Les Mille et Un Jours, 1919/Histoire Calaf

HISTOIRE DU PRINCE CALAF ET DE LA PRINCESSE DE LA CHINE.

« Après avoir entendu l’histoire de Couloufe, vous allez entendre celle du prince Calaf, fils d’un ancien kan des Tartares-Nogaïs. L’histoire de son siècle en fait une glorieuse mention : elle dit qu’il surpassait tous les princes de son temps en bonne mine, en esprit et en valeur ; qu’il était aussi savant que les plus grands docteurs ; qu’il percevait le sens mystique des commentaires de l’Alcoran, et savait par cœur les sentences de Mahomet ; enfin elle l’appelle le héros de l’Asie et le phénix de l’Orient.

En effet, ce prince, dès l’âge de dix-huit ans, n’avait peut-être pas son semblable dans le monde : il était l’âme des conseils de Timurtasch, son père. S’il ouvrait un avis, les ministres les plus consommés l’approuvaient et ne pouvaient assez admirer sa prudence et sa sagesse. Outre cela, s’il s’agissait de faire la guerre, on le voyait à la tête des troupes de l’État, aller chercher l’ennemi, le combattre et le vaincre. Il avait déjà remporté plusieurs victoires, et les Nogaïs s’étaient rendus si redoutables par leurs heureux succès, que les nations voisines n’osaient se brouiller avec eux. Les affaires du kan son père étaient dans cette disposition, lorsqu’il vint à sa cour un ambassadeur du sultan de Carizme, qui, dans l’audience qu’on lui donna, déclara que son maître prétendait qu’à l’avenir les Tartares-Nogaïs lui payassent un tribut tous les ans, autrement qu’il viendrait en personne les y forcer avec deux cent mille hommes, et ôter la couronne et la vie à leur souverain, pour le punir de ne s’être pas soumis de bonne grâce. Le kan, là-dessus, assembla son conseil. On mit en délibération si l’on payerait le tribut plutôt que d’en venir aux mains avec un si puissant ennemi, ou si l’on mépriserait ses menaces. Calaf et la plupart de ceux qui assistaient au conseil, furent de ce dernier avis, de sorte qu’on renvoya l’ambassadeur avec un refus.

Après cela, on envoya des députés chez les peuples voisins pour leur représenter l’intérêt qu’ils avaient de s’unir avec le kan contre le sultan de Carizme, dont l’ambition était excessive, et qui ne manquerait pas d’exiger aussi d’eux le même tribut, s’il y pouvait contraindre les Nogaïs. Les députés réussirent dans leur négociation ; les nations voisines, et entre autres les Circassiens, promirent de se joindre au kan, et de lui fournir cinquante mille hommes. Sur cette promesse, outre l’armée que ce prince avait ordinairement sur pied, il leva de nouvelles troupes.

Pendant que ces préparatifs se faisaient chez les Nogaïs, le sultan de Carizme, de son côté, assembla deux cent mille combattants, et passa le Jaxartes[1] à Cogende. Il traversa les pays d’Illac et de Saganac, où il trouva des vivres en abondance, et il s’avança jusqu’à Jund, avant que l’armée du kan commandée par le prince Calaf pût se mettre en campagne, parce que les Circassiens et les autres troupes auxiliaires n’avaient pu joindre plus tôt. D’abord que Calaf eut reçu tous les secours qu’il attendait, il marcha droit à Jund ; mais à peine eut-il passé Jengikunt, que ses coureurs lui rapportèrent que les ennemis paraissaient et venaient à lui en bataille. Aussitôt ce prince fit faire halte, et disposa ses troupes à combattre.

XXXII

Les deux armées étaient à peu près égales en nombre ; et les peuples qui les composaient n’étaient pas moins belliqueux les uns que les autres. Aussi le combat qui se donna fut-il sanglant et opiniâtre. Il commença le matin et dura jusqu’à la nuit. Des deux côtés, les officiers et les soldats s’acquittèrent bien de leur devoir. Le sultan fit pendant l’action tout ce que pouvait faire un guerrier consommé dans le métier des armes, et le prince Calaf, plus qu’on ne devait attendre d’un si jeune général. Tantôt les Tartares-Nogaïs avaient l’avantage, et tantôt ils étaient obligés de céder aux efforts des Carizmiens. De manière que les deux partis successivement vainqueurs et vaincus, sonnèrent la retraite à l’entrée de la nuit, résolus de recommencer le combat le lendemain. Mais le commandant des Circassiens alla secrètement trouver le sultan, et lui promit d’abandonner les Nogaïs, pourvu que par un traité, qu’il jurerait d’observer religieusement, il s’engageât à ne jamais exiger de tribut des peuples de Circassie, sous quelque prétexte que ce fût. Le sultan y consentit ; le traité fut fait ; le commandant regagna son quartier, et le jour suivant, lorsqu’il fallut retourner à la charge, on vit tout à coup les Circassiens se détacher de leurs alliés, et réprendre le chemin de leur pays.

Cette trahison causa beaucoup de chagrin au prince Calaf qui, se voyant alors beaucoup plus faible que le sultan, aurait fort souhaité d’éviter le combat ; mais il n’y eut pas moyen. Les Carizmiens attaquèrent brusquement, et profitant du terrain qui leur permettait de s’étendre, ils enveloppèrent de toutes parts les Nogaïs. Ceux-ci cependant, quoique abandonnés de leurs meilleures troupes auxiliaires et environnés d’ennemis, ne perdirent pas courage. Animés par l’exemple de leur prince, ils se serrèrent, et soutinrent longtemps les plus vives charges du sultan ; ils furent toutefois enfoncés, et alors Calaf, désespérant de remporter la victoire, ne songea plus qu’à échapper à son ennemi. Il choisit quelques escadrons, et se mettant à leur tête, il se fit jour au travers des Carizmiens. Le sultan, averti de sa retraite, détacha six mille chevaux pour le poursuivre ; mais il trompa leur poursuite en prenant des chemins qui ne leur étaient pas connus ; enfin il arriva peu de jours après la bataille à la cour de son père, où il répandit la tristesse et la terreur, en apprenant le malheur qui lui était arrivé.

Si cette nouvelle affligea Timurtasch, celle qu’on reçut bientôt après acheva de le mettre au désespoir. Un officier échappé du combat vint dire que le sultan de Carizme avait fait passer sous le sabre presque tous les Nogaïs, et qu’il s’avançait à grandes journées, dans la résolution de faire mourir toute la famille du kan et de soumettre la nation à son obéissance. Le kan se repentit alors d’avoir refusé de payer le tribut ; mais comme dit le proverbe arabe : À quoi sert le repentir après la ruine de la ville de Basra ? Comme le temps pressait, et qu’il fallait se sauver de peur de tomber au pouvoir du sultan, le kan, la princesse Elmaze, sa femme, et Calaf, se chargèrent de tout ce qu’il y avait de plus précieux dans leur trésor, et sortirent d’Astracan, leur ville capitale, accompagnés de plusieurs officiers du palais qui ne voulurent point les abandonner, et des troupes qui s’étaient fait jour avec le jeune prince au travers des ennemis.

Ils prirent la route de la grande Bulgarie : leur dessein était d’aller mendier un asile chez quelque prince souverain. Il y avait plusieurs jours qu’ils étaient en marche, et ils avaient déjà gagné le mont Caucase, lorsque mille brigands, habitants de cette montagne, vinrent tout à coup fondre sur eux. Bien que Calaf eût à peine quatre cent hommes, il ne laissa pas de soutenir l’impétuosité des brigands ; il en tua même une grande partie ; mais il perdit toutes ses troupes, et demeura enfin au pouvoir de ces bandits, dont les uns se saisirent des richesses qu’ils trouvèrent, pendant que les autres ôtaient la vie à toutes les personnes qui suivaient le kan. Ils n’épargnèrent que ce prince, sa femme et son fils ; encore les laissèrent-ils presque nus au milieu de la montagne.

On ne peut exprimer quelle fut la douleur de Timurtasch, lorsqu’il se vit réduit à cette extrémité. Il enviait le sort de ceux qui venaient de périr à ses yeux, et se livrant à son désespoir, il voulait se donner la mort. La princesse, de son côté, fondait en pleurs et faisait retentir l’air de plaintes et de gémissements. Calaf seul avait la force de soutenir le poids d’une si mauvaise fortune ; pénétré des maximes de l’Alcoran et des sentences de Mahomet sur la prédestination, il avait une fermeté d’âme inébranlable. L’extrême affliction que le kan et sa femme faisaient éclater était sa plus grande peine. « Ô mon père ! ô ma mère, leur disait-il, ne succombez point à vos malheurs. Songez que c’est Dieu qui veut que vous soyez si misérables. Soumettons-nous sans murmure à ses ordres absolus. Sommes-nous les premiers princes que la verge de sa justice ait frappés ? Combien de souverains avant nous ont été chassés de leurs États, et après avoir mené une vie errante et passé même pour les plus vils mortels dans des terres étrangères, sont remontés sur leurs trônes ! Si Dieu a le pouvoir d’ôter les couronnes, il peut aussi les rendre. Espérons donc qu’il sera touché de notre misère, et qu’il fera succéder la prospérité à la déplorable situation où nous sommes. »

Il ajouta plusieurs autres paroles consolantes, et à mesure qu’il parlait, son père et sa mère, attentifs à son discours, sentaient une secrète consolation. Ils se laissèrent enfin persuader. « Je le veux, mon fils, dit le kan, abandonnons-nous à la Providence, et puisque les maux qui nous environnent sont tracés sur la table fatale, souffrons-les donc sans nous plaindre. » À ces mots, ce prince, sa femme et son fils, résolus d’avoir de la fermeté dans leur malheur, continuèrent leur chemin à pied, car les voleurs leur avaient ôté leurs chevaux. Après plusieurs jours de marche, ils arrivèrent sur les terres de la tribu de Berlas.

Le kan était exténué ; il déclara ne pouvoir aller plus loin. « Seigneur, lui dit Calaf, ne désespérons point de voir finir nos maux. Allons à la principale horde de cette tribu, j’ai un pressentiment que notre fortune y pourra changer de face. »

Ils allèrent donc à la horde où demeurait le kan de Berlas. Ils entrèrent sous une grande tente qui servait d’hôpital aux pauvres étrangers, et ils se couchèrent dans un coin, fort en peine de ce qu’ils feraient pour subsister. Calaf laissa son père et sa mère en cet endroit, sortit et s’avança dans la horde en demandant la charité aux passants ; il en reçut une petite somme d’argent, dont il acheta des provisions, qu’il porta sur la fin du jour à son père et à sa mère. Ils ne purent tous deux s’empêcher de pleurer quand ils surent que leur fils venait de demander l’aumône. Calaf s’attendrit avec eux et leur dit : « Rien, je l’avoue, ne me paraît plus mortifiant que d’être réduit à mendier : cependant, si je ne puis autrement vous procurer du secours, je le ferai, quelque honte qu’il m’en coûte. Mais, ajouta-t-il, vous n’avez qu’à me vendre comme un esclave, et de l’argent qui vous en reviendra, vous aurez de quoi vivre longtemps. — Que dites-vous, mon fils ? s’écria Timurtasch à ce discours. Vous nous proposez de vivre aux dépens de votre liberté ! Ah ! dure plutôt toujours l’infortune qui nous accable ! S’il faut vendre quelqu’un de nous trois pour secourir les deux autres, c’est moi ; je ne refuse point de porter pour vous deux le joug de la servitude.

— Seigneur, reprit Calaf, il me vient une pensée : demain matin j’irai me mettre parmi les portefaix ; quelqu’un m’emploiera, et nous vivrons ainsi de mon travail. » Ils s’arrêtèrent à ce parti. Le jour suivant le prince se mêla parmi les portefaix de la horde, et attendit que quelqu’un voulût se servir de lui ; mais il arriva par malheur que personne ne l’employa ; de manière que la moitié de la journée était déjà passée qu’il n’avait encore rien gagné. Cela l’affligeait fort : « Si je ne fais pas mieux mes affaires, dit-il en lui-même, comment pourrai-je nourrir mon père et ma mère ? »

Il s’ennuya d’attendre en vain parmi les portefaix que quelqu’un vînt s’adresser à lui ; il sortit de la horde pour rêver plus librement aux moyens de subsister. Il s’assit sous un arbre, où, après avoir prié le ciel d’avoir pitié de sa situation, il s’endormit. À son réveil, il aperçut un faucon d’une beauté singulière : il avait la tête ornée d’un panache de mille couleurs, et il portait au cou une chaîne de feuilles d’or garnie de diamants, de topazes et de rubis. Calaf qui entendait la fauconnerie, lui présenta le poignet, et l’oiseau se mit dessus. Le prince des Nogaïs en eut beaucoup de joie : « Voyons, dit-il en lui-même, où ceci nous mènera ; cet oiseau, selon toutes les apparences, appartient au souverain de cette horde. » Il ne se trompait pas, c’était le faucon d’Alinguer, kan de Berlas, que ce prince avait perdu à la chasse le jour précédent. Ses grands veneurs le cherchaient dans la campagne, avec d’autant plus d’ardeur et d’inquiétude que leur maître les avait menacés du dernier supplice s’ils revenaient à la cour sans son oiseau, qu’il aimait passionnément.

XXXIII

Le prince Calaf rentra dans la horde avec le faucon. Aussitôt tout le peuple se mit à crier : « Hé, voilà le faucon du kan retrouvé ! béni soit le jeune homme qui va réjouir notre prince en lui portant son oiseau ! » Effectivement, lorsque Calaf fut arrivé à la tente royale, et qu’il y parut avec le faucon, le kan, transporté de joie, courut à son oiseau et lui fit mille caresses. Ensuite, s’adressant au prince des Nogaïs, il lui demanda où il l’avait trouvé. Calaf raconta la chose comme elle s’était passée. Après cela le kan lui dit : « Tu me parais étranger ; de quel pays es-tu et quel est ta profession ? — Seigneur, lui répondit le fils de Timurtasch en se prosternant à ses pieds, je suis fils d’un marchand de Bulgarie qui possédait de grands biens ; je voyageais avec mon père et ma mère dans le pays de Jaïc ; nous avons rencontré des voleurs qui ne nous ont laissé que la vie, et nous sommes venus jusqu’à cette horde en mendiant.

— Jeune homme, reprit le kan, je suis bien aise que ce soit toi qui aies trouvé mon faucon, car j’ai juré d’accorder à la personne qui me le rapporterait les trois choses qu’elle voudrait me demander ; ainsi tu n’as qu’a parler : dis-moi ce que tu souhaites que je te donne, et sois sûr de l’obtenir. — Puisqu’il m’est permis de demander trois choses, repartit Calaf, je voudrais premièrement que mon père et ma mère qui sont à l’hôpital, eussent une tente particulière dans le quartier de Votre Majesté : qu’ils fussent entretenus à vos dépens le reste de leurs jours et servis même par des officiers de votre maison. Secondement, je désire un des plus beaux chevaux de vos écuries, tout sellé et bridé ; et enfin un habillement complet et magnifique avec un riche sabre et une bourse pleine de pièces d’or, pour pouvoir faire commodément un voyage que je médite. — Tes vœux seront satisfaits, dit Alinguer ; amène-moi ton père et ta mère, je commencerai dès aujourd’hui à les faire traiter comme tu le souhaites ; et demain, vêtu de riches habits et monté sur le plus beau cheval de mes écuries, tu pourras t’en aller où il te plaira. »

Calaf se prosterna une seconde fois devant le kan, et, après l’avoir remercié de ses bontés, il se rendit à la tente où Elmaze et Timurtasch l’attendaient impatiemment. « Je vous apporte de bonnes nouvelles, leur dit-il ; notre sort est déjà changé. » En même temps il leur raconta tout ce qui lui était arrivé. Cette aventure leur fit plaisir, ils la regardèrent comme une marque infaillible que la rigueur de leur destinée commençait à s’adoucir. Ils suivirent volontiers Calaf, qui les conduisit à la tente royale, et les présenta au kan. Ce prince les reçut fort bien, et leur promit qu’il tiendrait exactement la promesse qu’il avait faite à leur fils. Il n’y manqua pas ; il leur donna dès ce jour-là une tente particulière, il les fit servir par des esclaves et des officiers de sa maison et il ordonna qu’on les traitât comme lui-même.

Le lendemain Calaf fut revêtu de riches habits ; il reçut de la main même du prince Alinguer un sabre dont la poignée était de diamant, avec une bourse remplie de sequins d’or, et ensuite on lui amena un très beau cheval turcoman ; il le monta devant toute la cour, et pour montrer qu’il savait manier un cheval, il lui fit faire cent caracoles d’une manière qui charma le prince et ses courtisans.

Après avoir remercié le kan de toutes ses bontés, il prit congé de lui. Il alla trouver Timurtasch et la princesse Elmaze : « J’ai une extrême envie, leur dit-il, de voir le grand royaume de la Chine, permettez-moi de la satisfaire. J’ai un pressentiment que je me signalerai par quelque action d’éclat, et que je gagnerai l’amitié du monarque qui tient sous ses lois de si vastes États. Souffrez que, vous laissant ici dans un asile où vous êtes en sûreté et où rien ne vous manque, je suive le mouvement qui m’enlraîne, ou plutôt que je m’abandonne au ciel qui me conduit. — Va, mon fils, lui dit Timurtasch, cède au noble transport qui t’agite ; cours au sort qui t’attend ; hâte par la vertu la lente prospérité qui doit succéder à notre infortune ; ou par un beau trépas, mérite une place éclatante dans l’histoire des princes malheureux. Pars, nous attendrons de tes nouvelles dans cette tribu, et nous réglerons notre fortune sur la tienne. »

Le jeune prince des Nogaïs embrassa son père et sa mère, et prit le chemin de la Chine. Il n’est point marqué dans les auteurs qu’il éprouva quelque aventure sur la route ; ils disent seulement qu’étant arrivé à la grande ville de Canbalec, autrement Pékin, il descendit auprès d’une maison qui était à l’entrée et où demeurait une petite vieille qui était veuve. Calaf se présenta à la porte ; aussitôt la vieille parut. Il la salua et lui dit : « Ma bonne mère, voudriez-vous bien recevoir chez vous un étranger ? Si vous pouvez me donner un logement dans votre maison, j’ose vous assurer que vous n’en aurez point de chagrin. » La vieille envisagea le jeune prince, et jugeant à sa bonne mine, ainsi qu’à son habillement, que ce n’était pas un hôte à dédaigner, elle lui fit une profonde inclination de tête et lui répondit : « Jeune étranger de grande apparence, ma maison est à votre service aussi bien que tout ce qu’il y a dedans. — Et avez-vous, reprit-il, un lieu propre à mettre mon cheval ? — Oui, dit-elle, j’en ai. » En même temps elle prit le cheval par la bride et le mena dans une petite écurie qui était sur le derrière de sa maison. Ensuite elle revint trouver Calaf, qui se sentant beaucoup d’appétit, lui demanda si elle n’avait personne qui pût lui aller acheter quelque chose au marché. La veuve repartit qu’elle avait un petit-fils de douze ans, qui demeurait avec elle, et qui s’acquitterait fort bien de cette commission. Alors le prince tira de sa bourse un sequin d’or et le mit entre les mains de l’enfant qui sortit pour aller au marché.

Pendant ce temps-là l’hôtesse ne fut pas peu occupée à satisfaire la curiosité de Calaf. Il lui fit mille questions : il lui demanda quelles étaient les mœurs des habitants de la ville, combien on comptait de familles dans Pékin, et enfin la conversation tomba sur le roi de la Chine. « Apprenez-moi de grâce, lui dit Calaf, de quel caractère est ce prince ? Est-il généreux, et pensez-vous qu’il fit quelque attention au zèle d’un étranger qui s’offrirait à le servir contre ses ennemis ? En un mot, mérite-t-il qu’on s’attache à ses intérêts ? — Sans doute, répondit la vieille, c’est un très bon prince, qui aime ses sujets autant qu’il est aimé, et je suis fort surprise que vous n’ayez pas ouï parler de notre bon roi Altoun-Kan, car la réputation de sa bonté s’est répandue dans tout le monde.

— Sur le portrait que vous m’en faites, répliqua le prince des Nogaïs, je juge que ce doit être le monarque du monde le plus heureux et le plus content. — Il ne l’est pourtant pas, repartit la veuve : on peut dire même qu’il est fort malheureux. Premièrement, il n’a point de prince pour lui succéder ; il ne peut avoir d’enfant mâle, quelques prières, quelques bonnes œuvres qu’il fasse pour cela. Je vous dirai pourtant que le chagrin de n’avoir point de fils ne fait pas sa plus grande peine ; ce qui trouble le repos de sa vie, c’est la princesse Tourandocte, sa fille unique. — Et pourquoi, répliqua Calaf, est-elle un supplice pour lui ? — Je vais vous le dire, repartit la veuve ; je puis vous parler savamment de cela, car c’est un récit que m’a fait souvent ma fille, qui a l’honneur d’être au sérail parmi les esclaves de la princesse. »

XXXIV

« La princesse Tourandocte, poursuivit la vieille hôtesse du prince des Nogaïs, est dans sa dix-neuvième année ; elle est si belle que les peintres qui en ont fait le portrait, quoique des plus habiles de l’Orient, ont tous avoué qu’ils avaient honte de leur ouvrage, et que le pinceau du monde qui saurait le mieux attraper les charmes d’un beau visage ne pourrait prendre tous ceux de la princesse de la Chine. Cependant les divers portraits qu’on en a faits, quoique infiniment au-dessous de la nature, n’ont pas laissé de produire de terribles effets.

Elle joint à sa beauté ravissante un esprit si cultivé, qu’elle sait non seulement tout ce qu’on a coutume d’enseigner aux personnes de son rang, mais même les sciences qui ne conviennent qu’aux hommes. Elle sait tracer les différents caractères de plusieurs sortes de langues ; elle possède l’arithmétique, la géographie, la philosophie, les mathématiques, le droit et surtout la théologie ; elle a lu les lois et la morale de notre législateur Berginghuzin[2] ; enfin, elle est aussi habile que tous les docteurs ensemble. Mais ses belles qualités sont effacées par une dureté d’âme sans exemple : elle ternit son mérite par une détestable cruauté.

Il y a deux ans que le roi de Thibet l’envoya demander en mariage pour le prince son fils, qui en était devenu amoureux sur un portrait qu’il en avait vu. Altoun-Kan, ravi de cette alliance, la proposa à Tourandocte. Cette fière princesse, à qui tous les hommes paraissaient méprisables, tant sa beauté l’a rendue vaine, rejeta la proposition avec dédain. Le roi se mit en colère contre elle, et lui déclara qu’il voulait être obéi. Mais, au lieu de se soumettre de bonne grâce aux volontés de son père, elle pleura de dépit de ce qu’on prétendait la contraindre. Elle s’affligea sans modération, comme si l’on eût envie de lui faire un grand mal : enfin, elle se tourmenta de manière qu’elle tomba malade. Les médecins, connaissant la cause de sa maladie, dirent au roi que tous leurs remèdes étaient inutiles, et que la princesse perdrait infailliblement la vie s’il s’obstinait à lui vouloir faire épouser le prince de Thibet. Alors le roi, qui aime sa fille éperdument, effrayé du péril où elle était, l’allâ voir et l’assura qu’il renverrait l’ambassadeur de Thibet avec un refus. « Ce n’est pas assez, seigneur, lui dit la princesse, j’ai résolu de me laisser mourir, à moins que vous ne m’accordiez ce que j’ai à vous demander. Si vous souhaitez que je vive, il faut que vous vous engagiez par un serment inviolable à ne point gêner mes sentiments, et que vous fassiez publier un édit par lequel vous déclarerez que, de tous les princes qui me rechercheront, nul ne pourra m’épouser qu’il n’ait auparavant répondu pertinemment aux questions que je lui ferai devant tous les gens de loi qui sont dans cette ville ; que s’il y répond bien, je consens qu’il soit mon époux ; mais que s’il répond mal, on lui tranchera la tête dans la cour de votre palais.

Par cet édit, ajouta-t-elle, qu’on fera savoir aux princes étrangers qui arriveront à Pékin, on leur ôtera l’envie de me demander en mariage, et c’est ce que je souhaite ; car je hais les hommes et ne veux point me marier. — Mais, ma fille, lui dit le roi, si quelqu’un, méprisant mon édit, se présente et répond juste à vos questions… — Oh ! c’est ce que je ne crains pas, interrompit-elle avec précipitation ; j’en sais faire de si difficiles, que j’embarrasserais les plus grands docteurs ; j’en veux bien courir le risque. » Altoun-Kan rêva quelque temps à ce que la princesse exigeait de lui : « Je vois bien, dit-il en lui-même, que ma fille ne veut point se marier, et qu’en effet cet édit épouvantera tous ses amants ; ainsi je ne hasarde rien en lui donnant cette satisfaction ; il n’en peut arriver aucun malheur : quel prince serait assez fou pour affronter un si affreux péril ? »

Enfin le roi, persuadé que cet édit n’aurait point de mauvaises suites, et que l’entière guérison de sa fille en dépendait, le fit publier, et jura sur les lois de Berginghuzin de le faire exactement observer. Tourandocte, rassurée par ce serment sacré, qu’elle savait que le roi son père n’oserait violer, reprit ses forces et jouit bientôt d’une parfaite santé.

Cependant le bruit de sa beauté attira plusieurs jeunes princes étrangers à Pékin. L’on eut beau leur faire savoir la teneur de l’édit, comme tout le monde a bonne opinion de son esprit, et surtout les jeunes gens, ils eurent l’audace de se présenter pour répondre aux questions de la princesse, et n’en pouvant percer le sens obscur, ils périrent tous misérablement l’un après l’autre. Le roi, il faut lui rendre cette justice, paraît fort touché de leur sort. Il se repent d’avoir fait un serment qui le lie, et quelque tendresse qu’il ait pour sa fille, il aimerait mieux l’avoir laissé mourir que de l’avoir conservée à ce prix. Il fait tout ce qui dépend de lui pour prévenir ces malheurs. Lorsqu’un amant, que l’ordonnance n’a pu retenir, vient lui demander la main de la princesse, il s’efforce de le détourner de sa résolution, et il ne consent jamais qu’à regret qu’il s’expose à perdre la vie. Mais il arrive ordinairement qu’il ne saurait persuader ces jeunes téméraires. Ils ne sont occupés que de Tourandocte, et l’espérance de la posséder les étourdit sur la difficulté qu’il y a de l’obtenir.

Mais si le roi du moins se montre sensible à la perte de ces malheureux princes, il n’en est pas de même de sa barbare fille. Elle s’applaudit des spectacles sanglants que sa beauté donne aux Chinois. Elle a tant de vanité que le prince le plus aimable lui paraît non seulement indigne d’elle, mais même fort insolent d’oser élever sa pensée jusqu’à sa possession, et elle regarde son trépas comme un juste châtiment de sa témérité.

Ce qu’il y a de plus déplorable encore, c’est que le ciel permet souvent que les princes viennent se sacrifier à cette inhumaine princesse. Il n’y a pas longtemps qu’un prince qui se flattait d’avoir assez d’esprit pour répondre à ses questions, a perdu la vie ; et cette nuit il doit en périr un autre, qui, pour son malheur, est venu à la cour du roi de la Chine dans la même espérance. »

XXXV

Calaf fut fort attentif au récit de la vieille. « Je ne comprends pas, lui dit-il, après qu’elle eut achevé de parler, comment il se trouve des princes assez dépourvus de jugement pour aller demander la princesse de la Chine. Quel homme ne doit pas être effrayé de la condition sans laquelle on ne saurait l’obtenir ! D’ailleurs, quoi qu’en puissent dire les peintres qui en ont fait le portrait, quoiqu’ils assurent que leur ouvrage n’est qu’une image imparfaite de sa beauté, je crois plutôt qu’ils lui ont prêté des charmes, et que leurs peintures sont flatteuses, puisqu’elles ont produit des effets si puissants. Enfin, je ne puis penser que Tourandocte soit aussi belle que vous le dites. — Seigneur, répliqua la veuve, elle est encore plus charmante que je ne vous l’ai dit, et vous pouvez m’en croire, car je l’ai vue plusieurs fois en allant voir ma fille au sérail. Faites-vous, si vous voulez, une idée à plaisir ; rassemblez dans votre imagination tout ce qui peut contribuer à composer une beauté parfaite, et soyez persuadé que vous ne sauriez vous représenter un objet qui approche la princesse. »

Le prince des Nogaïs ne pouvait ajouter foi au discours de son hôtesse, tant il le trouvait hyperbolique ; il en ressentait pourtant, sans savoir pourquoi, un secret plaisir. « Mais, ma mère, reprit-il, les questions que propose la fille du roi sont-elles si difficiles qu’on ne puisse y répondre d’une manière qui satisfasse les gens de loi qui en sont les juges ? Pour moi, je m’imagine que les princes qui n’en peuvent pénétrer le sens sont tous de petits génies ou des ignorants. — Non, non, repartit la vieille, il n’y a point d’énigme plus obscure que les questions de la princesse et il est presque impossible d’y bien répondre. »

Pendant qu’ils s’entretenaient ainsi de Tourandocte et de ses amants infortunés, le petit garçon qu’on avait envoyé au marché revint chargé de provisions. Calaf s’assit à une table que la veuve lui dressa, et mangea comme un homme qui mourait de faim. Sur ces entrefaites, la nuit arriva, et bientôt on entendit dans la ville les timbales de la justice[3]. Le prince demanda ce que signifiait ce bruit. « C’est, lui dit la vieille, pour avertir le peuple qu’on va exécuter quelqu’un à mort, et le malheureux qui doit être immolé est ce prince que je vous ai dit qui devait cette nuit perdre la vie pour avoir mal répondu aux questions de la princesse. On a coutume de punir les coupables pendant le jour ; mais ceci est un cas particulier. Le roi dans son cœur déteste le supplice qu’il fait souffrir aux amants de sa fille, et il ne veut pas que le soleil soit témoin d’une action si cruelle. » Le fils de Timurtasch eut envie de voir cette exécution, dont la cause lui paraissait bien singulière, il sortit de la maison de son hôtesse, et rencontrant dans la rue une grande foule de Chinois, que la même curiosité animait, il se mêla parmi eux, et se rendit dans la cour du palais où se devait passer une si tragique scène.

Il vit au milieu un schebtcheraghe, autrement une tour de bois fort élevée, dont le dehors, du haut jusqu’en bas, était couvert de branches de cyprès, parmi lesquelles il y avait une prodigieuse quantité de lampes qui étaient fort bien arrangées, et qui répandaient une si grande lumière que toute la cour en était éclairée. À quinze coudées de la tour s’élevait un échafaud tout couvert de satin blanc[4], et autour duquel régnaient plusieurs pavillons de taffetas de la même couleur. Derrière ces tentes, deux mille soldats de la garde d’Altoun-Kan, l’épée nue et la hache à la main, formaient une double haie qui servait de barrière au peuple. Calaf regardait avec attention tout ce qui s’offrait à sa vue, lorsque tout à coup la triste cérémonie dont on voyait l’appareil commença par un bruit confus de tambours et de cloches, qui, du haut de la tour, se faisaient entendre de fort loin. En même temps, vingt mandarins et autant de gens de loi, tous vêtus de longues robes de laine blanche, sortirent du palais, s’avancèrent vers l’échafaud, et après en avoir fait trois fois le tour, allèrent s’asseoir sous les pavillons.

Ensuite parut la victime, ornée de fleurs entrelacées de feuilles de cyprès, avec une banderole bleue sur la tête, et non une banderole rouge[5], comme les criminels que la justice a condamnés. C’était un jeune prince qui avait à peine dix-huit ans ; il était accompagné d’un mandarin qui le tenait par la main, et suivi par l’exécuteur. Ils montèrent tous trois sur l’échafaud : aussitôt le bruit des tambours et des cloches cessa. Le mandarin alors adressa la parole au prince, d’un ton de voix si haut que la moitié du peuple l’entendit : « Prince, lui dit-il, n’est-il pas vrai qu’on vous a fait savoir la teneur de l’édit du roi dès que vous vous êtes présenté pour demander la princesse en mariage ? N’est-il pas vrai encore que le roi a fait tous ses efforts pour vous détourner de votre téméraire résolution ? » Le prince ayant répondu que oui : « Reconnaissez-donc, reprit le mandarin, que c’est votre faute si vous perdez aujourd’hui la vie, et que le roi et la princesse ne sont pas coupables de votre mort. — Je la leur pardonne, repartit le prince, je ne l’impute qu’à moi-même, et je prie le ciel de ne leur demander jamais compte du sang qu’on va répandre. »

Il n’eut pas achevé ces paroles que l’exécuteur lui abattit la tête d’un coup de sabre. L’air, à l’instant, retentit de nouveau du son des cloches et du bruit des tambours. Cependant douze mandarins vinrent prendre le corps ; ils l’enfermèrent dans un cercueil d’ivoire et d’ébène, et le mirent dans une petite litière, que six d’entre eux portèrent sur leurs épaules dans le jardin du sérail, sous un dôme de marbre blanc, que le roi avait fait bâtir exprès pour être le lieu de la sépulture de tous les malheureux princes qui devaient avoir le même sort. Il allait souvent pleurer sur le tombeau de ceux qui y étaient, et il tâchait, en honorant leurs cendres, d’expier en quelque façon la barbarie de sa fille.

XXXVI

D’abord que les mandarins eurent emporté le prince qui venait de périr, le peuple et les gens de loi se retirèrent dans leurs maisons, en blâmant le roi d’avoir eu l’imprudence de consacrer la fureur de sa fille par un serment qu’il ne pouvait violer. Calaf demeura dans la cour du palais, occupé de mille pensées confuses ; il s’aperçut qu’il y avait auprès de lui un homme qui fondait en pleurs ; il jugea bien que c’était quelqu’un qui prenait beaucoup de part à l’exécution qui venait de se faire, et souhaitant d’en savoir davantage, il lui adressa la parole : « Je suis touché, lui dit-il, de la vive douleur que vous faites paraître, et j’entre dans vos peines, car je ne doute pas que vous n’ayez connu particulièrement le prince qui vient de mourir. — Ah ! seigneur, lui répondit cet homme affligé, en redoublant ses larmes, je dois bien l’avoir connu, puisque j’étais son gouverneur. Ô malheureux roi de Samarcande ! ajouta-t-il, quelle sera ton affliction quand tu sauras l’étrange mort de ton fils ! et quel homme osera t’en porter la nouvelle ! »

Calaf demanda de quelle manière le prince de Samarcande était devenu amoureux de la princesse de la Chine. « Je vais vous l’apprendre, lui dit le gouverneur, et vous serez sans doute étonné du récit que j’ai à vous faire. Le prince de Samarcande, poursuivit-il, vivait heureux à la cour de son père ; les courtisans, le regardant comme un prince qui devait un jour être leur souverain, ne s’étudiaient pas moins à lui plaire qu’au roi même. Il passait ordinairement le jour à chasser ou à jouer au mail, et la nuit il faisait secrètement venir dans son appartement la plus brillante jeunesse de la cour, avec laquelle il buvait toutes sortes de liqueurs. Il prenait aussi plaisir quelquefois à voir danser de belles esclaves et à entendre des voix et des instruments. En un mot, tous les plaisirs enchaînés l’un à l’autre occupaient les moments de sa vie.

Sur ces entrefaites, il arriva un fameux peintre à Samarcande, avec plusieurs portraits de princesses, qu’il avait faits dans les cours différentes par où il avait passé. Il les vint montrer à mon prince, qui lui dit en regardant les premiers qu’il lui présenta : « Voilà de fort belles peintures ; je suis persuadé que les originaux de ces portraits-là vous ont bien de l’obligation. — Seigneur, répondit le peintre, je conviens que ces portraits sont un peu flattés, mais je vous dirai en même temps que j’en ai un encore plus beau que ceux-là, et qui toutefois n’approche pas de son original. En parlant ainsi, il tira d’une petite cassette où étaient ses portraits, celui de la princesse de la Chine.

À peine mon maître l’eut-il entre ses mains que, ne pouvant s’imaginer que la nature fût capable de produire une beauté si parfaite, il s’écria qu’il n’y avait point au monde de femme si charmante, et que le portrait de la princesse de la Chine devait être encore plus flatté que les autres. Le peintre protesta qu’il ne l’était point, et assura que jamais aucun pinceau ne pourrait rendre la grâce et l’agrément qu’il y avait dans le visage de la princesse Tourandocte. Sur cette assurance, mon maître acheta le portrait, qui fit sur lui une si vive impression qu’abandonnant un jour la cour de son père, il sortit de Samarcande accompagné de moi seul ; et, sans me dire son dessein, il prit la route de la Chine et vint dans cette ville. Il se proposait de servir quelque temps Altoun-Kan contre ses ennemis, et de lui demander ensuite la princesse en mariage, mais nous apprîmes en arrivant la rigueur de l’édit ; et, ce qu’il y a de plus étrange, c’est que mon prince, au lieu d’être vivement affligé de cette nouvelle, en conçut de la joie. « Je vais, me dit il, me présenter pour répondre aux questions de Tourandocte. Je ne manque pas d’esprit, j’obtiendrai cette princesse. »

Il n’est pas besoin de vous dire le reste, seigneur, continua le gouverneur en sanglotant ; vous jugez bien par le triste spectacle que vous venez de voir, que le déplorable prince de Samarcande n’a pu répondre comme il l’espérait aux fatales questions de cette barbare beauté qui se plaît à répandre du sang, et qui a déjà coûté la vie à plusieurs fils de rois. Il m’a donné tantôt le portrait de cette cruelle princesse, quand il a vu qu’il fallait se préparer à la mort. « Je te confie, m’a-t-il dit, cette rare peinture ; conserve bien ce précieux dépôt : tu n’as qu’à le montrer à mon père en lui apprenant ma destinée, et je ne doute pas qu’en voyant une si charmante image, il ne me pardonne ma témérité. » Mais, ajouta le gouverneur, qu’un autre, s’il veut, aille porter au roi son père une si triste nouvelle ; pour moi, possédé de mon affliction, je vais loin d’ici et de Samarcande pleurer une tête si chère. Voilà ce que vous souhaitiez d’apprendre, et voici ce dangereux portrait, poursuivit-il en le tirant de dessous sa robe et le jetant à terre avec indignation ; voici la cause du malheur de mon prince. Ô détestable peinture ! pourquoi mon maître, quand tu es tombée entre ses mains, n’avait-il pas mes yeux ? Ô princesse inhumaine ! puissent tous les princes de la terre avoir pour toi les sentiments que tu m’inspires ! Au lieu d’être l’objet de leur amour, tu leur ferais horreur. » À ces mots le gouverneur du prince de Samarcande se retira plein de colère en regardant le palais d’un œil furieux, et sans parler davantage au fils de Timurtasch, qui ramassa promptement le portrait de Tourandocte et voulut se retirer dans la maison de sa vieille ; mais il s’égara dans l’obscurité, et insensiblement il se trouva hors de la ville. Il attendit impatiemment le jour pour contempler la beauté de la princesse de la Chine ; sitôt qu’il le vit paraître et qu’il put contenter sa curiosité, il ouvrit la boîte qui renfermait le portrait.

Il hésita pourtant avant de le regarder. « Que vais-je faire ? s’écria-t-il. Dois-je présenter à mes yeux un objet si dangereux ? Songe, Calaf, songe aux funestes effets qu’il a causés ; as-tu déjà oublié ce que le gouverneur du prince de Samarcande vient de te dire ? Ne regarde point cette peinture ; résiste au mouvement qui t’entraîne, pendant qu’il n’est encore qu’un désir curieux. Tandis que tu jouis de ta raison, tu peux prévenir ta perte… Mais que dis-je, prévenir ? ajouta-t-il en se reprenant ; quel faux raisonnement m’inspire une timide prudence ? Si je dois aimer la princesse, mon amour n’est-il pas déjà écrit au ciel, en caractères ineffaçables ? D’ailleurs, je crois qu’on peut voir impunément le plus beau portrait ; il faut être bien faible pour se troubler à la vue d’un vain mélange de couleurs. Ne craignons rien ; considérons de sangfroid ces traits vainqueurs et assassins ; j’y veux même trouver des défauts et goûter le plaisir nouveau de censurer les charmes de cette princesse trop superbe ; et je souhaiterais, pour mortifier sa vanité, qu’elle apprît que j’ai sans émotion envisagé son image. »

XXXVII

Le fils de Timurtasch se promettait bien de voir d’un œil indifférent le portrait de Tourandocte ; il le regarde, il l’examine, il admire le tour du visage, la régularité des traits, la vivacité des yeux, la bouche, le nez : tout lui paraît parfait. Il s’étonne d’un si rare assemblage, et, quoique en garde contre ce qu’il voit, il s’en laisse charmer. Un trouble inconcevable l’agite malgré lui ; il ne se connaît plus. « Quel feu, dit-il, vient tout à coup m’animer ! quel désordre ce portrait met-il dans mes sens ! Juste ciel ! est-ce le sort de tous ceux qui regardent cette peinture d’aimer l’inhumaine princesse qu’elle représente ! Hélas ! je ne sens que trop qu’elle fait sur moi la même impression qu’elle a faite sur le malheureux prince de Samarcande ; je me rends aux traits qui l’ont blessé, et loin d’être effrayé de sa pitoyable histoire, peu s’en faut que je n’envie son malheur même ! Quel changement, grand Dieu ! Je ne concevais pas tout à l’heure comment on pouvait être assez insensé pour mépriser la rigueur de l’édit, et dans ce moment je ne vois plus rien qui m’épouvante ; tout le péril est disparu.

« Non, princesse incomparable, poursuivit-il en regardant le portrait d’un air tendre, aucun obstacle ne m’arrête ; je vous aime malgré votre barbarie, et puisqu’il m’est permis d’aspirer à votre possession, je veux dès aujourd’hui tâcher de vous obtenir : si je péris dans un si beau dessein, je ne sentirai en mourant que la douleur de ne pouvoir vous posséder. »

Calaf, ayant pris la résolution de demander la princesse, retourna chez sa vieille veuve, dont il n’eut pas peu de peine à trouver la maison ; car il s’en était assez éloigné pendant la nuit. « Ah ! mon fils, lui dit l’hôtesse sitôt qu’elle l’aperçut, je suis ravie de vous revoir ; j’étais fort en peine de vous ; je craignais qu’il ne vous fût arrivé quelque fâcheux accident : pourquoi n’êtes-vous pas revenu plus tôt ? — Ma bonne mère, lui répondit-il, je suis fâché de vous avoir causé de l’inquiétude, mais je me suis égaré dans l’obscurité. » Ensuite il lui conta comment il avait rencontré le gouverneur du prince qu’on avait fait mourir, et il ne manqua pas de répéter tout ce que le gouverneur du prince lui avait dit, puis montrant le portrait de Tourandocte : « Voyez, dit-il, si cette peinture n’est qu’une image imparfaite de la princesse de la Chine : pour moi, je ne puis m’imaginer qu’elle n’égale pas la beauté de l’original.

— Par l’âme du prophète Jacmouny, s’écria la vieille après avoir examiné le portrait, la princesse est mille fois plus belle et plus charmante encore qu’elle n’est ici représentée : je voudrais que vous l’eussiez vue, vous seriez persuadé, comme moi, que tous les peintres du monde qui entreprendront de la peindre au naturel, n’y pourront réussir ; je n’en excepte pas même le fameux Many. — Vous me faites un plaisir extrême, reprit le prince des Nogaïs, de m’assurer que la beauté de Tourandocte est au-dessus de tous les efforts de la peinture. Que cette assurance me flatte ! elle m’affermit dans mon dessein et m’excite à tenter promptement une si belle aventure ; que ne suis-je déjà devant la princesse ! Je brûle d’impatience d’éprouver si je serai plus heureux que le prince de Samarcande. »

— Que dites-vous, mon fils ? répliqua la veuve. Quelle entreprise osez-vous former, et songez vous en effet à l’exécuter ? — Oui, ma bonne mère, repartit Calaf, je prétends aujourd’hui me présenter pour répondre aux questions de la princesse ; je ne suis venu à la Chine que pour offrir mon bras au grand roi Altoun-Kan, mais il vaut mieux être son gendre qu’un officier de ses armées. »

À ces paroles, la vieille se prit à pleurer. « Ah ! seigneur, dit-elle, au nom de Dieu, ne persistez pas dans une résolution si téméraire ; vous périrez sans doute, si vous êtes assez hardi pour aller demander la princesse ; au lieu d’être charmé de sa beauté, détestez-la plutôt, puisqu’elle est la cause de tant d’événements tragiques ; représentez-vous quelle sera la douleur de vos parents, lorsqu’ils recevront la nouvelle de votre mort ; soyez touché des déplaisirs mortels où vous les allez plonger. — De grâce, ma mère, interrompit le fils de Timurtasch, cessez de me présenter des images si capables de m’attendrir ; je n’ignore pas que si j’achève aujourd’hui ma destinée, ce sera pour les auteurs de ma naissance une source inépuisable de larmes ; peut-être même (car je connais leur tendresse pour moi) ne pourront-ils apprendre mon trépas sans se laisser mourir de douleur : quelque reconnaissance pourtant que leurs sentiments me doivent inspirer et qu’ils m’inspirent en effet, il faut que je cède à l’ardeur qui me domine ; mais, que dis-je ? n’est-ce pas aussi pour les rendre plus heureux que je veux exposer ma vie ? Oui, sans doute, leur intérêt s’accorde avec le désir qui me presse, et si mon père était ici, bien loin de s’opposer à mon dessein, il m’exciterait à l’exécuter promptement. C’est donc une chose résolue ; ne perdez point de temps à me vouloir persuader, car rien ne saurait m’ébranler. »

Lorsque la vieille vit que son jeune hôte n’écoutait point ses conseils, son affliction en redoubla : « C’en est donc fait, seigneur, reprit-elle, on ne peut vous empêcher de courir à votre perte ; pourquoi faut-il que vous soyez venu loger dans ma maison ? pourquoi vous ai-je parlé de Tourandocte ? Vous en êtes devenu amoureux sur le portrait que je vous en ai fait ; malheureuse que je suis, c’est moi qui vous ai perdu : pourquoi faut-il que j’aie votre mort à me reprocher ? — Non, ma bonne mère, interrompit une seconde fois le prince des Nogaïs, ce n’est pas vous qui faites mon malheur ; ne vous imputez point l’amour que j’ai pour la princesse ; je devais l’aimer et je remplis mon sort ; d’ailleurs, qui vous a dit que je répondrais mal à ses questions ? Je ne suis ni sans étude, ni sans esprit, et le ciel peut-être m’a réservé l’honneur de délivrer le roi de la Chine des chagrins que lui cause un affreux serment. Mais, ajouta-t-il en tirant la bourse que le kan de Berlas lui avait donnée, et dans laquelle il y avait encore une assez grande quantité de pièces d’or, comme cela, je l’avoue, c’est incertain, et qu’il peut arriver que je meure, je vous fais présent de cette bourse pour vous consoler démon trépas ; vous pourrez même vendre aussi mon cheval et en garder l’argent ; car je n’en aurai pas besoin, soit que la fille d’Altoun-Kan devienne le prix de mon audace, soit que mon trépas en doive être le triste salaire. »

XXXVIII

La veuve prit la bourse de Calaf, en disant : « Ô mon fils ! vous vous trompez fort si vous vous imaginez que ces pièces d’or me consolent de votre perte ; je vais les employer en bonnes œuvres, en distribuer une partie dans les hôpitaux aux pauvres, qui souffrent patiemment leur misère, et dont, par conséquent, les prières sont si agréables à Dieu ; je donnerai le reste aux ministres de la religion, afin que tous ensemble ils prient le ciel de vous inspirer, et de ne pas permettre que vous vous exposiez à périr : toute la grâce que je vous demande, c’est de point aller aujourd’hui vous présenter pour répondre aux questions de Tourandocte ; attendez jusqu’à demain, le terme n’est pas long ; laissez-moi ce temps-là pour faire agir de bonnes âmes et mettre Jacmouny dans vos intérêts ; après cela, vous ferez tout ce qu’il vous plaira. Accordez-moi, je vous prie, cette satisfaction ; j’ose dire que vous la devez à une personne qui a déjà conçu pour vous tant d’amitié qu’elle serait inconsolable si vous périssiez. »

Effectivement Calaf avait un air qui prévenait d’abord en sa faveur : outre que c’était un des plus beaux princes du monde et des mieux faits, il avait des manières si aisées et si agréables, qu’on ne pouvait le voir sans l’aimer. Il fut touché de la douleur et de l’affection que cette bonne vieille faisait paraître : « Eh bien ! ma mère, lui dit, j’aurai pour vous la complaisance que vous exigez de moi : je n’irai point aujourd’hui demander la princesse ; mais pour vous dire ce que je pense, je ne crois pas que votre prophète Jacmouny puisse me faire changer de résolution. »

Il ne sortit point de toute la journée de la maison de la veuve, qui ne manqua pas d’aller dans les hôpitaux distribuer des aumônes, et d’acheter, à beaux derniers comptants, l’intercession des bonzes[6] auprès de Berginghuzin : elle fit aussi sacrifier aux idoles des poules et des poissons. Les génies ne furent pas non plus oubliés ; on leur offrit en sacrifice du riz et des légumes, dans les lieux consacrés à cette cérémonie ; mais toutes les prières des bonzes et des ministres des idoles, quoique bien payées, ne produisirent pas l’effet que la bonne hôtesse de Calaf en avait attendu ; car, le lendemain matin, ce prince parut plus déterminé que jamais à demander Tourandocte : « Adieu, ma bonne mère, dit-il à la veuve, je suis fâché que vous vous soyez donné hier tant de peine pour moi : vous pouviez vous les épargner, car je vous avais assuré que je ne serais pas aujourd’hui dans d’autres sentiments. » À ces mots, il quitta la vieille, qui, se sentant saisie de la plus vive douleur, se couvrit le visage de son voile, et demeura la tête sur ses genoux, dans un accablement qu’on ne saurait exprimer.

Le jeune prince des Nogaïs, parfumé d’essence et plus beau que la lune, se rendit au palais. Il vit à la porte cinq éléphants liés, et des deux côtés étaient en haie deux mille soldats, le casque en tête, armés de boucliers et couverts de plaques de fer. Un des principaux officiers qui les commandait, jugeant à l’air de Calaf qu’il était étranger, l’arrêta, et lui demanda quelle affaire il avait au palais : « Je suis un prince étranger, lui répondit le fils de Timurtasch, et je viens me présenter au roi pour le prier de m’accorder la permission de répondre aux questions de la princesse sa fille. » L’officier, à ces paroles, le regardant avec étonnement, lui dit : « Prince, savez-vous bien que vous venez ici chercher la mort ? Vous auriez mieux fait de demeurer dans votre pays que de former le dessein qui vous amène. Retournez sur vos pas, et ne vous flattez point de la trompeuse espérance que vous obtiendrez la barbare Tourandocte. Quand vous seriez plus habile qu’un mandarin de la science[7], vous ne percerez jamais le sens de ses paroles ambiguës. — Je vous rends grâces de votre conseil, reprit Calaf ; mais je ne suis pas venu jusqu’ici pour reculer. — Allez donc à votre mort, répliqua l’officier d’un air chagrin, puisqu’il n’est pas possible de vous en empêcher. » En même temps, il le laissa entrer dans le palais, et ensuite se tournant vers quelques autres officiers qui avaient entendu leur conversation : « Que ce prince, leur dit-il, est beau et bien fait ! C’est dommage qu’il meure si tôt. »

Cependant Calaf traversa plusieurs salles, et enfin se trouva dans celle où le roi avait coutume de donner audience à ses peuples : il y avait dedans un trône d’acier du Catay, fait en forme de dragon et haut de trois coudées ; quatre colonnes de la même matière et fort élevées, soutenaient au-dessus un vaste dais de satin jaune garni de pierreries. Altoun-Kan, revêtu d’un caftan de brocart d’or à fond rouge, était assis sur le trône avec un air de gravité que soutenait merveilleusement un bouquet de poils fort longs et partagé en trois boucles qu’il avait au milieu de la barbe. Ce monarque, après avoir écouté quelques-uns de ses sujets, jeta par hasard les yeux sur le prince des Nogaïs, qui était dans la foule. Comme il lui sembla que c’était un étranger, et qu’il vit bien à son air noble, ainsi qu’à ses habits magnifiques, que ce n’était pas un homme du commun, il appela un de ses mandarins, il lui montra du doigt Calaf et lui donna ordre tout bas de s’informer de sa qualité et du sujet qui l’avait fait venir à sa cour.

Le mandarin s’approcha du fils de Timurtasch et lui dit que le roi souhaitait de savoir qui il était et s’il avait quelque chose à lui demander. « Vous pouvez dire au roi votre maître, répondit le jeune prince, que je suis fils unique d’un souverain, et que je viens tâcher de mériter l’honneur d’être son gendre. »

XXXIX

Altoun-Kan ne sut pas plutôt la réponse du prince des Nogaïs qu’il changea de couleur ; son auguste visage se couvrit d’une pâleur semblable à celle de la mort ; il cessa de donner audience, il renvoya tout le peuple ; ensuite il descendit de son trône et s’approcha de Calaf : « Jeune téméraire, lui dit-il, savez-vous la rigueur de mon édit et le malheureux destin de tous ceux qui jusqu’ici se sont obstinés à vouloir obtenir la princesse ma fille ? — Oui, seigneur, répondit le fils de Timurtasch, je connais tout le danger que je cours ; mes yeux même ont été témoins du juste et dernier supplice que votre majesté a fait souffrir au prince de Samarcande ; mais la fin déplorable de ces audacieux, qui se sont vainement flattés de la douce espérance de posséder la princesse Tourandocte, ne fait qu’irriter l’envie que j’ai de la mériter.

— Quelle fureur ! repartit le roi ; à peine un prince a-t-il perdu la vie qu’il s’en présente un autre pour avoir le même sort ; il semble qu’ils prennent plaisir à s’immoler ; quel aveuglement ! rentrez en vous-même, prince, et soyez moins prodigue de votre sang. Vous m’inspirez plus de pitié que tous ceux qui sont déjà venus chercher ici la mort ; je me sens naître de l’inclination pour vous et je veux faire tout mon possible pour vous empêcher de périr : retournez dans les États de votre père, et ne lui donnez pas le déplaisir d’apprendre par la renommée qu’il ne reverra plus son fils unique.

— Seigneur, repartit Calaf, il m’est bien doux d’entendre de la bouche même de votre majesté, que j’ai le bonheur de lui plaire ; j’en tire un heureux présage. Peut-être que, touché des malheurs que cause la beauté de la princesse, le ciel veut se servir de moi pour en arrêter le cours et assurer en même temps le repos de votre vie, que trouble la nécessité d’autoriser des actions si cruelles. Savez-vous, en effet, si je répondrai mal aux questions qu’on me fera ? Quelle certitude avez-vous que je périrai ? Si d’autres n’ont pu démêler le sens des paroles obscures de Tourandocte, est-ce à dire pour cela que je ne pourrai le pénétrer ? Non, seigneur, leur exemple ne saurait me faire renoncer à l’honneur éclatant de vous avoir pour beau-père. — Ah ! prince infortuné, répliqua le roi en s’attendrissant, vous voulez cesser de vivre : les amants qui se sont présentés avant vous pour répondre aux funestes questions de ma fille, tenaient le même langage, ils espéraient tous qu’ils en percevraient le sens, et ils n’ont pu en venir à bout. Hélas ! vous serez aussi la dupe de votre confiance ; encore une fois, mon fils, poursuivit-il, laissez-vous persuader ; je vous aime et veux vous sauver ; ne rendez pas ma bonne intention inutile par votre opiniâtreté ; quelque esprit que vous vous sentiez, défiez-vous-en : vous êtes dans l’erreur, de vous imaginer que vous pourrez répondre sur-le-champ à ce que la princesse vous proposera ; cependant vous n’aurez pas un demi-quart d’heure pour y rêver, c’est la règle. Si dans le moment vous ne faites pas une réponse juste et qui soit approuvée de tous les docteurs qui en seront les juges, aussitôt vous serez déclaré digne de mort, et vous serez conduit au supplice la nuit suivante. Ainsi, prince, retirez-vous ; passez le reste de la journée à songer au parti que vous avez à prendre ; consultez des personnes sages ; faites vos réflexions, et demain vous viendrez m’apprendre ce que vous aurez résolu. »

En achevant ces paroles, il quitta Calaf, qui sortit du palais fort mortifié de ce que le roi venait de lui représenter, et il revint chez son hôtesse, sans faire la moindre attention à l’affreux péril auquel il voulait s’exposer. Dès qu’il parut devant la vieille et qu’il eut conté ce qui s’était passé au palais, elle recommença à le haranguer et mettre encore tout en usage pour le détourner de son entreprise ; mais elle ne recueillit point d’autre fruit de ses nouveaux efforts, que de s’apercevoir qu’ils enflammaient son jeune hôte et le rendaient encore plus ferme dans sa résolution. En effet, il retourna le jour suivant au palais et se fit annoncer au roi, qui le reçut dans son cabinet, ne voulant pas que personne fût témoin de leur conversation.

« Hé bien, prince, lui dit Altoun-Kan, votre vue doit-elle aujourd’hui me réjouir ou m’affliger ? dans quels sentiments êtes-vous ? — Seigneur, répondit Calaf, j’ai toujours l’esprit dans la même disposition : quand j’eus l’honneur de me présenter hier devant votre majesté, j’avais déjà fait toutes mes réflexions ; je suis déterminé à souffrir le même supplice que mes rivaux, si le ciel n’a pas autrement ordonné de mon sort. » À ce discours, le roi se frappa la poitrine, déchira son collet et s’arracha quelques poils de la barbe.

« Que je suis malheureux, s’écria-t-il, d’avoir conçu tant d’amitié pour celui-ci ! La mort des autres ne m’a point fait tant de peine. Ah ! mon fils, continua-t-il en embrassant le prince des Nogaïs avec un attendrissement qui lui causa quelque émotion, rends-toi à ma douleur, si mes raisons ne sont pas capables de l’ébranler. Je sens que le coup qui t’ôtera la vie frappera mon cœur d’une atteinte mortelle ; renonce, je t’en conjure, à la possession de ma cruelle fille ; tu trouveras dans le monde assez d’autres princesses que tu pourras posséder. Pourquoi t’obstiner à la poursuite d’une inhumaine que tu ne saurais obtenir ? Demeure, si tu veux, dans ma cour, tu y tiendras le premier rang après moi, tu auras de belles esclaves ; les plaisirs te suivront partout ; en un mot, je te regarderai comme mon propre fils. Désiste-toi donc de la poursuite de Tourandocte ; que j’aie du moins la satisfaction d’enlever une victime à cette sanguinaire princesse. »

XL

Le fils de Timurtasch était très sensible à l’amitié que le roi de la Chine lui témoignait ; mais il lui répondit : « Seigneur, laissez-moi de grâce m’exposer au péril dont vous voulez me détourner. Plus il est grand et plus il a de quoi me tenter. Je vous avouerai même que la cruauté de la princesse flatte en secret mon amour. Je me fais un plaisir charmant de penser que je suis peut-être l’heureux mortel qui doit triompher de cette orgueilleuse. Au nom de Dieu, poursuivit-il, que votre majesté cesse de combattre un dessein que ma gloire, mon repos et ma vie veulent que j’exécute ; car enfin je ne puis vivre si je n’obtiens Tourandocte. »

Altoun-Kan voyant Calaf inébranlable dans sa résolution, en fut vivement affligé : « Ah ! jeune audacieux, lui dit-il, ta perte est assurée, puisque tu t’opiniâtres à demander ma fille. Le ciel m’est témoin que j’ai fait tout mon possible pour t’inspirer des sentiments raisonnables. Tu rejettes mes conseils, et aimes mieux périr que de les suivre. N’en parlons donc plus. Tu recevras bientôt le prix de ta folle constance. Je consens que tu entreprennes de répondre aux questions de Tourandocte. Mais il faut auparavant que je te fasse les honneurs que j’ai coutume de faire aux princes qui recherchent mon alliance. »

À ces mots, il appela le chef du premier corps de ses eunuques ; il lui ordonna de mener Calaf dans le palais du prince, et de lui donner deux cents eunuques pour le servir.

À peine le prince des Nogaïs fut-il dans le palais où on l’avait conduit[8], que les principaux mandarins vinrent le saluer, c’est-à-dire qu’ils se mirent à genoux et qu’ils baissèrent la tête jusqu’à terre, en lui disant l’un après l’autre : « Prince, le serviteur perpétuel de votre illustre race vient en cette qualité vous faire la révérence. » Ensuite ils lui firent des présents et se retirèrent.

Cependant le roi, qui se sentait beaucoup d’amitié pour le fils de Timurtasch, et qui en avait compassion, envoya chercher le professeur le plus habile ou du moins le plus fameux de son collège royal, et lui dit : « Docteur, il y a dans ma cour un nouveau prince qui demande ma fille. Je n’ai rien épargné pour le rebuter ; mais je n’en ai pu venir à bout. Je voudrais que par ton éloquence tu lui fisses entendre raison ; c’est pour cela que je te mande ici. » Le docteur obéit ; il alla voir Calaf et eut avec lui une fort longue conversation. Ensuite il revint trouver Altoun-Kan et lui dit : « Seigneur, il est impossible de persuader ce jeune prince, il veut absolument mériter la princesse ou mourir. Quand j’ai connu que c’était une erreur de prétendre vaincre sa fermeté, j’ai eu la curiosité de voir si son obstination n’avait point d’autre fondement que son amour ; je l’ai interrogé sur plusieurs matières différentes, et je l’ai trouvé si savant que j’en ai été surpris. Il est musulman, et il me paraît parfaitement instruit de tout ce qui regarde sa religion. Enfin, pour dire à votre majesté ce que j’en pense, je crois que si quelque prince est capable de bien répondre aux questions de la princesse, c’est celui-là.

— Ô docteur ! s’écria le roi, tu me ravis par ce discours : plaise au ciel que ce prince devienne mon gendre. Dès qu’il a paru devant moi, je me suis senti de l’affection pour lui ; puisse t-il être plus heureux que les autres qui sont venus mourir dans cette ville ! »

Le bon roi Altoun-Kan ne se contenta pas de faire des vœux pour Calaf, il tâcha de lui rendre propices le esprits qui président au ciel, au soleil et à la lune. Pour cet effet, il ordonna des prières publiques, et l’on fit dans les temples des sacrifices solennels. On immola par son ordre un bœuf au ciel, une chèvre au soleil et un pourceau à la lune. De plus, il fit publier dans Pékin que les confréries du mois[9] eussent à faire un festin dans l’intention que le prince qui se présentait pour demander la princesse eût le bonheur de l’obtenir.

Après les prières et les sacrifices, le monarque chinois envoya son colao[10] à Calaf, pour l’avertir de se tenir prêt à répondre le lendemain aux questions de la princesse, et lui dire qu’on ne manquerait pas de l’aller chercher pour le conduire au divan, et que les personnes qui devaient composer l’assemblée avaient déjà reçu ordre de s’y rendre.

XLI

Quelque déterminé que fût Calaf à éprouver l’aventure, il ne passa pas la nuit sans inquiétude. Si tantôt il osait se fier à son génie et se promettre un hereux succès, tantôt, perdant cette confiance, il se representait la honte qu’il aurait si ses réponses ne plaisaient pas au divan. Il pensait aussi quelquefois à Elmaze et à Timurtasch : « Hêlas ! disait-il, si je meurs, que deviendront mon père et ma mère ? »

Le jour le surprit dans cette confusion de sentiments. Aussitôt il entendit le son de plusieurs cloches avec un grand bruit de tambours. Il jugea que c’était pour appeler au conseil tous ceux qui devaient s’y trouver. Alors élevant sa pensée à Mahomet : « Ô grand prophète ! lui dit-il, vous voyez l’état où je suis ; inspirez-moi : faut-il que je me rende au divan ou que j’aille dire au roi que le péril m’épouvante ? » Il n’eut pas prononcé ces paroles, qu’il sentit évanouir toutes ses craintes et renaître son audace ; il se leva et se vêtit d’un caftan et d’un manteau d’une étoffe de soie rouge à fleurs d’or, qu’Altoun-Kan lui envoya, avec des bas et des souliers de soie bleue.

Comme il achevait de s’habiller, six mandarins bottés, et vêtus de robes fort larges et de couleur cramoisie, entrèrent dans son appartement ; et après l’avoir salué de la même manière que ceux du jour précédent, ils lui dirent qu’ils venaient de la part du roi le prendre pour le mener au divan. Il se laissa conduire ; ils traversèrent une cour en marchant au milieu d’une double haie de soldats, et quand ils furent arrivés dans la première salle du conseil, ils y trouvèrent plus de mille chanteurs et joueurs d’instruments, qui chantant et jouant tous ensemble de concert, faisaient un bruit étonnant. De là ils s’avancèrent dans la salle où se tenait le conseil et qui communiquait au palais intérieur.

Déjà toutes les personnes qui devaient assister à cette assemblée étaient assises sous des pavillons de diverses couleurs qui régnaient autour de la salle. Les mandarins les plus considérables paraissaient d’un côté, le colao avec les professeurs du collège royal étaient de l’autre, et plusieurs docteurs dont on connaissait la capacité, occupaient les autres places. Il y avait au milieu deux trônes d’or posés sur deux sièges triangulaires. D’abord que le prince des Nogaïs parut, la noble et docte assistance le salua avec toutes les marques d’un grand respect, mais sans lui dire une parole, parce que tout le monde étant dans l’attente de l’arrivée du roi, gardait un profond silence.

Le soleil était sur le point de se lever. Dès qu’on vit briller les premiers rayons de ce bel astre, deux eunuques ouvrirent des deux côtés les rideaux de la porte du palais intérieur, et aussitôt le roi sortit accompagné de la princesse Tourandocte, qui portait une longue robe de soie tissue d’or et un voile de la même étoffe qui lui couvrait le visage. Ils montèrent tous deux à leurs trônes par cinq degrés d’argent. Lorsqu’ils eurent pris leurs places, deux jeunes filles parfaitement belles, parurent l’une au côté du roi et l’autre au côté de la princesse. C’étaient des esclaves du sérail d’Altoun-Kan. Elles avaient la gorge et le visage découverts, de grosses perles aux oreilles, et elles se tenaient debout avec une plume et du papier, prêtes à écrire ce que le roi leur ordonnerait. Pendant ce temps-là, toutes les personnes de l’assemblée, qui s’étaient levées à la vue d’Altoun-Kan, demeurèrent debout avec beaucoup de gravité et les yeux à demi fermés. Calaf seul promenait partout ses regards, ou plutôt il ne regardait que la princesse, dont il admirait le port majestueux.

Quand le puissant monarque de la Chine eut ordonné aux mandarins et aux docteurs de s’asseoir, un des six seigneurs qui avaient conduits Calaf et qui était debout avec lui à quinze coudées des deux trônes, s’agenouilla et lut un mémoire qui contenait la demande que ce prince étranger faisait de la princesse Tourandocte. Ensuite il se releva et dit à Calaf de faire trois révérences au roi. Le prince des Nogaïs s’en acquitta de si bonne grâce, qu’Altoun-Kan ne put s’empêcher de lui sourire, pour lui témoigner qu’il le voyait avec plaisir.

Alors le colao se leva de sa place et lut à haute voix l’édit funeste qui condamnait à mort tous les amants téméraires qui répondaient mal aux questions de Tourandocte. Puis adressant la parole à Calaf : « Prince, lui dit-il, vous venez d’entendre à quelle condition on peut obtenir la princesse ; si l’image du péril présent fait quelque impression sur votre âme, il vous est encore permis de vous retirer. — Non, reprit le prince des Nogaïs ; le prix qu’il s’agit de remporter est trop beau pour avoir la lâcheté d’y renoncer. »

XLII

Le roi voyant Calaf disposé à répondre aux questions de Tourandocte, se tourna vers cette princesse, et lui dit : « Ma fille, c’est à vous de parler ; proposez à ce jeune prince les questions que vous avez préparées, et plaise à tous les esprits à qui l’on fit hier des sacrifices, qu’il pénètre le sens de vos paroles ! » Tourandocte, à ces mots, dit : « Je prends à témoin le prophète Jacmouny que je ne vois qu’à regret mourir tant de princes, mais pourquoi s’obstinent-ils à vouloir que je sois à eux ? que ne me laissent-ils vivre tranquillement dans mon palais, sans venir attenter à ma liberté ! Sachez donc, jeune audacieux, ajoula-t-elle en s’adressant à Calaf, que vous n’aurez point de reproches à me faire, lorsqu’à l’exemple de vos rivaux, il vous faudra souffrir une mort cruelle ; vous êtes vous seul la cause de votre perte, puisque je ne vous oblige point à venir demander ma main.

— Belle princesse, répondit le prince des Nogaïs, je sais tout ce qu’on peut dire là-dessus ; faites-moi, s’il vous plaît, vos questions, et je vais tâcher d’en démêler le sens. — Hé bien, reprit Tourandocte, dites-moi quelle est la créature qui est de tout pays, amie de tout le monde, et qui ne saurait souffrir son semblable ? — Madame, répondit Calaf, c’est le soleil. — Il a raison, s’écrièrent les docteurs, c’est le soleil. — Quelle est la mère, reprit la princesse, qui après avoir mis au monde ses enfants les dévore tous lorsqu’ils sont devenus grands ? — C’est la mer, répondit le prince des Nogaïs, parce que les fleuves qui vont se décharger dans la mer, tirent d’elle leur source. »

Tourandocte voyant que le jeune prince répondait juste à ses questions, en fut si piquée qu’elle résolut de ne rien lui épargner pour le perdre : « Quel est l’arbre, lui dit-elle, dont toutes les feuilles sont blanches d’un côté et noires de l’autre ? » Elle ne se contenta pas de proposer cette question ; la maligne princesse, pour éblouir Calaf et l’étourdir, leva son voile en même temps, et laissa voir à l’assemblée toute la beauté de son visage, auquel le dépit et la honte ajoutaient de nouveaux charmes. Sa tête était parée de fleurs naturelles placées avec un art infini, et ses yeux paraissaient plus brillants que les étoiles. Elle était aussi belle que le soleil quand il se montre dans tout son éclat à l’ouverture d’un nuage épais. L’amoureux fils de Timurtasch, à la vue de cette incomparable princesse, au lieu de répondre à la question proposée, demeura muet et immobile ; aussitôt tout le divan qui s’intéressait pour lui, fut saisi d’une frayeur mortelle ; le roi même en pâlit, et crut que c’était fait de ce jeune prince.

Mais Calaf, revenu de la surprise que lui avait causée tout à coup la beauté de Tourandocte, rassura bientôt l’assemblée en reprenant ainsi la parole :

« Charmante princesse, je vous prie de me pardonner si je suis demeuré quelques moments interdit ; j’ai cru voir un de ces objets célestes qui font le plus bel ornement du séjour qui est promis aux fidèles après leur mort ; je n’ai pu voir tant d’attraits sans être troublé : ayez la bonté de répéter la question que vous m’avez faite, car je ne m’en souviens plus : vous m’avez fait tout oublier. — Je vous ai demandé, dit Tourandocte, quel est l’arbre dont toutes les feuilles sont blanches d’un côté et noires de l’autre ? — Cet arbre, répondit Calaf, représente l’année, qui est composée de jours et de nuits. »

Cette réponse fut encore applaudie dans le divan ; les mandarins et les docteurs dirent qu’elle était juste, et donnèrent mille louanges au jeune prince. Alors Altoun-Kan dit à Tourandocte : « Allons, ma fille, confesse-toi vaincue, et consens d’épouser ton vainqueur : les autres n’ont pu seulement répondre à une de tes questions, et celui-ci, comme tu vois, les explique toutes. — Il n’a pas encore remporté la victoire, répondit la princesse en remettant son voile pour cacher sa confusion et les pleurs qu’elle ne pouvait s’empêcher de répandre : j’ai d’autres questions à lui faire, mais je les lui proposerai demain. — Oh ! pour cela, non, repartit le roi ; je ne permettrai point que vous lui fassiez des questions à l’infini ; tout ce que je puis souffrir, c’est que vous lui en proposiez encore une tout à l’heure. » La princesse s’en défendit, en disant qu’elle n’avait préparé que celles qui venaient d’être interprétées, et elle pria le roi son père de ne lui pas refuser la permission d’interroger le prince le jour suivant.

« C’est ce que je ne veux pas vous accorder, s’écria le monarque de la Chine en colère, vous ne cherchez qu’à mettre l’esprit de ce jeune prince en défaut, et moi je ne songe qu’à dégager l’affreux serment que j’ai eu l’imprudence de faire. Ah ! cruelle, vous ne respirez que le sang ; et la mort de vos amants est un doux spectacle pour vous. La reine votre mère, touchée des premiers malheurs que vous avez causés, se laissa mourir de douleur d’avoir mis au monde une fille si barbare ; et moi, vous ne l’ignorez pas, je suis plongé dans une mélancolie que rien ne peut dissiper depuis que je vois les suites funestes de la complaisance que j’ai eue pour vous ; mais grâce aux esprits qui président au ciel, au soleil et à la lune, et à qui mes sacrifices ont été agréables, on ne fera plus dans mon palais de ces horribles exécutions qui rendent votre nom exécrable. Puisque ce prince a bien répondu à ce que vous lui avez proposé, je demande à toute cette assemblée s’il n’est pas juste qu’il soit votre époux ? » Les mandarins et les docteurs éclatèrent alors en murmures, et le colao prit la parole : « Seigneur, dit-il au roi, votre majesté n’est plus liée par le serment qu’elle fit de faire exécuter son rigoureux édit ; c’est à la princesse présentement à y satisfaire de sa part : elle promit sa main à celui qui répondrait juste à ses questions ; un prince vient d’y répondre d’une manière qui a contenté tout le divan ; il faut qu’elle tienne sa promesse, ou il ne faut pas douter que les esprits qui veillent aux supplices des parjures ne la punissent bientôt.

XLIII

Tourandocte pendant ce temps-là gardait le silence ; elle avait la tête sur les genoux et paraissait ensevelie dans une profonde affliction. Calaf s’en étant aperçu se prosterna devant Altoun-Kan et lui dit : « Grand roi, dont la justice et la bonté rendent florissant le vaste empire de la Chine, je demande une grâce à votre majesté ; je vois bien que la princesse est au désespoir que j’aie eu le bonheur de répondre à ses questions : elle aimerait beaucoup mieux sans doute que j’eusse mérité la mort : puisqu’elle a tant d’aversion pour les hommes que, malgré la parole donnée, elle se refuse à moi, je veux bien renoncer aux droits que j’ai sur elle, à condition qu’à son tour elle répondra juste à une question que je vais lui proposer. »

Toute l’assemblée fut assez surprise de ce discours. Ce jeune prince est-il fou, se disaient-ils tout bas les uns aux autres, de se mettre au hasard de perdre ce qu’il vient d’acquérir au péril de sa vie ? croit-il faire une question qui embarrasse Tourandocte ? faut qu’il ait perdu l’esprit. « Altoun-Kan était aussi fort étonné de ce que Calaf osait lui demander : « Prince, lui dit-il, avez-vous bien fait attention aux paroles qui viennent de vous échapper ? — Oui, seigneur, répondit le prince des Nogaïs, et je vous conjure de m’accorder cette grâce. — Je le veux, répliqua le roi ; mais quelque chose qu’il en puisse arriver, je déclare que je ne suis plus lié par le serment que j’ai fait, et que désormais je ne ferai plus mourir aucun prince. — Divine Tourandocte, reprit le fils de Timurtasch en s’adressant à la princesse, vous avez entendu ce que j’ai dit. Quoiqu’au jugement de cette savante assemblée, votre main me soit due ; quoique vous soyez à moi, je vous rends à vous-même ; j’abandonne votre possession ; je me dépouille d’un bien si précieux, pourvu que vous répondiez précisément à la question que je vais vous faire : mais de votre côté jurez que si vous n’y répondez pas juste, vous consentirez de bonne grâce à mon bonheur, et couronnerez mon amour. — Oui, prince, dit Tourandocte, j’accepte la condition ; j’en jure par tout ce qu’il y a de plus sacré, et je prends cette assemblée à témoin de mon serment. »

Tout le divan était dans l’attente de la question que Calaf allait faire à la princesse, et il n’y avait personne qui ne blâmât ce jeune prince, de s’exposer sans nécessité à perdre la fille d’Altoun-Kan ; ils étaient tous choqués de sa témérité. « Belle princesse, dit Calaf, comment se nomme le prince qui, après avoir souffert mille fatigues et mendié son pain, se trouve en ce moment comblé de gloire et de joie ? » La princesse demeura quelque temps à rêver ; ensuite elle dit : « Il m’est impossible de répondre à cela présentement, mais je vous promets que demain je vous dirai le nom de ce prince. — Madame, s’écria Calaf, je n’ai point demandé de délai, et il n’est pas juste de vous en accorder ; cependant, je veux vous donner encore cette satisfaction ; j’espère qu’après cela vous serez trop contente de moi pour faire quelque difficulté de m’épouser.

— Il faudra bien qu’elle s’y résolve, dit alors Altoun-Kan, si elle ne répond pas à la question proposée. Qu’elle ne prétende pas en se laissant tomber malade ou bien en feignant de l’être, échapper à son amant ; quand mon serment ne m’engagerait pas à la lui accorder et qu’elle ne serait pas à lui suivant la teneur de l’édit, je la laisserais plutôt mourir que de renvoyer ce jeune prince. Quel homme plus aimable peut-elle jamais rencontrer ? » En achevant ces paroles, il se leva de dessus son trône et congédia l’assemblée ; il rentra dans le palais intérieur avec la princesse, qui de là se retira dans le sien.

Dès que le roi fut sorti du divan, tous les docteurs et les mandarins firent compliment à Calaf sur son esprit. « J’admire, lui disait l’un, votre conception prompte et facile. — Non, lui disait l’autre, il n’y a point de bachelier, de licencié, ni de docteur même plus pénétrant que vous. Tous les princes qui se sont présentés jusqu’ici n’avaient pas, à beaucoup près, votre mérite ; et nous avons une extrême joie que vous ayez réussi dans votre entreprise. » Le prince des Nogaïs n’avait pas peu d’occupation à remercier tous ceux qui s’empressaient à le féliciter. Enfin, les mandarins qui l’avaient amené au conseil le ramenèrent au même palais où ils l’avaient été prendre, pendant que les autres, avec les docteurs, s’en allèrent, non sans inquiétude sur la réponse que ferait à sa question la fille d’Altoun-Kan.

XLIV

La princesse Tourandocte regagna son palais, suivie de deux jeunes esclaves qui étaient dans sa confidence. Dès qu’elle fut dans son appartement, elle ôta son voile, et se jetant sur un sopha, elle donna une libre étendue aux transports qui l’agitaient. On voyait la honte et la douleur peintes sur son visage ; ses yeux, déjà baignés de pleurs, répandirent de nouvelles larmes ; elle arracha les fleurs qui paraient sa tête, et mit ses beaux cheveux en désordre. Ses deux esclaves favorites commencèrent à la vouloir consoler, mais elle leur dit : « Laissez-moi l’une et l’autre ; cessez de prendre des soins superflus ; je n’écoute rien que mon désespoir, je veux pleurer et m’affliger. Ah ! quelle sera demain ma confession lorsqu’il faudra qu’en plein conseil, devant les plus grands docteurs de la Chine, j’avoue que je ne puis répondre à la question proposée. Est-ce là, diront-ils, cette spirituelle princesse qui se pique de savoir tout, et à qui l’énigme la plus difficile ne coûte rien à deviner !

Hélas ! poursuivit-elle, ils s’intéressent tous pour le jeune prince ; je les ai vu pâles, effrayés, quand il a paru embarrassé, et je les ai vus pleins de joie lorsqu’il a pénétré le sens de mes questions. J’aurai la mortification cruelle de les voir encore jouir de ma peine ; quand je me confesserai vaincue, quel plaisir ne leur fera pas cet aveu honteux, et quel supplice pour moi d’être réduite à le faire !

— Ma princesse, lui dit une des esclaves, au lieu de nous chagriner par avance, au lieu de vous représenter la honte que vous devez avoir demain, ne feriez-vous pas mieux de songer à la prévenir ? Ce qu’il vous a proposé est-il si difficile que vous n’y puissiez répondre ? Avec le génie et la réputation que vous avez, n’en sauriez-vous venir à bout ? — Non, dit Tourandocte, c’est une chose impossible. Il me demande comment se nomme le prince qui, après avoir souffert mille fatigues et mendié son pain, est en ce moment comblé de joie et de gloire ? Je conçois bien qu’il est lui-même ce prince ; mais ne le connaissant point, je ne puis dire son nom. — Cependant, madame, reprit la même esclave, vous avez promis de nommer demain ce prince au divan ; vous espériez sans doute que vous la tiendriez ? — Je n’espérais rien, repartit la princesse, et je n’ai demandé du temps que pour me laisser mourir de chagrin avant que d’être obligée d’avouer ma honte et d’épouser le prince.

— La résolution est violente, dit alors l’autre esclave favorite. Je sais bien, madame, qu’aucun homme n’est digne de vous ; mais il faut convenir que celui-ci a un mérite singulier : sa beauté, sa bonne mine et son esprit doivent vous parlez en sa faveur.

— Je lui rends justice, interrompit la princesse : s’il est quelque prince au monde qui mérite que je le regarde d’un œil favorable, c’est celui-là, tantôt même, je le confesse, avant que de l’interroger, je l’ai plaint, j’ai soupiré en le voyant, et ce qui, jusqu’à ce jour, ne m’était point arrivé, peu s’en est fallu que je n’aie souhaité qu’il répondit bien à mes questions. Il est vrai que dans le moment j’ai rougi de ma faiblesse ; mais ma fierté l’a surmontée, et les réponses justes qu’il m’a faites ont achevé de me révolter contre lui ; tous les applaudissements que les docteurs, lui ont donnés m’ont tellement mortifiée, que je n’ai plus senti et ne sens plus encore pour lui que des mouvements de haine. Ô malheureuse Tourandocte ! meurs promptement de regret et de dépit d’avoir trouvé un jeune homme qui a pu te couvrir de honte, et te contraindre à devenir sa femme. »

À ces mots, elle redoubla ses pleurs, et, dans la violence de ses transports, elle n’épargna ni ses cheveux ni ses habits : elle porta même plus d’une fois la main sur ses belles joues pour les déchirer et pour punir ses charmes, comme premiers auteurs de la confusion qu’elle avait essuyée, si ses esclaves, qui veillaient sur sa fureur, n’en eussent sauvé son visage ; mais elles avaient beau s’empresser à la secourir, elles ne pouvaient calmer son agitation. Pendant qu’elle était dans cet état affreux, le prince des Nogaïs, charmé du résultat du divan, nageait dans la joie et se livrait à l’espérance de posséder sa maîtresse le jour suivant.

XLV

Le roi étant revenu de la salle du conseil dans son appartement, envoya chercher Calaf pour l’entretenir en particulier sur ce qui s’était passé au divan ; le prince des Nogaïs accourut aussitôt aux ordres du monarque, qui lui dit, après l’avoir embrassé avec beaucoup de tendresse : « Ah ! mon fils, vient m’ôter de l’inquiétude où je suis ; je crains que ma fille ne réponde à la question que tu luis as proposé. Pourquoi t’es-tu mis en danger de perdre l’objet de ton amour ? — Seigneur, répondit Calaf, que votre majesté n’appréhende rien ; il est impossible que la princesse me dise comment s’appelle le prince dont je lui ai demandé le nom, puisque je suis ce prince et que personne ne me connaît dans votre cour.

— Ce discours me rassure, s’écria le roi avec transport ; j’étais alarmé, je te l’avoue : Tourandocte est fort pénétrante ; la subtibilité de son esprit me faisait trembler pour toi ; mais, grâce au ciel, tu me rends tranquille : quelque facilité qu’elle ait à percer le sens des énigmes, elle ne peut, en effet, deviner ton nom ; je ne t’accuse plus d’être un téméraire, et je m’aperçois que ce qui m’a paru un défaut de prudence est un tour ingénieux dont tu t’es servi pour ôter tout prétexte à ma fille de se refuser à tes vœux. »

Altoun-Kan, après avoir ri avec Calaf de la question faite à la princesse, se disposa à prendre le divertissement de la chasse. Il se revêtit d’un cafetan étroit et léger, et fit enfermer sa barbe dans un sac de satin noir. Il ordonna aux mandarins de se tenir prêts à l’accompagner, et fit donner des habits de chasse au prince des Nogaïs ; ils mangèrent quelques morceaux à la hâte ; ensuite ils sortirent du palais. Les mandarins, dans des chaises d’ivoire, enrichies d’or et découvertes, étaient à la tête ; chacun avait six hommes qui le portaient, deux qui marchaient devant lui avec des fouets de corde, et deux autres qui le suivaient avec des tables d’argent, sur lesquelles étaient écrites en gros caractères toutes ses qualités.

Le roi et Calaf, dans une litière de bois de sandal rouge, portée par vingt officiers militaires, aussi découverte et sur laquelle la première lettre du nom du monarque et plusieurs figures d’animaux étaient peintes en traits d’argent, paraissaient après les mandarins. Deux généraux des armées d’Altoun-Kan tenaient à côté de la litière chacun un large éventail, pour les préserver de la chaleur, et trois mille eunuques, qui marchaient derrière, terminaient le cortège.

Lorsqu’ils furent arrivés au lieu où les officiers de la vénerie attendaient le roi avec des oiseaux de proie, on commença la chasse aux cailles, qui dura jusqu’au coucher du soleil. Alors ce prince et les personnes de sa suite s’en retournèrent au palais dans le même ordre qu’ils en étaient sortis. Ils trouvèrent dans une cour, sous plusieurs pavillons de taffetas de diverses couleurs, une infinité de petites tables dressées, bien vernissées[11] et couvertes de toutes sortes de viandes coupées. Calaf et les mandarins s’assirent, à l’exemple du roi, chacun à une petite table séparée, auprès de laquelle il y en avait une autre qui servait de buffet. Ils commencèrent tous à boire plusieurs rasades de vin de riz[12] avant que de toucher aux viandes, ensuite ils ne firent que manger sans boire. Le repas achevé, Altoun-Kan emmena le prince des Nogaïs dans une grande salle fort éclairée et remplie de sièges rangés comme pour quelque spectacle, et ils furent suivis de tous les mandarins. Le roi régla les rangs, et fit asseoir Calaf auprès de lui sur un grand trône d’ébène, orné de filigranes d’or.

Aussitôt que tout le monde eut pris sa place, il entra des chanteurs et des joueurs d’instruments, qui, s’accordant ensemble, commencèrent un concert fort agréable. Altoun-Kan en était charmé. Entêté de la musique chinoise, il demandait de temps en temps au fils de Timurtasch ce qu’il en pensait, et ce jeune prince, par complaisance, la mettait au-dessus de toutes les musiques du monde.

Le concert fini, les chanteurs et les joueurs d’instruments se retirèrent pour faire place à un éléphant artificiel, qui, s’étant avancé par ressort au milieu de la salle, vomit six baladins, qui commencèrent à faire des sauts périlleux. Ils étaient presque nus : ils avaient seulement des escarpins, des caleçons de toile des Indes, et des bonnets de brocart. Après qu’ils eurent fait voir leur souplesse et leur agilité par mille tours surprenants, ils rentrèrent dans l’éléphant, qui sortit comme il était entré. Il parut ensuite des comédiens qui représentèrent sur-le-champ une pièce dont le roi leur prescrivit le sujet[13].

Quand tous ces divertissements furent finis, la nuit se trouvant fort avancée, Altoun-Kan et Calaf se levèrent pour aller reposer dans leurs appartements, et tous les mandarins se retirèrent.

XLVI

Le jeune prince des Nogaïs, conduit par des eunuques qui portaient dans des flambeaux d’or des bougies de serpent[14], se préparaît à goûter la douceur du sommeil, autant que l’impatience de retourner au divan pouvait le lui permettre, lorsqu’en entrant dans son appartement, il y trouva une jeune dame revêtue d’une robe de brocart rouge à fleurs d’argent, fort ample, par-dessus une autre plus étroite, de satin blanc, tout brodé d’or et parsemé de rubis et d’émeraudes. Elle avait un bonnet d’un simple taffetas de couleur rose, garni de perles et relevé d’une broderie d’argent fort légère, qui ne couvrait que le haut de la tête, et laissait voir de très beaux cheveux bien bouclés et mêlés de quelques fleurs artificielles. À l’égard de sa taille et de son visage, on ne pouvait rien voir de plus beau ni de plus parfait après la princesse de la Chine.

Le fils de Timurtasch fut assez surpris de rencontrer, au milieu de la nuit, une dame seule et si charmante dans son appartement. Il ne l’aurait pas impunément regardée, s’il n’eût vu Tourandocte, mais un amant de cette princesse pouvait-il avoir des yeux pour une autre ? Sitôt que la dame aperçut Calaf, elle se leva de dessus un sofa où elle était assise, et sur lequel elle avait mis son voile ; et après avoir fait une inclination de tête assez basse : « Prince, dit-elle, je ne doute pas que vous ne soyez fort étonné de trouver ici une femme, car vous n’ignorez pas sans doute qu’il est défendu, sous de très rigoureuses peines, aux hommes et aux femmes qui habitent ce sérail, d’avoir ensemble quelque communication, mais l’importance des choses que j’ai à vous dire m’a fait mépriser tous les périls ; j’ai eu l’adresse et le bonheur de lever tous les obstacles qui s’opposaient à mon dessein ; j’ai gagné les eunuques qui vous servent, enfin, je me suis introduite dans votre appartement. Il ne me reste qu’à vous dire ce qui m’amène, et c’est ce que vous allez entendre. »

Ce début intéressa Calaf ; il ne douta point que la dame, puisqu’elle avait fait une démarche si périlleuse, n’eût à lui dire des choses dignes de son attention. Il la pria de se remettre sur le sofa, ils s’y assirent tous deux, ensuite la dame reprit la parole en ces termes :

« Seigneur, je crois devoir commencer par vous apprendre que je suis fille d’un kan, tributaire d’Altoun-Kan. Mon père, il y a quelques années, fut assez hardi pour refuser de payer le tribut ordinaire ; et se fiant un peu trop à son expérience dans l’art militaire ainsi qu’à la valeur de ses soldats, il se mit en état de se défendre si on venait l’attaquer. Cela ne manqua pas d’arriver. Le roi de la Chine, irrité de son audace, envoya contre lui le plus habile de ses généraux avec une puissante armée. Mon père, quoique moins fort, alla au-devant de lui. Après un sanglant combat, qui se donna sur le bord d’un fleuve, le général chinois demeura victorieux. Mon père, percé de mille coups, mourut pendant l’action ; mais en mourant il ordonna qu’on jetât dans le fleuve ses femmes et ses enfants, pour les préserver de l’esclavage. Ceux qu’il chargea de cet ordre généreux, mais inhumain, l’exécutèrent ; ils me précipitèrent dans l’eau avec ma mère, mes sœurs et deux frères, que leur enfance retenait auprès de nous. Le général chinois arriva dans le moment à l’endroit du fleuve où l’on nous avait jetés et où nous achevions notre misérable destinée. Ce triste et horrible spectacle excita sa compassion ; il promit une récompense à ceux de ses soldats qui sauveraient quelque reste de la famille du kan vaincu. Plusieurs cavaliers chinois, malgré la rapidité du fleuve, y entrèrent aussitôt et poussèrent leurs chevaux partout où ils voyaient flotter nos corps mourants. Ils en recueillirent une partie, mais leur secours ne fut utîle qu’à moi seule : je respirais encore quand ils me portèrent à terre ; le reste se trouva sans vie. Le général prit grand soin de mes jours, comme si sa gloire en eût eu besoin et que ma captivité eût donné un nouvel éclat à sa victoire. Il m’amena dans cette ville et me présenta au roi, après lui avoir rendu compte de sa conduite. Altoun-Kan me mit auprès de la princesse sa fille, qui est de deux ou trois années plus jeune que moi.

Quoique je ne fusse pas encore sortie de l’enfance, je ne laissais pas de penser que j’étais devenue esclave et que je devais avoir des sentiments conformes à mon infortune ; ainsi j’étudiai l’humeur de Tourandocte : je m’attachai à lui plaire, et je fis si bien par ma complaisance et mes soins, que je gagnai son amitié. Depuis ce temps-là je partage sa confiance avec une jeune personne d’une naissance illustre, que les malheurs de sa naissance ont aussi réduite à l’esclavage.

Pardonnez-moi, seigneur, poursuivit-elle, ce récit qui n’a rien de commun avec le sujet qui me conduit ici. J’ai cru devoir vous apprendre que je suis d’un sang noble, pour vous faire prendre plus de confiance en moi ; car le rapport important que j’ai à vous faire est tel qu’une simple esclave pourrait trouver peu de créance dans votre esprit. Je ne sais même si, quoique fille de kan, je vous persuaderai ; un prince charmé de Tourandocte ajouterait-il foi à ce que je vais lui dire d’elle ? — Kanume[15], interrompit en cet endroit le fils de Timurtasch, ne me tenez pas davantage en suspens ; apprenez-moi de grâce ce que vous avez à me dire de la princesse de la Chine. — Seigneur, reprit la dame, Tourandocte, la barbare Tourandocte, a formé le dessein de vous faire assassiner. » À ces paroles, Calaf, se renversant sur le sofa, demeura dans la situation d’un homme saisi d’horreur et d’étonnemement.

XLVII

La princesse esclave, qui avait bien prévu la surprise du jeune prince, lui dit : « Je ne suis pas étonnée que vous receviez ainsi cette effroyable nouvelle, et je vois bien que j’avais raison de douter que vous la voulussiez croire. — Juste ciel ! s’écria Calaf, lorsqu’il fut revenu de son accablement, l’ai-je bien entendu ? La princesse de la Chine peut-elle être capable d’un si noir attentat ? Comment l’a-t-elle pu concevoir ? — Prince, lui dit la dame, voici de quelle manière elle a pris cette horrible résolution. Ce matin, quand elle est sortie du divan où j’étais derrière son trône, elle avait un dépit mortel de ce qui venait de se passer ; elle est revenue dans son appartement agitée des plus vifs mouvements de haine et de rage ; elle a rêvé longtemps à la question que vous lui avez proposée, et n’y pouvant trouver de réponse à son gré, elle s’est abandonnée au désespoir. Je n’ai rien épargné, non plus que l’autre esclave favorite, pour calmer la violence de ses transports. Nous avons fait même tout notre possible pour lui inspirer des sentiments favorables pour vous ; nous lui avons vanté votre bonne mine et votre esprit, et nous lui avons représenté qu’au lieu de s’affliger sans modération, elle devait plutôt se déterminer à vous donner sa main. Mais elle nous a imposé silence par un torrent de mots injurieux qui lui sont échappés contre les hommes ; le plus aimable ne fait pas plus d’impression sur elle que le plus laid et le plus mal fait. Ce sont tous, a-t-elle dit, des objets méprisables, et pour qui je n’aurai jamais que de l’aversion. À l’égard de celui qui se présente, j’ai encore plus de haine pour lui que pour les autres ; et puisque je ne saurais m’en délivrer autrement que par un assassinat, je veux le faire assassiner.

J’ai combattu ce dessein détestable, continua la princesse esclave ; j’en ai fait envisager à Tourandocte les suites terribles. Je lui ai représenté le tort qu’elle se ferait à elle-même, et la juste horreur que les siècles à venir auraient de sa mémoire. De son côté, l’autre esclave favorite n’a pas manqué d’ajouter des raisons aux miennes ; mais tous nos discours ont été inutiles, nous n’avons pu la détourner de son entreprise. Elle a chargé des eunuques affidés du soin de vous ôter la vie demain matin, lorsque vous sortirez de votre palais pour vous rendre au divan.

— Ô princesse inhumaine, perfide Tourandocte ! s’écria le prince des Nogaïs ; est-ce ainsi que vous vous préparez à couronner la tendresse du malheureux fils de Timurtasch ? Calaf vous a donc paru bien horrible, puisque vous aimiez mieux vous en défaire par un crime qui va vous déshonorer, que de joindre votre destinée à la sienne. Grand Dieu ! que ma vie est composée d’aventures bizarres ! Tantôt je parais jouir d’un bonheur digne d’envie, et tantôt je suis plongé dans un abîme de maux.

— Seigneur, lui dit la dame esclave, si le ciel vous fait éprouver des malheurs, il ne veut pas du moins que vous y succombiez, puisqu’il vous avertit des périls qui vous menacent. Oui, prince, c’est lui qui m’a sans doute inspiré la pensée de vous sauver, car je ne viens pas seulement vous découvrir un piège dressé contre vos jours, je viens vous donner les moyens de l’éviter. Par le moyen de quelques eunuques qui me sont dévoués, j’ai gagné des soldats de la garde, qui vous faciliteront la sortie du sérail. Comme après votre retraite on ne manquera pas de faire des perquisitions et d’apprendre que j’en suis l’auteur, j’ai résolu de partir avec vous, pour m’éloigner de cette fatale cour, où j’ai plus d’un sujet d’ennui ; mon esclavage me la fait haïr et vous me la rendez encore plus odieuse.

Il y a, continua-t-elle, dans un endroit de cette ville, des chevaux qui nous attendent : partons, et gagnons, s’il est possible, les terres de la tribu de Berlas. Le sang me lie avec le prince Alinguer qui en est le souverain ; il aura une extrême joie de voir sa parente hors des fers du superbe Altoun-Kan, et il vous recevra comme mon libérateur. Nous vivrons tous deux sous ses tentes, plus tranquilles et plus heureux qu’ici ; moi, dégagée des liens de ma captivité, j’y jouirai d’un sort plus doux ; et vous, seigneur, vous y pouriez trouver quelque princesse assez belle pour mériter d’être aimée, et qui, bien loin d’attenter à votre vie pour ne pas devenir votre femme, ne sera occupée que du soin de vous plaire, si elle peut faire le bonheur d’un prince tel que vous. Ne perdons point de temps, allons, et que demain le soleil en commençant sa course nous trouve déjà bien éloignés de Pékin. »

Calaf répondit : « Belle princesse, j’ai mille grâces à vous rendre de m’avoir voulu délivrer du danger où je suis. Que ne puis-je par reconnaissance, vous conduire à la horde du kan de Berlas, votre parent ! Que j’aurais de plaisir à vous remettre entre ses mains ! Par là je m’acquitterais de quelques obligations que je lui ai. Mais, dites-moi, Canume, dois-je ainsi disparaître aux yeux d’Altoun-Kan ? Que penserait-il de moi ? Il croirait que je ne serais venu dans sa cour que pour vous enlever ; et dans le temps que je ne fuirais que pour épargner un crime à sa fille, il m’accuserait d’avoir violé les droits de l’hospitalité. D’ailleurs, faut-il vous l’avouer, toute barbare qu’est la princesse de la Chine, mon lâche cœur ne saurait la haïr. Que dis-je, la haïr ! je l’adore : je suis dévoué à toutes ses volontés, et puisqu’elle veut m’immoler, la victime est toute prête. »

La dame esclave voyant le prince des Nogaïs dans la résolution de mourir plutôt que de partir avec elle, se prit à pleurer en lui disant : « Est-il possible, seigneur, que vous préfériez la mort à la reconnaissance d’une princesse captive dont vous pouvez briser les fers ? Si Tourandocte est plus belle que moi, en récompense j’ai un autre cœur que le sien. Hélas ! quand vous vous êtes présenté ce matin au divan, j’ai tremblé pour vous ; j’ai craint que vous ne répondissiez pas aux questions de la fille d’Altoun-Kan ; et lorsque vous y avez bien répondu, j’ai senti naître un autre trouble : je pressentais sans doute qu’on attenterait à vos jours. Ah ! mon cher prince, ajouta-t-elle, je vous conjure de réfléchir sur vous-même, et de ne vous point laisser entraîner à cette fureur qui vous fait envisager la mort sans pâlir. Qu’un aveugle amour ne vous fasse point mépriser un péril qui m’alarme : cédez à la crainte qui m’agite pour vous, et tous deux, sans différer, sortons de ce sérail où je souffre un cruel tourment.

— Ma princesse, repartit à ces paroles le fils de Timurtasch, quelque malheur qui me doive arriver, je ne puis me résoudre à une si prompte fuite. Vous avez, je l’avoue, de quoi payer votre libérateur, et lui faire un destin plein de charmes ; mais je ne suis pas né pour être heureux ; mon sort est d’aimer Tourandocte, malgré l’horreur qu’elle a pour moi. Je ne ferais loin de ses yeux, que traîner des jours languissants… — Hé bien, ingrat, demeure, interrompit brusquement la dame en se levant. Ne t’éloigne pas de ce séjour qui fait tes délices, quand tu devrais l’arroser de ton sang. Je ne te presse plus de partir, la fuite te déplais avec une esclave ; si tu vois le fond de mon cœur, je lis dans le tien : quelque ardeur que t’inspire la princesse de la Chine, tu as moins d’amour pour elle que d’aversion pour moi. » En achevant ces mots, elle remit son voile et sortit de l’appartement de Calaf.

XLVIII

Ce jeune prince, après le départ de la dame, demeura sur le sofa dans une grande perplexité. « Dois-je croire, disait-il, ce que je viens d’entendre ? Peut-on jusque-là pousser la barbarie ? Mais, hélas ! je n’en saurais douter : cette princesse esclave a eu horreur de l’attentat que médite Tourandocte, elle est venue m’en avertir, et les sentiments même qu’elle m’a laissé voir sont de sûrs garants de sa sincérité. Ah ! cruelle fille du meilleur de tous les rois, est-ce ainsi que vous abusez des dons que vous avez reçus du ciel ? Ô Dieu ! comment avez-vous pu douer d’une beauté si parfaite cette princesse inhumaine, ou, pourquoi lui avez-vous donné une âme si barbare avec tant de charmes ? »

Au lieu de chercher à se procurer quelques heures de sommeil, il passa le reste de la nuit à se livrer aux plus affligeantes réflexions. Enfin le jour parut, le son des cloches et le bruit des tambours se firent entendre, et bientôt six mandarins le vinrent prendre, comme le jour précédent pour le mener au conseil. Il traversa la cour, où des soldats de la garde du roi étaient en haie ; il crut qu’il laisserait la vie en cet endroit, et que sans doute les gens dont on avait fait choix pour l’assassiner, l’attendaient au passage. Loin de se tenir sur ses gardes et de songer à se défendre, il marchait comme un homme résolu à la mort, et semblait même accuser de lenteur ses assassins. Il passa pourtant la cour sans que personne l’attaquât, et il arriva dans la première salle du divan. « Ah ! c’est sans doute ici, disait-il en lui-même, que l’ordre sanguinaire de la princesse doit être exécuté. » En même temps il regardait de tous côtés, et, chaque personne qu’il voyait lui paraissait son meurtrier. Il s’avance toutefois, et entre dans la chambre où se tenait le conseil, sans recevoir le coup qu’il attendait.

Tous les docteurs et les mandarins étaient déjà sous leurs pavillons, et Altoun-Kan allait paraître. — « Quel est donc le dessein de la princesee ? dit-il alors en lui-même. Veut-elle être témoin de ma mort, et veut-elle me faire assassiner aux yeux de son père ? Le roi serait-il complice de cet attentat ? Que dois-je penser ? Aurait-elle changé de sentiment et révoqué l’arrêt de mon trépas ? » Tandis qu’il était dans cette incertitude, la porte du palais intérieur s’ouvrit, et le roi, accompagné de Tourandocte, entra dans la salle. Ils se placèrent sur leur trône, le prince des Nogaïs se tint debout devant eux, et à la même distance que le jour précédent.

Le colao, dès qu’il vit le roi assis, se leva et demanda au jeune prince s’il se ressouvenait d’avoir promis de renoncer à la princesse si elle répondait juste à la question qu’il lui avait proposée ; Calaf fit réponse que oui, et protesta de nouveau qu’à cette condition il cessait de prétendre à l’honneur d’être gendre du roi. Le colao ensuite adressa la parole à Tourandocte. « Et vous, grande princesse, lui dit-il, vous savez quel serment vous lie, et à quoi vous vous êtes soumise si vous ne nommez pas aujourd’hui le prince dont on vous a demandé le nom. »

Le roi persuadé qu’elle ne pouvait répondre à la question de Calaf, lui dit : « Ma fille, vous avez eu tout le temps de rêver à ce qu’on vous a proposé ; mais quand on vous donnerait une année entière pour y penser, je crois que malgré votre pénétration vous seriez obligée d’avouer à la fin que c’est une chose impénétrable pour vous. Ainsi, puisque vous ne sauriez la deviner, rendez-vous de bonne grâce à l’amour de ce prince, et satisfaites l’envie que j’ai de le voir votre époux ; il est digne de l’être et de régner avec vous après moi sur les peuples de la Chine. — Seigneur, dit Tourandocte, pourquoi vous imaginez-vous que je ne saurais répondre à la question de ce prince ? Cela n’est pas si difficile que vous le pensez ; si j’eus hier la honte d’être vaincue, je prétends avoir l’honneur de vaincre. Je vais confondre ce jeune téméraire, qui a eu trop mauvaise opinion de mon esprit. Qu’il me fasse sa question et j’y répondrai.

— Madame, dit alors le prince des Nogaïs, je vous demande quel est le prince qui, après avoir souffert mille fatigues et mendié son pain, se trouve en ce moment comblé de joie et de gloire ? — Ce prince, répartit Tourandocte, se nomme Calaf, et il est le fils de Timurtasch. « Aussitôt que Calaf entendit prononcer son nom, il changea de couleur ; ses yeux se couvrirent d’épaisses ténèbres, et il tomba tout à coup sans sentiment. Le roi et toute l’assemblée jugeant par là que Tourandocte avait effectivement nommé le prince dont on lui demandait le nom, pâlirent et demeurèrent dans une grande consternation.

XLIX

Après que le prince Calaf fut revenu de son évanouissement par les soins des mandarins et du roi même, qui était descendu de son trône pour le secourir, il adressa la parole à Tourandocte : « Belle princesse, lui dit-il, vous êtes dans l’erreur si vous croyez avoir bien répondu à ma question ; le fils de Timurtasch n’est point comblé de joie et de gloire, il est plutôt couvert de honte et accablé de douleur. — Je conviens, dit la princesse, que vous n’êtes point comblé de joie et de gloire en ce moment, mais vous l’étiez quand vous m’avez proposé votre question ; ainsi, prince, au lieu d’avoir recours à de vaines subtilités, avouez de bonne foi que vous avez perdu les droits que vous aviez sur Tourandocte. Je puis donc vous refuser ma main et vous abandonner au regret de l’avoir manquée : cependant, je veux bien vous l’apprendre et le déclarer ici publiquement, je suis dans une autre disposition à votre égard ; l’amitié que le roi mon père à conçue pour vous, et votre mérite particulier, me déterminent à vous prendre pour époux. »

À ce discours, la salle du divan retentit de mille cris de joie. Les mandarins et les docteurs applaudirent aux paroles de la princesse ; le roi s’approcha d’elle, l’embrassa et lui dit : « Ma fille, vous ne pouviez prendre une résolution qui me fût plus agréable : par là, vous effacerez la mauvaise impression que vous aviez faite sur l’esprit de mes peuples, et vous donnerez à un père la satisfaction qu’il attendait de vous depuis longtemps, et qu’il désespérait d’avoir jamais. Oui, l’aversion que vous aviez pour les hommes, cette aversion si contraire à la nature, m’ôtait la douce espérance de voir naître de vous des princes de mon sang. Heureusement cette haine finit aujourd’hui son cours, et, ce qui met le comble à mes souhaits, vous venez de l’éteindre en faveur d’un jeune héros qui m’est cher : mais apprenez-nous, ajouta-t-il, comment vous avez pu deviner le nom d’un prince qui vous était inconnu ? Par quel charme l’avez-vous découverte ? — Seigneur, répondit Tourandocte, ce n’est point par enchantement que je l’ai su, c’est par une aventure assez naturelle ; une de mes esclaves a été trouver cette nuit le prince Calaf et a eu l’adresse de lui arracher son secret : il doit me pardonner d’avoir profité de cette trahison, puisque je n’en fais pas un mauvais usage.

— Ah ! charmante Tourandocte, s’écria le prince des Nogaïs en cet endroit : Est-il bien possible que vous ayez pour moi des sentiments si favorables ? de quel abîme affreux vous me retirez pour m’élever à la première place du monde. Hélas ! que j’étais injuste ; tandis que vous me prépariez un si beau sort, je vous croyais coupable de la plus noire de toutes les perfidies. Trompé par une horrible fable qui avait troublé ma raison, je payais vos bontés de soupçons injurieux. Que j’ai d’impatience d’expier à vos pieds mon injustice ! »

L’amoureux fils de Timurtasch allait continuer de se répandre en discours tendres et passionnés, lorsque tout à coup il fut obligé de se taire pour écouter et considérer une esclave qui jusque-là s’était tenue debout derrière la princesse de la Chine, et qui s’avançant alors au milieu de l’assemblée, surprit tout le monde par son action : Elle leva son voile, et aussitôt Calaf la reconnut pour cette même personne qu’il avait vue la nuit dans son appartement ; elle avait le visage aussi pâle que la mort, les yeux égarés, et elle paraissait méditer quelque chose de funeste. Tous les spectateurs la regardaient avec étonnement, et Altoun-Kan, comme les autres, était dans l’attente de ce qu’elle allait dire, quand se tournant vers Tourandocte, elle lui parla dans ces termes : « Princesse, il est temps de vous désabuser ; je n’ai point été trouver le prince Calaf pour l’engager à me découvrir son nom ; je n’ai pas fait cette démarche pour vous servir ; c’est pour mon intérêt seul que je l’ai hasardée : je voulais sortir d’esclavage et vous enlever votre amant. J’avais tout disposé pour prendre la fuite avec lui ; il a rejeté ma proposition, ou plutôt l’ingrat a méprisé ma tendresse. Je n’ai pourtant rien épargné pour le détacher de vous ; je lui ai peint votre fierté avec les plus noires couleurs ; j’ai dit même que vous deviez le faire assassiner aujourd’hui, mais je vous ai vainement chargée de cet attentat, je n’ai pu ébranler sa constance. Il sait quels transports j’ai laissé éclater en le quittant, et ses yeux ont été témoins de mon dépit et de ma confusion. Jalouse, désespérée, je suis revenue dans votre appartement, et, par une fausse confidence, je me suis fait un mérite auprès de vous d’une démarche qui n’a tourné qu’à ma honte. Ce n’est donc point pour vous tirer d’embarras que je vous ai appris le nom que vous vouliez savoir ; il est échappé au prince dans un transport qu’il n’a pu retenir, et j’ai cru que, toujours ennemie des hommes, vous seriez bien aise de pouvoir écarter Calaf ; enfin, j’ai cru par là prévenir les funestes nœuds qui vont vous lier l’un à l’autre. Mais puisque mon artifice a été inutile, et que vous vous déterminez à épouser votre amant, je n’ai point d’autre parti à prendre que celui-ci. » En achevant ces mots, elle tira de dessous sa robe un kandjar et se le plongea dans le sein.

L

Toute l’assemblée frémit à cette action. Altoun-Kan en fut saisi d’horreur ; Calaf sentit diminuer sa joie, et Tourandocte, en jetant un grand cri, descendit de son trône pour aller secourir la princesse esclave et l’empêcher de périr s’il était possible. L’autre esclave favorite accourut aussi dans le même dessein, ainsi que les deux autres qui tenaient l’encre et le papier ; mais avant quelles arrivassent, la malheureuse amante du fils de Timurtasch, comme si le coup qu’elle s’était donné n’eût pas suffi pour lui arracher la vie, retira son poignard et s’en frappa une seconde fois. Tout ce qu’elles purent faire, ce fut de recevoir dans leurs bras son corps chancelant. « Adelmuc, lui dit la princesse de la Chine tout éplorée, ma chère Adelmuc, qu’avez-vous fait ? fallait-il vous porter à cette extrémité ? pourquoi ne m’avez-vous pas ouvert votre cœur cette nuit ? que ne me disiez-vous que vous perdriez la vie si j’épousais le prince Calaf ? quels efforts n’aurais-je pas faits pour une rivale telle que vous ? »

À ces paroles, la princesse esclave ouvrant les yeux, que déjà la mort commençait à fermer, les tourna d’un air languissant vers Tourandocte et lui dit : « C’en est fait, ma princesse, je vais cesser de vivre et de souffrir ; ne plaignez point mon sort, louez plutôt ma généreuse résolution. Je m’affranchis, en mourant, d’un double esclavage : je sors des fers d’Altoun-Kan et de ceux de l’amour, qui sont encore plus rigoureux. J’ai sucé avec le lait les principes de Xaca[16], ainsi l’on ne doit pas être surpris que j’aie été capable de cette fermeté. » En achevant ces mots, elle fit un profond soupir et expira.

Les mandarins et les docteurs furent touchés de la pitoyable fin d’Adelmuc ; Tourandocte répandit de nouvelles larmes, et Calaf, se regardant comme l’auteur de ce tragique événement, en conçut une vive douleur. De son côté, le bon roi de la Chine en parut fort affligé : « Ah ! princesse infortunée, dit-il, seul et précieux reste des débris d’une célèbre maison, de quoi vous sert présentement qu’on vous ait sauvée de la fureur des eaux ? hélas ! vous auriez été plus heureuse si vous eussiez achevé votre destin le jour qui vit périr le malheureux Keycodad, le kan des Catalans, votre père, et toute votre famille. Puissiez-vous du moins, après avoir parcouru les neuf enfers[17], renaître fille d’un autre souverain à la première transmigration. »

Altoun-Kan ne se contenta pas de déplorer ainsi le malheur de la princesse Adelmuc, il ordonna de superbes funérailles. On porta son corps dans un palais séparé, où il fut revêtu de riches habits blancs, et avant qu’on le mît dans un cercueil, le roi, avec tous les officiers de sa maison, alla lui faire la révérence et lui présenter des parfums ; ensuite on l’enferma dans un cercueil de bois d’aloës, et on le plaça sur une espèce de trône, qui avait été élevé pour cet effet au milieu d’une grande cour. Il demeura là une semaine entière, et tous les jours les femmes des mandarins, couvertes de deuil depuis les pieds jusqu’à la tête, furent obligées de l’aller visiter, et de lui faire chacune quatre révérences avec des démonstrations de douleur. Après cette cérémonie, le jour que le grand mathématicien avait désigné pour l’enterrement étant venu, on mit le cercueil sur un char de triomphe couvert de plaques d’argent entremêlées de figures d’animaux peintes sur du carton ; puis on fit un sacrifice au génie qui gardait le char, afin que les funérailles s’achevassent heureusement ; et après avoir arrosé le cercueil d’eau de senteur, la marche commença. Elle dura trois jours, à cause des diverses cérémonies et des pauses qu’il fallut faire avant que d’arriver à la montagne où sont les tombeaux des rois de la Chine, car Altoun-Kan voulut que la cendre de la princesse Adelmuc fut mêlée avec les cendres des princes mêmes de sa maison. Il est vrai que Tourandocte, par amitié pour son esclave favorite, avait prié le roi, son père, de lui faire cet honneur.

Lorsque le convoi fut auprès de la montagne, on ôta le cercueil du char qui l’avait apporté jusque-là pour le mettre sur un autre encore plus riche ; ensuite on sacrifia un taureau qu’on arrosa de vin aromatique, et on le présenta avec d’autres choses à la Terre, en la suppliant de recevoir favorablement le corps de la princesse.

LI

Quand les obsèques d’Aldemuc furent finies, la cour de la Chine changea de face : on y quitta les habits de deuil, et les plaisir succédèrent aux tristes soins dont on y avait été occupé. Altoun-Kan ordonna les apprêts du mariage de Calaf avec Tourandocte ; et pendant qu’on y travaillait, il envoya des ambassadeurs à la tribu de Berlas pour informer le kan des Nogaïs de tout ce qui s’était passé à la Chine et pour le prier d’y venir avec la princesse sa femme.

Les préparatifs étant achevés, le mariage se fit avec toute la pompe et la magnificence qui convenait à la qualité des époux ; on ne donna point de maîtres à Calaf[18], et le roi déclara même publiquement que pour marquer l’estime et la considération particulière qu’il avait pour son gendre, il le dispensait de faire à son épouse les révérences ordinaires. On ne vit à la cour, pendant un mois entier, que spectacles et que festins, et il y eut aussi dans la ville de grandes réjouissances.

La possession de Tourandocte ne ralentit point l’amour de Calaf, et cette princesse, qui avait jusque-là regardé les hommes avec tant de mépris, ne put se défendre d’aimer un prince si parfait. Quelque temps après leur mariage, les ambassadeurs qu’Altoun-Kan avait envoyés au pays de Berlas revinrent en bonne compagnie : ils avaient avec eux non seulement le père et la mère du gendre de leur roi, mais même le prince Alinguer, qui, pour faire plus d’honneur à Elmaze et à Timurtasch, avait voulu les accompagner avec les plus grands seigneurs de sa cour, et les conduire jusqu’à Pékin.

Le jeune prince des Nogaïs, averti de leur arrivée, ne manqua pas d’aller au-devant d’eux ; il les rencontra à la porte du palais. Il faut se représenter la joie qu’il eut de revoir son père et sa mère et les transports dont ils furent agités à sa vue ; car c’est une chose qu’il n’est pas possible d’exprimer par des paroles. Ils s’embrassèrent tous trois à plusieurs reprises et les larmes qu’ils répandirent en s’embrassant excitèrent celles des Chinois et des Tartares qui étaient présents.

Après de si doux embrassements, Calaf salua le kan de Berlas ; il lui témoigna combien il était touché de ses bontés et surtout de ce qu’il avait voulu accompagner lui-même jusqu’à la cour de la Chine les auteurs de sa naissance ; à quoi le prince Alinguer répondit qu’ignorant la qualité de Timurtasch et d’Elmaze, il n’avait pas eu pour eux tous les égards qu’il leur devait et qu’ainsi, pour réparer les mauvais traitements qu’il pouvait leur avoir faits, il avait cru devoir faire cette démarche. Là-dessus le kan des Nogaïs et la princesse sa femme firent des compliments au souverain de Berlas ; ensuite, ils entrèrent tous dans le palais pour aller voir Altoun-Kan. Ils trouvèrent ce monarque qui les attendait dans la première salle. Il les embrassa tous l’un après l’autre et les reçut fort agréablement ; il les conduisit ensuite dans son cabinet, où, après avoir témoigné à Timurtasch le plaisir qu’il avait de le voir et la part qu’il prenait à ses malheurs, il l’assura qu’il emploierait toutes ses forces pour le venger du sultan de Carizme ; et cette assurance ne fut pas vaine ; car, dès le même jour, on envoya ordre aux gouverneurs des provinces de faire marcher en diligence les soldats qui étaient dans les villes de leurs juridictions et de leur faire prendre la route du lac Baljouta, qu’on avait choisi pour le rendez-vous de la formidable armée qu’on voulait assembler. De son côté, le kan de Berlas, qui avait bien prévu cette guerre et qui souhaitait de contribuer au rétablissement de Timurtasch dans ses États, avait, en partant de sa tribu, ordonné au premier chef de ses troupes de se tenir prêt à se mettre en campagne au premier ordre. Il lui demanda de se rendre auprès du lac Baljouta, le plus tôt qu’il lui serait possible.

Tandis que les officiers et les soldats qui devaient composer l’armée d’Altoun-Kan, et qui se trouvaient dispersés dans les villes du royaume, étaient en marche pour s’assembler tous dans le même lieu, ce roi n’épargna rien pour bien recevoir ses nouveaux hôtes ; il leur fit donner à chacun un palais séparé avec un grand nombre d’eunuques et une garde de deux mille hommes. Chaque jour il les régalait de quelque nouvelle fête, et il mettait toute son attention à rechercher ce qui pouvait leur faire plaisir. Calaf, quoique occupé de mille soins, n’oublia pas sa vieille hôtesse ; il se ressouvint avec plaisir de la part qu’elle avait prise à son sort ; il la fit venir au palais, et pria Tourandocte de la recevoir parmi les personnes de sa suite.

LII

L’espérance que Timurtasch et la princesse Elmaze avaient de remonter sur le trône des Tartares-Nogaïs, par le secours du roi de la Chine, leur fit insensiblement oublier leurs malheurs passés ; et le beau prince dont Tourandocte accoucha dans ce temps-là, les combla de joie. La naissance de cet enfant, qui fut nommé le prince de la Chine, fut célébrée dans toutes les villes de ce vaste empire par des réjouissances publiques.

Elles duraient encore lorsqu’on apprit des courriers envoyés par les officiers qui avaient ordre d’assembler l’armée, que toutes les troupes du royaume et celles même du kan de Berlas étaient arrivées au lac Baljouta. Aussitôt Timurtasch, Calaf et Alinguer partirent pour se rendre au camp, où ils trouvèrent, en effet, toutes choses en état et sept cent mille hommes prêts à marcher : ils prirent bientôt le chemin de Cotan, d’où ils allèrent à Cachgar, et enfin ils entrèrent dans les États du sultan de Carizme.

Ce prince, averti de leur marche et de leur nombre par les courriers que lui envoyèrent les gouverneurs de ses places frontières, au lieu d’être étonné de tant d’ennemis, se prépara courageusement à bien les recevoir ; au lieu même de se retrancher, il eut l’audace de marcher au-devant d’eux à la tête de quatre cent mille hommes qu’il avait ramassés en diligence. Ils se rencontrèrent auprès de Cogende, où ils se mirent en bataille. Du côté des Chinois, Timurtasch commandait l’aile droite, le prince Alinguer la gauche, et Calaf était au centre ; de l’autre côté, le sultan confia la conduite de son aile droite au plus habile de ses généraux, opposa le prince de Carizme au prince des Nogaïs, et se réserva la gauche, où était l’élite de sa cavalerie. Le kan de Berlas commença le combat avec les soldats de sa tribu, qui se battant comme des gens qui avaient les yeux de leur maître pour témoins de leurs actions, firent bientôt plier l’aile droite des ennemis ; mais l’officier qui la commandait la rétablit. Il n’en fut pas de même de Timurtasch ; le sultan l’enfonça dès le premier choc, et les Chinois, en désordre, étaient prêts à prendre la fuite, sans que le kan des Nogaïs pût les retenir, lorsque Calaf, informé de ce qui se passait, laissa le soin du centre à un vieux général chinois, et courut au secours de son père avec des troupes choisies. En peu de temps les choses changèrent de face : la gauche des Carizmiens est enfoncée à son tour ; les rangs s’ouvrent et sont ensuite facilement rompus ; toute l’aile est mise en déroute. Le sultan, qui voulait vaincre ou mourir, fit des efforts incroyables pour rallier ses soldats ; mais Timurtasch et Calaf ne lui en donnèrent pas le temps et l’enveloppèrent de toutes parts, de sorte que le prince Alinguer, ayant aussi défait l’aile droite, la victoire se déclara pour les Chinois.

Il ne restait plus au sultan de Carizme qu’un parti à prendre, c’était de se faire un passage au travers de ses ennemis, et de se refugier chez quelque prince étranger ; mais ce prince aimant mieux ne pas survivre à sa défaite que d’aller montrer aux nations un front dépouillé de tous ses diadèmes, se jeta en aveugle où il s’aperçut qu’on faisait un plus grand carnage, et il ne cessa point de combattre jusqu’à ce que, frappé de mille coups mortels, il tomba sans vie et demeura dans la foule des morts. Le prince de Carizme, son fils, eut la même destinée ; deux cent mille hommes des leurs furent tués ou faits prisoniers ; le reste chercha son salut dans la fuite. Les Chinois perdirent aussi beaucoup de monde ; mais si la bataille avait été sanglante, en récompense, elle était décisive. Timurtasch, après avoir rendu grâce au ciel de cet heureux succès, envoya un officier à Pékin pour en faire le détail au roi de la Chine ; ensuite il s’avança dans le Zagatay et s’empara de la ville de Carizme.

Il fit publier dans cette capitale qu’il n’en voulait ni aux richesses ni à la liberté des Carizmiens ; que Dieu l’ayant rendu maître du trône de son ennemi, il prétendait le conserver ; que désormais le Zagatay et les autres pays qui étaient sous l’obéissance du sultan, reconnaîtraient pour souverain le prince Calaf, son fils.

Les Barizmiens, fatigués de la domination de leur dernier maître, et persuadés que celle de Calaf serait plus douce, se soumirent de bonne grâce, et proclamèrent sultan ce jeune prince dont ils connaissaient le mérite. Pendant que le nouveau sultan de Carizme prenait toutes les mesures nécessaires pour affermir sa puissance, Timurtasch partit avec une partie des troupes chinoises, et se rendit avec toute la diligence possible dans ses États. Les Tartares-Nogaïs le reçurent comme des sujets fidèles, qui étaient ravis de revoir leur légitime souverain ; mais il ne se contenta pas de remonter sur son trône, il déclara la guerre aux Circassiens, pour se venger de la trahison qu’ils avaient faite au prince Calaf à Jund. Au lieu de chercher à l’apaiser par des soumissions, ces peuples formèrent à la hâte une armée pour lui résister ; il les battit, les tailla presque tous en pièces, et se fit déclarer roi de Circassie. Après cela, s’en étant retourné au Zagatay, il y trouva les princesses Elmaze et Tourandocte, qu’Altoun-Kan avait fait conduire à Carizme avec beaucoup d’appareil.

Telle fut la fin des malheurs du prince Calaf, qui s’attira par ses vertus l’amour et l’estime des Carizmiens. Il régna longtemps et paisiblement sur eux ; et toujours charmé de Tourandocte, il en eut un second fils, qui fut après lui sultan de Carizme, car pour le prince de la Chine, Altoun-Kan le fit élever et le choisit pour son successeur. Timurtasch et la princesse, sa femme, allèrent passer le reste de leurs jours à Astrakan ; et le kan de Berlas, après avoir reçu d’eux et de leur fils toutes les marques de reconnaissance que méritait sa générosité, se retira dans sa tribu avec le reste de ses troupes. »

LIII

La nourrice de la princesse de Cachemire ayant achevé de raconter l’histoire de Calaf, demanda aux femmes de Farrukhnaz ce qu’elles en pensaient. Elles lui dirent toutes qu’elle était très intéressante, et que Calaf leur paraissait un prince vertueux et un parfait amant. « Pour moi, dit alors la princesse, je le trouve plus vain qu’amoureux, un peu étourdi, en un mot, ce qu’on appelle un jeune homme. — Eh bien, ma princesse, dit la nourrice, puisque Calaf ne satisfait point votre délicatesse, je vais, si vous voulez me le permettre, vous raconter l’histoire d’un roi de Damas et de son vizir ; peut-être en serez-vous plus contente ? — Très volontiers, repartit Farrukhnaz ; mes femmes aiment trop vos récits pour ne leur pas donner le plaisir de vous entendre : il est vrai que vous savez faire d’agréables portraits ; mais Sutlumemé, ajouta-t-elle, ma chère Sutlumemé, vous avez beau peindre les hommes avec les plus belles couleurs, leurs défauts percent toujours au travers de vos peintures. »

  1. Le Sir Daria ou Sihoun, fleuve de la Russie d’Asie, ancien Iaxarte
  2. Les Chinois le nomment aussi le prophète Jacmouny. C’est apparemment Confucius. [ws : voir Shakyamuni]
  3. On bat des timbales au moment de faire une exécution capitale.
  4. Le blanc chez les Chinois est une marque de deuil.
  5. En Chine, les criminels qu’on mène au supplice ont une banderole rouge sur la tête.
  6. Prêtres.
  7. Savants chargés d’examiner ceux qui se présentent pour prendre des degrés.
  8. Dans l’enceinte du palais du roi, il y en a plusieurs autres qui sont séparés : un pour le prince, un pour les petits-fils, un pour la reine, un autre pour les princesses, et d’autres encore pour les concubines.
  9. Confréries d’artisans comprenant chacune trente confrères qui chaque jour régalent l’un après l’autre la confrérie.
  10. Chancelier.
  11. On sait que les Chinois ne se servent ni de nappes ni de serviettes ; ils n’ont pas non plus de couteaux, parce que les viandes sont coupées quand on les présente, et ils emploient deux petits bâtons au lieu de fourchettes.
  12. Le vin de riz est de couleur d’ambre, et très délicat.
  13. Les comédiens chinois jouent sur-le-champ tout ce qu’on leur ordonne de jouer. Leurs pièces rappellent beaucoup la comédie improvisée, Commedia dell’arte, des Italiens. Les nouvelles dialoguées forment un genre à part. Le dialogue en est tantôt en prose, tantôt en vers, que l’auteur place indifféremment dans la bouche de tous ceux qui entrent en scène.
  14. Bougies faites de l’huile d’une certaine espèce de serpent, mélée avec un peu de cire.
  15. C’est-à-dire, princesse.
  16. Xaca a prêché deux doctrines distinctes, la doctrine extérieure et la doctrine intérieure. Dans la doctrine extérieure, celle qu’on prêche publiquement, il reconnaît un Dieu en trois personnes, qui a établi des récompenses pour la vertu et des châtiments pour le vice. La doctrine intérieure, dont on ne fait part qu’à un petit nombre de disciples, aux savants et aux plus grands seigneurs, aboutit à un quiétisme absolu, sans espoir d’une autre vie. C’est évidemment à cette derniére doctrine que la princesse Adelmuc fait allusion.
  17. La plupart des Chinois s’imaginent qu’il y a neuf enfers que les âmes parcourent ; qu’elles revivent ensuite, mais qu’elles n’ont pas toutes le même sort : celles qui sont les plus heureuses renaissent hommes, les autres deviennent des animaux semblables aux hommes, et les plus malheureuses prennent des formes d’oiseaux, sans espérance de pouvoir redevenir hommes à la première transmigration.
  18. On donne ordinairement aux gendres des rois de la Chine deux vieux mandarins pour leur servir de maîtres et pour les instruire de tout ce qu’il convient aux princes de savoir. D’ailleurs, il faut observer que, jusqu’à ce que la fille du roi ait eu des enfants, le fumema, c’est-à-dire celui qui l’a épousée, est obligé de lui faire tous les jours quatre révérences à genoux.