vous y conduire ; prenez la peine de me suivre. » Nous y allâmes avec lui : nous vîmes une maison de grande apparence et parfaitement bien bâtie ; le dedans répondait au dehors ; le tout était magnifique et de bon goût : nous y trouvâmes plus de vingt esclaves qui nous dirent que leur maître venait de leur envoyer ordre de nous fournir abondamment toutes les choses dont nous aurions besoin, et de nous servir comme lui-même, pendant tout le temps que nous voudrions demeurer chez lui.

Deux jours après, nous reçûmes une visite du grand vizir, qui nous apporta, de la part du roi, une prodigieuse quantité de présents. Il y avait plusieurs paquets d’étoffes de soie et de toiles des Indes, avec vingt bourses, chacune de mille sequins d’or. Comme nous nous sentions gênés dans une maison empruntée, et que les présents du roi nous mettaient en état de nous établir ailleurs, nous nous joignîmes bientôt à une grosse caravane de marchands de Candahar, et nous nous rendîmes heureusement avec eux à Bagdad.

Nous allâmes loger dans ma maison, où nous passâmes les premiers jours de notre arrivée à nous reposer et à nous remettre de la fatigue d’un si long voyage. Après cela, je parus dans la ville et cherchai mes amis. Ils furent assez étonnés de me revoir. « Est-il possible, me dirent-ils, que vous soyez encore vivant ? vos associés, qui sont revenus, nous ont assuré que vous étiez mort. » D’abord que j’appris que mes joailliers étaient à Bagdad, je courus chez le grand vizir, je me jetai à ses pieds et lui contai leur perfidie. Il les envoya sur-le-champ arrêter l’un et l’autre ; il m’ordonna de les interroger tous deux en sa présence. « N’est-il pas vrai, leur dis-je, que je me réveillai lorsque vous me prîtes entre vos bras, que je vous demandai ce que vous vouliez faire, et que, sans me répondre, vous me précipitâtes dans la mer par un sabord du vaisseau ? » Ils répondirent que j’avais rêvé cela, et qu’il fallait que moi-même, en dormant, je me fusse jeté dans le golfe.

« Et pourquoi, leur dit alors le vizir, n’avez-vous pas fait semblant de le connaître à Ormus. Et ! que direz-vous donc, traîtres, répliqua-t-il en les regardant d’un air menaçant, quand je vous ferai voir un certificat du cadi d’Ormus, qui prouve le contraire ? » À ces paroles, que le vizir dit pour les éprouver, mes associés pâlirent et se troublèrent. « Vous changez de visage, leur dit-il : Eh bien, avouez vous-mêmes votre crime ; épargnez-vous les supplices qu’on vous apprête pour vous arracher cet aveu. »

Alors ils confessèrent tout, et sur cette confession il les fit emprisonner, en attendant que le calife, qu’il voulait, disait-il, informer de cette affaire, ordonnât de quel genre de mort il souhaitait qu’ils mourussent ; mais ils trouvèrent moyen de tromper la vigilance de leurs gardes, ou d’en corrompre la fidélité. Ils s’échappèrent de leur prison, et se cachèrent si bien dans Bagdad, qu’on ne les put découvrir, quelque recherche qu’en fît le grand vizir. Cependant tous leurs biens furent confisqués et demeurèrent au calife, à la réserve d’une petite partie qu’on me donna pour me dédommager de ce qu’on m’avait volé.

Je ne songeai plus, après cela, qu’à mener une vie tranquille avec ma princesse. Nous passions nos jours dans une parfaite union, et je ne faisais de vœux au ciel que pour le prier de me laisser le reste de ma vie dans l’heureuse situation où je me trouvais. Inutiles souhaits. Les hommes peuvent-ils longtemps jouir d’un sort agréable ? Les chagrins, les malheurs ne troublent-ils pas sans cesse leur repos ? Un soir, je rerenais de me divertir avec mes amis ; je frappai à ma porte ; j’a vais beau frapper rudement, personne ne venait ouvrir. J’en fus surpris, et j’en conçus, sans savoir pour quoi, un triste présage. Je redouble mes coups ; aucun esclave ne vient ; mon étonnement augmente. Que faut-il que je pense de ceci, dis-je en moi-même ; est-ce quelque nouvelle infortune que j’éprouve ? » Au bruit que je faisais, plusieurs voisins sortirent de leurs maisons, et aussi étonnés que moi de ce que mes domestiques ne répondaient point, ils m’aidèrent à enfoncer la porte. Nous entrons ; nous trouvons dans la cour et dans la première salle mes esclaves égorgés. Nous passons dans l’appartement de Zélica. Ô spectacle effroyable ! Je vois Schapour et Calé-Cairi tous deux sans vie et noyés dans leur sang ! J’appelle ma princesse, elle ne répond point à ma voix ; je parcours toute la maison, et n’y rencontrant point ce que je cherchais, je sens chanceler mon corps, je tombe sans sentiment entre les bras de mes voisins. Heureux si l’ange de la mort m’eût enlevé dans ce moment ! Mais non, le ciel voulait que je vécusse pour voir toute l’horreur de ma destinée.

LXX

« Lorsque mes voisins m’eurent rappelé à la vie par leur cruel secours, je leur demandai comment il était possible qu’on eût fait un si grand carnage dans ma maison, sans qu’ils eussent ouï le moindre bruit. Ils me dirent qu’ils n’avaient rien entendu, et qu’ils n’en étaient pas moins surpris que moi. Je courus aussitôt chez le cadi, qui mit son nayb[16] en campagne avec tous ses archers ; mais leurs perquisitions furent inutiles ; chacun pensa ce qu’il voulut de ce tragique événement.

Pour moi, je jugeai comme bien d’autres que mes associés pouvaient en être les auteurs ; et j’en conçus tant de chagrin que je tombai malade. Je traînai longtemps à Bagdad des jours languissants ; je vendis ma maison, et j’allai demeurer à Moussel avec tout ce que je pouvais avoir de bien. Je pris ce parti, parce que j’avais un parent que j’aimais beaucoup, et qui était attaché au premier vizir du roi de Moussel. Ce parent me reçut fort bien, et en peu de temps je fus connu du ministre, qui croyant voir en moi un talent pour les affaires, me donna de l’occupation. Je m’attachai à bien faire les choses dont il me chargeait, et j’eus le bonheur d’y réussir. Il devint de jour en jour plus content de moi ; je gagnai peu à peu sa confiance, et insensiblement j’entrai dans les plus secrètes affaires de l’État. Je lui aidai même bientôt à en soutenir le poids. Quelques années après ce ministre mourut, et le roi, peut-être trop prévenu en ma faveur, me donna sa place ; je la remplis pendant deux ans au gré du roi, et au contentement de ses peuples. Et même ce monarque, pour témoigner combien il était satisfait de mon ministère, me nomma Atalmuc. Je vis bientôt l’envie armée contre moi. Quelques grands seigneurs devinrent mes ennemis secrets, et résolurent de me perdre. Pour mieux en venir à bout, ils me rendirent suspect au prince de Moussel, qui, se laissant prévenir par leurs mauvais discours, demanda ma déposition à son père. Le roi n’y voulut pas d’abord consentir ; mais il ne put résister aux pressantes instances de son fils. Je sortis de Moussel et vins à Damas, où j’eus bientôt l’honneur d’être présenté à Votre Majesté.

Voilà, sire, la cause de cette profonde tristesse où je parais enseveli. L’enlèvement de Zélica est toujours présent à ma pensée, et me rend insensible à la joie. Si j’apprenais que cette princesse ne vit plus, j’en perdrais peut-être, comme autrefois, le souvenir, mais l’incertitude de son sort la retrace sans cesse à ma mémoire et nourrit ma douleur. »

CONTINUATION DE L’HISTOIRE DU ROI BEDREDDIN-LOLO

Quand le vizir Atalmuc eut achevé le récit de ses aventures, le roi lui dit : « Je ne suis plus surpris que vous soyez si triste. Vous en avez un juste sujet ; mais tout le monde n’a pas perdu comme vous une princesse, et vous avez tort de penser que parmi tous les hommes on n’en trouvera pas un qui soit parfaitement content. Vous êtes dans une grande erreur, et sans parler de mille autres, je suis persuadé que le prince Séyf-el-Mulouk, mon favori, jouit d’un parfait bonheur. — Je n’en sais rien, seigneur, reprit Atalmuc : quoiqu’il paraisse fort heureux, je n’oserais assurer qu’il le fût en effet. — C’est une chose, s’écria le roi, dont je veux être éclairci tout à l’heure. » En achevant ces mots, il appela le capitaine de ses gardes, et lui ordonna d’aller chercher le prince Séyf-el-Mulouk.

Le capitaine des gardes s’acquitta de sa commission sur-le-champ. Le favori vint dans l’appartement du roi son maître, qui lui dit : « Prince, je voudrais savoir si vous êtes satisfait de votre destinée ? — Ah ! seigneur, répondit le favori, Votre Majesté peut-elle me faire cette question ? Quoique étranger, je suis respecté dans la ville de Damas ; les grands seigneurs cherchent à me plaire, les autres me font la cour ; je suis le canal par où coulent toutes vos grâces : en un mot, vous m’aimez, que pourrait-il manquer à mon bonheur ? — Il m’importe, reprit le roi, que vous me disiez la vérité. Atalmuc soutient qu’il n’y a point d’homme heureux ; je pente le contraire, je crois que vous l’êtes ; apprenez-moi si je me trompe et si quelque chagrin que vous cachez corrompt par son amertume la douceur du destin que je vous fais. Parlez, que votre bouche sincère me découvre ici vos secrets sentiments. — Seigneur, dit alors Séyf-el-Mulouk, puisque Votre Majesté m’ordonne de lui ouvrir mon âme, je vous dirai que, malgré toutes les bontés que vous avez pour moi, malgré les plaisirs qui suivent ici mes pas, et qui semblent avoir choisi pour asile votre cour, je sens une inquiétude qui trouble le repos de ma vie. J’ai dans le cœur un ver qui le ronge sans relâche ; et pour comble de malheur, mon mal est sans remède. »

Le roi de Damas fut assez étonné d’entendre parler dans ces termes son favori, et il jugea qu’on lui avait enlevé aussi quelque princesse. « Contez-moi, lui dit-il, votre histoire ; quelque femme y est sans doute intéressée, et je suis fort trompé si vos chagrins ne sont pas de la même nature que ceux d’Atalmuc. » Le favori de Bedreddin reprit la parole et commença le récit de ses aventures de cette manière.

  1. Présent fait au royaume.
  2. On sait que quoique le vin soit défendu aux Mahométans, beaucoup ne se font pas scrupule d’en boire en particulier.
  3. Archers.
  4. Capitaine de la porte de la chambre du roi de Perse.
  5. La chambre du roi.
  6. Nom des pages de la chambre du roi.
  7. Officiers des pages de la chambre du roi.
  8. Grand-vizir de Perse.
  9. Petits carrés d’étoffe qu’on se met sur les genoux pour s’essuyer les doigts.
  10. Porcelaine verte.
  11. Cuillers faites de becs d’oiseaux nommés cocnos.
  12. L’oda bachi, maître des pages, est celui qui a le pouvoir de les châtier lorsqu’ils ont commis quelque faute.
  13. Cri qu’on jette en Perse lorsqu’on enterre les morts, et qui signifie : Il n’y a point d’autre Dieu que Dieu.
  14. Fête qui se célèbre tous les ans, le jour anniversaire du couronnement du roi.
  15. Les Persans donnent au riz toutes sortes de couleurs.
  16. Lieutenant.