Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 49

CHAPITRE XLIX

Les deux Îles de Java


À cinq cents milles de Cyamba, en naviguant vers le Sud, on rencontre la grande île de Java, qui est, d’après les marins de ces régions, la plus grande du monde. Elle a 5 000 milles de circonférence et est soumise à un roi indépendant. Elle est extrêmement riche. Elle produit poivre noir, noix de muscade, gingembre, clous de girofle et toutes sortes d’épices. Elle est fréquentée par une foule de navires et de marchands qui y font un commerce très fructueux. Le grand Khan n’a jamais pu la conquérir, car elle est trop éloignée et une expédition entraînerait trop de frais.

Non loin de cette île s’en trouve une autre qu’on appelle Java la mineure[1], elle a cependant 2 000 milles de tour. Elle est située tellement au Sud que l’étoile polaire n’y est pas visible. Elle est divisée en huit royaumes tous indépendants. L’un d’eux s’appelle le royaume de Ferlec. Les Sarrasins y fréquentent régulièrement et ont converti les indigènes à la foi de Mahomet, les habitants de la ville seulement, car ceux des montagnes vivent comme des bêtes, ils mangent la chair humaine et ils adorent le premier objet qu’ils ont aperçu le matin.

Le royaume de Basman touche au royaume de Fellec. Les habitants vivent aussi comme des bêtes, sans aucune règle. Ils se réclament du grand Khan, mais se dispensent de lui payer tribut à cause de l’éloignement. On trouve dans leur pays des éléphants et des rhinocéros. Ceux-ci sont des animaux qui sont presque aussi grands que les éléphants. Ils ont le poil semblable à celui du buffle et les pattes comme celles de l’éléphant. Ils ont sur le front une corne blanche et très grosse. Ce n’est pas avec elle qu’ils frappent, mais avec leur langue qui est munie de dards longs et forts : ils ont toujours la tête tournée vers le sol. Ils se tiennent entre les lacs et les plantations. C’est une bête d’aspect horrible.

Dans le royaume de Basman, on trouve des vautours noirs comme corbeaux et excellents pour la chasse. On y trouve aussi une grande quantité de singes, d’espèces diverses. Les marchands qui en Europe vendent de soi-disant hommes nains qu’ils prétendent venir des Indes content des mensonges. Ce sont des singes de petite taille qui vivent dans cette île. Ils ont le visage semblable à celui d’un homme. On les prend, on les tue, on les épile sauf au menton, puis, après les avoir laissé sécher, on les empaille de façon à leur donner l’aspect humain. Mais il est faux que dans l’Inde ou dans aucune contrée sauvage existe une telle race d’hommes.

Après le royaume de Basman, on trouve celui de Samara. Messire Marco Polo y séjourna cinq mois, retenu par le mauvais temps. Ni l’étoile polaire ni la grande Ourse n’y sont visibles. Pendant leur séjour, Marco Polo et ses compagnons se retranchaient dans des abris en bois pour échapper aux attaques des cannibales.

Les habitants n’ont pas de blé et se nourrissent de riz. En guise de vin, ils usent d’un breuvage qu’ils se procurent de la façon que je vais dire. Il croît dans leur île une espèce de palmier de petite taille. Ils en coupent une branche, puis mettent un grand vase au dessous de l’entaille, le vase se remplit en un jour et une nuit. Ce vin est excellent à boire, il y en a de blanc et de rouge.

Quand on quitte le royaume de Samara, on entre dans celui d’Anguinan. Les indigènes sont idolâtres. Ils ont une coutume très mauvaise.

Lorsque l’un d’entre eux tombe malade, ils font venir les enchanteurs et les consultent sur ce qui doit advenir du patient. Si les enchanteurs disent qu’il doit guérir, on attend la guérison. Mais s’ils répondent qu’il mourra, on fait venir des hommes chargés de cet office qui l’étouffent en lui couvrant de vêtements le visage. Quand il est mort, on fait cuire son corps et tous ses parents le mangent. Ils sucent soigneusement les os pour n’y point laisser trace de moelle, car, disent-ils, s’il restait une parcelle de moelle, elle engendrerait des vers qui périraient bientôt faute de nourriture. L’âme du mort serait responsable. Pour éviter cet inconvénient, ils mangent tout. Ils recueillent ensuite les os dans des coffres qu’ils placent hors de l’atteinte des bêtes. S’ils s’emparent d’un étranger qui ne puisse leur payer rançon, ils le tuent et le mangent.

Dans le royaume de Lambry abonde le bois de brésil. Messire Marco Polo en apporta des graines à Venise. Il les fit semer, mais elles ne germèrent pas, sans doute à cause du climat qui est trop froid.

Auprès du royaume de Lambry est celui de Fansur[2] dont les habitants se réclament du grand Khan. On y trouve le meilleur camphre du monde qu’on appelle le camphre de Fansur. Il est si fin qu’il se vend au poids de l’or. La contrée ne produit pas de blé ; les indigènes se nourrissent de riz, de lait et de viande. Ils boivent du vin de palmier. Chez eux, on trouve une espèce d’arbre très curieuse, qui fournit de la farine bonne à manger[3] ; Ce sont des arbres très grands et très gros, l’écorce en est très fine et l’intérieur contient de la farine en abondance. Messire, Marco Polo a souvent raconté comment lui-même vit ses compagnons recueillir et pétrir cette farine, comment ils en fabriquèrent un pain qu’il trouva excellent.

Des deux autres royaumes de l’île, je ne vous dirai rien, Messire Marco Polo n’y étant pas allé.

  1. Sumatra.
  2. Fansour, dans l’île de Sumatra, est mentionnée dans les relations arabes.
  3. C’est le sagou ou arbre à pain.