Les Mille et Un Jours, 1919/Histoire Couloufe

Traduction par François Pétis de La Croix.
(p. 70-125).

HISTOIRE DE COULOUFE ET DE LA BELLE DILARA

« Il y avait à Damas un vieux marchand nommé Abdallah, qui passait pour le plus riche de ses confrères. Il était fâché d’avoir été dans toutes les parties du monde et de s’être exposé à mille et mille périls pour amasser du bien, puisqu’il n’avait point d’enfants. Il n’épargnait rien toutefois pour en avoir : il ouvrait sa porte aux pauvres et faisait sans cesse des charités aux derviches, en les invitant à prier Dieu de lui accorder un fils. Il fonda même des hôpitaux et des couvents, et fit bâtir des mosquées ; mais tout était inutile. Abdallah ne pouvait devenir père, et il en perdit même l’espérance.

Un jour, il fit venir chez lui un médecin indien dont on vantait fort la capacité. Il le fit asseoir à sa table, et après l’avoir bien régalé, il lui dit : « Ô docteur, il y a longtemps que je souhaite passionnément d’avoir un fils. — Seigneur, lui répondit l’Indien, c’est une faveur qui dépend de Dieu. Cependant il est permis aux hommes de chercher les moyens de l’obtenir. — Ordonnez-moi ce qu’il faut que je fasse pour cela, reprit Abdallah, et je vous assure que je le ferai. — Premièrement, dit le médecin, achetez une jeune esclave qui soit grande et droite comme un cyprès. Qu’elle ait un visage agréable, de grosses joues et de grosses hanches. Secondement, le son de sa voix doit être doux ; son air toujours riant et sa conversation enjouée. De plus, je voudrais que vous vous aimassiez l’un et l’autre. Outre cela, avant que de voir cette esclave, il faut que vous soyez chaste pendant quarante jours, et que votre esprit ne soit occupé d’aucune affaire ; que vous ne mangiez durant tout ce temps-là que de la chair de mouton noir, et que vous ne buviez que du vin vieux. Si vous observez exactement toutes ces choses, il y a lieu d’espérer que vous aurez un fils. »

XVII

Abdallah ne manqua pas d’acheter une belle esclave, et véritablement il en eut un fils, en suivant le régime que le médecin lui avait prescrit. Pour célébrer la naissance de l’enfant, qui fut nommé Couluufe, Abdallah assembla tous ses amis, leur donna un festin et fit de grandes aumônes pour rendre grâces au ciel d’avoir comblé ses vœux. On éleva Couloufe, et à mesure qu’il devenait plus grand, il recevait de nouvelles instructions. Il eut plusieurs maîtres qui le trouvèrent fort disposé à profiter de leurs leçons. On lui enseigna les langues hébraïque, grecque, turque et indienne, et à bien former les caractères de toutes ces langues. On ne se contenta pas de lui faire apprendre l’Alcoran, on lui en fit lire les commentaires. Il en possédait jusqu’au sens mystique. Il était surtout bien instruit du point qui regarde la prédestination. Il savait aussi l’abolissant et l’aboli, de même que les points de l’ambiguïté et de la certitude. On ne voulut point qu’il ignorât l’histoire des tribus d’Arabes, l’histoire de la Perse, ainsi que les annales des rois. De plus, il apprit la morale, la philosophie, la médecine et l’astronomie. Il n’avait pas dix-huit ans, qu’outre toutes les choses que je viens de dire, il en savait encore d’autres. Il était bon poète et savant musicien. Il était d’ailleurs perfectionné dans tous les exercices du corps. Personne n’a jamais tiré de l’arc, ni manié le sabre et la lance avec plus d’adresse et de vigueur. Enfin, c’était un jeune homme d’un mérite accompli.

Quelle satisfaction pour un père d’avoir un semblable fils ! Abdallah l’aimait plus que sa vie, et ne pouvait vivre un moment sans lui. Cependant la mort, qui en veut aux heureux du siècle, vint bientôt enlever le marchand. Se voyant à l’extrémité, il fit asseoir Couloufe au chevet de son lit, et il employa ses derniers moments à lui donner de sages conseils. Après sa mort et ses funérailles, son fils prit possession de tous ses biens… Mais ce jeunne homme n’en fut pas plus tôt maître, qu’il commença à les dissiper. Il fit bâtir un palais, acheta des belles esclaves, et choisit plusieurs jeunes gens pour être les compagnons de ses débauches. Il passait les jours à se divertir avec eux ; on prodiguait chez lui les mets les plus délicats et les meilleurs vins. Ce n’étaient que festins, que danses et que concerts. Il vécut de cette manière pendant plusieurs années, comme si la source de ses plaisirs eut été inépuisable. Néanmoins il consuma tout son patrimoine. Il lui fallut vendre son palais et ses esclaves, et insensiblement il se trouva sans bien, ce qui réjouit fort ses ennemis.

Il se repentit alors de sa prodigalité. Il alla chez tous les jeunes gens qui avaient contribué à le ruiner. Mes amis, leur dit-il, vous m’avez vu dans la prospérité, et vous me voyez présentement dans la misère. J’ai recours à vous ; aidez-moi à me relever de ma chute ; souvenez-vous des offres de services que vous me faisiez quand vous étiez à ma table. Je ne doute point que vous ne soyez touchés de l’état où je suis, et que vous ne fassiez quelques efforts pour m’en tirer. C’est ainsi que le malheureux Couloufe tâchait d’exciter la reconnaissance de ses amis, et de les engager à le secourir. Mais il parlait à des sourds. Les uns lui disaient qu’ils étaient fâchés de le voir dans une situation si déplorable, et se contentaient de prier le ciel d’avoir pitié de lui. Les autres ajoutant la dureté à l’ingratitude, lui refusaient jusqu’à la consolation de le plaindre, et lui tournaient le dos. « Ô faux amis, s’écria-t-il, que votre procédé dur et ingrat me punit bien d’avoir été assez crédule pour m’imaginer que vous m’aimiez véritablement. »

Le fils d’Abdallah, encore plus pénétré de douleur d’avoir été la dupe de la fausse amitié de ses compagnons de débauche que d’avoir dissipé tout son bien, résolut de s’éloigner de Damas où il avait tant de témoins de son infortune. Il prit la route du pays des Keraïtes et se rendit à Caracorum où régnait alors Cabal-Kan. Il alla loger dans un caravansérail, où de ce qui lui restait d’argent il se fit faire une robe et un turban de toile des Indes. Il passait les journées entières à se promener dans la ville. Il allait dans les jardins voir tout ce qu’il y avait de plus curieux ; et sitôt que la nuit approchait, il se retirait dans son caravansérail.

Un jour il entendit dire que le roi des Keraïtes se préparaît à faire la guerre ; que deux rois de ses voisins, qui lui payaient tous les ans un tribut considérable ne voulaient plus le lui payer ; qu’ils s’étaient ligués ensemble, et qu’ils avaient déjà des troupes sur pied pour s’opposer à Cabal-Kan, s’il entreprenait de pénétrer dans leur pays. Couloufe ayant appris cette nouvelle, alla offrir ses services au roi, qui lui donna de l’emploi dans son armée. Ce jeune homme se signala dans cette guerre par des exploits qui lui attirèrent l’admiration des soldats, l’estime des officiers et la protection du prince Mirgehan, fils du roi des Keraïtes. Il n’en demeura pas là. Comme, à l’exemple de ces deux rois voisins, d’autres princes qui payaient aussi tribut se soulevèrent, Cabal-Kan fut obligé de tourner ses armes contre ces nouveaux ennemis, qu’il réduisit à lui demander la paix. Le fils d’Abdallah fit encore paraître tant de courage dans les occasions qu’on lui donna de se distinguer, que Mirgehan voulut l’avoir auprès de lui.

Couloufe gagna bientôt l’amitié de ce prince, qui, découvrant en lui tous les jours plus de mérite, l’honora de sa confiance. Peu de temps après, Cabal-Kan mourut. Le prince son fils lui succéda, et fut à peine sur le trône, qu’il combla de bienfaits le fils d’Abdallah et en fit son favori. Couloufe voyant que ses affaires avaient entièrement changé de face, et qu’il n’avait jamais été plus heureux, dit en lui-même : « Il faut bien que tous les événements de notre vie soient marqués dans le ciel. Quand je vivais à Damas dans les plaisirs, y avait-il quelque apparence que je pusse tomber dans la misère, et lorsque je suis venu à Caracorum, pouvais-je raisonnablement espérer que je deviendrais ce que je suis ! Non, non, toutes nos prospérités et nos disgrâces ne sauraient ne nous pas arriver. Vivons donc au gré de nos désirs, et subissons le sort que nous ne pouvons éviter. »

C’est ainsi que raisonnait la fils d’Abdallah, et suivant ce principe, il suivait son penchant sans contrainte. Un jour qu’il sortait du palais, il rencontra une vieille femme couverte d’un voile des Indes, lié de rubans et de bandeaux de soie. Elle avait un gros collier de perles, un bâton à la main, et cinq esclaves aussi voilées l’accompagnaient. Il s’approcha de la vieille et lui demanda si ces esclaves étaient à vendre. « Oui, » dit la vieille. Il leva aussitôt leurs voiles et vit que ces esclaves étaient jeunes et belles. Il en trouva surtout une fort agréable. « Vendez moi celle-ci, dit-il à la vieille, elle me plaît. — Non, lui répondit-elle, je ne veux pas vous la vendre. Vous me paraissez un galant homme. Il vous en faut une plus belle. J’en ai d’autres dans ma maison. J’ai des filles turques, grecques, esclavones, ioniennes, éthiopiennes, allemandes, cachemiriennes, chinoises, arméniennes et géorgiennes. Je vous les présenterai toutes, et vous prendrez celle qui vous plaira davantage. Vous n’avez qu’à me suivre. » En achevant ces paroles, elle marcha devant Couloufe qui la suivit.

Lorsqu’ils furent devant une mosquée, la vieille lui dit : « Ô jeune homme, attendez-moi ici un moment. Je vais revenir. » Il attendit près d’une heure, et il commençait à s’impatienter, mais elle parut avec une fille qui était chargée d’un paquet. Il y avait dedans un voile et un surtout de femme, dont la vieille revêtit Couloufe en lui disant : « Seigneur, nous sommes des gens d’honneur et de bonne famille. Il ne serait pas de la bienséance de recevoir chez nous un étranger. — Ma mère, lui répondit-il, vous n’avez qu’à ordonner. Je ferai tout ce que vous voudrez. » Il se couvrit donc du surtout et se mit le voile sur la tête. Ensuite il accompagna la vieille, qui le mena dans un quartier qu’il ne connaissait point. Ils entrèrent dans une grande maison, ou plutôt dans un palais, car tout ce qui s’offrait à la vue avait un air de grandeur et de magnificence. Après avoir traversé une vaste cour pavée de marbre jaspé, ils arrivèrent à un salon d’une étendue prodigieuse, au milieu duquel il y avait un bassin de porphyre rempli d’eau, où plusieurs petits canards se jouaient, et l’on y voyait tout autour des cages de fils d’or, où il y avait mille oiseaux d’espèces différentes qui faisaient entendie leur ramage.

XVIII

Pendant que Couloufe regardait avec attention ces oiseaux et toutes les autres choses qui contribuaient à rendre ce salon le plus amusant du monde, il entra une jeune dame qui s’approcha du jeune homme d’un air riant. Elle lui fit une profonde révérence, et après que de son côté il l’eut saluée, elle le prit par la main et le pria de s’asseoir sur des coussins de brocart d’or, qui étaient sur des sofas de la même étoffe. Dès qu’il s’y fut assis, elle prit elle-même la peine de lui essuyer le visage et les yeux avec un mouchoir du plus fin lin ; et en lui rendant cet agréable service, elle souriait et lui lançait des œillades qui le mirent bientôt hors de lui-même.

Il la trouvait à son gré, et il allait se déterminer à l’acheter, quand une autre dame, dont les cheveux blonds flottaient par boucles sur ses épaules nues, et qui était beaucoup plus belle que la première, parut. Elle s’avança d’un air gracieux vers le fils d’Abdallah, lui prit les mains, les baisa, et se mit en devoir de lui laver les pieds dans un bassin d’or. Il n’y voulut pas consentir, et frappé de la beauté dont elle était pourvue, il se leva pour se jeter à ses genoux, et dans la résolution de s’arrêter à celle-là. Mais il demeura tout à coup immobile et comme un homme qui a perdu l’usage de ses sens, car il aperçut vingt jeunes demoiselles toutes plus charmantes les unes que les autres. Elles accompagnaient une jeune personne encore plus belle et plus richement habillée qu’elles, et qui paraissait être leur maîtresse. Couloufe crut voir la lune environnée d’étoiles, et, à la vue de cet objet ravissant, il s’évanouit.

Toutes les esclaves accoururent aussitôt à son secours, et l’ayant fait revenir de son évanouissement, la dame qui l’avait causé, lui adressa la parole : « Sois le bienvenu, lui dit-elle, pauvre oiseau pris par les pieds. » Couloufe baisa la terre et poussa un profond soupir. On le fit asseoir sur un sofa. Cependant on apporta du sorbet dans une coupe d’or enrichie de pierreries. La dame en but et présenta le reste au jeune homme. Ensuite elle s’assit auprès de lui, et remarquant qu’il était si troublé qu’il ne pouvait prononcer une parole : « D’où naît le trouble qui t’agite, lui dit-elle ? Bannis cette sombre tristesse qui paraît dans tes yeux. Tu t’ennuies déjà sans doute avec nous ; notre compagnie te déplaît. — Ah ! belle dame, répondil-il en la regardant d’un air tendre, cessez, de grâce, cessez de m’insulter. Vous savez trop qu’on ne peut voir vos charmes impunément. Je suis, je l’avoue, hors de moi-même ; un trouble inconcevable agite tous mes esprits. — Sois donc de bonne humeur, interrompit la dame, et songe que tu viens ici acheter une esclave. Allons nous mettre tous à table, j’espère que nous pourrons te divertir. »

En disant cela, elle prit Couloufe par la main, et le conduisit dans une salle où ils s’assirent avec toutes les autres dames à une longue table couverte de corbeilles de sandal pleines de tablettes et de confitures sèches ; des confitures mamouny, des pommes tannoury, du pilau couzina, lafizina, chekerina, et d’autres choses encore. Après avoir mangé, ils se levèrent. On leur apporta un bassin et une aiguière d’or : les dames se lavèrent les mains avec des pâtes d’amandes de Cousa, du savon de Ricca, du docna de Bagdad, et de la poudre d’aloès comari ; puis s’étant essuyées avec des mouchoirs de soie de couleur de rose, elles allèrent à la chambre du vin. C’était un réduit agréable orné de plusieurs caisses de baumes, de roses et d’autres fleurs odorantes qui bordaient un bassin de marbre plein d’une forte belle eau. Ce bassin servait à rafraîchir le vin et contribuait, en mêlant du frais à l’odeur des fleurs, à rendre ce réduit délicieux. Toutes les dames firent boire Couloufe, et burent aussi elles-mêmes ; de sorte que la compagnie retourna dans le salon la tête un peu échauffée.

Là, quelques-unes de ces dames commencèrent à danser, et les autres à jouer de la harpe, de la guitare de David appelée conoün, de l’orgue arganoün, et du violon barbot. Mais avec quelque délicatesse qu’elles jouassent de ces instruments, elles n’approchaient pas de la dame dont le fils d’Abdallah était enchanté. Cette incomparable personne voulant à son tour montrer ce qu’elle savait faire, prit un luth (aoud), et l’ayant accordé, elle joua d’une manière ravissante. Puis se faisant donner une harpe, elle joua sur le mode raste ; ensuite on lui apporta une viole, elle joua sur le mode ipahany ; après cela, elle prit une flute douce, et joua sur le mode rihaoüy. En un mot, elle employa les douze modes l’un après l’autre, et les vingt-quatre branches de la musique. Elle chanta aussi, et sa voix ne fit pas moins de plaisir à l’amoureux Couloufe, que la manière dont elle avait joué des instruments.

Il en fut si charmé, que ne pouvant plus se posséder : « Ma reine, s’écria-t-il, vous m’avez ôté la raison, je ne puis résister aux transports que vous m’inspirez. Souffrez que je baise une de vos belles mains, et que je mette ma tête à vos pieds. » En disant cela, cet amant passionné se jeta par terre comme un homme insensé, et saisissant une des mains de la dame, il la baisa fort amoureusement. Mais cette aimable personne, choquée de sa hardiesse, le repoussa d’un air fier et lui dit : « Qui que tu sois, arrête et ne passe pas les bornes de la modestie, je suis une fille de qualité. Il est inutile que tu désires ma possession, tu ne saurais l’acquérir : tu ne me verras plus. » À ces mots, elle se retira, et toutes les autres dames à son exemple en firent autant.

XIX

Le fils d’Abdallah, au désespoir d’avoir fait une action fort désagréable à la dame qu’il aimait, demeura dans la salle agité de mille pensées différentes. La vieille qui l’avait amené vint à lui : « Qu’avez-vous fait, jeune homme ? lui dit-elle. Fallait-il vous laisser emporter à votre passion ? Quoique je vous aie fait accroire que j’avais ici des esclaves de toute nation, vous avez dû juger par la magnificence de cette maison et à la manière dont on vous y a reçu, que vous n’étiez point chez une marchande d’esclaves. La dame que vous avez offensée est fille d’une des premières personnes de la cour. Vous deviez être plus respectueux. »

Le discours de la vieille augmenta l’amour de Couloufe et le regret qu’il avait d’avoir, par un transport indiscret, obligé la dame à se retirer. Il en était tout mortifié, et il désespérait de la revoir, quand plus parée et sous d’autres habits, elle revint dans le salon avec les autres dames. Elle se mit à rire en voyant le fils d’Abdallah triste et rêveur. « Je crois, lui dit-elle, que tu te repens de ta faute, et je veux bien te la pardonner, à condition que tu seras désormais plus sage, et que tu m’apprendras qui tu es. »

Comme il ne demandait pas mieux que de se réconcilier avec cette charmante personne, il lui dit sans peine qu’il se nommait Couloufe, et qu’il était favori du roi. « Seigneur, lui dit-elle alors, il y a longtemps que je vous connais de réputation et que j’entends parler de vous fort avantageusement. J’ai même quelquefois souhaité de vous voir. Je suis ravie d’avoir aujourd’hui cette satisfaction. Continuons nos danses et nos concerts, poursuivit-elle en se tournant vers les autres femmes ; faisons tous nos efforts pour divertir notre convive. » Toutes les dames recommencèrent à danser ou à jouer des instruments, et ce divertissement dura jusqu’à la nuit. D’abord qu’elle fut arrivée, on alluma une prodigieuse quantité de bougies, et, en attendant le souper, la jeune dame et le fils d’Abdallah eurent ensemble un entretien. Elle lui demanda des nouvelles du roi Mirgehan ; si ce prince avait de belles personnes dans son sérail. « Oui, madame, lui dit Couloufe, il a des esclaves d’une assez grande beauté. Il en aime une présentement qui se nomme Ghulendam. Elle est jeune, bien faite, et je dirais que c’est la plus belle fille du monde, si je ne vous avais pas vue ; mais vos charmes sont au-dessus des siens, et elle ne mérite pas de vous être comparée. » Ces paroles flatteuses ne déplurent point à Dilara[1], c’est ainsi que se nommait la jeune dame. Elle était fille de Boyruc, grand seigneur Keraïte, qui n’était point alors à Caracorum. Mirgehan l’avait envoyé à Samarcande pour féliciter de sa part Usbec-Kan sur son avènement à la couronne de Tartarie. Si bien que Dilara, pendant l’absence de son père, se faisait quelquefois un plaisir d’attirer des jeunes gens chez elle pour s’en divertir seulement ; car dès qu’ils voulaient lui perdre le respect, elle savait bien réprimer leurs transports.

Elle fut donc bien aise d’entendre dire à Couloufe qu’elle était plus belle que la maîtresse du roi. Cela la rendit plus vaine et plus gaie. Elle dit mille choses agréables en soupant, et acheva par son esprit d’inspirer à son hôte tout l’amour qu’il pouvait sentir. Il ne laissa pas de son côté de briller dans le repas. Échauffé par la vue et par l’enjouement de la jeune dame, il lui échappait de temps en temps des saillies fort plaisantes. Lorsqu’il fut temps de se retirer, il se prosterna devant Dilara et lui dit : « Quand je demeurerais ici cent années, je croirais toujours n’être avec vous que depuis un moment ; mais quelque plaisir que je prenne à votre entretien, il faut que je vous quitte et vous laisse reposer. Demain, si vous voulez bien me le permettre, je reviendrai. — J’y consens, répondit la dame ; vous n’avez qu’à vous trouver sur le soir à la porte de la mosquée où l’on a été vous prendre aujourd’hui, et l’on vous ramènera dans cette maison. » Après avoir achevé ces paroles, elle se fit apporter une bourse de fils d’or et de soie qui était l’ouvrage de ses mains et dans laquelle il y avait des bijoux d’un prix considérable. « Tenez, Couloufe, lui dit-elle, ne refusez pas ce petit présent, ou bien vous ne me reverrez plus. » Le fils d’Abdallah prit la bourse, remercia la dame et sortit du salon. Il rencontra dans la cour la bonne vieille, qui lui ouvrit la porte de la rue et lui montra le chemin du palais.

Aussitôt qu’il y fut arrivé, il se retira dans son appartement et se coucha. Il passa le reste de la nuit à rappeler dans sa mémoire tout ce qu’il avait vu le jour. Il était si occupé de Dilara que le sommeil ne put fermer sa paupière. Il se leva de grand matin et se rendit chez le roi. Ce prince, qui ne l’avait pas vu le jour précédent et qui l’avait demandé plusieurs fois, était fort en peine de lui. « Eh, d’où viens-tu, Couloufe ? lui dit-il d’abord qu’il l’aperçut. Qu’as-tu fait hier ? Pourquoi n’as-tu pas paru ? — Seigneur, lui répondit le favori, quand votre majesté saura l’aventure qui m’est arrivée, elle ne sera pas surprise de ne pas m’avoir vu. » En même temps il raconta tout ce qui s’était passé. Lorsqu’il eut achevé son récit : « Est-il possible, lui dit Mirgehan, que cette jeune dame dont tu m’entretiens soit si belle que tu le dis ? Tu en parles avec tant de vivacité que je me défie du portrait que tu m’en fais. — Seigneur, reprit le fils d’Abdallah, bien loin d’être un peintre flatteur, je puis vous assurer qu’elle est encore fort au-dessus de ce que j’ai dit. Oui, si Many, ce fameux peintre de la Chine, entreprenait de la peindre, il craindrait avec raison, de ne pouvoir égaler la nature. — C’en est trop, dit le roi, tu me donnes envie de voir cette dame, et je veux absolument l’accompagner tantôt, puisque tu dois retourner chez elle. »

La curiosité du jeune roi des Keraïtes affligea Couloufe. Il en appréhendait les suites pour son amour. « Eh, comment ferai-je, seigneur, lui dit-il, pour vous introduire chez cette dame ? Qui lui dirai-je que vous êtes ? — Je me déguiserai, repartit Mirgehan, et je passerai pour ton esclave. J’entrerai avec toi et me cacherai dans un coin, d’où j’observerai tout. » Le fils d’Abdallah n’osa répliquer à son maître, qui se revêtit d’un habit d’esclave, et tous deux, à l’entrée de la nuit, ils se rendirent à la porte de la mosquée. Ils n’y furent pas longtemps sans voir paraître la vieille, qui dit à Couloufe : « Il n’était pas besoin d’amener avec vous cet esclave. Vous n’avez qu’à le renvoyer. »

XX

Le roi fut mortifié d’entendre ainsi parler la vieille, mais Couloufe prit la parole : « Ma bonne mère, dit-il, permettez, je vous prie, que cet esclave nous suive. C’est un garçon qui a de l’esprit et d’agréables talents. Il fait des vers sur-le-champ et chante à ravir. Votre maîtresse ne sera pas fâchée que je le lui fasse voir. » La vieille ne dit plus rien. Ils marchèrent tous trois, Couloufe couvert d’un surtout de femme comme le jour précédent et Mirgehan en habit d’esclave. Ils entrèrent dans la cour, et de là dans le salon, qu’ils trouvèrent éclairé d’une infinité de bougies parfumées, qui répandaient d’agréables odeurs.

Dilara demanda au fils d’Abdallah pourquoi il s’était fait accompagner par un esclave. « Madame, lui dit-il, j’ai jugé à propos de l’amener pour vous divertir. Il est bouffon, poète et musicien. — Cela étant, lui dit-elle, qu’il soit le bienvenu. Mais, mon ami, ajouta-t-elle en s’adressant au roi, sois soumis et obéissant, et ne t’avise pas de manquer de respect à mes femmes, car tu pourrais t’en repentir. » Le prince se voyant dans la nécessité de faire le bouffon, se mit à plaisanter, et il s’en acquitta si bien que la dame dit au favori : « En vérité, Couloufe, vous avez là un garçon très plaisant et très spirituel. Je remarque même dans ses manières quelque chose de noble et de galant. Il faut qu’il nous serve d’échanson ce soir. Je me sens de l’inclination pour lui. — Puisqu’il a le bonheur de vous plaire, répondit le favori, il n’est plus à moi, il est à vous, madame. — Catalpan, dit-il au roi, je ne suis plus ton maître, voilà la maîtresse. » À ces mots, le prince s’approcha de la dame, lui baisa la main, et lui dit : « Madame, je suis à présent votre esclave, et déjà je me sens disposé à vous servir avec beaucoup de zèle. »

Elle accepta Mirgehan pour esclave. « Seigneur, dit-elle à Couloufe, je regarde ce garçon-là comme un bien qui m’appartient ; mais trouvez bon que je le mette en dépôt entre vos mains. Il demeurera chez vous, et vous me l’amènerez toutes les fois que vous viendrez ici. Je ne puis le garder dans ma maison, parce qu’on sait que c’est votre esclave. Tout le monde le connaît pour cela. Si on le voyait passer de votre service au mien, on en pourrait tenir de mauvais discours, et j’ai de grandes mesures à garder. »

Après avoir quelque temps encore continué cette conversation, Couloufe et Dilara s’assirent à la table pour souper, et le roi se tint debont devant eux. Comme ce prince réjouissait la dame par mille plaisanteries, elle dit au favori : « Seignaur, permettez que ce garçon mange et boive avec nous. — Madame, répondit Couloufe, il ne mange pas ordinairement avec moi. — Ne soyez pas si rigoureux, reprit la dame, souffrez que nous buvions ensemble, afin qu’il vous en aime davantage. — Mets-toi donc là, Catalpan, dit le fils d’Abdallah, puisque madame le veut absolument. »

Le faux esclave ne se le fit pas dire deux fois. Il s’assit entre Couloufe et l’aimable fille de Boyruc. Il mangea, et lorsqu’on eut apporté le vin, la dame en remplit une coupe jusqu’au bord, et la lui présentant : « Tiens, Catalpan, lui dit-elle, bois cette rasade à ma santé. » Il prit la coupe, après avoir baisé la main qui la lui donnait, et il but. Après cela, on versa du vin à la ronde, et la belle Dilara, par son exemple, excitait ses convives à se réjouir. Elle tendit une coupe d’or toute pleine, et s’adressant au fils d’Abdallah : « Couloufe, lui dit-elle, je bois à vos inclinations, à la charmante Ghulendam, la favorite du roi. — Madame, répondit le favori en rougissant, à Dieu ne plaise que j’aie l’audace d’élever ma pensée jusqu’à la maîtresse de mon prince ; j’ai pour lui trop de respect pour… — Ah ! vous voulez faire le discret, interrompit la dame en riant, je me souviens que vous me parlâtes hier de Ghulendam d’une manière si vive que vous m’en parûtes charmé. Je suis sure que vous l’aimez. Avouez-nous franchement que vous ne lui déplaisez pas, et que quelquefois vous faites la débauche ensemble. » Couloufe, à ces paroles, dont il voyait les conséquences, se troubla. « De grâce, madame, dit-il, cessez de plaisanter là-dessus. Je n’ai jamais eu de secret entretien avec cette dame. »

Le trouble qu’il faisait paraître redoubla les ris de Dilara. « Au lieu de prendre un air sérieux, reprit-elle, vous devriez nous raconter vos aventures. Catalpan, ajouta-t-elle en regardant le faux esclave, dis à ton maître qu’il ait un peu plus de confiance en moi. — Allons, seigneur Couloufe, dit le roi, donnez à madame la satisfaction qu’elle vous demande. Elle vous en prie de si bonne grâce. Contez-lui la naissance et le progrès de vos amours ; apprenez-lui où vous en êtes avec Ghulendam, et de quelle manière vous trompez tous deux le roi. Madame, poursuivit-il en se tournant vers Dilara, je ne suis pas moins curieux que vous de savoir cela ; car quoique je me pique d’être un confident assez discret, je vous assure que le seigneur Couloufe m’a fait un mystère de sa passion pour la favorite. »

Mirgehan, par ce discours, acheva de déconcerter son favori, qui s’aperçut que les plaisanteries de Dilara ne laissaient pas de faire une mauvaise impression sur l’esprit de ce prince. Cependant ils buvaient tous trois, et insensiblement le roi, échauffé par le vin, oublia le personnage qu’il avait résolu de faire. « Ma princesse, dit-il à la dame, chantez-moi, je vous prie, quelque chose d’agréable. On dit que vous chantez à ravir. » Ces paroles, quoique prononcées d’un air fort familier, ne déplurent point à la fille de Boyruc. Au lieu de s’en offenser, elle fit un éclat de rire : « Très volontiers, dit-elle, mon cher Catalpan ; il n’est rien que je ne veuille faire pour toi. » Aussitôt elle demanda un luth tout accordé, et joua sur le mode yrac un fort bel air, qu’elle accompagna de sa voix. Ensuite, prenant un tambour de basque, elle chanta un autre air sur le mode bouselic.

Le roi, qui n’avait jamais entendu si bien chanter, ni si bien jouer du luth et du tambour de basque, se sentit transporté de plaisir, et ne se souvenant plus qu’il voulait passer pour un esclave : « Vous m’enchantez, madame s’écria-t-il ; quelque portrait avantageux que Couloufe m’ait fait de vous, il ne m’en a pas assez dit encore. « Le fils d’Abdallah avait beau lui faire signe de se taire ; il n’y eut pas moyen. « Non, poursuivit le prince, Isaac Mouseli, mon musicien, dont on vante tant la voix, ne chante pas si agréablement que vous. » Dilara reconnaissant à ces mots que l’homme qu’elle prenait pour un esclave était le roi lui-même, se leva brusquement de sa place et courut chercher un voile pour se couvrir le visage. « Ah ! nous sommes perdues, dil-elle tout bas à ses femmes. Ce n’est pas un esclave qui est venu ici avec Couloufe, c’est le roi ! » Après avoir dit cela, elle revint trouver Mirgehan et n’osait plus s’asseoir devant lui. « Asseyez vous donc, madame, lui dit le prince, c’est à moi de me tenir debout en votre présence. Ne suis-je pas votre esclave ? Je ne me serais point assis, si, comme ma maîtresse souveraine, vous ne me l’aviez ordonné. »

La fille de Boyruc se prit à pleurer à ces paroles : « Ah ! grand monarque, dit-elle en se jetant à ses pieds, je supplie très humblement Votre Majesté d’avoir pitié de moi. Je suis une fille sans expérience, vous êtes témoin de ma faute ; daignez de grâce, me la pardonner. » Le roi releva la dame, la consola, lui dit de ne rien craindre, et lui demanda qui elle était. Elle satisfit sa curiosité ; après quoi il sortit de cette maison avec Couloufe et regagna son palais.

XXI

Les plaisanteries que Dilara avait faites à Couloufe sur Ghulendam, produisirent de tristes effets. Mirgehan soupçonna sa favorite et le fils d’Abdallah de s’aimer tous deux, et il crut que, sans avoir égard à ce qu’ils lui devaient, ils goûtaient dans son palais même les douceurs d’une heureuse intelligence. Il n’aurait tenu qu’à lui, en les faisant exactement observer l’un et l’autre, d’être persuadé bientôt de la fausseté de ses soupçons ; mais c’était un de ces jaloux qui n’écoutent que leur jalousie, et qui, se livrant aux premières impressions qu’on leur donne, croient n’avoir pas besoin d’autre éclaircissement. C’est pourquoi, dès le lendemain, sans chercher à vérifier ses conjectures, il envoya dire à Couloufe qu’il lui défendait désormais de paraître devant lui, et qu’il voulait que, dès ce jour là il sortît de Cararacorum.

Le favori, bien qu’il pénétrât la cause de sa disgrâce, et que, n’ayant rien à se reprocher, il ne désespérât point de faire connaître son innocence, s’il pouvait parvenir à se faire entendre, négligea toutefois de chercher les moyens de se justifier. Il céda de bonne grâce à son malheur. Il obéit à l’ordre du roi, et, se joignant à une grosse caravane qui allait en Tartarie, il se rendit avec elle à Samarcande. Comme personne ne savait mieux que lui résister à la mauvaise fortune, il ne fut point accablé de ce nouveau coup. Outre qu’il s’était déjà trouvé dans une situation misérable, tous les accidents de la vie lui paraissant des choses inévitables, ainsi qu’on l’a déjà dit, rien ne pouvait ébranler la fermeté de son esprit.

Il demeura donc à Samarcande, s’abandonnant à tout ce que le ciel avait ordonné de lui. Il fit bonne chère et se divertit tant qu’il eut de l’argent. Lorsqu’il n’en eut plus, il alla se placer dans le coin d’une mosquée. Les ministres l’interrogèrent sur sa religion, et le trouvant très savant, ils lui donnèrent une aumône réglée de deux pains par jour et une cruche d’eau, avec quoi il vivait fort content. Or, il arriva un jour qu’un gros marchand appelé Mouzaffer vint faire sa prière dans cette mosquée. Il jeta les yeux sur Couloufe et l’appela. « Jeune homme, lui dit-il, d’où es-tu, et par quel hasard es-tu venu dans cette ville ? — Seigneur, lui répondit le fils d’Abdallah, je suis un enfant de famille de Damas. J’ai eu envie de vovager. Je suis venu en Tartarie, et à quelques lieues de Samarcande, j’ai rencontré des voleurs qui ont tué mes domestiques et m’ont volé. »

Mouzaffer, après avoir écouté Couloufe, le crut, et lui dit : « Ne t’afflige pas ; les bonnes aventures sont enchaînées aux mauvaises : tu pourras trouver ici de quoi te consoler ; lève-toi et me suis jusqu’à ma maison. » Le fils d’Abdallah fit ce qu’on lui disait, et il jugea quand il fut chez le marchand que Mouzaffer devait être un homme fort riche. Un magasin rempli des plus riches étoffes, des meubles précieux et un très grand nombre de domestiques qui s’offrirent à sa vue, lui firent porter ce jugement. Et il ne se trompait pas : Mouzaffer avait des biens considérables.

Ce marchand fit asseoir à table auprès de lui Couloufe et lui présenta d’abord du sorbet. Puis on leur servit du blanc-manger et des viandes fort succulentes. Après le dîner, ils s’entretinrent tous deux, et Mouzaffer ensuite le renvoya avec quelques présents.

Le lendemain, le marchand retourna dans la même mosquée. Il prit le fils d’Abdallah, le mena encore chez lui et le régala comme le jour précédent. Il se trouva là un docteur nommé Danischemend, qui, tirant à part Couloufe après le repas, lui parla dans ces termes : « Jeune étranger, le seigneur Mouzaffer, le maître de cette maison, a un grand dessein sur toi ; un dessein qui demande une prompte exécution et qui doit te faire plaisir dans l’état où sont tes affaires. Tu sauras qu’il a un fils unique appelé Taher, qui est un jeune homme d’un naturel fort violent. Ce Taher a épousé depuis quelques jours la fille d’un grand seigneur étranger. Le mari, suivant son humeur impétueuse, a brusqué sa femme. Elle a répondu à ses emportements par des paroles pleines de mépris et de fierté. Ce qui a si fort irrité Taher, qu’il l’a répudiée. Il s’en repentit un moment après, car c’est une jeune personne fort belle et qu’il aime passionnément ; mais les lois ne lui permettent pas de la reprendre qu’un autre homme ne l’ait auparavant épousée et répudiée. C’est pourquoi Mouzaffer souhaite que, dès aujourd’hui, tu l’épouses, que tu passes la nuit avec elle, et que, demain matin, tu la répudies. Il te donnera cinquante sequins d’or. Ne veux-tu pas bien lui faire ce plaisir-là ? — Très volontiers, répondit Couloufe ; je suis fort disposé à lui rendre ce service. Il m’a trop bien reçu pour que je refuse de faire une chose qu’il désire ; et d’ailleurs, je ne me sens aucune répugnance pour ce qu’il me propose. — Je le crois bien, répliqua Danischemend. Il y a dans cette ville beaucoup de gens qui ne demanderaient pas mieux que d’être choisis pour hullas[2] en cette occasion, quand il n’y aurait pas cinquante sequins à gagner ; car la femme de Taher est d’une beauté parfaite. Son corps est plus droit qu’un cyprès. Elle a le visage rond, les sourcils bien séparés et faits comme deux arcs, et ses regards sont autant de flèches empoisonnées. La neige n’est pas plus blanche que son teint, et sa bouche, petite et vermeille, ressemble à un bouton de rose. »

XXII

« On trouverait donc dans Samarcande, poursuivit Danischemend, des hullas tant qu’on en voudrait ; mais on aime mieux que ce soit un étranger, parce que ces sortes de choses doivent se faire le plus secrètement qu’il est possible. Mouzaffer a donc jeté les yeux sur toi. Je suis nayb[3], et par conséquent revêtu du pouvoir de te marier avec cette charmante dame, ce composé de toutes les perfections ; et dès ce moment si tu veux, tu en seras possesseur. — J’y consens, repartit le fils d’Abdallah. Après le portrait que vous venez de m’en faire, vous pouvez bien penser que je voudrais déjà l’avoir épousée. — Oui, mais, dit le nayb, il faut que tu promettes de la répudier dès demain et de sortir incessamment de Samarcande avec l’argent qu’on te donnera. La famille du seigneur Mouzaffer ne serait pas bien aise que tu demeurasses en cette ville après cette aventure. — Je n’y demeurerai pas longtemps, répondit Couloufe ; et si ce n’est pas assez de promettre, je jure que dès demain matin, je répudierai la dame que vous m’aurez fait épouser. »

Il n’eut pas plutôt fait ce serment, que le lieutenant du cadi apprit à Mouzaffer que le jeune étranger était prêt à servir de hulla : « Il accepte, lui dit-il, les conditions que je lui ai proposées de votre part. Il ne s’agit plus que de le marier avec votre belle-fille. » Aussitôt Mouzaffer fit venir son fils Taher, et le reste de sa famile, et en leur présence le nayb maria Couloufe sans lui faire voir la dame, parce que Taher le voulut ainsi. Il fut même résolu que le hulla passerait la nuit avec elle sans lumière, afin que le lendemain, ne l’ayant pas vue, il eût moins de peine à la répudier.

Cependant la nuit étant venue, on introduisit Couloufe dans la chambre nuptiale, où on le laissa sans lumière avec la dame qui était couchée dans un lit de brocart d’or. Il ferma la porte à double tour, ôta ses habits, chercha le lit à tâtons, et l’ayant trouvé, il se coucha auprès de sa femme. Vous pouvez croire qu’elle ne dormait pas ; ce n’était pas sans émotion qu’elle se voyait livrée aux caresses d’un homme dont on lui cachait le visage, et dont elle se faisait même une image désagréable, parce qu’elle n’ignorait pas qu’on prenait ordinairement pour hulla, les premiers malheureux que le hasard présentait. D’une part, Couloufe, quoique Danischemend lui eût vanté la beauté de la dame, était fort mortifié de n’avoir pas le plaisir de la voir ; ou plutôt le portrait qu’on lui en avait fait, lui donnait une vive curiosité de le verifier. Ce désir qui le consumait et qu’il ne pouvait contenter diminuait la vivacité de ceux qu’il pouvait satisfaire. « Madame, lui dit-il, quelque favorable que soit pour moi cette nuit, je ne puis goûter une joie parfaite. Chaque instant redouble l’envie que j’ai de voir vos charmes. Je m’en suis fait une si belle idée, et je souhaite avec tant d’ardeur de les contempler, que je ne sais si ce n’est pas une aussi grande peine de vous posséder sans vous voir, que de vous voir sans vous posséder. Cependant il faudra demain que je vous cède. Ah ! puisque mon bonheur doit durer si peu, du moins on aurait dû m’en faire connaître tout le prix. »

Après avoir dit ces paroles, il se tut pour entendre ce que sa femme y répondrait ; et il fut assez surpris lorsqu’au lieu de répondre à ce discours, elle dit : « Ô vous que Taher a choisi pour rétablir l’union que son humeur violente a détruite, qui que vous soyez, apprenez-moi qui vous êtes. Il me semble que le son de votre voix ne m’est point inconnu. Je ne vous écoute pas tranquillement. « Couloufe tressaillit à ces mots. « Madame, répondit-il, dites-moi vous-même quelle est votre famille ? Le son de votre voix trouble aussi mes sens. Je crois entendre une jeune dame keraïte que je connais. Juste Dieu, seriez-vous… Mais non, fit-il en se reprenant, il n’est pas possible que vous soyez la fille de Boyruc. — Ah ! Couloufe, s’écria la dame en ce moment, est-ce vous qui me parlez ? — Oui, ma reine, dit-il, c’est Couloufe lui-même, qui ne saurait croire que ce soit Dilara qu’il entend. — Soyez-en persuadé, reprit-elle, je suis cette malheureuse Dilara qui vous reçut chez elle avec le roi Mirgehan ; qui, par ses discours indiscrets, vous rendit suspect à ce prince, et que vous devez regarder comme votre plus grande ennemie, puisqu’elle est cause de votre disgrâce. — Cessez, madame, répliqua le fils d’Abdallah, cessez de vous l’imputer. Le ciel le voulait ainsi ; et bien loin de l’accuser de rigueur, je rends grâce à sa bonté d’avoir fait succéder à mon infortune un si agréable événement. Mais belle Dilara, continua t-il, comment la fille de Boyruc a-t-elle pu devenir femme de Taher ? — Je vais, dit-elle, vous l’apprendre.

Mon père, pendant son ambassade à Samarcande, était logé chez Mouzaffer, qu’il connaît depuis long temps. Ils arrêtèrent entre eux ce mariage, et Boyruc étant de retour à Caracorum, me fit partir pour Samarcande bien accompagnée. J’obéis à mon père avec une répugnance à laquelle vous n’aviez pas peu de part ; car je l’avouerai, mon cher Couloufe, je vous aimais, quoique je ne vous l’eusse pas témoigné, et j’atteste le ciel que votre disgrâce m’a coûté bien des larmes. Mon mariage avec Taher ne vous a point banni de ma mémoire. Ce mari brutal, et d’ailleurs peu agréable de sa personne, au lieu de vous effacer n’a fait que vous y maintenir. Et comme si j’eusse prévu que l’amour ou la fortune nous rassembleraient, j’ai toujours conservé l’espérance de vous revoir. Mais mon bonheur surpasse encore mon attente, puisque je trouve mon amant dans l’époux qu’on me donne. Ô merveilleuse aventure ! à peine puis-je ajouter foi… »

XXIII

Couloufe, après ce qu’il venait d’entendre, ne pouvait plus douter qu’il ne fût avec la fille de Boyruc. « Belle Dilara, s’écria-t-il transporté d’amour et de joie, quel heureux changement ! par quel bizarre enchaînement d’aventures suis-je parvenu au comble de mes souhaits ! Quoi, c’est vous qu’on m’a fait épouser ? Vous, dont l’image charmante est gravée dans mon cœur ! vous que je croyais ne revoir jamais ! Ah ! ma princesse, si vous avez, en effet, plaint le fils d’Abdallah, si ma disgrâce vous a coûté des pleurs, partagez en ce moment la douceur des transports que mon bonheur m’inspire. Qui m’eût dit, quand le roi des Keraïtes me bannit de sa cour, que le Ciel ne me faisait éprouver ce malheur que pour me rendre le plus heureux des hommes. »

Dilara n’était pas insensible aux tendres mouvements que Couloufe laissait éclater. Ils passèrent tous deux la nuit à se témoigner mutuellement le plaisir qu’ils avaient de se rencontrer, et ils s’en donnaient encore des assurances lorsqu’un esclave de Mouzaffer vint frapper assez rudement à la porte de leur chambre, en criant de toute sa force : « Holà ho ! seigneur hulla, prenez, s’il vous plaît, la peine de vous lever, il est jour. » Le fils d’Abdallah ne répondit point à la voix de l’esclave et continua d’entretenir la fille de Boyruc. Mais il sentit évanouir sa joie : une tristesse mortelle succéda tout à coup aux doux transports qui l’agitaient : « Ma reine, dit-il, l’ai-je bien entendu ? On veut déjà nous séparer. Mouzaffer, impatient de vous voir rentrer dans sa famille, compte les moments du divorce qui vous en a fait sortir, et son fils justement jaloux de mon bonheur, n’en peut souffrir la durée ; le jour même d’accord avec ses ennemis, semble avoir précipité son retour. À peine, hélas ! vous ai-je retrouvée, qu’il faut vous perdre encore malgré les nœuds qui nous lient, car j’ai promis, j’ai juré de vous répudier. — Et vous pourrez interrompit la dame, garder cet affreux serment ? Saviez-vous, quand vous l’avez fait, que c’était à moi que vous promettiez de renoncer ? Vous n’êtes point obligé de tenir une promesse téméraire ; et quand vous le seriez, Dilara ne vaut-elle pas bien un parjure. Ah ! Couloufe, ajouta-t-elle en pleurant, vous ne m’aimez point, si vous êtes capable de balancer entre ma possession et le vain honneur de tenir une parole qui choque l’amour et la raison. — Mais, madame, reprit-il, est-ce qu’il dépend de moi de vous conserver à ma tendresse ? Quand même je violerais mon serment, croyez-vous qu’un étranger sans appui, sans bien, puisse résister au crédit de Mouzaffer ? — Oui, répondit la fille de Boyruc, vous le pouvez méprisez ses menaces ; rejetez ses offres : les lois sont pour vous. Si vous avez de la fermeté, vous rendrez inutiles tous les efforts qu’on fera pour nous désunir. — Eh bien ! ma princesse, dit-il, emporté par sa passion, vous serez satisfaite. Mon serment, en effet, est téméraire, et je sens bien que je ne puis le garder sans qu’il m’en coûte le repos de ma vie. C’en est fait, je ne vous répudierai point, puisque je puis m’en défendre. C’est la résolution que je prends. Je défie Mouzaffer et toute la terre ensemble de m’en détourner. »

Tandis qu’il assurait sa femme et qu’il se promettait à lui-même de demeurer ferme dans ce dessein, Taher, à qui la nuit avait paru beaucoup plus longue qu’à eux, vint aussi frapper à la porte de leur chambre. « Allons donc, hulla, s’écria-t-il, le jour s’avance. On vous a déjà averti de vous lever, vous vous faites bien presser ; il y a longtemps que nous vous attendons pour vous remercier et vous compter la somme promise. Habillez-vous promptement, que nous terminions cette affaire, le lieutenant du cadi sera ici dans un moment. » Couloufe se leva aussitôt, se revêtit de ses habits, et ouvrit la porte à Taher, qui le fit conduire au bain et servir par un esclave grec. Lorsque le fils d’Abdallah fut sorti du bain, l’esclave lui donna du beau linge et une robe très-propre et le mena ensuite dans une salle où était Mouzaffer avec son fils et Danischemend. Ils saluèrent le hulla qui leur fit une profonde révérence. Ils l’obligèrent de s’asseoir auprès d’eux à une table, et on leur servit entre autres mets, des potages de jus de mouton.

Après le repas, Danischemend prit Couloufe en particulier, et lui présentant cinquante sequins d’or, avec un turban magnifique plié dans un paquet : « Tiens, jeune homme, lui dit-il, voilà ce que le seigneur Mouzaffer te donne ; il te remercie du plaisir que tu lui as fait, et il le prie de ne pas demeurer plus longtemps à Samarcande. Répudie donc ta femme, sors de cette ville, et si quelqu’un te demande : As-tu vu le chameau[4] ? dis que non. »

XXIV

Le nayb s’imaginait que le hulla, pénétré des bontés de Mouzaffer, allait se répandre en discours pleins de reconnaissance, et il fut fort surpris de sa réponse. « Je croyais, répondit Couloufe en jetant loin de lui le paquet et les sequins, que la justice, la bonne foi et la religion régnaient à Samarcande, surtout depuis qu’Usbec-Kan est parvenu à la Tartarie ; mais je m’aperçois que je me suis trompé, ou plutôt qu’on trompe le roi. Il ne sait pas que, dans la ville même où il fait son séjour, on veut tyranniser les étrangers. Quoi donc, j’arrive à Samarcande, un marchand s’adresse à moi, m’invite à dîner chez lui, me caresse, me fait épouser une dame suivant les lois ; je m’engage de la meilleure foi du monde, et lorsque je suis engagé, on prétend que je répudie ma femme ! Cessez, seigneur nayb, cessez de me proposer une action si indigne d’un honnête homme, ou bien mettrai de la terre sur ma tête[5], j’irai me jeter au pied d’Usbec-Kan, et nous verrons ce qu’il ordonnera. »

Le lieutenant du cadi, à ces paroles, tira Mouzaffer à part et lui dit : « Vous avez voulu prendre cet étranger pour hulla, vous ne pouviez faire un plus mauvais choix. Il refuse de répudier sa femme ; mais je vois bien que c’est un homme qui ne sait où donner de la tête, et qui voudrait vous obliger à lui faire quelque présent considérable. — Oh ! s’il ne tient qu’à cela, dit Mouzaffer, il sera bientôt content. Offrez-lui cent sequins d’or et qu’il sorte de la ville avec toute la diligence et tout le secret que j’exige de lui. — Non, non, seigneur Mouzaffer, s’écria Couloufe en l’entendant parler ainsi, vous avez beau doubler la somme, vous me donneriez dix mille sequins, vous y ajouteriez même inutilement les plus riches étoffes de vos magasins, je ne romprai point un si saint engagement. — Jeune homme, lui dit alors Danischemend, vous ne prenez pas le bon parti dans cette affaire ; je vous conseille d’accepter les cent sequins d’or et de répudier votre femme sans différer ; car si vous nous réduisez à la nécessité de rendre cette aventure publique, vous vous en repentirez sur ma parole. — Vos menaces, répliqua le fils d’Abdallah, ne m’épouvantent point. Vous ne sauriez m’obliger à détruire une union que protègent les lois. — Ah ! c’en est trop, interrompit en cet endroit l’impétueux Taher, qui avait eu bien de la peine à se contraindre et à se taire jusque-là ; menons ce misérable chez le cadi, et faisons-le traiter comme il le mérite. Nous allons voir s’il est permis d’abuser d’honnêtes gens par de vaines promesses. » Danischemend et Mouzaffer essayèrent encore de persuader au hulla qu’il devait de bonne grâce faire ce qu’ils souhaitaient ; mais n’en pouvant venir à bout, ils le menèrent devant le cadi.

Ils informèrent ce juge de tout ce qui s’était passé, et sur leur rapport le cadi regardant Couloufe, lui parla dans ces termes : « Jeune étranger que personne ne connaît dans cette ville, et qui vivait dans une mosquée des aumônes que nos ministres te donnaient chaque jour, as-tu perdu le jugement jusqu’à t’imaginer que tu demeureras tranquille possesseur d’une dame qui a été l’épouse de Taher ? Le fils du plus riche marchand de Samarcande verrait une femme qu’il aime et qu’il a eut reprendre, entre les bras d’un malheureux dont la naissance basse est peut-être le moindre défaut ! Rentre en toi-même et te rends justice. Tu n’es pas d’une condition égale à celle de ta femme, et quand tu serais d’un rang au-dessus même de celui de Taher, il suffit que tu ne sois pas en état de faire la dépense qu’il convient à une honnête famille pour que je ne te permette pas de vivre avec ta femme. Renonce donc à la folle espérance que tu as conçue et qui t’a fait violer un serment ; accepte l’offre du seigneur Mouzaffer, répudie ta femme et t’en retourne à ta patrie, ou bien, si tu t’obstines à n’y vouloir pas consentir, prépare-toi à recevoir tout à l’heure cent coups de bâton. »

Le discours du cadi, bien que prononcé d’un ton de juge, n’eut pas le pouvoir d’ébranler la fermeté du fils d’Abdallah, qui reçut les cent coups de bâton d’un air froid et sans se démentir. « En voilà assez pour aujourd’hui, dit le cadi ; demain nous doublerons la dose, et si elle n’est pas assez forte pour le guérir de son opiniâtreté, nous aurons recours à des remèdes plus violents : qu’il passe encore cette nuit avec sa femme, j’espère que nous le reverrons demain plus raisonnable. » Taher aurait fort souhaité que, sans attendre au jour suivant, on eût continué de frapper le hulla, et il ne tint pas à lui que cela ne fût ; mais le cadi ne le voulut pas : de sorte que Mouzaffer et son fils s’en retournèrent chez eux avec Couloufe, qui, tout meurtri qu’il était des coups qu’il avait reçus, ne laissa pas de regarder comme un doux lénitif à ses maux, la liberté qu’on lui donnait de revoir Dilara.

XXV

Mouzaffer essaya de persuader par la douceur le fils d’Abdallah. Il lui fit de nouvelles promesses ; il lui offrit jusqu’à trois cents sequins d’or s’il voulait sur-le-champ répudier la fille de Boyruc, et pendant qu’il n’épargnait rien pour gagner son esprit, Taher entra dans l’appartement de la dame.

Elle était dans une agitation qu’on ne peut exprimer. Impatiente d’apprendre ce qui s’était passé chez le cadi, elle attendait Couloufe avec toute l’inquiétude qu’on peut sentir. Quoique assurée de son amour, elle appréhendait que sa fermeté ne se fût démentie, et elle ne put s’empêcher de le croire lorsqu’elle vit paraître son premier mari. Elle se mit, à sa vue, dans la pensée qu’il venait lui annoncer cette nouvelle affreuse. Son visage se couvrit d’une pâleur mortelle, et peu s’en fallut qu’elle ne tombât évanouie. Taher se laissa tromper à ces marques de douleur. Il s’imagina que quelqu’un avait déjà dit à la dame que le hulla refusait de la répudier, et que ce refus était la cause de cette profonde affliction dont elle paraissait saisie. « Madame, lui dit-il, ne vous abandonnez point à votre tristesse. Il n’est pas encore temps de vous désespérer. Le misérable que j’ai choisi pour hulla, ne veut pas à la vérité vous céder à mon amour ; mais que cela ne vous chagrine point. Il a déjà reçu cent coups de bâton, et demain il en aura bien davantage s’il s’obstine à ne pas faire les choses dont il est convenu avec le nayb. Le cadi même est dans la résolution de lui faire éprouver les derniers supplices. Consolez-vous donc, ma sultane, vous n’avez plus que cette nuit à passer avec le hulla ; dès demain je redeviendrai votre époux. Je viens vous rassurer moi-même et vous exhorter à prendre patience ; car je ne doute pas que la nécessité de souffrir ce gueux-là ne soit pour vous une grande mortification. — Oui, seigneur, interrompit Dilara, je vous avoue que le hulla fait toute ma peine. Le repos de ma vie dépend de lui. Hélas ! je crains que cette affaire ne tourne pas au gré de mes désirs. — Pardonnez-moi, ma reine, reprit-il avec précipation, calmez une inquiétude si obligeante pour Taher. Vous pouvez vous flatter que demain notre union sera rétablie. » En achevant ces paroles, il sortit de l’appartement de la dame, et Couloufe y entra un moment après.

Sitôt qu’elle aperçut le fils d’Abdallah, elle passa de la douleur à la joie : « Ah ! cher époux, s’écria-t-elle en lui tendant les bras, venez recevoir le prix de votre constance. Est-il possible que vous ayez mieux aimé souffrir un indigne traitement que de renoncer à Dilara ? Taher lui-même m’a conté tout ce qui vous est arrivé chez le cadi ; et si je suis charmée de votre fermeté, je ressens aussi très vivement la barbarie qu’on a exercée sur vous. Je ne puis même, sans effroi, penser aux nouveaux tourments qui vous menacent. — Madame, répondit Couloufe, quels que puissent être les maux qu’on me prépare, ma constance n’en sera point ébranlée, ils ne produiront pas plus d’effet que les promesses que Mouzaffer vient de me faire ; on ne peut me séduire ni m’épouvanter. J’ignore ce que l’arbitre de nos destinées a ordonné de mon sort ; j’ignore s’il veut que je meure ou que je vive pour vous, mais du moins je sais bien qu’il ne saurait être écrit dans le ciel[6] que je vous répudierai.

— Non, reprit la fille de Boyruc, le ciel ne nous a pas joints l’un et l’autre d’une manière si merveilleuse, pour nous séparer presque aussitôt. Je ne puis croire qu’il vous laisse périr, et je sens qu’il m’inspire un moyen de tromper nos ennemis. Avez-vous dit au cadi, ajouta-t-elle, que vous avez été favori du roi des Keraïtes ? — Non, repartit Couloufe, car le juge m’a d’abord fermé la bouche, en me disant qu’il ne permettra jamais que je vous possède, puisque je suis sans bien, quand j’aurais d’ailleurs de la naissance. — Cela étant, dit-elle, suivez exactement le conseil que je vais vous donner. Demain, lorsque vous serez devant le cadi, ne manquez pas de dire que vous êtes le fils de Massaoud. C’est un marchand de Cogende qui a des richesses immenses. Vous n’avez qu’à soutenir que c’est votre père. Avancez même hardiment que vous en recevrez bientôt des nouvelles qui feront connaître à tout le monde que vous ne dites rien qui ne soit très véritable. »

XXVI

Couloufe promit à Dilara d’employer ce mensonge pour éviter, s’il était possible, les maux qu’on lui préparaît ; et l’espérance qu’ils conçurent tous deux que par ce moyen ils obligeraient le cadi à les laisser vivre ensemble, les rendit plus tranquilles. Ils cédèrent insensiblement l’un et l’autre à leur penchant, et détournant leur pensée des peines de l’avenir, ils s’abandonnèrent au plaisir présent.

Ils passèrent le reste de la journée et toute la nuit comme deux époux charmés de leur sort ; mais aussitôt qu’il fit jour, on vint troubler leur joie. Les gens du cadi, conduits par Taher, arrivèrent à la porte de la chambre. Ils frappèrent rudement en criant : « Debout, debout, seigneur hulla ! il est temps de paraître devant le juge ; levez-vous. » Le fils d’Abdallah poussa un profond soupir à ces paroles, et sa femme se prit à pleurer. « Infortuné Couloufe, dit-elle, que ton épouse te coûte cher ! — Ma princesse, répondit-il, de grâce essuyez vos larmes, elles me percent le cœur ; ne nous livrons point au désespoir, ranimons plutôt notre espérance ; attendons tout du ciel, je me flatte qu’il voudra bien me secourir ; je sens même déjà un effet de sa bonté, mon courage redouble, et il n’est point de péril qui puisse me faire trembler. »

En parlant de cette sorte, il s’habilla, ouvrit la porte et suivit les gens du cadi qui le menèrent à leur maître. Mouzaffer et son fils les accompagnaient et paraissaient pleins d’inquiétudes. D’abord que le juge aperçut Couloufe : « Eh bien, hulla ! lui dit-il, dans quelle disposition es-tu aujourd’hui ? N’es-tu pas plus sage qu’hier ? Faudra-t-il te donner de nouveaux coups de bâton pour te faire répudier ta femme ? Je ne le crois pas : tu auras sans doute fait des réflexions salutaires et pensé qu’un homme de rien, comme toi, ne doit point s’obstiner à vouloir conserver une femme qui ne peut être à lui. — Monseigneur, dit Couloufe, puisse la vie d’un juge tel que vous, durer plusieurs siècles, mais je ne suis pas un homme de rien. Ma naissance n’est point obscure, comme vous vous l’imaginez ; et puisqu’il faut enfin que je me fasse connaître, sachez que je me nomme Rukneddin et que je suis fils unique d’un marchand de Cogende appelé Massaoud. Mon père est encore plus riche que Mouzaffer, et s’il savait l’état où je me trouve, il m’enverrait bientôt tant de chameaux chargés d’or que toutes les femmes de Samarcande envieraient le bonheur de celle que j’ai épousée. Quoi donc ! parce que des voleurs m’ont volé et dépouillé auprès de cette ville, et que je me suis retiré dans une mosquée pour subsister, vous concluez de là que je ne suis qu’un homme de rien ! Oh ! je vous ferai bien voir que vous vous trompez. Je vais incessamment écrire à mon père, et il n’aura pas plutôt reçu de mes nouvelles, qu’il me fera tenir en cette ville des richesses infinies. »

Dès que Couloufe eut achevé ces paroles, le cadi lui dit : « Vous êtes fils unique d’un riche marchand de Cogende, et ce n’est que par l’accident que vous venez de raconter que vous êtes dans la misère ? — Assurément, répondit le fils d’Abdallah. Vous voyez bien, monseigneur, que je ne suis pas un misérable élevé dans la poussière. — Eh ! pourquoi, jeune homme, reprit le juge, n’avez-vous pas déclaré cela hier ! Je ne vous aurais pas fait maltraiter. Seigneur, ajouta-t-il en se tournant vers Mouzaffer, ce que dit le hulla change de thèse ; étant fils unique d’un gros marchand, les lois ne permettent pas qu’on le force à répudier sa femme. — Bon ! seigneur cadi, interrompit Taher, est-ce que vous ajoutez foi à cet imposteur ? Il se dit fils de Massaoud pour éviter les coups de bâton et gagner du temps. — Je n’y saurais que faire, dit le juge ; soit qu’il mente, soit qu’il dise la vérité, il m’est défendu de passer outre : tout ce que je puis ordonner de plus favorable pour vous, c’est d’enjoindre au hulla de prouver ce qu’il avance. — Nous n’en demandons pas davantage, dit alors Mouzaffer. Je veux bien même qu’à mes dépens on envoie un exprés à Cogende ; je connais Massaoud pour l’avoir vu ici quelquefois : je sais bien que c’est un marchand très riche ; si le hulla est effectivement son fils, nous lui abandonnons Dilara. — Oui, dit Taher ; mais en attendant le retour du courrier, il serait à propos, ce me semble, de faire vivre les époux séparément. — Cela est contre les règles, repartit le cadi ; la femme doit demeurer avec son mari ; ou ne saurait la lui enlever sans commettre une violence condamnée par les lois. Envoyés donc un homme à Cogende, qui n’est qu’à sept journées d’ici. Dans quinze jours nous saurons ce que nous devons penser du hulla. S’il est fils de Massaoud, il ne répudiera pas la dame ; mais je jure par la pierre noire du sacré temple de la Mecque et par le saint bosquet de Médine, où est le tombeau du prophète, que s’il nous trompe, un supplice cruel et ignominieux punira l’imposteur et terminera le cours de sa vie. »

XXVII

Cette affaire ainsi décidée par le cadi, les parties se retirèrent. Mouzaffer et son fils firent partir pour Cogende un de leurs domestiques, avec ordre de s’informer parfaitement de ce qu’ils voulaient savoir, et de faire toute la diligence possible. Pour Couloufe, il alla promptement rendre compte à la dame de tout ce qui s’était passé chez le juge. Elle en eut beaucoup de joie : « Ah ! cher époux, dit-elle, tout va bien. Nous ne devons plus rien appréhender. Avant même que le courrier soit revenu de Cogende, avant même qu’il y soit arrivé, nous prendrons tous deux la fuite ; nous sortirons une nuit de Samarcande, nous nous rendrons à Bokhara le plus tôt possible, et nous y vivrons de ma dot dans un repos que nos ennemis ne pourront troubler. »

Couloufe approuva la pensée de Dilara. Ils résolurent de se sauver ; mais ils étaient trop observés dans la maison où ils demeuraient pour pouvoir impunément exécuter leur dessein ; ils jugèrent qu’ils devaient aller loger ailleurs, qu’il fallait le déclaier à Mouzaffer, et que s’il s’y opposait, ils en demanderaient la permission au cadi. Cela étant arrêté entre eux, le fils d’Abdallah alla trouver sur-le-champ Mouzaffer et son fils. Il leur dit que, dès ce jour-là, il voulait changer de demeure ; qu’il prétendait, puisque les lois le rendaient maître de sa femme, disposer d’elle à son gré et la mener où il lui plairait. Mouzaffer et son fils ne manquèrent pas de s’y opposer ; Taher surtout protesta qu’il ne consentirait pas que Dilara sortit de chez lui, Couloufe de son côté n’en démordit point, de sorte qu’il fallut avoir recours au cadi.

Ce juge, informé du sujet qui les ramenait devant lui, demanda au hulla pourquoi il avait envie de quitter la maison de Mouzaffer. « Monseigneur, lui répondit le fils d’Adallah, j’ai ouï dire souvent à Massaoud, mon père, que lorsqu’on demeure avec ses ennemis, il faut s’en séparer le plus tôt possible : ainsi je voudrais aller vivre ailleurs en attendant des nouvelles de Cogende. Ma femme le souhaite autant que moi. — Ah ! le menteur, s’écria Taher en cet endroit, Dilara gémit, Dilara est en pleurs depuis que ce misérable est son mari, et il a l’impudence de dire qu’elle s’ennuie chez moi ! — Oui, je l’ai dit, reprit Couloufe, et je le dis encore : ma femme m’aime et ne désire rien avec plus d’ardeur que de s’éloigner de vous. Si cela n’est pas vrai, si elle a d’autres sentiments, je suis prêt à la répudier tout à l’heure. — Seigneur cadi, dit alors Taher, vous l’entendez, je le prends au mot : ordonnez que Dilara vienne ici et qu’elle s’explique là-dessus. — J’y consens, dit le juge : Allez, nayb, ajouta-t-il en se tournant vers Danischemend, qui était présent, transportez-vous chez Mouzaffer, et dites à Dilara que je veux lui parler : amenez-la ici dans un moment, nous verrons bien dans quelle disposition elle est ; et je déclare que si elle dément le hulla, elle sera répudiée sur-le-champ. »

Le nayb s’acquitta de sa commission avec beaucoup de diligence, il amena la dame chez le juge, qui ne la vit pas sitôt paraître qu’il lui demanda si elle souhaitait sortir de chez Mouzaffer, et si elle avait plus d’inclination pour le hulla que pour son premier mari. Taher ne doutait point qu’elle ne prononçât en sa faveur ; et cédant à un mouvement de joie dont il ne fut pas maître, il prit la parole avant qu’elle répondît : « Parlez, madame, dit-il, vous n’avez qu’à déclarer vos véritables sentiments, et vous serez dès aujourd’hui délivrée de ce que vous haïssez. — Puisqu’on me donne cette assurance, dit la fille de Boyruc, je vais ne rien vous déguiser. Mon second mari, le fils de Massaoud, a toute ma tendresse, et je supplie très humblement le seigneur cadi d’ordonner qu’il nous soit permis de loger ailleurs que chez Mouzaffer. — Oh ! oh ! dit alors le juge en s’adressant au premier mari, vous voyez que le hulla n’a rien avancé témérairement ; il était bien sûr de son fait. — Ah ! la traîtresse ! s’écria Taher, tout étourdi de l’aveu sincère de la dame : comment a-t-elle pu se laisser séduire depuis hier ? — J’en suis fâché pour l’amour de vous, reprit le cadi, car je ne puis me dispenser de leur permettre d’aller loger où il leur plaira. — Vous laisserez donc triompher cet étranger, lui dit Taher, et sans savoir s’il est véritablement le fils de Massaoud, vous souffrirez qu’il possède tranquillement Dilara ? — Non, répondit le juge ; s’il n’est pas en effet ce qu’il dit, si c’est un misérable, je le ferai mourir pour nous avoir trompés. — Et vous vous imaginez, répliqua le fils de Mouzaffer, que s’il a sujet de craindre le châtiment dont vous le menacez, il sera assez sot pour attendre en cette ville que nous ayons reçu des nouvelles de Cogende ? quelle erreur ! persuadez-vous plutôt qu’il a dessein de sortir de Samarcande, et qu’il engagera peut-être la dame à le suivre ; mais que dis-je ? peut-être leur complot est déjà fait ; et ils ne veulent sans doute changer de demeure que pour pouvoir aisément exécuter leur résolution. — Cela n’est pas impossible, repartit le cadi ; mais j’y mettrai ordre. En quelque endroit de la ville qu’ils prennent un logement, je me charge de les faire observer par une garde nombreuse et vigilante qui m’en rendra bon compte. »

Couloufe et Dilara eurent donc la liberté de quitter la maison de Mouzaffer. Ils en sortirent dès ce jour-là même pour aller demeurer dans un caravansérail. Ils achetèrent quelques esclaves pour les servir. Ils ne manquaient ni d’argent ni de quoi en faire ; car la dame avait une dot considérable avec une assez grande quantité de pierreries. Ils ne songèrent d’abord qu’à se réjouir. Le plaisir de pouvoir sans contrainte s’abandonner à leur amour les empêcha les premiers jours de faire les tristes réflexions que l’état où ils étaient devait leur inspirer. Ils vivaient comme si le cadi ne leur eût pas donné de garde et qu’ils eussent pu facilement se sauver, ou comme si Couloufe eût été véritablement fils de Massaoud, et qu’ils eussent attendu des nouvelles agréables de Cogende.

XXVIII

L’aventure du hulla, quelques soins qu’eussent apportés Mouzaffer et son fils pour la rendre secrète, fit tant de bruit dans Samarcande que plusieurs honnête gens voulurent voir les deux personnes que l’amour avait si fortement unies : de sorte que Couloufe et Dilara, en butte à la curiosité publique, recevaient tous les jours de nouvelles visites.

Un jour entre autres, il entra chez eux un homme de bonne mine, qui leur dit qu’il était un officier du roi ; qu’il avait appris ce qui s’était passé chez le cadi, et qu’il venait les assurer qu’il s’intéressait à leur fortune ; enfin il leur offrit ses services de si bonne grâce, et il sut si bien leur persuader qu’il entrait dans leurs intérêts qu’ils crurent ne pouvoir lui témoigner trop de reconnaissance. Ils le prièrent de manger avec eux ; et pour lui marquer l’extrême considération qu’ils avaient pour lui, Dilara ôta son voile, de sorte que l’officier, étonné de la beauté de la dame, ne put s’empêcher de s’écrier : Ah ! seigneur hulla, je ne suis pas surpris de la fermeté que vous avez fait paraître chez le juge. Ils s’assirent tous trois à une table courte de plusieurs mets. Il y avait toutes sortes de pilau, du bogra où il entrait du gingembre, du poivre long, du noir et du blanc avec du beurre frais, du rischtéypoulad composé de safran, de vinaigre, de miel et de térébenthine ; et un jouschberré, c’est-à-dire un agneau à l’étuvée, dont le dombé, ou la queue, rempli d’herbes aromatiques, faisait un plat particulier.

Les esclaves, après le repas, apportèrent du vin rouge de Chiras, du vin blanc de Kismische, et du rossoli ambré, nommé raqui-moamber ; ensuite les parfums furent présentés à la ronde. Et alors, la dame s’étant fait donner un tambour de basque, commença d’en jouer en chantant un air sur le monde uzzal. Après cela elle demanda un luth, elle l’accorda et en joua d’une manière qui charma l’officier du roi ; puis elle prit une guitarre et chanta sur le mode nava, dont on se sert pour pleurer l’absence des amants.

C’était une chanson qu’elle avait composée à Caracorum, après la disgrâce de Couloufe. Mais elle ne put la chanter sans retracer à l’esprit de cet amant des images qui l’attendrirent. Ce jeune homme tomba dans une profonde rêverie, et bientôt se mit à pleurer amèrement.

L’officier du roi en fut surpris et lui demanda quel était le sujet de ses pleurs. « Hélas ! répondit le fils d’Abdallah, de quois vous servira d’en savoir la cause ? Il ne vous est pas moins inutile de l’apprendre qu’à moi de vous le dire. Je viens de rappeler dans ma mémoire mes malheurs passés, et je ne puis songer à ceux qui me menacent sans être pénétré de la plus vive douleur. » Cette réponse ne satisfit point l’officier du roi : « Jeune étranger, dit-il, au nom de Dieu, racontez-moi vos aventures. Ce n’est point par curiosité que je veux les entendre ; je me sens disposé à vous servir, et peut-être ne vous repentirez-vous point de m’avoir fait cette confidence. Dites-moi qui vous êtes ; je vois bien que vous ne manquez pas de naissance, parlez et ne me déguisez rien. — Seigneur, reprit Couloufe, mon histoire est un peu longue et pourra vous ennuyer. — Non, non, dit l’officier ; je vous prie même de n’en supprimer aucune circonstance. » Alors le fils d’Abdallah commença le récit de ses aventures : Il avoua qu’il n’était point fils de Massaoud, et qu’il avait eu recours à l’imposture pour s’assurer la possession de Dilara. « Mais, ajouta-t-il, mon mensonge n’a pas eu tout l’effet que j’en attendais ; on a envoyé à Cogende un courrier qui sera de retour dans trois jours : ainsi le cadi, qui nous fait garder à vue, découvrira bientôt ma fourberie et m’en punira par une mort infâme. Cette mort pourtant n’est pas ce qui m’afflige ; c’est l’approche du funeste moment qui doit pour jamais me séparer de l’ojet que j’aime : cette seule pensée fait toute ma peine. »

Pendant qu’il tenait ce discours qu’il entremêlait de soupirs et de larmes, la dame de son côté fondait en pleurs et faisait assez connaître par la douleur dont elle paraissait saisie, qu’elle était dans les mêmes sentiments que Couloufe. L’officier du roi ne vit pas ce spectacle sans compassion : « Tendres époux, dit-il, je suis touché de votre affliction. Je voudrais pouvoir vous rendre service et vous empêcher tous deux de boire la coupe empoisonnée de malheur de la séparation. Plût à Dieu, jeune homme, que je pusse vous soustraire au danger que vous courez ; mais cela me paraît bien difficile. Le cadi est un juge vigilant, et il ne vous pardonnera point de l’avoir trompé. Tout ce que j’ai à vous conseiller, c’est de mettre votre confiance en Dieu, qui sait ouvrir les portes les mieux fermées et lever les plus insurmontables difficultés. Implorez son secours par de ferventes prières, et ne désespérez pas de sortir heureusement de cette affaire, bien que vous n’y voyiez aucune apparence. » À ces mots l’officier prit congé de Couloufe et de la dame, et se retira.

« Il faut avouer, dit alors la fille de Boyruc, qu’il y a dans le monde une espèce de gens assez particulière. Ils viennent vous offrir leurs services : si vous leur paraissez affligé, ils vous pressent de leur raconter vos peines, en vous promettant de les soulager ; et lorsque par leurs compliments importuns ils vous ont contraint de satisfaire leur curiosité, toute la consolation qu’ils vous donnent, c’est de vous exhorter à prendre patience. Qui n’eût pas cru, en voyant cet homme-ci entrer avec tant de chaleur dans nos intérêts, qu’il avait dessein de nous être utile et de faire au moins tous ses efforts pour nous servir ? Cependant, après avoir écouté le récit de nos aventures, il nous quitte et nous abandonne à la Providence. — Madame, dit le fils d’Abdallah, que voulez-vous qu’il fasse pour nous ? rendons-lui plus de justice ; il a trop l’air d’un honnête homme, pour pouvoir être soupçonné de ne m’avoir arraché que par curiosité la confidence de mes malheurs. Non, non, il était disposé à nous faire plaisir ; je m’en fie à la pitié généreuse qu’il nous a marquée, et qui a paru jusque dans son silence ; mais quand il a vu le mal sans remède, pouvait-il nous dire autre chose que ce qu’il nous a dit ? Et de qui pouvons-nous, en effet, recevoir du secours ? Le ciel seul est capable de me délivrer du péril où je suis. »

XXIX

Ces malheureux époux s’attendrirent l’un et l’autre en rappelant toute l’horreur de leur destinée, et passèrent les deux jours suivants à gémir et à se lamenter. Ils songèrent pourtant aux moyens de se sauver : ils tentèrent la fidélité de leurs gardes, mais ils les trouvèrent incorruptibles. Ainsi le quinzième jour arriva, jour auquel devait revenir le courrier de Cogende, qu’ils craignaient autant tous deux qu’il était ardemment souhaité du fils de Mouzaffer.

Dès que les premiers rayons de ce jour terrible vinrent éclairer l’appartement de Couloufe, ce jeune homme, croyant voir la lumière pour la dernière fois, se leva pour aller à la mort. Il regarda sa femme avec des yeux où étaient peints la douleur et le désespoir, et lui dit d’une voix presque éteinte : « Adieu, je vais remplir mon destin et porter ma tête au cadi ; pour vous, belle Dilara, vivez et souvenez-vous quelquefois d’un homme qui vous a si tendrement aimée. — Ah ! Couloufe, répondit la dame en fondant en larmes, vous allez mourir, et vous m’exhortez à vivre ! pensez-vous que la vie puisse avoir des charmes pour moi ? Cruel ! tu veux donc que je traîne des jours languissants et déplorables ? Non, non, je veux t’accompagner et descendre avec toi dans le tombeau. Taher, l’odieux Taher, verra périr ce qu’il aime avec ce qu’il hait : Il n’aura pas lieu de se réjouir de ton trépas. Hé ! pourquoi faut-il que tu meures ? c’est sur moi seule que doit tomber le châtiment ; c’est ta femme qui t’a rendu parjure et qui t’a suggéré le mensonge qu’on veut que ta mort expie, c’est donc à moi de servir de victime ; il est juste du moins que je sois aussi punie. Allons, marchons au lieu où ton supplice s’apprête ; je veux faire connaître à tout le monde que j’aime mieux périr avec toi que de te survivre. »

Le fils d’Abdallah combattit le dessein de la dame. Il la conjura de ne pas lui donner une si funeste marque de sa tendresse ; et Dilara de son côté, s’obstinant à vouloir mourir avec lui, le priait de ne pas s’opposer à sa résolution. Pendant qu’ils ne pouvaient s’accorder là-dessus, ils entendirent un grand bruit à la porte de la rue, et bientôt ils virent entrer dans la cour le cadi, suivi de plusieurs personnes, parmi lesquelles étaient Mouzaffer et son fils. À cette vue, la fille de Boyruc s’évanouit ; et pendant qu’elle était entre les bras de quelques esclaves qui s’empressaient de la secourir, Couloufe profita de ce moment et courut au-devant du cadi. Mais ce juge, bien loin de le venir chercher pour le conduire à la mort, lui fit la révérence, et lui dit d’un air riant : « Seigneur, le courrier qu’on avait envoyé à Cogende est arrivé accompagné d’un domestique de Massaoud votre père, qui vous envoie quarante chameaux chargés d’étoffes, de linge fin, et d’autres marchandises. Nous ne doutons plus que vous ne soyez fils de ce riche marchand, et nous vous prions d’oublier le mauvais traitement que nous vous avons fait. »

Après que le juge eut tenu ce discours, qui causa un extrême étonnement à Couloufe, Mouzaffer et son fils témoignèrent à ce hulla qu’ils étaient fâchés des coups de bâton qu’il avait reçus. « Je renonce, lui dit Taher, aux prétentions que j’avais sur Dilara. Je conviens qu’elle est à vous et je vous l’abandonne, à condition que, s’il vous prend fantaisie de la répudier bientôt et de la vouloir reprendre, vous me choisirez aussi pour hulla. » Couloufe ne savait que penser de tout ce qu’il entendait : il crut que Taher et le cadi le raillaient, et qu’ils allaient lui parler d’un autre ton, lorsqu’une manière d’esclave qui arriva, lui baisa la main et dit en lui présentant une lettre : « Seigneur, votre père et votre mère se portent bien ; ils souhaitent passionnément de vous revoir ; leurs yeux et leurs oreilles sont sur le chemin. »

Couloufe rougit à ces paroles, et ne sachant ce qu’il devait répondre, il prit la lettre, l’ouvrit et y trouva ces mots :

« Louanges à Dieu seul, et ses bénédictions soient répandues sur son grand Prophète, sur sa famille et ses amis. Mon cher fils, depuis que tu n’es plus devant mes yeux, je n’ai point de repos. Je suis sur les épines de l’inquiétude ; le poison de ton absence s’est emparé de mon cœur, et consume peu à peu ma vie. J’ai appris par le courrier que m’a envoyé le seigneur Mouzaffer, l’aventure qui t’est arrivée. Aussitôt j’ai fait charger quarante chameaux noirs aux yeux ronds de plusieurs sortes de marchandises que je t’envoie à Samarcande, sous la conduite de Gioher, capitaine de mes charrois. Mande-moi au plus tôt l’état où tu es, afin que notre cœur se console et reprenne la joie et le salut.

Massaoud. »

À peine le fils d’Abdallah eut-il lu cette lettre, qu’il vit entrer dans sa cour les quarante chameaux qui venaient de Cogende. Alors le capitaine Gioher lui dit : « Mon seigneur, mon maître, ayez, s’il vous plaît, la bonté d’ordonner qu’on décharge les chameaux et qu’on mette les ballots dans quelque grande salle. — Que diable signifie tout ceci ? dit Couloufe en lui-même. J’ai bien vu arriver des aventures surprenantes ; mais par Aly ! celle-ci les surpasse toutes. Ce capitaine Gioher m’a abordé comme s’il me connaissait parfaitement. Le cadi et Mouzaffer semblent donner dans ces apparences. Hé bien ! quoique tout cela passe ma pénétration, ne laissons pas d’en profiter. La fortune sans doute veut me sauver par un de ses coups capricieux, ou le ciel a voulu faire un miracle en ma faveur. »

XXX

Quelque étonné que fût Couloufe de ce merveilleux événement, il eut la force de cacher sa surprise. Il fit mettre les ballots dans une salle et ordonna qu’on eût soin des chameaux. Il eut même l’assurance de faire des questions au chamelier. « Gioher, lui dit-il, apprends-moi des nouvelles de toute ma famille ; n’ai-je pas quelque cousin ou quelque cousine malade à Cogende ? — Non, seigneur, répondit Gioher, tous vos parents, grâces à Dieu, sont en parfaite santé, à la réserve de votre père, qui compte les moments de votre absence, et qui m’a chargé de vous dire qu’il souhaiterait fort que vous vous en retournassiez promptement à Cogende avec la dame que vous avez épousée. »

Pendant que le conducteur des chameaux parlait ainsi, le cadi, Taher et son père prirent congé du fils d’Abdallah et s’en retournèrent chez eux, persuadés qu’il était effectivement fils de Massaoud : mais avant que de s’en aller, le juge congédia la garde qu’il avait donnée aux nouveaux époux. Après qu’ils se furent tous retirés, Couloufe retourna dans l’appartement où il avait laissé Dilara. Cette dame, par les soins de ses esclaves, était revenue de son évanouissement. Il lui conta ce qui venait de se passer et lui montra la lettre de Massaoud. Elle n’en eut pas achevé la lecture qu’elle s’écria : « Juste ciel ! c’est à vous qu’il faut rendre grâce de ce prodige étonnant ; vous avez eu pitié de deux amants fidèles dont vous avez formé les nœuds. — Madame, lui dit le fils d’Abdallah, il n’est pas encore temps de nous livrer à la joie. Nos peines ne sont pas finies ; que dis-je finies ? je suis plus que jamais dans le péril ; vous m’avez fait prendre le nom d’un homme qui est sans doute à Samarcande ; le fils de Massaoud doit être en cette ville : son père lui écrit et lui envoie quarante chameaux chargés de marchandises, sous la conduite de Gioher ; ce Gioher, qui n’a jamais vu apparemment le fils de son maître, aura suivi le courrier de Mouzaffer : il est aisé de comprendre le reste. Cette erreur, je l’avoue, nous serait favorable si elle pouvait durer longtemps ; rien ne nous empêcherait de prendre la fuite, parce que désormais nous ne serons plus observés ; mais la nouvelle de l’arrivée des chameaux s’est déjà répandue dans Samarcande ; le véritable fils de Massaoud l’apprendra et ira trouver le cadi, qu’il désabusera. Que sais-je si dans un moment ce juge ne reviendra pas me chercher pour me traîner au supplice ? »

C’est ainsi que raisonnait Couloufe, qui, flottant entre la crainte et l’espérance, se trouvait plus à plaindre que s’il n’eût eu rien à espérer. Il croyait voir sans cesse Taher et le cadi revenir détrompés et furieux ; chaque moment augmentait son inquiétude. Tandis qu’il était dans cette agitation, l’officier du roi, ce même homme, qui était venu chez lui deux jours auparavant, arriva. « Seigneur hulla, dit-il, en entrant, j’ai appris que vos malheurs sont finis et qu’enfin le ciel a jeté sur vous un regard favorable ; je viens vous en témoigner ma joie, et vous faire un reproche en même temps ; vous n’êtes pas sincère : pourquoi m’avez-vous trompé ? — Mon cher seigneur, répondit le fils d’Abdallah, je vous ai dit la vérité ; je ne suis point de Cogende, je suis de Damas, comme je vous l’ai déjà dit. Il y a longtemps que mon père est mort et que j’ai consumé tout le bien qu’il m’a laissé. — Cependant, reprit l’officier, on dit qu’il vous est arrivé quarante chameaux chargés de diverses sortes d’étoffes, et que Massaoud vous écrit, comme si vous étiez son propre fils. — Il est vrai, repartit Couloufe, que j’ai reçu sa lettre et ses marchandises, mais je ne suis pas pour cela son fils. » L’officier demanda de quelle manière s’était passée la chose, et quand le hulla eut fait ce détail, il lui dit : « Je crois, comme vous, que c’est une méprise, et que le fils de Massaoud est à Samarcande ; ainsi je suis d’avis que vous vous sauviez tous deux cette nuit. — C’est notre dessein, répondit Couloufe, pourvu que le cadi demeure jusqu’à demain dans l’erreur où il est, nous n’en demandons pas davantage. — Vous ne devez point avoir d’inquiétude là-dessus, répliqua l’officier ; il faut espérer que tout ira bien. Le ciel, sans doute, ne veut pas que vous périssiez, puisque par une aventure qui tient du miracle, il vous a dérobé au supplice qu’on vous préparaît. » À ces paroles, il en ajouta d’autres encore pour dissiper la crainte dont les deux époux paraissaient agités. Ensuite il leur dit adieu, en leur souhaitant toutes sortes de prospérités.

Quand Couloufe et Dilara furent seuls, ils commencèrent à s’entretenir de leur fuite et à s’y préparer. Ils attendaient la nuit avec beaucoup d’impatience ; mais avant qu’elle arrivât, ils entendirent un grand bruit, et virent tout à coup paraître dans la cour du caravansérail plusieurs gardes à cheval. À cette vue les deux époux furent saisi d’effroi, et crurent que c’était le cadi qui venait chercher le fils d’Abdallah, pour le faire mourir. Ils perdirent bientôt cette frayeur : c’étaient des gardes du roi. Le capitaine qui les conduisait descendit de cheval, et chargé d’un paquet, entra dans la chambre où était Couloufe avec sa femme. Il les salua l’un et l’autre d’un air respectueux, et s’adressant au mari : « Seigneur, lui dit-il, je viens ici de la part du grand Usbec-Kan ; il veut voir le fils de Massaoud ; il a su votre aventure, il souhaite que vous la lui racontiez vous-même, et il vous envoie cette robe d’honneur pour vous mettre en état de paraître devant lui. » Le fils d’Abdallah se serait fort bien passé d’aller satisfaire la curiosité du roi : cependant il fallut obéir. Il se revêtit de la robe d’honneur et sortit avec le capitaine des gardes, qui lui montrant une mule qui avait une selle et une bride d’or, enrichies de pierreries, et dont un page magnifiquement vêtu tenait l’étrier, lui dit : « Montez sur cette mule royale, et je vais vous conduire au palais. » Couloufe s’approcha de la mule, le page baissa l’étrier et le lui présenta ; en même temps ; le hulla y mit le pied, sauta légèrement en selle, et se rendit au palais avec les gardes.

XXXI

Dès qu’il fut arrivé au palais, les officiers du roi vinrent le recevoir et le conduisirent jusqu’à la porte de la salle où ce prince avait coutume de donner audience aux ambassadeurs. Là, le grand vizir le prit par la main et l’introduisit dans la salle, où le roi, revêtu d’habits couverts de diamants, de rubis et d’émeraudes, était assis sur un trône d’ivoire, autour duquel étaient debout tous les grands seigneurs de Tartarie. Couloufe fut ébloui de l’éclat qui environnait Usbec-Kan ; et au lieu d’élever ses regards jusqu’à ce prince, il baissa les yeux et alla se prosterner au pied du trône.

Le roi le voyant dans cet état, lui dit : « Fils de Massaoud, on m’a dit qu’il t’est arrivé des aventures singulières : je souhaite que tu me les racontes, et que tu me parles sans déguisement. » Couloufe frappé du son de la voix qui lui adressait ces paroles, leva les yeux, et, reconnaissant dans le roi le même homme qui l’était venu voir, qu’il avait pris pour un officier d’Usbec-Kan ; et à qui il avait confié tous ses secrets, il se jeta la face contre terre et se mit à pleurer. Le vizir le releva et lui dit : « Ne craignez rien, jeune homme, approchez-vous du roi et baisez le bas de sa robe. » Le fils d’Abdallah, tremblant, éperdu, s’avança jusqu’au pied du roi, et après lui avoir baisé la robe, recula quelques pas et se tint debout la tête baissée sur sa poitrine. Mais Usbec-Kan ne le laissa pas longtemps dans cette situation ; ce prince descendit de son trône, le prit par la main et le mena dans son cabinet, où il lui dit : « Couloufe, ayez désormais l’esprit en repos et n’appréhendez plus la fortune. Vous n’éprouverez plus ses rigueurs ; vous ne serez point séparé de Dilara : vous vivrez dans ma cour, et vous tiendrez auprès de moi la place que vous occupiez à Caracorum auprès du roi Mirgehan. Quand, sur le rapport qu’on m’avait fait de votre fidélité pour votre femme, je vous allai voir par curiosité, vous me plûtes, et la confiance que vous eûtes en moi acheva de me déterminer à vous sauver la vie et à vous laisser uni pour jamais à l’objet que vous aimez : ce que j’ai voulu faire de la manière que vous l’avez vu. Les quarante chameaux que vous avez chez vous ont été tirés de mes écuries. J’ai fait acheter les étoffes qu’ils portaient, et ce Gioher qui les conduisait est un eunuque qui sort rarement du sérail. J’ai fait écrire par mon debirkasse[7] la lettre que vous avez reçue, et de peur que le courrier de Mouzaffer ne la vint démentir, j’envoyai hier audevant de lui, sur le chemin de Cogende, un de mes officiers, qui lui ordonna de ma part de faire à son maître un rapport tel que je le souhaitais : c’est un plaisir que je voulais me donner, et je l’ai eu tout entier. »

Aussitôt que le roi eût fini de parler, Couloufe se prosterna aux pieds de ce prince, le remercia de ses bontés, et promit d’en avoir toute sa vie une vive reconnaissance. Dès ce jour-là même, ce jeune homme amena au palais Dilara. Usbec-Kan leur donna un magnifique appartement, avec une pension considérable, et fit écrire l’histoire de leurs amours, par le meilleur écrivain de Samarcande. »

La nourrice de Farrukhnaz, après avoir ainsi conté l’histoire de Couloufe, se tut pour entendre ce qu’en dirait sa maîtresse, qui, toujours prévenue contre les hommes, ne fut pas encore du sentiment de ses femmes, qui soutenaient toutes que le fils d’Abdallah avait été parfait amant. « Non, non, dit la princesse, lorsqu’on le bannit de la cour du roi des Kéraïtes, il sortit de Caracorum sans dire adieu à Dilara, sans chercher même à lui parler ; j’avoue que le roi lui ordonnait de sortir de la ville très brusquement ; mais l’amour est ingénieux et lui aurait fourni les moyens d’entretenir la fille de Boyruc s’il en eût été fort épris : encore n’est-ce pas le seul reproche que j’aie à lui faire. Quelques jours après son arrivée à Samarcande, pour peu qu’il eût été occupé de sa dame, il ne se serait pas offert de si bon cœur à servir de hulla. D’ailleurs bien qu’il eût reconnu sa maîtresse, ne voulait-il pas la répudier ? N’était-il pas prêt à garder son serment, et ne l’aurait-il pas fait, si pour l’en détourner, elle n’eût pas elle-même employé jusqu’à ses larmes ? Un amant bien enflammé n’est pas si scrupuleux.

— Madame, dit Sutlumemé, il est vrai que le premier mouvement de Couloufe fut pour l’honneur, et c’est ce que je ne puis lui reprocher, j’admire au contraire, un jeune homme qui fait paraître de l’horreur pour un parjure, au milieu même de ses plaisirs ; je crois qu’un amant de ce caractère est plus estimable qu’un autre, et qu’on peut faire fond sur ses serments. Mais, Madame, ajoula-t-elle, puisque vous êtes si délicate, il faut que je vous raconte une autre histoire qui pourrai mettre votre délicatesse en défaut, et que vous trouverez peut-être plus intéressante que celle de Couloufe et d’Aboulcasem. » À ces paroles de la nourrice, toutes les femmes de la princesse poussèrent des cris de joie, et parurent fort curieuses d’entendre cette nouvelle histoire. Sutlumemé la commença dans ces termes, aussitôt que Farrukhnaz lui en eut accordé la permission.

  1. Le repos du cœur
  2. Hulla. C’est ainsi qu’on nomme en Turquie celui qui épouse pour un seul jour une femme répudiée, afin de permettre à son premier mari de la reprendre légalement.
  3. Lieutenant du cadi.
  4. Façon de parler dès Orientaux pour dire : « Garde secret. »
  5. Lorsque les Orientaux veulent donner des marques publiques d’une extrême douleur, ils si revêtent d’un sac, et se couvrent la tête de terre et de cendres.
  6. Les Persans croient que tout ce qui doit arriver jusqu’à la fin du monde est écrit dans le ciel sur une table de lumière. L’écriture merveilleuse se nomme Caza ou Clada, c’est-à-dire, la prédestination inévitable.
  7. Secrétaire du cabinet.