Les Mille et Un Jours, 1919/Histoire dame

Traduction par François Pétis de La Croix.
(p. 31-70).

HISTOIRE DE LA DAME TROUVÉE DANS UN SAC

« Je suis, poursuivit-elle, fille du roi de cette ville. Un jour que j’allais aux bains publics, j’aperçus Namahran dans sa boutique. J’en fus frappée, et malgré moi, son image s’offrait toujours à mon esprit. Je sentis que je l’aimais ; je combattis d’abord mes sentiments ; je m’en représentai l’indignité, et je crus que je les vaincrais par des réflexions. Mais je me trompais ; l’amour l’emporta sur ma fierté. Je devins inquiète, languissante, et mon mal s’augmentant de moment en moment, je tombai dans une maladie dont je serais morte infailliblement, si ma gouvernante, qui se connaissait mieux à mes symptômes que les médecins, n’en eût pénétré la cause. Elle m’engagea fort adroitement à lui avouer que ses conjectures n’étaient pas fausses. Je lui contai de quelle manière j’avais conçu mon malheureux amour ; et elle jugea, par ce que je lui dis, que j’étais follement éprise de Namahran.

Elle fut touchée de l’état où je me trouvais, et elle promit de soulager mes peines. En effet, une nuit, elle fit entrer dans le sérail le jeune marchand sous des habits de fille, et me l’amena dans mon appartement. Outre la joie de le voir, j’eus le plaisir de remarquer qu’il était charmé de son bonheur. Après l’avoir tenu enfermé dans un cabinet pendant plusieurs jours, ma gouvernante le fit sortir du sérail aussi heureusement qu’elle l’y avait introduit, et de temps en temps, il y revenait sous le même déguisement.

VIII

Il me prit fantaisie d’aller voir à mon tour Namahran. Je me faisais un plaisir de le surprendre, ne doutant point que cette démarche, qui lui prouvait l’excès de ma passion, ne lui fut très agréable. Je sortis toute seule une nuit du palais, par des détours qui m’étaient connus, et je me rendis à sa maison. J’eus peu de peine à la trouver, parce que je l’avais bien remarquée en allant aux bains et en revenant. Je frappai à la porte. Un esclave vint ouvrir et me demanda qui j’étais et ce que je voulais. « Je suis, lui répondis-je, une jeune dame de la ville, et je voudrais parler à ton maître. — Il est en compagnie, reprit l’esclave. Il s’entretient en ce moment avec une autre dame ; revenez demain. »

À ce mot de dame, je me sentis saisie d’un mouvement de jalousie qui me mit hors de moi-même ; je devins furieuse. Au lieu de me retirer, j’entre brusquement dans la maison, et m’avançant dans une salle où il y avait de la lumière et tout l’appareil d’un festin, j’aperçois le marchand à table avec une jeune fille assez belle. Ils buvaient tous deux et chantaient des chansons tendres et passionnées. Je ne pus retenir ma colère à ce spectacle ; je me jetai sur la jeune fille, et lui donnai mille coups. Je lui aurais ôté la vie, si elle n’eût pas trouvé moyen de m’échapper. Je ne m’en pris pas seulement à ma rivale ; dans le transport qui m’agitait, je n’épargnai point Namahran.

Il se jeta d’abord à mes genoux, me demanda pardon, et me jura qu’il ne me trahirait plus. Il m’apaisa ; je me rendis à ses serments et à ses soumissions. Il m’engagea même à boire avec lui, et fit si bien qu’il m’enivra. Quand il me vit dans cet état, le traître me frappa de plusieurs coups de couteau. Je tombai sans sentiment ; il me crut morte. Il me mit dans un grand sac de toile et me porta lui-même sur son dos hors de la ville, jusqu’à l’endroit où tu m’as trouvée. Pendant qu’il me creusait un tombeau, j’ai repris mes esprits et poussé quelques plaintes ; mais bien loin d’en être attendri et de se montrer du moins assez pitoyable pour achever de me donner la mort avant que de me mettre en terre, le barbare se faisait un plaisir de m’enterrer toute vive.

Pour Mahyar, continua-t-elle, cet autre marchand à qui tu as porté des lettres de ma part, c’est un marchand du sérail. Je lui ai fait savoir que j’avais besoin d’argent, et lui ai mandé mon aventure en le priant de la tenir secrète jusqu’à ce que j’eusse goûté le plaisir d’une pleine vengeance. Ô jeune homme, voilà mon histoire. Je n’ai pas voulu te l’apprendre plus tôt, de peur que tu ne te fisses un scrupule de m’amener ici ma victime. Je ne crois pas que tu désapprouves présentement ma généreuse action ; et pour peu que tu sois ennemi des cœurs perfides, tu dois me louer d’avoir eu le courage de percer celui de Namahran. Aussitôt qu’il sera jour, ajouta-t-elle, nous irons ensemble au palais. Le roi, mon père, m’aime passionnément. Je lui confesserai ma faute. J’espère qu’il me la pardonnera, et j’ose me promettre qu’il te comblera de bienfaits.

— Non, madame, dis-je alors à la princesse, je ne demande rien pour vous avoir sauvée. Le ciel m’est témoin que je ne m’en repens pas ; mais, je vous l’avoue, je suis au désespoir d’avoir si bien servi votre ressentiment. Vous avez abusé de ma complaisance en me faisant contribuer à une trahison. Vous deviez plutôt m’obliger à vous venger noblement. J’aurais volontiers exposé ma vie pour vous. »

Enfin, seigneur, quoique je trouvasse Namahran justement puni, j’avais tant de regrets de l’avoir moi-même conduit à la mort, que j’abandonnai sur-le-champ la dame et méprisai ses promesses. Je sortis de la ville avant le jour, et j’aperçus sitôt qu’il parut une caravane de marchands qui était campée dans une prairie. Je la joignis, et comme elle allait à Bagdad, où j’avais envie de me rendre, je partis avec elle.

J’y arrivai heureusement ; mais je me trouvai bientôt dans une situation fort triste. J’étais sans argent, et il ne me restait de toute ma fortune passée qu’un sequin d’or. Je m’avisai de le changer en aspres. J’en achetai des pommes de senteur, des dragées, des baumes et des roses. J’allai tous les jours chez un marchand de fiquaa[1] où plusieurs seigneurs et autres personnes avaient coutume de s’assembler pour s’entretenir ensemble. Je leur présentais dans une corbeille ce que j’avais acheté. Chacun prenait ce qu’il voulait, et ne manquait pas de me donner quelque argent. Si bien que ce petit commerce me fournissait de quoi vivre commodément.

Un jour que je présentais des fleurs comme à l’ordinaire chez le marchand de fiquaa, il y avait dans un coin de la salle un vieillard auquel je ne prenais pas garde, et qui, voyant que je ne m’adressais point à lui, m’appela : « Mon ami, me dit-il, d’où vient que tu ne m’offres pas ta marchandise aussi bien qu’aux autres ? Ne me comptes-tu point parmi les honnêtes gens, ou t’imagines-tu que je n’ai rien dans ma bourse ? — Seigneur, lui répondis-je, je vous prie de m’excuser. Je ne vous voyais pas, je vous assure. Tout ce que j’ai est à votre service, et je ne vous demande rien. » En même temps je lui présentai ma corbeille. Il prit une pomme de senteur, et me dit de m’asseoir près de lui ; je m’assis. Il me fit mille questions ; il me demanda qui j’étais, et comment on me nommait. « Dispensez-moi, lui dis-je en soupirant, de contenter votre curiosité. Je ne puis la satisfaire sans rouvrir des blessures que le temps commence à fermer. » Ces paroles ou plutôt le ton dont je les prononçai, empêcha le vieillard de me presser là-dessus. Il changea de discours ; et, après un long entretien, s’étant levé pour s’en aller, il tira de sa bourse dix soquins d’or qu’il me remit entre les mains.

Je fus fort surpris de cette libéralité. Les plus considérables seigneurs à qui j’avais coutume de présenter ma corbeille ne me donnaient pas même un sequin, et je ne savais ce que je devais penser de cet homme-là. Je retournai le lendemain chez le marchand de fiquaa, et j’y trouvai encore mon vieillard. Il ne fut pas ce jour-là des derniers à s’attirer mon attention. Je m’adressai d’abord à lui ; il prit un peu de baume, et m’ayant encore fait asseoir auprès de lui, il me pressa si vivement de lui raconter mon histoire que je pus m’en défendre.

Je lui appris tout ce qui m’était arrivé, et après que je lui eus fait cette confidence, il me dit : « J’ai connu votre père. Je suis un marchand de Basra. Je n’ai point d’enfants ni d’espérances d’en avoir ; j’ai conçu de l’amitié pour vous, je vous adopte. Ainsi, mon fils, consolez-vous de vos malheurs passés. Vous retrouvez un père plus riche qu’Abdelaziz et qui n’aura pas moins d’amitié pour vous. » Je remerciai ce vénérable vieillard de l’honneur qu’il me faisait, et je le suivis lorsqu’il sortit. Il me fit jeter ma corbeille et mes fleurs, et me mena dans un grand hôtel qu’il avait loué. Il m’y donna un appartement avec des esclaves pour me servir. On m’apporta, par son ordre, de riches habits. On eût dit que mon père Abdelaziz vivait encore, et il ne semblait pas que j’eusse jamais été dans un état misérable.

Quand le marchand eut terminé les affaires qui le retenaient à Bagdad ; c’est-à-dire qu’il eut vendu toutes les marchandises qu’il y avait apportées, nous prîmes ensemble le chemin de Basra. Mes amis, qui n’espéraient plus me voir, ne furent pas peu surpris d’apprendre que j’avais été adopté par un homme qui passait pour le plus riche marchand de la ville. Je m’attachai à plaire au vieillard. Il fut charmé de ma complaisance. « Aboulcasem, me disait-il souvent, je suis ravi de t’avoir rencontré à Bagdad. Tu me parais bien digne de ce que j’ai fait pour toi. »

J’étais si touché des sentiments qu’il me marquait, que bien loin d’en abuser, j’allais au-devant de tout ce qui pouvait lui faire plaisir. Au lieu de chercher les gens de mon âge, je lui tenais bonne compagnie. Je ne le quittais presque point.

IX

Cependant ce bon vieillard tomba malade, et les médecins ne le purent guérir. Se voyant à l’extrémité, il fit retirer tout le monde et me dit : « Il est temps, mon fils, de vous révéler un secret important. Si je n’avais pour tout bien que cette maison avec les richesses que vous y voyez, je croirais ne vous laisser qu’une fortune médiocre ; mais tous les biens que j’ai amassés pendant le cours de ma vie, quoique considérables pour un marchand, ne sont rien en comparaison du trésor qui y est caché et que je veux vous découvrir. Je ne vous dirai pas depuis quel temps, par qui, ni de quelle manière il se trouve ici, car je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que mon aïeul en mourant le découvrit à mon père, qui me fit aussi la même confidence peu de jours avant sa mort.

Mais, poursuivit-il, j’ai un avis à vous donner, et gardez-vous bien de le mépriser. Vous êtes naturellement généreux. Lorsque vous vous verrez en état de suivre votre penchant, vous ne manquerez pas de prodiguer vos richesses. Vous recevrez magnifiquement les étrangers qui viendront chez vous. Vous les accablerez de présents, et vous ferez du bien à tous ceux qui imploreront votre secours. Cette conduite, que j’approuverais fort si vous la pouviez tenir impunément, sera cause de votre perte. Vous vivrez avec tant de magnificence, que vous exciterez l’envie du roi de Basra ou l’avarice de ses ministres. Ils vous soupçonneront d’avoir un trésor caché. Ils n’épargneront rien pour le découvrir, et ils vous l’enlèveront. Pour prévenir ce malheur, vous n’avez qu’à suivre mon exemple. J’ai toujours, de même que mon aïeul et mon père, exercé ma profession et joui de ce trésor sans éclat. Nous n’avons point fait de dépense dont le monde ait été surpris. »

Je ne manquai pas de promettre au marchand que j’imiterais sa prudence. Il m’apprit dans quel endroit était le trésor, et il m’assura que quelque grande idée que je pusse me former des richesses qu’il renfermait, je les trouverais encore plus considérables que je ne me les représenterais. En effet, après que ce généreux vieillard fut mort, et que, comme son unique héritier, je lui eus rendu les derniers devoirs, je pris possession de tous ses biens dont cette maison faisait une partie, et j’allai voir le trésor. Je vous avouerai, seigneur, que j’en fus étonné. S’il n’est pas inépuisable, il est du moins si riche que je ne saurais l’épuiser, quand le ciel me laisserait vivre beaucoup plus longtemps que les autres hommes. Aussi, loin de tenir la promesse que j’ai faite au marchand, je répands partout mes richesses. Il n’y a personne dans Basra qui n’ait senti mes bienfaits. Ma maison est ouverte à tous ceux qui ont besoin de moi, et ils s’en retournent tous contents. Est-ce posséder un trésor que de n’oser y toucher ? Et puis-je en faire un meilleur usage que de l’employer à soulager les malheureux, à bien recevoir les étrangers, et à mener une vie délicieuse ?

Tout le monde s’imagina d’abord que j’allais me ruiner une seconde fois. « Quand Aboulcasem, disait-on, aurait tous les trésors du commandeur des croyants, il les dissiperait. » Mais on fut fort étonné dans la suite, lorsqu’au lieu de voir dans mes affaires le moindre désordre, elles paraissaient, au contraire, devenir de jour en jour plus florissantes. On ne concevait pas comment je pouvais augmenter mon bien en le prodiguant.

Je faisais pourtant tant de dépenses, qu’enfin je soulevai contre moi l’envie, comme le vieillard me l’avait prédit. Le bruit se répandit dans la ville que j’avais trouvé un trésor. Il n’en fallut pas davantage pour attirer chez moi des gens avides. Le lieutenant de police de Basra me vint voir. « Je suis, me dit-il, le daroga[2], et je viens vous demander où est le trésor qui vous fournit de quoi vivre avec tant de magnificence ? » Je me troublai à ces paroles, et demeurai tout interdit.

Il jugea bien à mon air éperdu que les discours qu’on tenait de moi dans la ville n’était pas sans fondement. Mais au lieu de me presser de lui découvrir mon trésor : « Seigneur Aboulcasem, continua-t-il, j’exerce ma charge en homme d’esprit. Faites-moi quelque présent qui soit digne de ma discrétion, et je me retire. — Combien me demandez-vous ? lui dis-je. — Je me contenterai, me répondit-il, de dix sequins d’or par jour. » Je lui répliquai : « Ce n’est pas assez, je veux vous en donner cent. Vous n’avez tous les jours ou tous les mois qu’à venir ici, et mon trésorier vous les comptera. »

Le lieutenant de police fut transporté de joie, lorsqu’il entendit ces paroles. « Seigneur, me dit-il, je voudrais que vous eussiez trouvé mille trésors. Jouissez tranquillement de vos biens. Je n’en troublerai jamais la possession. » Il toucha par avance une grosse somme et s’en alla.

Peu de temps après, le vizir Aboulfatah-Waschy m’envoya chercher, et m’ayant fait entrer dans son cabinet, il me dit : « Ô jeune homme, j’ai appris que tu as découvert un trésor. Tu sais que le quint appartient à Dieu. Il faut que tu le donnes au roi. Paye donc le quint, et tu demeureras tranquille possesseur des quatre autres parts. » Je lui répondis : « Seigneur, je veux bien vous avouer que j’ai trouvé un trésor, et je vous jure en même temps, par le grand Dieu qui nous a créés l’un et l’autre, que je ne le découvrirai point, quand on devrait me mettre en pièces. Mais je m’engage à vous donner tous les jours mille sequins d’or, pourvu qu’après cela vous me laissiez en repos. » Aboulfatah fut aussi traitable que le lieutenant de police, il m’envoya un homme de confiance à qui mon trésorier donna trente mille sequins pour le premier mois.

Ce vizir, craignant sans doute que le roi de Basra n’apprît ce qui se passait, aima mieux le lui dire lui-même. Ce prince l’écouta fort attentivement, et la chose lui paraissant mériter d’être approfondie, il me voulut voir. Il me reçut d’un air riant, et me dit : « Ô jeune homme, pourquoi ne me montres-tu pas ton trésor ? Me crois-tu assez injuste pour te l’enlever ? — Sire, lui répondis-je, que la vie de votre majesté soit aussi longue que les siècles ; mais dût-on m’arracher la chair avec des tenailles brûlantes, je ne découvrirai point mon trésor. Je consens de payer chaque jour à votre majesté deux mille sequins d’or. Si vous refusez de les accepter, et que vous jugiez plus à propos de me faire mourir, vous n’avez qu’à ordonner. Je suis prêt à souffrir tous les supplices imaginables, plutôt que de contenter votre curiosité. »

Le roi regarda son vizir à ce discours, et lui demanda conseil. « Sire, lui dit le ministre, la somme qu’il vous offre est si considérable, que c’est avoir trouvé un véritable trésor. Renvoyez ce jeune homme ; qu’il vive avec sa magnificence ordinaire ; qu’il ait soin seulement d’être exact à tenir la parole qu’il donne à votre majesté. » Le roi suivit ce conseil. Il me fit bien des caresses, et depuis ce temps-là, suivant nos conventions, je paye tous les ans, tant à lui qu’au vizir et au lieutenant de police, plus d’un million soixante mille sequins d’or. Voilà, seigneur, ce que vous souhaitiez d’apprendre. Vous ne devez plus être surpris des présents que je vous ai faits, ni de tout ce que vous avez vu chez moi. »

Lorsqu’Aboulcasem eut achevé le récit de ses aventures, le calife, animé d’un violent désir de voir le trésor, lui dit : « Est-il possible qu’il y ait au monde un trésor que votre générosité ne soit pas capable d’épuiser bientôt ? Non, je ne le puis croire, et si ce n’était pas trop exiger de vous, seigneur, je demanderais à voir celui que vous possédez, en vous jurant par tout ce qui peut rendre un serment inviolable, que je n’abuserai point de votre confiance. »

Le fils d’Abdelaziz parut affligé du discours du calife : « Je suis fâché, seigneur, lui dit-il, que vous ayez cette curiosité. Je ne puis la satisfaire qu’à des conditions fort désagréables. — N’importe, s’écria le prince, quelles que puissent être ces conditions, je m’y soumets sans répugnance. — Il faudra, reprit Aboulcasem, que je vous bande les yeux et que je vous conduise, vous, sans armes et la tête nue, et moi, le cimeterre à la main, prêt à vous frapper de mille coups mortels, si vous violez les lois de l’hospitalité. Je sais bien, ajouta-t-il, qu’on peut m’accuser d’imprudence, et que je ne devrais point céder à votre envie ; mais je me repose sur la foi de vos serments, et d’ailleurs je ne puis me résoudre à renvoyer un convive mécontent.

— De grâce, dit le calife, contentez donc dès à présent mes désirs curieux. — Cela ne se peut tout à l’heure, répondit le jeune homme, mais demeurez chez moi cette nuit ; quand tous mes domestiques reposeront, j’irai vous prendre dans l’appartement où je vais vous conduire. » À ces mots, il appela du monde, et à la clarté d’une grande quantité de bougies que portaient des esclaves dans des flambeaux d’or, il mena le prince dans une chambre magnifique et il se retira dans la sienne. Les esclaves déshabillèrent l’empereur, le couchèrent et sortirent, après avoir mis au chevet et aux pieds du lit leurs bougies, dont la cire parfumée se faisait agréablement sentir en brûlant…

X

Au lieu de songer à prendre quelque repos, Haroun-al-Raschid attendit impatiemment Aboulcasem, qui ne manqua pas de le venir chercher au milieu de la nuit, et lui dit : « Seigneur, tous mes domestiques sont endormis. Un profond silence règne dans ma maison. Je puis présentement vous montrer mon trésor aux conditions que je vous ai dites. — Allons, répondit le calife en se levant, je suis prêt à vous suivre ; et je jure par le créateur du ciel et de la terre, que vous ne vous repentirez point d’avoir satisfait ma curiosité. »

Le fils d’Abdelaziz aida au prince à s’habiller, puis, lui mettant un bandeau sur les yeux : « C’est à regret, seigneur, lui dit-il, que j’en use de cette sorte avec vous : votre air et vos manières me paraissent dignes d’une confiance… — J’approuve ces précautions, interrompit l’empereur, et je ne vous en sais point mauvais gré. » Aboulcasem le fit descendre par un escalier dérobé dans un jardin d’une vaste étendue ; et, après plusieurs détours, ils entrèrent tous deux dans l’endroit qui recelait le trésor.

C’était un profond et spacieux souterrain, dont une simple pierre couvrait l’entrée. D’abord ils trouvèrent une longue allée en pente et fort obscure, au bout de laquelle il y avait une grande salle que plusieurs escarboucles rendaient très brillante. Quand ils furent arrivés dans cette salle, le jeune homme ôta le bandeau au calife, qui vit avec étonnement tout ce qui s’offrait à ses yeux. Un bassin de marbre blanc qui avait cinquante pieds de circonférence, paraissait au milieu. Il était plein de grosses pièces d’or, et l’on voyait régner tout autour douze colonnes du même métal, qui soutenaient autant de statues de pierres précieuses et admirablement bien travaillées.

Aboulcasem conduisit le prince au bord du bassin, et lui dit : « Ce bassin est profond de trente pieds. Voyez cet amas de pièces d’or. Il n’est encore baissé que de deux doigts. Pensez-vous que je puisse dissiper cela bientôt ? » Haroun, après avoir attentivement regardé le bassin, répondit : « Voilà je l’avoue, d’immenses richesses ; mais vous pouvez les épuiser. — Eh bien, reprit le jeune homme, quand ce bassin sera vide, j’aurai recours à ce que je vais vous montrer. » En disant cela, il le fit passer dans une autre salle encore plus brillante que la première, et où il y avait plusieurs sofas de brocart rouge relevé d’une infinité de perles et de diamants. L’on voyait aussi au milieu un bassin de marbre. Il n’était pas, à la vérité, si grand que celui où étaient les pièces d’or, mais en récompense il était plein de rubis, de topazes, d’émeraudes et de toutes sortes de pierreries.

Jamais surprise ne fut égale à celle que le calife fit paraître alors. À peine pouvait-il croire qu’il fût éveillé. Ce nouveau bassin lui paraissait un enchantement. Il avait encore la vue attachée dessus, lorsque le fils d’Abdelaziz lui fit remarquer sur un trône d’or deux personnes qu’il lui dit être les premiers maîtres du trésor. C’était un prince et une princesse qui avaient sur la tête des couronnes de diamants. Ils paraissaient encore tous deux pleins de vie. Ils étaient couchés tout de leur long, tête contre tête, et l’on voyait à leurs pieds une table d’ébène sur laquelle on lisait ces paroles en lettres d’or : « J’ai amassé pendant le cours d’une longue vie toutes les richesses qui sont ici. J’ai pris des villes et des châteaux que j’ai pillés. J’ai conquis des royaumes et terrassé tous mes ennemis. J’ai été le plus puissant roi du monde ; mais toute ma puissance a cédé à celle de la mort. Quiconque me verra dans l’état où je suis, doit ouvrir les yeux. Qu’il fasse réflexion que j’ai vécu comme lui, et qu’il mourra comme moi. Qu’il ne craigne pas d’épuiser ce trésor. Il ne saurait en venir à bout. Qu’il s’en serve pour acquérir des amis, et pour mener une vie agréable, car, quand il faudra qu’il meure, tous ces biens ne le garantiront pas du sort commun à tous les hommes. »

Je ne désapprouve plus votre conduite, dit Haroun au jeune homme, après avoir lu ces mots. Vous avez raison de vivre comme vous vivez, et je condamne les conseils que vous a donné le vieux marchand. Mais, ajouta-t-il, je voudrais bien savoir le nom de ce prince. Quel roi peut avoir possédé tant de richesses ? Je suis fâché que cette inscription ne me l’apprenne pas. »

Le jeune homme fit encore voir au calife une autre salle dans laquelle il y avait plusieurs choses très précieuses, et entre autres, des arbres semblables à celui dont il lui avait fait présent. Ce prince aurait volontiers passé le reste de la nuit à considérer tout ce que renfermait ce merveilleux souterrain, si le fils d’Abdelaziz, craignant d’être aperçu de ses domestiques, ne l’en eût fait sortir avant le jour, de la même manière qu’il l’y avait mené, c’est-à-dire la tête nue et les yeux bandés, et lui, le cimeterre à la main, prêt à lui couper la tête, s’il faisait le moindre effort pour ôter son bandeau.

Ils traversèrent le jardin et remontèrent par l’escalier dérobé dans la chambre où l’empereur avait couché. Ils y trouvèrent encore les bougies allumées. Ils s’entretinrent ensemble jusqu’au lever du soleil. « Après ce que je viens de voir, dit le prince au jeune homme, et à en juger par l’esclave que vous m’avez donnée, je ne doute point que vous n’ayez chez vous les plus belles femmes de l’Orient. — Seigneur, lui répondit Aboulcasem, j’ai des esclaves d’une assez grande beauté ; mais je n’en puis aimer aucune. Dardané, ma chère Dardané remplit toujours ma mémoire. J’ai beau me dire à tous moments qu’elle a perdu la vie, et que je n’y dois plus penser ; j’ai le malheur de ne pouvoir me détacher de son image. J’en suis possédé à un point que, malgré toutes mes richesses, au milieu de mes prospérités, je sens que je ne suis pas heureux. Oui, j’aimerais mieux mille fois n’avoir qu’une fortune médiocre et posséder Dardané, que de vivre sans elle avec tous mes trésors. »

L’empereur admira la constance du fils d’Abdelaziz, mais il l’exhorta à faire tous ses efforts pour vaincre une passion chimérique. Il lui fit ensuite de nouveaux remerciements de la réception qu’il lui avait faite. Après cela, s’en étant retourné au caravansérail, il prit le chemin de Bagdad avec tous les domestiques, le page, la belle esclave et tous les présents qu’il avait reçu d’Aboulcasem.

XI

Deux jours après le départ de ce prince, le vizir Aboulfatah, ayant entendu parler des présents magnifiques qu’Aboulcasem faisait tous les jours aux étrangers qui l’allaient voir, et d’ailleurs, étonné de l’exactitude avec laquelle il lui payait, aussi bien qu’au roi et au lieutenant de police, les sommes promises, résolut de ne rien épargner pour découvrir où pouvait être ce trésor où il puisait tant de richesses. Ce ministre était un de ces méchants hommes à qui les plus grands crimes ne coûtent rien quand ils veulent se satisfaire. Il avait une fille de dix-huit ans d’une beauté ravissante. Elle s’appelait Balkis. Elle avait toutes les bonnes qualités du cœur et de l’esprit. Le prince Aly, neveu du roi de Basra, l’aimait éperdument. Il l’avait déjà demandé à son père, et il devait bientôt l’épouser.

Aboulfatah la fit venir dans son cabinet, et lui dit : « Ma fille, j’ai besoin de vous. Je veux que vous vous pariez de vos plus beaux ajustements, et que vous alliez cette nuit chez Aboulcasem. Il s’agit de lui plaire. Il faut que vous mettiez tout en usage pour charmer ce jeune homme et l’obliger à vous découvrir le trésor qu’il a trouvé. » Balkis frémit à ce discours, et fit voir par avance sur son visage l’horreur qu’elle avait pour la démarche qu’on exigeait de son obéissance. « Seigneur, répondit-elle, que proposez-vous à votre fille ? Songez-vous à quel péril vous voulez l’exposer ? Considérez la honte dont vous allez la couvrir, la tache que vous imprimez à votre honneur, et le sensible outrage que vous ferez au prince Aly, en le privant du prix qui flatte peut-être le plus sa tendresse. — J’ai fait toutes ces réflexions, répliqua le vizir ; mais rien ne peut me détourner de ma résolution, et je vous ordonne de vous préparer à m’obéir. » La jeune Balkis fondit en pleurs à ces paroles. « Au nom de Dieu, mon père, s’écria-t-elle, ne me forcez pas vous-même à vous déshonorer. Étouffez ce mouvement d’avarice qui vous porte à dépouiller un homme d’un bien qui ne vous appartient pas. Laissez-le jouir en paix de ses richesses au lieu de chercher à les lui ravir. — Tais-toi, fille insolente, dit le vizir en colère. Il te sied bien de blâmer mes desseins. Ne me réplique pas davantage. Je veux que tu ailles chez Aboulcasem, et je jure que si tu reviens sans avoir vu son trésor, je te plongerai un poignard dans le sein. »

Balkis se voyant dans la triste nécessité de faire une démarche si périlleuse, se retira dans son appartement, accablée de tristesse. Elle prend de riches habits et se pare de pierreries, sans toutefois donner à ses charmes tout ce que l’art y pouvait ajouter ; mais il n’en était pas besoin. Sa beauté naturelle n’était seule que trop capable d’inspirer de l’amour. Jamais fille n’eut moins d’envie, ou plutôt tant de peur de plaire que Balkis. Elle craignait autant de paraître trop belle au fils d’Abdelaziz, qu’elle appréhendait de ne l’être pas assez quand elle se montrait au prince Aly.

Enfin, lorsque la nuit fut arrivée, et qu’Aboulfatah jugea qu’il était temps que sa fille se rendit chez Aboulcasem, il la fît sortir fort secrètement, et la conduisit lui-même jusqu’à la porte de ce jeune homme, où il la laissa, après lui avoir dit encore qu’il la tuerait si elle ne s’acquittait pas bien de l’infâme personnage qu’il lui faisait jouer. Elle frappe à la porte, et demande à parler au fils d’Abdelaziz. Aussitôt un esclave la mena dans une salle où son maître, couché sur un grand sofa, rappelait dans sa mémoire ses malheurs passés ; et, ce qui lui arrivait fort souvent, rêvait à sa chère Dardané.

D’abord que Balkis parut, Aboulcasem se leva pour la recevoir. Il lui fit une profonde révérence, lui tendit la main d’un air respectueux, et après l’avoir obligée de s’asseoir sur le sofa, il lui demanda pourquoi elle lui faisait l’honneur de le venir voir. Elle lui répondit que, sur la réputation qu’il avait d’être un jeune homme fort galant, il lui avait pris fantaisie de faire une débauche avec lui. En même temps, elle ôta son voile et fit briller à ses yeux une beauté qui le surprit. Malgré son indifférence pour les femmes, il ne put voir impunément tant de charmes. Il en fut touché. « Belle dame, lui dit-il, je sais bon gré à mon étoile de m’avoir procuré une si agréable aventure. Je ne puis assez admirer mon bonheur. »

Après quelques moments de conversation, l’heure du souper arriva. Ils allèrent tous deux dans une salle s’asseoir à une table sur laquelle il y avait plusieurs mets différents. On voyait là un grand nombre de pages et d’officiers ; mais Aboulcasem les fit retirer, afin que la dame ne fût point exposée à leurs regards.

Il se mit à la servir ; il lui présentait de ce qu’il y avait de meilleur, et lui versait d’excellent vin dans une coupe d’or enrichie de rubis et d’émeraudes. Il buvait aussi pour lui faire raison, et plus il regardait Balkis, plus il la trouvait belle. Il lui tenait des discours forts galants, et comme la dame n’avait pas moins d’esprit que de beauté, elle y répondait si spirituellement, qu’il en était charmé. Il se jeta à ses genoux sur la fin du repas. Il lui prit une de ses mains, et la serrant entre les siennes : « Madame, lui dit-il, si vos beaux yeux m’ont d’abord ébloui, votre entretien vient d’achever de m’enchanter. Vous m’embrasez d’un feu qui ne s’éteindra jamais. Je veux désormais être votre esclave, et vous consacrer tous les moments de ma vie. »

En achevant ces paroles, il baisa la main de Balkis avec un transport si vif, que la dame effrayée du péril pressant qui la menaçait, changea tout à coup de visage. Elle devint plus pâle que la mort ; et, cessant de se contraindre, elle prit un air triste et ses yeux furent bientôt baignés de larmes. « Qu’avez-vous, madame ? lui dit le jeune homme, fort surpris. D’où vient cette douleur soudaine ? Que m’annoncent ces pleurs qui pénètrent jusqu’au fond de mon âme ? Est-ce moi qui les fait couler ? Suis-je assez malheureux pour vous avoir dit ou fait quelque chose qui vous ait déplu ? Parlez ! ne me laissez point, de grâce, ignorer plus longtemps la cause de ce funeste changement qui paraît en vous.

— Seigneur, répondit Balkis, c’est trop dissimuler. La pudeur, la crainte, la douleur et la perfîdie me livrent des combats trop violents pour pouvoir les soutenir : je vais rompre le silence. Je vous trompe, Aboulcasem. Je suis une fille de qualité. Mon père, qui sait que vous avez un trésor caché, veut se servir de moi pour découvrir l’endroit qui le cache. Il m’a ordonné de venir chez vous, et de ne rien épargner pour vous engager à me le montrer. J’ai voulu m’en défendre, mais il m’a juré qu’il m’ôterait la vie si je m’en retournais sans l’avoir vu. Quel ordre rigoureux pour moi ! Quand je n’aurais pas pour amant un prince que j’aime uniquement et qui doit bientôt m’épouser, la démarche que mon père me fait faire ne laisserait pas de me paraître affreuse. Ainsi, seigneur, si je viens chez vous, je vous annonce que c’est avec une répugnance que la seule crainte de la mort peut surmonter. »

XII

Après que la fille d’Aboulfatah eut parlé de cette sorte, Aboulcasem lui dit : « Madame, je suis bien aise que vous m’ayez découvert vos sentiments. Vous ne vous repentirez pas de votre noble franchise. Vous verrez mon trésor, et vous serez traitée avec tout le respect que vous souhaitez. De quelque beauté que vous soyez pourvue, quelque impression qu’elle ait faite sur moi, vous n’avez rien à craindre, vous êtes ici en sûreté. Je renonce aux espérances que j’avais conçues, puisqu’elles ne vous font que de la peine ; et vous pourrez sans rougir revoir l’heureux amant dont le cher intérêt redouble vos alarmes. Cessez donc de répandre des pleurs et de vous affliger. — Ah ! Seigneur, s’écria Balkis à ce discours, ce n’est pas sans raison que vous passez pour le plus généreux de tous les hommes. Je suis charmée d’un procédé si beau, et je ne serai point satisfaite que je n’aie trouvé quelque occasion de vous en marquer ma reconnaissance. »

Après cette conversation, le fils d’Abdelaziz conduisit la dame dans la même chambre où le calife avait couché, il y demeura seul avec elle, jusqu’à ce qu’il n’entendit plus de bruit dans son domestique. Alors, mettant un bandeau sur les yeux de Balkis : « Madame, lui dit-il, pardonnez-moi si j’en use de cette manière avec vous ; mais je ne puis vous montrer mon trésor qu’à cette condition. — Faites tout ce qu’il vous plaira, seigneur, répondit-elle ; j’ai tant de confiance en votre générosité, que je vous suivrai partout où vous voudrez. Je n’ai plus d’autre crainte que celle de ne pouvoir assez reconnaître vos bontés. » Aboulcasem la prit par la main, et l’ayant fait descendre dans le jardin par l’escalier dérobé, il la mena dans le souterrain, où il lui ôta son bandeau.

Si le calife avait été surpris de voir tant de pièces d’or et tant de pierreries, Balkis le fut bien davantage. Chaque chose qu’elle regardait lui causait un extrême étonnement. Néanmoins ce qui attira le plus son attention, et ce qu’elle ne pouvait se lasser de considérer, c’étaient les premiers maîtres du trésor. Elle lut l’inscription qu’on voyait à leurs pieds. Comme la reine avait un collier de perles aussi grosses que des œufs de pigeon, Balkis ne put s’empêcher de se récrier sur le collier. Aussitôt Aboulcasem le détacha du cou de la princesse, et le mit à celui de la jeune dame, en lui disant que son père jugerait par là qu’elle aurait vu le trésor ; et afin qu’il en fût encore mieux persuadé, il la pria de se charger des plus belles pierreries. Elle en prit une assez grande quantité qu’il lui choisit lui-même.

Cependant le jeune homme craignant que le jour ne vint tandis qu’elle s’amusait à regarder toutes les merveilles du souterrain, qui ne pouvaient fatiguer sa curiosité, lui remit le bandeau sur ses yeux, la fit sortir, et la conduisit dans une salle où ils s’entretinrent ensemble jusqu’au lever du soleil. Alors la dame, après avoir témoigné de nouveau au fils d’Abdelaziz qu’elle n’oublierait jamais sa retenue et sa générosité, prit congé de lui, se retira chez elle, et alla rendre compte à son père de ce qui s’était passé.

Ce vizir, uniquement occupé de son avarice, attendait impatiemment sa fille. Il craignait qu’elle n’eût pas assez de charmes pour séduire Aboulcasem. Il était dans une agitation inconcevable. Mais lorsqu’il la vit revenir avec le collier, et qu’elle lui montra les pierreries dont le jeune homme lui avait fait présent, il fut transporté de joie. — Eh bien, ma fille, lui dit-il, as-tu vu le trésor ? — Oui, seigneur, répondit Balkis, et pour vous en donner une juste idée, je vous dirai que quand tous les rois de la terre ensemble uniraient leurs richesses, elles ne seraient pas comparables à celles d’Aboulcasem ; mais quels que soient les biens de ce jeune homme, j’en suis encore moins charmée que de sa politesse et de sa générosité. » En même temps, elle lui conta toute l’aventure. Il fut peu sensible à la retenue du fils d’Abdelaziz, et il aurait mieux aimé que sa fille eût été déshonorée, que de ne pas savoir où était le trésor qu’il voulait découvrir.

Pendant ce temps-là Haroun-al-Raschid s’avançait vers Bagdad. D’abord que ce prince fut de retour dans son palais, il remit en liberté son premier vizir ; il lui rendit sa confiance, et après lui avoir fait le détail de son voyaye : « Giafar, lui dit-il, que ferai-je ? Tu sais que la reconnaissance des empereurs doit passer le plaisir qu’on leur a fait. Si je me contente d’envoyer au magnifique Aboulcasem ce que j’ai de plus rare et de plus précieux dans mon trésor, cela sera fort peu de chose pour lui. Cela sera même au-dessous des présents qu’il m’a faits. Comment donc pourrai-je le vaincre en générosité ? — Seigneur, lui dit le vizir, si votre majesté m’en veut croire, elle écrira dès aujourd’hui au roi de Basra, pour lui ordonner de remettre le gouvernement de l’État au jeune Aboulcasem : nous ferons aussitôt partir le courrier, et dans quelques jours, je partirai moi-même pour aller porter les patentes au nouveau roi. »

Le calife approuva cet avis. « Tu as raison, dit-il à son ministre ; c’est le moyen de m’acquitter envers Aboulcasem et de me venger du roi de Basra et de son vizir, qui m’ont fait un secret des sommes considérables qu’ils tirent de ce jeune homme. Il est même juste de les punir de la violence qu’ils lui ont faite, et ils ne sont pas dignes des places qu’ils occupent. » Il écrivit sur-le-champ au roi de Basra, et fit partir le courrier. Il se rendit dans l’appartement de Zobéide pour lui conter aussi le succès de son voyage, et lui présenter le petit page, l’arbre et le paon. Il lui fit aussi présent de la demoiselle. Zobéide la trouva si charmante qu’elle dit à l’empereur en souriant qu’elle acceptait cette belle esclave avec beaucoup plus de plaisir que les autres présents. Le prince ne garda pour lui que la coupe ; le vizir Giafar eut tout le reste, et ce ministre, comme il avait été résolu, disposa toutes choses pour partir peu de temps après.

XIII

Le courrier du calife ne fut pas plutôt dans la ville de Basra qu’il se hâta de transmettre sa dépêche au roi, qui ne put la lire sans sentir une vive douleur. Ce prince la montra à son vizir : « Aboulfatah, lui dit-il, vois quel ordre fatal le commandeur des croyants m’envoie. Puis-je me dispenser d’obéir ? — Oui, seigneur, répondit le ministre ; ne vous abandonnez point à votre affliction. Il faut perdre Aboulcasem : je vais, sans lui ôter la vie, faire croire à tout le monde qu’il est mort. Je le tiendrai si bien caché qu’on ne le verra jamais. Par ce moyen vous demeurerez toujours sur le trône et vous aurez toutes les richesses de ce jeune homme ; car, quand nous serons maîtres de sa personne, nous lui ferons souffrir tant de maux que nous l’obligerons à nous découvrir son trésor. — Fais ce que tu voudras, reprit le roi ; mais que manderons-nous au calife ? — Reposez-vous encore de cela sur moi, repartit le vizir. Le commandeur des croyants y sera trompé comme les autres. Laissez-moi seulement exécuter le dessein que je médite et que le reste ne vous cause aucune inquiétude. »

Aboulfatah, accompagné de quelques courtisans qui ne savaient pas son intention, alla voir Aboulcasem. Il les reçut comme les premières personnes de la cour. Il les régala magnifiquement. Il fit asseoir le vizir à la place d’honneur, et il le comblait d’honnêtetés sans avoir le moindre soupçon de sa perfidie. Pendant qu’ils étaient tous à table et qu’ils buvaient d’excellents vins, le traître Aboulfatah eut l’adresse de jeter dans la coupe du fils d’Abdelaziz, sans que personne s’en aperçut, une poudre qui ôtait tout à coup le sentiment. Un corps tombait en léthargie et ressemblait à un cadavre déjà privé du jour depuis longtemps.

Le jeune homme n’eut pas porté la coupe à ses lèvres qu’il lui prit une faiblesse. Ses domestiques s’avancèrent pour le soutenir ; mais bientôt, voyant en lui toutes les marques d’un homme mort, ils le couchèrent sur un sofa et commencèrent à pousser des cris effroyables. Tous les convives, frappés d’une terreur soudaine, demeurèrent saisis d’étonnement. Pour Aboulfatah, on ne saurait dire jusqu’à quel point il porta la dissimulation. Il ne se contenta pas de feindre une douleur immodérée ; il se mit à déchirer ses habits et à exciter par son exemple tous les autres à s’affliger. Il ordonna ensuite qu’on fit un cercueil d’ivoire et d’ébène ; et tandis qu’on y travaillait, il s’empara de tous les effets d’Aboulcasem, et les mit en séquestre dans le palais du roi.

Cependant le bruit de la mort du jeune homme se répandit dans la ville. Toutes les personnes de l’un et de l’autre sexe prirent le deuil et se répandirent à la porte de son hôtel, la tête et les pieds nus. Les vieillards et les jeunes gens, les femmes et les filles fondaient en pleurs. Ils faisaient retentir l’air de plaintes et de lamentations. On eût dit que les uns perdaient en lui un fils unique, les autres un frère, et les autres un mari tendrement aimé. Les riches et les pauvres étaient également touchés de sa mort. Les riches pleuraient un ami qui les recevait agréablement chez lui, et les pauvres un bienfaiteur dont ils n’avaient jamais pu lasser la charité. C’était une consternation générale.

Le malheureux Aboulcasem fut enfermé dans le cercueil, que le peuple, par ordre d’Aboulfatah, porta hors de la ville dans un grand cimetière où il y avait plusieurs tombeaux, et entre autres un magnifique où reposait le père de ce vizir avec quelques autres personnes de sa famille. On mit le cercueil dans ce tombeau, et le perfide Aboulfatah, appuyant sa tête sur ses genoux, se frappait la poitrine. Il faisait toutes les démonstrations d’un homme que le désespoir possède. Tous ceux qui le voyaient en avaient pitié et priaient Dieu de le consoler.

Comme la nuit approchait, tout le peuple se retira dans la ville, et le vizir demeura avec deux de ses esclaves dans le tombeau, dont ils fermèrent la porte à double tour. Alors ils allumèrent du feu, firent chauffer de l’eau dans un bassin d’argent, puis ayant tiré du cercueil Aboulcasem, ils le lavèrent d’eau chaude. Ce jeune homme reprit peu à peu ses esprits. Il jeta les yeux sur Aboulfatah qu’il reconnut. « Ah ! seigneur, lui dit-il, où sommes-nous, et dans quel état me vois-je réduit ? — Misérable, lui répondit le ministre, apprends que c’est moi qui cause ton infortune. Je t’ai fait apporter ici pour t’avoir en ma puissance et te faire souffrir mille maux, si tu ne me découvres ton trésor. Je mettrai ton corps en pièces. J’inventerai tous les jours de nouveaux supplices pour te rendre la vie insupportable. En un mot, je ne cesserai point de te tourmenter, que tu ne me livres ces richesses cachées qui te font vivre avec plus de magnificence que les rois. — Vous pouvez faire tout ce qu’il vous plaira, lui répondit Aboulcasem, je ne découvrirai point mon trésor. »

À peine eut-il achevé ces paroles, que le lâche et cruel Aboulfatah fit tenir par ses esclaves le malheureux fils d’Abdelaziz, et tira de dessous sa robe un fouet de courroies de peau de lion entortillées, dont il le frappa longtemps et avec tant de violence, que ce jeune homme s’évanouit. Quand le vizir le vit en cet état, il commanda à ses esclaves de le remettre dans le cercueil, et, le laissant dans le tombeau, qu’il fit bien fermer, il se retira chez lui.

Il alla le lendemain matin rendre compte au roi de ce qu’il avait fait. « Sire, lui dit-il, j’éprouvai hier la fermeté d’Aboulcasem. Elle ne s’est point encore démentie ; mais je ne crois pas qu’elle résiste aux tourments que je lui prépare. » Le prince, qui n’était guère moins barbare que son ministre, lui dit : « Vizir, je suis content de vous. J’espère que nous apprendrons bientôt dans quel lieu est le trésor. Cependant il faudra renvoyer le courrier sans différer davantage. Qu’allons-nous écrire au calife ? — Mandons-lui, répondit Aboulfatah, qu’Aboulcasem ayant appris qu’on lui donnait votre place, en a conçu tant de joie, et en a fait de si grandes réjouissances, qu’il est mort subitement dans une débauche. » Le roi approuva cette pensée. Ils écrivirent sur-le-champ à Haroun-al-Raschid, et lui renvoyèrent son courrier.

Le vizir, qui se flattait qu’Aboulcasem, dès ce jour-là, lui découvrirait son trésor, sortit de la ville dans la résolution de lui aller faire souffrir de nouveaux supplices. Mais étant arrivé au tombeau, il fut surpris d’en trouver la porte ouverte. Il entra tout troublé, et ne voyant plus dans le cercueil le fils d’Abdelaziz, il en pensa perdre l’esprit. Il retourna promptement au palais, et raconta cet accident au roi, qui se sentit saisir d’une frayeur mortelle, et qui lui dit : « Ô Waschi, que deviendrons-nous ? Puisque ce jeune homme nous est échappé, nous sommes perdus. Il ne manquera pas de se rendre à Bagdad et de parler au calife. »

XIV

Aboulfatah de son côté, au désespoir de n’avoir plus en sa puissance la victime de son avarice et de sa cruauté, dit au roi son maître : « Plût au ciel que je lui eusse hierôté la vie, il ne nous causerait pas tant d’inquiétude. Il ne faut pas toutefois, ajouta-t-il, nous désespérer encore. S’il a pris la fuite, comme il n’en faut pas douter, il ne saurait être loin d’ici. Allons avec tous les soldats de la garde. Parcourons tous les environs de la ville. J’espère que nous le trouverons. » Le roi se détermina sans peine à une recherche si importante. Il assembla tous ses soldats, et les partageant en deux corps, il en donna un à son vizir. Il se mit à la tête de l’autre, et ces troupes se répandirent de toutes parts dans la campagne.

Pendant qu’on cherchait Aboulcasem dans tous les villages, dans les bois et dans les montagnes, le vizir Giafar, qui s’était mis en chemin, rencontra sur la route le courrier qui lui dit : « Seigneur, il est inutile que vous alliez jusqu’à Basra si Aboulcasem est la cause de votre voyage ; car ce jeune homme est mort. Ses obsèques se firent ces jours passés. Mes yeux en ont été les tristes témoins. » Giafar, qui se faisait un plaisir de voir le nouveau roi et de lui présenter lui-même ses patentes, fut très affligé de sa mort. Il en répandit des larmes, et ne croyant pas devoir continuer son voyage, il retourna sur ses pas.

Dès qu’il fut arrivé à Bagdad, il se rendit au palais avec le courrier. La tristesse qui paraissait sur leur visage fit comprendre par avance à l’empereur qu’ils avaient quelque malheur à lui annoncer. « Ah ! Giafar, s’écria le prince, vous voilà bientôt de retour. Que venez-vous m’apprendre ? — Commandeur des croyants, lui répondit le vizir, vous ne vous attendez pas sans doute à la triste nouvelle que je vais vous dire. Aboulcasem n’est plus. Depuis votre départ de Basra, ce jeune homme a perdu la vie. »

Haroun-al-Raschid n’eut pas plutôt ouï ces paroles, qu’il se jeta de son trône en bas. Il demeura quelques moments étendu par terre sans donner aucun signe de vie. On se hâta de le secourir, et quand on l’eut fait revenir de son évanouissement, il chercha des yeux le courrier qui venait de Basra, et l’ayant aperçu, il lui demanda sa dépêche. Le courrier la lui présenta. Le prince la lut avec beaucoup d’attention. Il s’enferma ensuite dans son cabinet avec Giafar. Il lui montra la lettre du roi de Basra. Après l’avoir relue plusieurs fois, le calife dit : « Cela ne me paraît pas naturel. Le roi de Basra et son vizir me sont suspects. Au lieu d’exécuter mes ordres, ils auront fait mourir Aboulcasem. — Seigneur, dit à son tour Giafar, le même soupçon me vient dans l’esprit, et je serais d’avis qu’on les fit arrêter l’un et l’autre. — C’est à quoi je me détermine dès ce moment, reprit Haroun. Prends dix mille chevaux[3] de ma garde ; marche à Basra. Saisis-toi des deux coupables et me les amène ici. Je veux venger la mort du plus généreux de tous les hommes. » Giafar obéit ; il choisit dix mille chevaux et se mit en marche avec eux.

Venons présentement au fils d’Abdelaziz, et disons pourquoi le vizir Aboulfatah ne le trouva plus dans le tombeau où il l’avait laissé. Ce jeune homme, après avoir été longtemps évanoui, commençait à reprendre ses esprits, lorsqu’il se sentit saisir par des bras vigoureux qui le tirèrent du cercueil et le posèrent à terre. Il crut que c’était encore le vizir et ses esclaves qui voulaient recommencer à le maltraiter : « Bourreaux, leur dit-il, donnez-moi la mort, si vous êtes capables de pitié. Épargnez-moi des douleurs qui vous sont inutiles, puisque je vous déclare encore que vos tourments ne m’arracheront jamais mon secret. — Ne craignez rien, jeune homme, lui répondit une des personnes qui l’avaient tiré du cercueil ; au lieu de venir vous maltraiter, nous venons à votre secours. » À ces paroles, Aboulcasem ouvrit les yeux, les jeta sur ses libérateurs, et reconnut parmi eux la jeune dame à qui il avait montré son trésor. « Ah ! madame, dit-il, est-ce vous à qui je dois la vie ? — Oui, seigneur, répondit Balkis, c’est à moi et au prince Aly, mon amant, que vous voyez ici. Instruit de toute votre générosité, il a voulu partager avec moi le plaisir de vous délivrer de la mort. — Il est vrai, dit le prince Aly, et j’exposerais dix mille fois ma vie, plutôt que de laisser périr un homme si généreux. »

Le fils d’Abdelaziz ayant entièrement repris l’usage de ses sens par le secours de quelques liqueurs qu’on lui donna, fit à la dame et au prince Aly des remerciements proportionnés au service reçu, et leur demanda comment ils avaient appris qu’il respirait encore. « Seigneur, lui dit Balkis, je suis fille du vizir Aboulfatah. Je n’ai pas été la dupe du faux bruit de votre mort. J’ai soupçonné mon père de tout ce qu’il a fait, et j’ai gagné, un de ses esclaves qui m’a tout avoué. Cet esclave est un des deux qui étaient ici tantôt avec lui ; et, comme il s’est trouvé chargé de la clef du tombeau, il me l’a confiée. J’en ai fait aussitôt avertir le prince Aly, qui s’est hâté de me joindre avec quelques-uns de ses plus fidèles domestiques. Nous sommes venus en diligence, et nous rendons grâces au ciel de n’être point arrivés trop tard.

— Ô Dieu, dit alors Aboulcasem, se peut-il qu’un père si lâche et si cruel ait une fille si généreuse ! — Allons, seigneur, dit le prince Aly, ne perdons point de temps. Je ne doute pas que demain le vizir ne vous trouvant plus dans le tombeau, ne vous fasse chercher avec beaucoup de soin ; mais je vais vous conduire chez moi. Vous y serez en sûreté. On ne me soupçonnera point de vous avoir donné un asile. » On couvrit Aboulcasem d’une robe d’esclave. Après quoi ils sortirent tous du tombeau, qu’ils laissèrent ouvert, et prirent le chemin de la ville. Balkis retourna chez elle et rendit la clef du tombeau à l’esclave, et le prince Aly emmena chez lui le fils d’Abdelaziz, qu’il tint si bien caché que ses ennemis n’en purent apprendre aucune nouvelle.

XV

Aboulcasem demeura dans la maison du prince Aly, qui lui fit toutes sortes de bons traitements, jusqu’à ce que le roi et le vizir, désespérant de le retrouver, cessèrent de le chercher. Alors le prince Aly lui donna un fort beau cheval, le chargea de sequins et de pierreries, et lui dit : « Vous pouvez présentement vous sauver. Les chemins vous sont ouverts. Vos ennemis ne savent ce que vous êtes devenu. Allez où il vous plaira. » Le fils d’Abdelaziz remercia ce généreux prince de ses bontés, et l’assura qu’il en aurait une éternelle reconnaissance. Le prince Aly l’embrassa, le vit partir et pria le ciel de le conduire. Aboulcasem prit la route de Bagdad, et y arriva heureusement après quelques jours de marche.

Lorsqu’il fut dans cette ville, la première chose qu’il fit, fut d’aller au lieu où s’assemblent les marchands. L’espérance d’y voir celui qu’il avait régalé à Basra et de lui conter ses disgrâces, faisait toute sa consolation. Il fut mortifié de ne pas le trouver. Il parcourut toute la ville, et il cherchait ses traits dans tous les hommes qui s’offraient à sa vue. Se sentant fatigué, il s’arrêta devant le palais du calife. Le petit page qu’il avait donné à ce prince était alors à une fenêtre, et cet enfant ayant jeté par hasard les yeux sur lui, le reconnut. Il courut aussitôt à l’appartement de l’empereur. « Seigneur, lui dit-il, je viens de voir tout à l’heure mon ancien maître de Basra. »

Haroun n’ajouta point foi à ce rapport. « Tu t’es trompé, lui répondit-il, Aboulcasem ne vit plus. Séduit par quelque ressemblance, tu auras pris un autre pour lui. — Non, non, commandeur des croyants, répliqua le page, je suis bien assuré que c’est lui. Je l’ai bien reconnu. » Quoique le calife ne crût point celle nouvelle, il ne laissa pas de la vouloir approfondir. Il envoya sur-le-champ un de ses officiers avec le page, pour voir si l’homme dont il s’agissait était effectivement le fils d’Abdelaziz. Ils le trouvèrent encore dans la même place, parce que de son côté, croyant avoir reconnu le petit page, il attendait que cet enfant reparût à la fenètre.

Quand le page fut persuadé qu’il ne s’était pas trompé, il se jeta aux pieds d’Aboulcasem, qui le releva, et lui demanda s’il avait l’honneur d’appartenir au calife ? « Oui, seigneur, lui répondit l’enfant ; c’est le commandeur des croyants lui-même que vous avez reçu chez vous à Basra, et c’est à lui que vous m’avez donné. Venez avec moi, seigneur, l’empereur sera bien aise de vous voir. » À ce discours, la surprise du jeune homme de Basra fut extrême. Il se laissa entrainer dans le palais par le page et l’officier, et bientôt il fut introduit dans l’appartement d’Haroun. Ce prince était assis sur son sofa. Il se sentit extraordinairement ému en voyant Aboulcasem ; il se leva d’un air empressé, alla au-devant du jeune homme, et le tint longtemps embrassé sans pouvoir prononcer une parole, tant il était transporté de joie.

Lorsqu’il fut un peu revenu de l’extrême émotion que lui avait causée cette aventure, il dit au fils d’Abdelaziz : « Ô jeune homme ! ouvre les yeux et reconnais ton heureux convive. C’est moi que tu as si bien reçu, et à qui tu as fait des présents que ceux des rois n’égalent pas. » À ces mots, Aboulcasem, qui n’était pas moins troublé que le calife, sur qui par respect il n’avait osé porter la vue, l’envisagea, et le reconnaissant : « Ô mon souverain maître, s’écria-t-il ! ô roi du monde, est-ce vous qui êtes venu chez votre esclave ? » En disant cela, il se jeta la face contre terre aux pieds de l’empereur qui le releva et le fit asseoir auprès de lui sur un sofa.

« Comment est-il possible, lui dit ce prince, que vous soyez encore en vie ? » Alors Aboulcasem raconta toutes les cruautés d’Aboulfatah, et par quelle aventure il avait été arraché à la fureur de ce vizir. Haroun l’écouta fort attentivement, et puis lui dit : « Je suis cause de vos derniers malheurs. Étant de retour à Bagdad, je voulus commencer à m’acquitter envers vous. J’envoyai un courrier au roi de Basra. Je lui mandai que mon intention était qu’il vous remît sa couronne. Au lieu d’exécuter mes ordres, il résolut de vous ôter la vie ; car vous devez être persuadé qu’Aboulfatah vous aurait bientôt fait mourir. L’espérance qu’il avait que les supplices vous obligeraient bientôt à lui découvrir votre trésor, lui faisait seulement différer votre mort. Mais vous serez vengé ; Giafar avec un grand nombre de troupes est allé à Basra. Je lui ai donné ordre de se saisir de vos deux persécuteurs et de me les amener. Cependant vous demeurerez dans mon palais et vous y serez servi par mes officiers comme moi-même. »

En achevant ces paroles, il prit le jeune homme par la main et le fit descendre dans un jardin rempli des plus rares fleurs. On y voyait plusieurs bassins de marbre, de porphyre et de jaspe qui servaient de réservoirs à une infinité de beaux poissons. Au milieu du jardin paraissait, sur douze colonnes de marbre noir fort hautes, un dôme dont la voûte était de bois de sandal et de bois d’aloès. Les intervalles des colonnes étaient fermés par un double treillis d’or qui formait tout autour une volière pleine de mille et mille serins de diverses couleurs, de rossignols, de fauvettes et d’autres oiseaux harmonieux qui confondant leurs ramages, faisaient un concert charmant.

Les bains d’Haroun-al-Raschid étaient sous ce dôme. Le prince et son hôte se baignèrent. Après quoi, plusieurs officiers les couvrirent de linges du plus fin lin et qui n’avaient jamais servi. On revêtit ensuite Aboulcasem de riches habits. Puis le calife le mena dans une salle où il le fit manger avec lui. On leur apporta des potages de jus de mouton et des blancs-mangers. On leur servit des grenades d’Amlas et de Ziri, des pommes d’Exhait, des raisins de Melah et de Sevise, et des poires d’Ispahan. Après qu’ils eurent mangé de ces potages et de ces fruits, et bu d’un vin délicieux, l’empereur conduisit Aboulcasem à l’appartement de Zobéide.

Cette princesse paraissait sur un trône d’or au milieu de toutes ses esclaves qui étaient debout et partagées en deux files. Les unes avaient des tambours de basque, les autres des flûtes douces, et les autres des harpes. Elles ne faisaient point alors entendre leurs instruments. Elles écoutaient toutes avec attention une fille, plus belle que les autres, qui chantait une chanson dont le sens était : « Qu’il ne faut aimer qu’une fois ; mais il faut aimer toute sa vie ; » et pendant qu’elle chantait, la demoiselle qu’Aboulcasem avait donnée au calife, jouait de son luth de bois d’aloès, d’ivoire, de bois de sandal et d’ébène.

D’abord que Zobéide aperçut l’empereur et le fils d’Abdelaziz, elle descendit de son trône pour les recevoir. « Madame, lui dit Haroun, vous voulez bien que je vous présente mon hôte de Basra. » Le jeune homme se prosterna aussitôt devant cette princesse, la face contre terre. Mais tandis qu’il était dans cet état, on entendit tout à coup du bruit parmi les esclaves. Celle qui venait de chanter avait jeté les yeux sur Aboulcasem, fit un grand cri et s’évanouit.

XVI

L’empereur et Zobéide se tournèrent aussitôt du côté de l’esclave, et le fils d’Abdelaziz s’étant relevé la regarda aussi ; mais il ne l’eut pas envisagée, qu’il tomba en faiblesse. Ses yeux se couvrirent de ténèbres ; une pâleur mortelle se répandit sur son visage. On crut qu’il allait mourir. Le calife, prompt à le secourir, le prit entre ses bras et le fit peu à peu revenir de son évanouissement.

Lorsque Aboulcasem eut repris ses esprits, il dit au prince : « Commandeur des croyants, vous savez l’aventure qui m’est arrivé au Caire. Cette esclave que vous voyez, est la personne qui a été jetée avec moi dans le Nil : c’est Dardané. — Est-il possible ? s’écria l’empereur. Le ciel soit à jamais béni d’un si merveilleux événement ! »

Pendant ce temps-là l’esclave, par le secours de ses compagnes, reprit aussi l’usage de ses sens. Elle voulut se prosterner aux pieds du calife qui l’en empêcha, et lui demanda par quel miracle elle était encore en vie après avoir été précipitée dans le Nil. « Commandeur des croyants, dit-elle, j’allai donner dans les filets d’un pêcheur, qui par hasard les retira dans le moment. Il fut assez surpris d’avoir fait une pareille pêche ; et comme il s’aperçut que je respirais encore, il me porta dans sa maison, où par ses soins, rappelée à la vie, je lui contai ma déplorable histoire. Il en parut effrayé ; il eut peur que le sultan d’Égypte n’apprit qu’il m’avait sauvée. Aussi, craignant de perdre la vie pour avoir conservé la mienne, il se hâta de me vendre à un marchand d’esclaves qui partait pour Bagdad. Ce marchand m’amena dans cette ville, et me présenta peu de temps après à la princesse Zobéide, qui m’acheta. »

Tandis que l’esclave parlait, le calife la considérait attentivement, et la trouvant d’une beauté charmante : « Aboulcasem, s’écria-t-il dès qu’elle eut cessé de parler, je ne suis plus surpris que vous ayez toujours conservé le souvenir d’une si belle personne. Je rends grâce au ciel de l’avoir conduite ici pour me donner de quoi m’acquitter envers vous. Dardané n’est plus esclave, elle est libre. Je crois, madame, ajouta-t-il en se tournant vers Zobéide, que vous ne vous opposerez point à sa liberté. — Non, seigneur, répondit la princesse, j’y souscris avec joie, et je souhaite que ces deux amants goûtent les douceurs d’une longue et parfaite union après les malheurs qui les ont séparés.

— Ce n’est pas tout, reprit Haroun, je veux que leur mariage se consomme dans mon palais, et qu’on fasse pendant trois jours des réjouissances publiques dans Bagdad. Je ne saurais traiter trop honorablement mon hôte de Basra. — Ah ! seigneur, dit Aboulcasem ; en se jetant aux pieds de l’empereur, si vous êtes au-dessus des autres hommes par votre rang, vous l’êtes encore plus par votre générosité. Permettez que je vous découvre mon trésor et vous en abandonne dès à présent la possession. — Non, non, repartit le calife, jouissez tranquillement de votre trésor : je renonce même au droit que j’ai dessus, et puissiez-vous vivre assez longtemps pour l’épuiser. »

Zobéide pria le fils d’Abdelaziz et Dardané de lui conter ses aventures, et elle les fit écrire en lettres d’or. Après cela, l’empereur ordonna les apprêts de leur mariage, qui se fit avec beaucoup de pompe. Les réjouissances publiques qui le suivirent duraient encore, lorsqu’on vit revenir le vizir Giafar avec les troupes qui tenaient Aboulfatah bien lié. Pour le roi de Basra, il s’était laissé mourir de chagrin de n’avoir pu retrouver Aboulcasem.

Sitôt que Giafar eut rendu compte de sa commission à son maître, on dressa devant le palais un échafaud et l’on y fit monter le méchant Aboulfatah. Tout le peuple, instruit de la cruauté de ce vizir, au lieu d’être touché de son malheur, témoignait de l’impatience de voir son supplice. Déjà l’exécuteur avait le sabre à la main, prêt à faire tomber la tête du coupable, quand le fils d’Abdelaziz, se prosternant devant le calife, lui dit : « Commandeur des croyants, accordez à mes prières la vie d’Aboulfatah. Qu’il vive ! qu’il soit témoin de mon bonheur ! qu’il voie toutes les bontés que vous avez pour moi ; ne sera-t-il pas assez puni ?

— Ô trop généreux Aboulcasem ! s’écria l’empereur, que vous méritez bien de régner ? Que les peuples de Basra seront heureux de vous avoir pour roi ! — Seigneur, lui dit le jeune homme, j’ai encore une grâce à vous demander. Donnez au prince Aly ce trône que vous me destinez. Qu’il règne avec la dame qui a eu la générosité de me dérober à la fureur de son père. Ces deux amants sont dignes de cet honneur. Pour moi, chéri et protégé du commandeur des croyants, j’e n’ai pas besoin de couronne. Je suis au-dessus des rois. »

Le calife, pour récompenser le prince Aly du service qu’il avait rendu au fils d’Abdelaziz, lui envoya des patentes, et le fit roi de Basra. Mais trouvant Aboulfatah trop coupable pour lui accorder la liberté avec la vie, il ordonna que ce vizir serait enfermé dans une tour obscure pour le reste de ses jours. Quand le peuple de Bagdad sut que c’était l’offensé lui-même qui avait demandé la vie de l’offenseur, on donna mille louanges au jeune Aboulcasem, qui partit peu de temps après pour Basra avec sa chère Dardané, tous deux escortés par des troupes de la garde du calife, et suivis d’un très grand nombre d’officiers. »

Sutlumemé finit en cet endroit l’histoire d’Aboulcasem Basry. Toutes les femmes de la princesse de Cachemire lui donnèrent de grands applaudissements. Les unes louèrent la magnificence et la générosité du jeune homme de Basra ; les autres prétendaient que le calife Haroun-al-Raschid n’était pas moins généreux que lui. D’autres enfin, ne s’attachant qu’à la constance, disaient qu’Aboulcasem avait été un amant très fidèle. Alors Farrukhnaz, prenant la parole, dit : « Je ne suis pas de votre sentiment ; peu s’en est fallu que Balkis ne lui ait fait oublier Dardané. Je veux qu’un amant, si la mort lui enlève sa maîtresse en conserve toujours un si tendre souvenir, qu’il soit incapable d’une passion nouvelle ; mais les hommes ne se piquent pas d’une si grande constance. — Pardonnez-moi, madame, dit Sutlumemé ; on en a vu dont la fidélité ne s’est jamais démentie. Vous en serez persuadée, si vous voulez entendre l’histoire de Couloufe et de la belle Dilara. — Voyons, répliqua Farrukhnaz, je vous permets de nous la raconter. » Aussitôt la nourrice la commença de cette sorte.

  1. Boisson composée d’eau, d’orge et de raisins secs.
  2. C’est-à-dire lieutenant de police.
  3. Dix mille cavaliers.