Les Merveilleuses Heures d’Alsace et de Lorraine/03

Les Merveilleuses Heures d’Alsace et de Lorraine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 332-375).
LES MERVEILLEUSES HEURES
D’ALSACE ET DE LORRAINE

III [1]
L’AIR DE LA LIBERTÉ


LES ENTRÉES DE STRASBOURG

L’Alsace était, en ces jours singuliers, traversée de mille nouvelles : chaque jour apportait une surprise. Je courais à Colmar et voici qu’à Molsheim je me heurte, — dès l’aube du 22, — à un camarade qui me dit : « Comment Colmar ! Il s’agit bien de Colmar ! L’armée entre aujourd’hui même à Strasbourg, — deux jours plus tôt qu’on ne pensait. On nous y précipite en camions. » On pense si je pouvais balancer.

L’entrée à Strasbourg ! Que de fois bien avant, pendant la guerre et depuis l’armistice même, j’y avais rêvé ! « Il y faudrait, me disais-je, un temps de choix, un ciel d’azur, un soleil d’or, des troupes d’élite, un général illustre auréolé de la plus pure gloire et de belle prestance ; il y faudrait aussi, il y faudrait surtout, je ne dirai point l’Alsace dans la fête de son amour, — de cela je ne saurais douter, — mais amenée par les circonstances à en connaître et à en manifester la plénitude. » Or, dès l’aube, je roulais vers Strasbourg par un temps de choix, sec et lumineux, sur la terre durcie par une gelée qui givrait les arbres de la plaine, sous un ciel d’un bleu charmant éclairé d’un soleil radieux, pour aller voir entrer le général rêvé à la tête des plus magnifiques troupes au milieu d’un enthousiasme dont je présumais bien qu’après ces jours d’attente, il se pourrait bien élever jusqu’au délire. Ainsi vivait-on en ces jours où un bon génie écoutait nos vœux de tous les temps et les réalisait sans en oublier un.

Une entrée à Strasbourg I J’en avais vu une, un jour d’août 1908 et j’en rêvais, tandis que je courais vers la ville reconquise.

Guillaume II, — était-ce après quelques grandes manœuvres, je ne sais, — entendit faire en ce temps-là une entrée ultra-solennelle en « sa bonne ville. » Elle se fit sous mes yeux étonnés ; l’Empereur débarqua de son train et monta à cheval dans la cour de la gare pour gagner par l’itinéraire classique, — à peu près celui que j’allais voir suivre à nos troupes, — le Palais Impérial. Il était dans ce grand costume où son esprit, par tout un côté puéril en son cabotinage, se complaisait parce que s’y mariaient les pièces étincelantes de diverses tenues : celle d’un maréchal prussien, celle d’un chevalier teutonique, celle d’un empereur féodal, celle d’un Lohengrin de grand style : le casque d’or cimé de l’aigle aux ailes déployées, la tunique couverte de plaques de diamants, de rubans, de croix et de médailles, le bâton semé d’aigles sur la cuisse, le cheval royalement caparaçonné, les étriers d’or et, sous le casque-diadème qui semblait menacer le ciel, cet air fatidique, impérieux et comme perdu dans la nue qui était aussi parfaitement affecté que la bonhomie bavarde dont il usait en certains entretiens. Derrière lui, et comme lui à cheval, ce qui était, à mon sens, parure de meilleur aloi et ne manquait point de majesté, ses cinq fils dans tous les uniformes des armées de terre et de mer, et dans un landau l’impératrice Augusta-Victoria entourée de ses fille et belle-fille. Tout autour, l’appareil d’une belle armée et d’une cour qui allait des généraux à panaches blancs aux valets en livrée dorée. Rien ne me refroidit plus qu’un costume ridicule, et celui de cet empereur l’était à mes yeux extrêmement, mais je ne pouvais être refroidi, n’étant, on le pense, en rien échauffé ; seulement, les peuples aiment communément le « grand costume, » d’où la popularité que Franconi a connue ; d’autre part, je répète que ces cinq princes, médiocres individuellement, mais représentants d’une dynastie dont l’avenir paraissait si brillant, avaient quelque allure et s’ils devaient en une ville loyale soulever, ainsi que le souverain casqué d’or, les acclamations, la présence de l’impératrice pouvait par ailleurs, — si peu gracieuse que fût l’expression un peu morne de Victoria-Augusta, — amener, ainsi qu’il arrive tors du passage d’augustes dames, un attendrissement favorable.

Je fus stupéfait, en conséquence, du caractère mortellement triste de cette entrée. Je veux bien que la singulière ornementation de la place de la gare fut pour quelque chose dans mon impression : le mauve étant la couleur préférée de Victoria-Augusta, — ce qui cadrait assez avec son genre de physionomie, — on avait enguirlandé la place de larges banderoles à cette couleur triste ; par ailleurs, devant la gare s’élevaient d’énormes lampadaires de simili-bronze où brûlaient, en flammes vacillantes, de ces punchs verts que nous voyons à Paris s’allumer autour des catafalques riches, et telle chose ajoutait une note lugubre au mauve cher à Victoria-Augusta. Sous le ciel gris, — malchance en ce mois d’août, — le cortège se déroula au milieu d’un silence qu’à l’heure présente même, je n’arrive pas à comprendre ; car la ville regorgeait de fidèles Allemands. Quelques groupes à la vérité essayèrent d’une ovation. Des Hoch ! des Hourra ! s’élevèrent, que l’Empereur ne semblait point entendre ; mais ce fut bien le pire, car on crut entendre une grosse pierre tomber au fond d’un puits profond et, après cette tentative malheureuse, le silence parut plus pesant. Soit que le cortège d’aspect terriblement, arrogamment militaire et un peu féodal déplût à la population civile, même allemande, soit que la réprobation, simplement devinée, de la population alsacienne suffit à « jeter un froid, » l’Empereur, si j’en juge par les six ou sept cents mètres que je lui vis parcourir, dut entrer glacé, en dépit de la saison, au Palais Impérial.

Et ce n’est point la revue du lendemain, — fiasco inattendu et insolite que j’ai raconté ailleurs, — qui le put réchauffer. Je gardais depuis dix ans cette impression singulière d’un souverain entrant en une grande cité de son Empire, — réunie depuis trente-huit ans, — comme en une ville occupée de la veille par ses troupes et où le silence était bien, sinon la leçon des rois, du moins l’avertissement à l’Empereur. C’était pour moi, ce souvenir singulier, un admirable terme de comparaison ; il me préparait à mieux goûter la vision prodigieuse que j’allais avoir sous les yeux.


On entre à Strasbourg, en venant de Molsheim, par un assez long faubourg précédant la porte de Schirmeck. Nous n’avions pas atteint la porte même que mes compagnons et moi étions fixés sur le spectacle, — malgré nos prévisions les plus favorables, — inattendu dont nous allions si pleinement jouir. Sous le soleil déjà brillant de neuf heures, la population revêtait un caractère extrêmement pittoresque : il était constant que la partie féminine de cette population avait entendu primer, par le nombre et l’éclat des costumes, tout ce que nous avions pu voir auparavant : j’estime à dix mille le nombre des « Alsaciennes » qui ce jour-là couvraient les trottoirs de Strasbourg, mais là n’était point l’intérêt essentiel, ni dans le nombre des vétérans à rubans vert et noir qui formaient un beau bataillon, ni dans la cohue des bannières qui déjà se montraient, ni même dans un pavoisement à la vérité magnifique, mais qui n’éclipsait point celui de Mulhouse ni même, toute proportion gardée, celui de Saverne. L’intérêt était dans la surexcitation incroyable de la foule, car à peine notre voiture engagée dans la haie du public qui attendait le général Gouraud et ses troupes, nous recueillîmes les témoignages d’une émotion qui reste indescriptible. Les cris se confondaient, devant de si modestes officiers, en une clameur si continue que celle-ci semblait uniforme, et lorsque nous mîmes pied à terre sur la place Kléber, nous pûmes nous persuader que nous étions en face d’un phénomène aussi écrasant qu’un ouragan déchaîné et que l’éruption, par mille cratères à la fois, d’un formidable volcan. Positivement, le soi tremblait sous nos pas.

Strasbourg « espérait » depuis une semaine et plus les Français dans une fermentation difficile, me dit-on, à imaginer. J’ai dit comment, sans même attendre que fût signé l’armistice, une agitation nettement favorable à la France s’était produite : il avait suffi que l’armistice fut proposé : nul n’avait mis en doute dès le 9 le retour à la Mère-Patrie. Les tentatives de ce pauvre Schwander, — nommé statthalter in extremis, — pour amener l’Alsace à l’autonomie, celles de M. Boehle, député socialiste (Allemand) de Strasbourg, pour faire proclamer l’indépendance, probablement de connivence avec le gouvernement allemand, les menées du sergent Rebholz, du matelot Thomas qui, un instant avaient, du 10 au 15 novembre, tenté d’établir à Strasbourg la république des ouvriers et soldats, tout cela avait augmenté la fièvre sans enrayer le mouvement qui, d’heure en heure grandissant, rejetait spontanément Strasbourg dans les bras de la France. M. Peirottes, député socialiste, mais bon Alsacien, proclamé maire, et l’habile M. Jules Lévy, juge de paix, autre bon Alsacien, nommé préfet de police, en négociant, manœuvrant, gagnant du temps, avaient empêché qui que ce fût de mettre la main sur la ville. Mais il était grand temps qu’on sortît d’une situation fausse et par certains côtés menaçante. Les troupes allemandes repassaient le pont de Kehl, tandis que les drapeaux tricolores sortaient de toutes les fenêtres, mais Strasbourg pouvait, sans force armée, tomber en proie à l’anarchie ou simplement aux bandes de pillards.

Dès le 18, on avait su que, de toutes parts, de Mulhouse à Saverne, l’armée française, triomphalement reçue, était rentrée en Alsace, et la nervosité s’en augmentait. « De sentir que nos frères, espérés, attendus pendant quarante-huit ans, appelés de tous nos désirs depuis quatre ans, étaient sur le sol alsacien, que des villes alsaciennes si voisines leur faisaient fête et que nous, nous ne les voyions pas, on en devenait fou ! » me disait un Strasbourgeois. Des émissaires arrivaient dans tous les quartiers généraux français voisins, venant dire qu’il se fallait hâter, que les Français étaient doublement attendus, car ils apporteraient, avec la liberté, la sécurité. Quant au déchaînement patriotique auquel donnerait lieu l’arrivée de nos drapeaux, on n’en pouvait douter.

Le général Gouraud avait été désigné pour entrer à Strasbourg. L’admirable soldat qui, à tant de lauriers fauchés de Donne heure en Afrique, venait d’ajouter ceux de la Grande Guerre, l’illustre mutilé des Dardanelles, l’homme qui, le 15 juillet, en écrasant l’assaut allemand, avait, sans conteste, écrit le prologue de l’énorme victoire dont les fruits se cueillaient et qui, entre Vouziers et Sedan, en avait hâté le dénouement, s’imposait, et chacun l’avait nommé. Il était à Saint-Dié le 19, mais, n’y pouvant tenir, avait franchi le 20 les Vosges et porté à Obernai son quartier général. Il avait écouté les vœux qui lui étaient si véhémentement exprimés, obtenu du Haut Commandement que l’entrée des troupes, fixée au 24, fût avancée de quarante-huit heures, et tout naturellement, comme un colonel entre à la tête de son régiment, il avait résolu de pénétrer dans Strasbourg à la tête de ses troupes, de les passer en revue sur quelque place, après avoir salué Kléber, et de repartir, en laissant une forte garnison, pour son Quartier général d’Obernai.

Mais la cité entendait bien que cette entrée des soldats de la Grande Guerre et d’un si illustre chef ne fût point simple apparition, mais vraiment la rentrée de la France à Strasbourg et une reprise de possession totale, que, partant, Gouraud parût au palais de l’Empereur désaffecté, à l’Hôtel de Ville refrancisé, et, une fois de plus, les circonstances emportaient les hommes. L’enthousiasme de la foule ferait le reste pour que ce défilé de quelques troupes dans la capitale fût la plus mémorable des entrées de la France en Alsace-Lorraine.

Le 20, la nervosité s’était encore augmentée de l’afflux grossissant des prisonniers français renvoyés par les Allemands et remplissant déjà la cité de leurs uniformes flétris, usés, pitoyables. Ce spectacle émouvant surexcitait les cœurs jusqu’au paroxysme. J’ai dit quel accueil on leur avait fait. Mais, à mesurer les sentiments qu’ils inspiraient, on ne souhaitait qu’avec plus d’impatience les autres soldats, — les vainqueurs de 1918, les libérateurs de l’Alsace. En attendant, comme à Metz le 18, les pavés se soulevaient : la statue colossale de Guillaume Ier roulait de son socle devant le Palais Impérial, et à coups de marteau, on achevait le vieil Empereur : sa tête était portée par des étudiants en délire devant la statue de Kléber, car ce grand soldat de France, en attendant Gouraud, Pétain, Foch, devenait tous les jours davantage le centre des sympathies tourbillonnantes. Mais n’allaient-ils pas enfin arriver ?

Or soudain, le 21, à dix heures du matin, très simplement, un peloton de quarante hommes du 25e de ligne commandé par le capitaine Muller, était apparu, sans tambours ni trompettes, sur la place Kléber pour prendre possession du corps de garde où, tant et tant d’années, on avait vu, sous le regard du vainqueur d’Héliopolis, la garde montante allemande relever, au pas de l’oie, la garde allemande descendante. Cette fois la garde allemande était bel et bien relevée, et pour toujours, à l’alerte pas de France.


Ç’avait été sur la place une stupeur joyeuse, puis un remous terrible : à grand’peine la petite troupe bleu horizon s’était frayé un passage. Arrivé devant la statue, le capitaine Muller avait aligné sa troupe, salué du sabre Kléber et fait présenter les armes au bronze : minute solennelle : devant le grand soldat de la Révolution, pour la première fois depuis près d’un demi-siècle, des baïonnettes françaises scintillaient. Les braves Bretons du 25e de ligne avaient alors occupé le poste et dans la journée, avant-garde de l’armée Gouraud, le 25e tout entier et le 12e hussards étaient, par petits paquets, entrés dans la ville et avaient occupé les postes ; aucune solennité excessive : le colonel Bordeux, du 25e, avait été, en quelques mots, salué par un des patriotes alsaciens, Fritz Kieffer, tandis que, l’écharpe tricolore sur l’habit, le préfet de police provisoire Jules Lévy s’en était venu régler avec le colonel les détails de l’occupation. La foule, presque ahurie à force, d’être satisfaite, assaillit officiers et soldats souriants et cordiaux.

Mais la masse de la population n’avait appris que dans la soirée l’arrivée inopinée de cette grosse avant-garde, et n’ayant pu acclamer les premiers soldats de France entrés si subitement, s’était, dès l’aube du 22, portée dans les rues : lorsque nous arrivions nous-mêmes, précédant d’une heure le général Gouraud, nous la trouvions tourbillonnant de la place ci-devant impériale, où, disait-on, Gouraud assisterait au défilé de ses troupes, à la place Kleber où, évidemment, il voudrait saluer la statue, et du Broglie, — qu’on n’appellerait plus Broglieplatz, — aux rives de l’Ill, puis, sur les indications que donnaient les soldats du 25e formant haie, refluant vers la porte de Schirmeck par où évidemment entrerait le vainqueur du 15 juillet.

Les abords de la porte présentaient, quand j’y arrivai, l’aspect le plus chatoyant ; car le bruit, mal fondé, que là aurait lieu la réception du général par le corps municipal, y avait attiré, avec les vétérans formant une belle masse de vieux Alsaciens chenus, avec les pompiers groupés autour de leur bannière, avec des étudiants arborant fièrement le béret des Universités de France, avec une masse de délégations enrubannées de tricolore, ce que je n’ose plus appeler des groupes, mais ce qu’il faut appeler une foule presque compacte de papillons alsaciens. C’était par milliers qu’ici ils se comptaient ; noirs, simplement ornes de la cocarde où brodés richement d’une gerbe de coquelicots, marguerites et bleuets, écarlates ou chamarres de mille couleurs, ils dominaient la foule de leurs coques énormes et y mettaient un chatoiement ailé. Le reste des atours augmentait ce chatoiement, fichus multicolores, corsages pailletés, jupes vertes, rouges, brunes ou orange, tabliers de soie brodée, — sans parler des minois eux-mêmes, figures où, du front aux lèvres, éclatait une joie franche, où tout riait, des yeux aux dents. Ces bataillons d’Alsaciennes étaient descendus avec nous, entre la haie des soldats impassibles, comme un fleuve tumultueux entre des rives de granit, se heurtant à ce bord immobile et remplissant, jusqu’à le déborder parfois, le lit qui lui était préparé. Que nos bleuets du 25e petits Bretons ou Normands, restassent tous impassibles devant le flot chatoyant qu’ils contenaient, je ne le jurerais pas : il me parut qu’ils souriaient tout doucement, mais sans broncher autrement : ils entendaient donner de la discipline et de la tenue françaises une « riche idée » à la capitale alsacienne.

Près de la porte, le fleuve s’épandait en une nappe magnifique : déjà, tant l’impatience d’acclamer était grande chez ces jeunes personnes, les mouchoirs s’agitaient avec de grands cris devant les officiers descendant comme nous du centre vers le faubourg ou au contraire précédant par groupes le général Gouraud vers la place ci devant de l’Empereur.

Soudain, du faubourg, des sons se firent entendre, des fanfares et, par-dessus la tête des musiciens, on aperçut, derrière l’escorte de spahis, le général Gouraud, sur son cheval bai.

Il avait revêtu l’uniforme khaki d’Afrique, entendant indiquer par là qu’il était, même en ce jour, soldat en campagne : seule, la plaque d’argent mettait son éclat mat sur cette tunique si simple. Ce fut un mouvement d’étonnement dans la foule : « Comme il est jeune ! » Le général est bien le plus jeune de nos commandants d’armée, mais en outre ses yeux bleus, où semble se jouer un rêve, et sa longue et mince barbe châtain, donnent à sa physionomie quelque chose de singulier et d’imprévu, et la foule en restait saisie et d’ailleurs séduite. La manche droite vide pendant le long du corps entraînait par ailleurs une émotion profonde et attendrie. Tel quel, il était peut-être, physiquement et moralement, — car son rôle magnifique en la dernière bataille de France se savait, — le chef le plus propre à surexciter un sentiment déjà prêt à se monter, en face de quelque chef français que ce fût, jusqu’au plus haut diapason.

Derrière l’état-major de la 4e armée, le général Vandenberg, commandant le 10e corps, précédait la 20e division (général Desvoyes) et la 131e (général Chauvet), et sa physionomie très française, avenante, souriante, déchaînait derechef la tempête d’acclamations, qui, soulevée par Gouraud, n’avait guère eu le temps de se calmer.

De Gouraud j’entendis dire, le soir : « Il a l’air d’un chevalier-moine ; » de Vandenberg : « Il ressemble à Henri IV. » C’étaient deux aspects qui, encore que différents, reléguaient l’un et l’autre, comme figures de cauchemar, dans le passé les « têtes carrées » des généraux a hautement bien nés » de l’Empire germanique. « Enfin, monsieur, me disait un brave homme dans son exaltation, enfin, monsieur, est-il possible de penser que le même Créateur a fait le général Gouraud et le général Ludendorff ? » Je laisse cette pensée, peut-être audacieuse, aux méditations des exégètes. Elle donne simplement la note à laquelle était montée la foule, dans ses éléments les plus raisonnables.

C’est au milieu de cette sympathie vite muée en une sorte de tendresse exaltée, que Gouraud s’avançait, droit, haut, grave, l’œil un peu fixe, à travers les avenues, les ponts, les rues, les places de Strasbourg reconquis, ne s’arrêtant que devant Kléber qu’il saluait d’un geste magnifique. Le ciel était pur, l’air hivernal bientôt adouci, le soleil brillant ; les drapeaux par milliers s’agitaient doucement à la brise fraîche d’une merveilleuse matinée ; les fleurs, à la vérité moins abondantes qu’à Mulhouse, tombaient en gerbes énormes ou en petits bouquets autour du cheval, et aux acclamations formidables qui s’élevaient des trottoirs répondaient celles des croisées où s’agitaient mouchoirs et écharpes ; parfois c’était comme un chant d’amour mouillé de larmes, parfois comme une clameur stridente de joie, parfois c’était une sorte d’ « ouragan, » — le mot fut dit par un journal allemand, — un ouragan qui faisait s’agiter les drapeaux, si formidable que, de leur aveu, l’écho de cette tempête allait chercher au fond de leur appartement reculé, toutes fenêtres et portes closes, les Allemands de Strasbourg désespérés.

Les soldats suivaient, aussi acclamés que les grands chefs. « Réception triomphale, écrit l’un d’eux, les paquets de cigarettes pleuvaient des fenêtres, — et les fleurs. » « En arrivant à la porte de la ville, écrit un autre, la musique a joué la Marseillaise. Aussitôt de toutes parts s’élève un immense cri de Vive la France ! Quand le drapeau passa, ce fut bien pis (sic) : jusqu’à ce moment on avait pu marcher en ordre, mais la foule suivant de toutes parts, impossible de marcher ; nous étions portés ; le général fut porté en triomphe jusqu’à la place. » Le fait est que, la haie sans cesse ébréchée, le cortège s’était bigarré : les vétérans, les pompiers y avaient pris des places, puis de jeunes Alsaciens qui, à cheval, étaient venus, dans un nuage de rubans tricolores, saluer d’un ample geste de leurs grands feutres noirs le général devant la porte ; enfin et surtout les groupes d’Alsaciennes qui maintenant, formant des bataillons réguliers et charmants, marchaient au pas de Sambre-et-Meuse et de la Marche Lorraine. Quelques-unes, plus hardies encore, avaient emporté d’assaut une pièce de 155, qui, à la vérité, portait l’étiquette Alsace, puis, encouragées par les rires des conducteurs, escaladé dix autres canons et, soulevant des acclamations joyeuses, traversaient la ville assises sur le bronze.

Le palais impérial de Strasbourg est une bâtisse affreuse dont le style composite et les allures ambitieuses trahissent l’esprit d’un règne. Dominant la place de l’Empereur, que bordent les autres palais du régime, il tient de la caserne, du chalet, du grand magasin de nouveautés et de la demeure d’un burgrave ; il est par là le symbole de l’Empire. Sur son faîte, des hérauts de bronze, de style germanique, tenaient, lorsque l’Empereur était là, le drapeau à l’aigle noir. Un jour dans une boutade dont j’admirai l’esprit, Anselme Laugel m’avait dit, — notez que c’était en 1912 : — « Je ne sais trop ce que vous pourrez en faire. »

Pour le moment, on en avait fait une tribune magnifique pour regarder passer des soldats de France : des marches du perron où attendait, debout, le nouveau haut commissaire de la République, M. Maringer, entouré de notabilités locales, à toutes les fenêtres, tous les balcons, toutes les corniches, le palais impérial regorgeait de monde : des officiers tout de bleu ou de kaki vêtus, des Alsaciennes en tenue classique, des centaines de gens enrubannés de tricolore mettaient sur le gris morne de la pierre une note que Guillaume II n’avait sans doute point rêvée, pas plus sans doute qu’il n’avait prévu que les hérauts germains de bronze lèveraient si haut en leurs mains réunies cet énorme pavillon -tricolore qui, sur le ciel bleu, prenait-une allure victorieuse, — et ironique.

La place, à l’arrivée de Gouraud, se souleva comme une mer en furie : de l’Université jusqu’au Palais, elle boulait depuis une heure dans l’attente ; lorsque les premiers cuivres, de loin, s’entendirent, elle se démonta, d’autant que la cascade des acclamations jaillissant et descendant du palais venait en quelque sorte alimenter cet océan. Sur le socle de la statue de « l’inoubliable grand-père, » dont les débris gisaient à terre, des jeunes gens agitaient sans se lasser des drapeaux tricolores.

Gouraud, devant le palais impérial, regarda défiler les deux belles divisions Desvoyes et Chauvet. Chaque drapeau s’allant placer, le corps passé, derrière le général, sa silhouette se détacha bientôt sur un fond de soie tricolore formant autour de cette physionomie de soldat comme une auréole naturelle.

Le grand chef, gagné par l’émotion, augmentait de la sienne, très visible, celle de la foule, et lorsque, après avoir embrassé les drapeaux, il gagna, le défilé terminé, le perron du palais, une folle acclamation s’éleva derechef. Alors un tribun s’avança, Fritz Kieffer, dont la voix s’éleva, disant la joie de ce peuple en délire et le merci des Français libérés aux soldats libérateurs ; ce qu’il dit, peu l’entendaient, mais, voyant le haut commissaire et le général lui-même essuyer leurs yeux d’un doigt nerveux, la foule en conclut que les cœurs se dilataient ; une nouvelle vague d’émotion parcourut l’immense place, et tandis que des dames de la Croix-Rouge apportaient au général le drapeau de soie pâlie qui avait figuré aux obsèques de Kléber, la Marseillaise éclata.

En ce Strasbourg où, pour la première fois, il a jailli du cœur d’un soldat inspiré, l’Hymne à l’armée du Rhin prend sa plus belle allure, — et il empruntait un prestige de plus à ce que, né à Strasbourg, il était dans Strasbourg, depuis un demi-siècle, proscrit. La minute où, pour la première fois, il s’élevait, en un mode exaltant où les larmes se mêlaient aux sourires, la flamme des regards au mouvement inspiré des bras, la minute où libérateurs et libérés chantaient avec « la Liberté chérie » l’ « Amour sacré de la Patrie » et la chute de « l’étendard sanglant de la tyrannie, » cette minute était si solennelle que nul n’était plus tenté d’estimer emphatiques ou ampoulées les traditionnelles paroles du chant de guerre de 1792.

C’est qu’à cette heure, Strasbourg participait très précisément, — et tous ceux que la ville embrassait, — à l’état d’esprit de la Révolution. C’était, ce 22 novembre, un jour où se mariaient la force et l’amour, la vengeance satisfaite et la reconnaissance éperdue, la haine des tyrans et de folles espérances ; en cet état d’esprit je trouvais tout à la fois celui de 1789 et celui de 1792 ; il y avait dans les embrassades émues et parfois. frénétiques, qui confondaient les classes et les rangs, des ressouvenirs de la Fédération et, dans le feu qui courait dans les veines, des reflets des grandes guerres libératrices dont le Rhin avait vu passer les ardents bataillons. Il y avait aussi le sentiment que la France, une fois encore, venait d’accomplir ses destinées deux fois millénaires, puisque, sur les ailes tout à la fois de la victoire et de l’amour, elle atteignait les bords du Rhin, et qu’un grand destin, peut-être pour toujours, s’achevait. Un sentiment religieux, d’un ton. peut-être moins grave qu’à Metz, se mêlait à ce soulèvement des âmes. Devant le vieil empereur renversé, ce bronze brisé, ce socle vide, on était tenté de chanter le « Deposuit potentes de sede » ; et peut-être le texte primitivement évangélique du Ça Ira :


Ça ira, ça ira,
Suivant les préceptes de l’Évangile,
Celui qui s’abaisse on l’élèvera,
Celui qui s’élève on l’abaissera.


Brusquement, pour donner un commentaire pratique à ce refrain, nous pénétrâmes dans le palais impérial. Si ç’avait été pour la satisfaction de nos yeux et de notre goût, ç’eût été grande erreur, car tout y est fort laid. Mais c’était simple prise de possession : le rapide passage à travers ces appartements impériaux ressemblait à la brusque et dédaigneuse promenade d’un conquérant. Puis, le cortège, sortant du palais, se porta, à travers une foule prodigieusement soulevée, à la mairie où Strasbourg acheva de se mettre dans les bras de la France.

Lorsque, le 23 octobre 1643, Condé s’était présenté à ce même hôtel de ville, « Messieurs de Strasbourg lui ayant fait la révérence, » lui présentèrent « un char de vin, un d’avoine et l’un des plus beaux poissons qu’on eût pu rencontrer. » M. Peirottes, maire socialiste de Strasbourg, ne reçut point le vainqueur de Vouziers avec la même pompe que « le Magistrat » de Strasbourg avait mis à saluer le vainqueur de Rocroy. Mais, ayant fort bien harangué le général et le Haut Commissaire, il nous offrit sinon un char de vin, du moins d’excellent vin du cru et sinon le plus beau poisson du Rhin, du moins d’excellentes tranches de jambon. Mais le plus beau de ce petit banquet fut servi par la foule qui, sur le Broglie, se déchaînait derechef. Le général ayant paru au balcon et des cris s’étant élevés de « Vive Gouraud ! » celui-ci cria : La Marseillaise ! Alors trente mille voix entonnèrent l’hymne : le refrain en remplissait l’air, les ondes allaient frapper à l’autre extrémité des cours, les murs de la maison du maire Dietrich où, un soir de 1792, le capitaine Rouget de Liste, se levant soudain, avait, l’œil en flamme, entonné « Aux armes, citoyens, formez vos bataillons ! »

La soirée fut proprement enivrante. Les soldats maintenant Lâchés fraternisaient, mais avec la même décence qu’à Metz, avec les Alsaciennes : des cortèges se formaient, grossissaient, se déformaient en joyeuses rondes, se reformaient en joyeuses bandes, passaient, repassaient. Vers dix heures, on dansait partout : « Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés. » Et le fait est qu’ils étaient coupés, et quels lauriers ! Et si, pris soudain dans le remous, on entendait chanter « Belle, entrez dans la danse, » on y entrait de bonne grâce, si tant est qu’on vous laissât licence de n’y point prendre place.


La fête ne pouvait finir en quelques heures. Strasbourg, qui s’était endormi dans la joie, se réveilla dans la joie. Et il en devait être ainsi tous les matins. Aussi bien, puisque l’on annonçait pour le 24 la visite du maréchal Pétain et une entrée plus solennelle encore, à quoi bon reprendre haleine ? On s’allait, trois jours, amuser princièrement. Strasbourg était comme toute ville « allemande » sous le régime des restrictions sévères et avait comme toute « ville allemande, » connu de dures heures. Mais si les perquisitions eussent été poussées un peu loin, on eût, en 1917, en 1918, trouvé dans maint foyer alsacien un sac de farine blanche, une provision de sucre, une réserve de jambon, des bocaux de confiserie, une belle terrine de foie gras ; c’était pour le Français qu’on hospitaliserait un jour. Quand ? peu importait ! C’est ainsi que, ce 23, on put festoyer dans une ville qui, huit jours avant, semblait menacée de famine. Les kugelhofs se pétrirent, les entremets se cuisinèrent, les choucroutes se garnirent, le foie gras apparut. On se disputait les officiers et plus d’un déjeuna, ce midi-là, bien familièrement, chez des gens dont le nom, une heure avant, lui était inconnu. C’était le même Strasbourg qui offrait à Condé, « l’un des meilleurs poissons qu’on eût pu rencontrer. »

A six heures du soir, la fête reprit son allure de fête publique : retraite aux flambeaux formidable, — l’ennemi eût dit : colossale. Six musiques de loin l’annoncent, la conduisent et la scandent : plus de cent mille personnes (le chiffre me fut garanti) la composent et la gonflent ; les fanfares semblent prises d’exaltation : jamais les cuivres n’ont à ce point retenti et la foule reprend, lorsqu’ils jouent, le : Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine, avec une sorte de fureur vengeresse et triomphante.

La retraite elle-même, éclairée, fortement par les torches, a l’aspect le plus singulier : tous les papillons de la veille, bien entendu, ont reparu ; rouges, crèmes à fleurs rouges, noirs, ces fleurs tricolores, et ces papillons, un peu affolés, papillonnent sur un parterre bleu horizon ; disons que chaque Alsacienne a un poilu pour chaque bras. Mais on voit en ce fantastique cortège d’autres éléments singuliers : voici les prisonniers revenus dans la tenue que j’ai dite, mais des prisonniers fortement refaits déjà par l’hospitalité de la table et du lit, des prisonniers ivres de joie, grisés par le brusque changement et qui, partant, me sont point les moins allègres : enfin, depuis quarante-huit heures, les Alsaciens renvoyés des rangs allemands refluent en plus grand nombre ; enveloppés encore, — comme d’une tunique de Nessus, — de l’uniforme du feldgrau, ils ont entendu, ne pouvant l’arracher, le dénaturer par une abondance de rubans tricolores qui, sur ce vert-gris ennemi, fait le plus singulier effet. Et, pêle-mêle, ils se donnent le bras ; soldats bleus et soldats vert-gris, prisonniers d’hier, libérateurs, libérés, étudiants à bérets, jeunes filles à papillons, vétérans le chapeau de soie en arrière et conscrits enrubannés, tout cela coule en un fleuve coloré, bruyant, roulant dans ses flots des paillettes étincelantes, dans un bruit de baisers que couvrent les Sambre-et-Meuse, les Marseillaise, les Madelon et les Chant du Départ.

Tout autre spectacle : une salle de concert, vaste et toute de tricolore tendue ; les bourgeois de Strasbourg ont convié les officiers à une fête de bienvenue. Ce doit être, après les discours de Kieffer, une suite de chants et de poésies ; on y lit, entre deux verres de vin du Rhin, un télégramme du président Poincaré, écouté avec une sorte de tremblement religieux et, pour la dixième fois, on réclame la Marseillaise. Une cantatrice alsacienne la chante ; on reprend en chœur le refrain. Lorsqu’on arrive au couplet : « Amour sacré de la patrie, » on sent une salle soulevée : les mains droites se lèvent comme pour porter à un trône la « Liberté chérie. » Quel parterre ! Quelles corbeilles de fleurs ! ces jeunes filles et jeunes femmes dans les atours traditionnels et ce monde d’officiers joyeux ! Comment tout cela eût-il pu finir sans qu’on s’enlaçât pour la valse ? Voici que se réalise l’estampe légendaire et longtemps fabuleuse, — et si lourdement raillée par l’Allemand : l’Alsacienne au flot de rubans noir valse avec le jeune officier français ; l’orchestre a déchaîné la danse, la danse ne fait plus grâce à l’orchestre ; elle ne lui fit grâce que bien peu avant l’aube.

Quiconque, journaliste, officier, arrivait ce soir-là à Strasbourg, restait éberlué. La ville semblait folle : nous avions vu depuis l’entrée de Gouraud grandir cette belle folie qui était faite dès la première heure des sentiments les plus forts que le cœur humain puisse connaître, mais qui s’était exaltée de la vue du grand chef, admirable et aimable, surexcitée de la vue des soldats beaux et bons enfants, nourrie de sa propre joie et portée au paroxysme. On ne pensait point se calmer ; on ne le voulait point ; on avait pleuré des années, on pouvait bien rire des jours. Lorsque, le dimanche 24, étant allé passer la journée au pied de Sainte-Odile, argentée par une nuit de jolie gelée, je revenais, ce troisième soir, à Strasbourg, je trouvai encore des bals improvisés aux carrefours.

La cité demeurait saisie elle-même du spectacle que, depuis trois jours, elle donnait. « Nous avons été les premiers étonnés de cette explosion, me confiait un habitant. Cela tient à ce que nous ne vous retrouvions pas seulement, nous nous retrouvions nous-mêmes. Tant de jours où nous n’osions plus nous regarder les uns les autres ! Cette magnifique manifestation collective n’a été que la réunion de nos manifestations individuelles. Chacun de nous était si content ; il se trouva que nul ne l’était plus que le voisin : voilà. Et cette communion dans le sentiment le plus fort a, presque autant que votre retour, porté au comble notre joie. » Une Strasbourgeoise, dont on a bien voulu me communiquer la lettre, écrivait : » Nos Strasbourgeois, d’ordinaire si calmes, si résignés, ont dépassé tout ce que je pouvais imaginer. C’est l’explosion formidable d’un feu qui a longtemps couvé sous la cendre. »

Et déjà Strasbourg se préparait à recevoir le général en chef. Des fêtes qui, le 23, le 24, continuaient » on me disait : « Ce sont les premières vêpres de Pétain. » Mais la fête promettait d’être plus grave : on organisait l’entrée du grand chef avec le souci qu’elle fût plus solennelle, d’un appareil militaire plus considérable et d’une marche moins échevelée, — risquât-on de la rendre moins pittoresque.

Et le maréchal irait, après la grande revue de la « place de la République, » à la mairie, mais aussi de la mairie à la cathédrale, et ce seul article du programme lui donnerait un plus auguste caractère.


Il sembla que, le 25 au matin, le temps, qui avait été souriant et, si j’ose dire, guilleret pour l’entrée de Gouraud, comprît que l’heure était plus solennelle et se mît à l’unisson. Le ciel un peu bas formait une voûte d’un blanc pâle, opaque, un ciel où la neige resta vingt-quatre heures en suspens ; et le verglas paraissant menaçant, l’entrée s’allait faire en voiture découverte, ce qui est moins plaisant, mais d’allure plus princière.

Le fait est qu’à une heure, au moment où je vis le maréchal franchira son tour la porte de Schirmeck, le cortège avait un caractère singulièrement moins militaire que celui du 19 à Metz, que celui du 21 même à Strasbourg. Le maréchal avait fait asseoir à sa gauche le général de Castelnau, — hommage à l’admirable chef sous lequel il avait servi et en qui, j’y reviendrai, Colmar venait de saluer l’un des types les plus accomplis des grands soldats de notre histoire. Le vainqueur de Nancy entra donc à Strasbourg à côté du vainqueur de Verdun, et tout à l’heure on allait voir derrière le maréchal se ranger Fayolle, Maistre, Gouraud, Debeney, Humbert, presque toute la pléiade des grands chefs qui depuis le printemps de 1918, dans la défensive et dans l’offensive, avaient mis en déroute les plans allemands. Dans le cortège même, Gouraud seul représentait, avec le major général des armées, le général Buat, cette illustre escorte qu’on allait voir surgir aux côtés de Pétain sur la place de la République.

Derrière celui-ci, une magnifique suite de troupes ; la célèbre 38e division Dufieux étalant fièrement ses fourragères d’élite, la 131e Chauvet, tout entière, déjà acclamée le 22 et après ces régiments de blancs et de noirs, des troupes asiatiques, des territoriaux, de l’artillerie de montagne, la 60e division Jacquemot, les lourds canons à tracteur, les chars d’assaut, le 13e hussards. Et quand Pétain fut parvenu sous une assez belle pluie de fleurs et au milieu d’acclamations (dont il me parut qu’elles étaient moins folles que celles du 22), devant le palais ci-devant impérial, j’eus l’impression que nous allions assister au défilé de troupes le plus enlevé qu’homme au monde eût jamais vu. Et mon attente ne devait pas être déçue.

La 38e, l’ancienne division Guyot de Salins, est une division illustre : deux de ses régiments, zouaves et tirailleurs, portent une fourragère rouge gagnée dans les grandes batailles depuis 1914 : son bataillon de chasseurs vaut ces troupes d’élite. Mais à vrai dire, on songeait peu à établir des bilans : tout ce qui allait défiler là, ces vingt unités, zouaves, tirailleurs, fantassins de ligne, tirailleurs annamites, braves territoriaux du 84e, les soldats de l’artillerie lourde et de l’artillerie d’assaut, apparaissait aux Strasbourgeois comme un microcosme merveilleux de notre splendide armée, et c’était l’Armée française entière que, sans nous lasser, nous acclamions.

Parfois un détail surexcitait l’ardente et tendre curiosité de la foule : les chasseurs passèrent devant le maréchal, vieux chasseur à pied lui-même, à une allure telle qu’on disait près de moi : « Ils volent ; ils ne touchent pas le sol, » et d’ailleurs leurs clairons sonnaient à réveiller des morts.

Le son bizarre, sauvage et grêle, de la nouba, signalant de loin l’arrivée des tirailleurs, fit passer un singulier frisson : c’était comme un écho des sables d’Afrique, et quelques vétérans alsaciens la saluèrent avec des larmes, comme s’élevant du lointain passé des gloires algériennes. Les jaunes eurent un amusant succès de bizarrerie, mais les pépères de la territoriale soulevèrent un grand concert de sympathies cordiales ; de quelques-uns, corpulents, grisonnants et d’ailleurs en belle forme, quelqu’un disait : « Ils sont trop ressemblants : on les a choisis. » Les tracteurs énormes, défilant avec une majesté redoutable, et les chars d’assaut, petits monstres animés d’une vie mystérieuse et anonyme, furent cependant peut-être les plus acclamés. Une jeune fille à papillon cria fort spirituellement : « Voilà nos libérateurs ! » Mais je ne sais pas de corps, et particulièrement point de drapeau, qui n’ait recueilli sa part des acclamations parfois rugissantes qui, à certains moments, remplissaient la vaste place. Et l’acclamation se fit transport quand, les derniers hussards passés, Gouraud s’avançant, l’épée à la main, pour venir saluer le Maréchal, celui-ci, lui tendant les bras, le serra longuement, fortement sur sa poitrine. Quel groupe ! Deux grands soldats s’étreignent devant le palais de cet Empereur qu’ils ont, avec ces autres grands soldats qui se tiennent à leurs côtés, Castelnau, Fayolle, Maistre, Debeney, Humbert, tous jeté bas.

Le Maréchal est, je le rappelais tout à l’heure, un ancien chasseur à pied ; il en a gardé le pas ferme et rapide, et l’on s’en aperçut aussitôt, car, dédaignant sa voiture, brusquement, il prit à pied le chemin de l’Hôtel de Ville, nous entraînant tous à une telle allure que nous y arrivâmes avant le maire et y pénétrâmes sans plus de cérémonie.

M. Peirottes nous y rejoignit quand déjà le maréchal avait paru au balcon, salué par une folle acclamation. Le maire de Strasbourg se fit derechef l’interprète de la joie d’un peuple fidèle devant la rentrée des frères libérateurs et l’orgueil qu’éprouvait la ville à voir dans ses murs le « sauveur de Verdun » : « Depuis les jours du printemps de 1916, alors que les flots d’assaut teutons se brisaient si piteusement devant les rochers de granit de la noble forteresse de la Meuse, le nom de Pétain s’est incrusté en lettres ineffaçables dans tous les cœurs alsaciens. » Le Maréchal, redressé encore par l’émotion, si pâle qu’il semblait de marbre dans sa grande capote bleu clair, prit la parole de cette voix un peu basse, mais incisive qui nous est familière. Ce qui, dans son court discours, retentit le mieux, ce fut la phrase qui, le soir, se colportait dans toute la cité : « Un million et plus de Français sont morts pour la patrie ; s’ils pouvaient se relever aujourd’hui, ils nous diraient qu’ils se recouchent heureux dans leur tombe, puisque l’Alsace est redevenue française. » Moment sublime : c’est le Debout les morts ! du grand chef. Les a-t-il assez pleurés, ces enfants tombés, lui dont le souci le plus obsédant était de ménager les vies ! Les a-t-il assez souvent réclamés à la mort qui les lui avait arrachés quand avec angoisse il voyait les bataillons ennemis déferler ! Et maintenant il les redresse, il veut qu’ils soient une minute son escorte, son armée en ce Strasbourg qu’ils ont libéré, et, se tournant vers eux, il leur dit avec cette émotion qui fait passer en nos moelles un frisson douloureux et glorieux tout ensemble : « Mes enfants, voici votre œuvre ; dormez en paix ! »

La même note grave retentit lorsque, à toute volée, les cloches sonnant dans la tour de la cathédrale, le Maréchal, les généraux pénétrèrent dans la sombre basilique.

Le grand chef s’y était porté avec la même impétuosité qu’une heure avant, à l’Hôtel de Ville, et le groupe prestigieux qui l’entourait fit dans la nef bondée de fidèles exaltés une entrée brusque qui ne manquait pas, il faut l’avouer, de caractère. Il fallut cependant s’arrêter net devant les chapes d’or du clergé métropolitain rangé, — je ne dirai point en bataille, il s’en fallait de tout, — à l’entrée même de l’allée centrale. Jadis le Grand Roi avait été reçu là, premier souverain de France qui s’y présentât, par le haut et puissant évêque prince Egon de Furstenberg, qui avait chanté le Te Deum parce que la France atteignait le Rhin. « Gallia Germanis clausa. » Le Maréchal ne trouvait point d’évêque devant lui, encore que Strasbourg en comptât deux ; mais l’un est Allemand et l’autre « pire, » ainsi que j’ai entendu un bon catholique strasbourgeois s’exprimer, car ce fils d’un soldat de France s’est mis dans le triste cas de ne pouvoir venir, sans craindre une avanie, saluer le grand soldat de France qui se présentait là. Ce n’est pas le fait des bons Français qui composent le chapitre ; leur doyen, le chanoine Schickclé, prend la main du maréchal, le chanoine Gass celle du général de Castelnau, et suivis de cinq ou six cents officiers, ils les conduisent aux premières marches du chœur où le chanoine Braun de Freundeck entonne le Te Deum : « Nous vous louons, ô Dieu, et nous vous reconnaissons pour le souverain Seigneur... Saint, saint, saint le Seigneur Dieu des armées... La brillante armée des martyrs célèbre vos louanges... Seigneur, sauvez votre peuple et bénissez votre héritage... » Les hauts oriflammes ‘tricolores pendent de la voûte, frémissent sous le souffle puissant de l’orgue et des voix.

Et les souvenirs passent comme des chevauchées de guerriers ; Condé, Villars, Broglie, Louis XIV, Napoléon, les maréchaux de tous les régimes jusqu’à l’heure où, l’admirable cathédrale fermée à nos actions de grâces, et les actions de grâces nous étant partout interdites, on ne fit plus de maréchaux de France. Tout ressuscite à la gloire, car Dieu a fait sentir son bras.

Cohue magnifique à la sortie ; on marche littéralement sur les commandants d’armée. Sous le porche, longtemps, attendant sa voiture, l’un des grands soldats, un des plus beaux, un des plus nobles de la Grande Guerre, est entouré, acclamé. « Qui est-ce ? me demande-t-on de toute part. — Le vainqueur de la Somme, le commandant des trois armées qui ont livré la grande bataille dernière, Fayolle. — Vive Fayolle ! Vive Fayolle ! » Et si Gouraud, à son tour, s’aperçoit, (pour qui Strasbourg a maintenant les yeux de Chimène pour Rodrigue) : « Vive Gouraud ! » Voici le joyeux commandant du 2e corps, le général Philippot. « Où est votre Quartier Général, mon général ? — - A Reichshoffen ! — A Reichshoffen ! Vous avez l’air de trouver cela très naturel. C’est admirable. — Mais je trouve cela très naturel. »

Le « Grand Quartier » tout entier avait accompagné le maréchal commandant en chef et partait avec lui dès le soir. Ce dut être pour ces officiers l’impression d’un rêve, — ces six heures de soirée, — entre le Te Deum de la cathédrale et le départ du train spécial, car Strasbourg derechef entrait en joyeux délire : ce fut la soirée du 22 avec quelque chose de plus magnifique, cortèges enrubannés, rondes folles, bals improvisés sous les énormes drapeaux, sous les guirlandes fleuries, sous les girandoles de flammes, à la lueur des torches, au son des musiques ; chaque soldat a derechef Suzel à un bras, Liesel à l’autre, et je vois un général qui ne laisse pas ses soldats lui en remontrer sur ce point non plus que sur aucun autre.

Mais quelle aimable galanterie : un sentiment très doux, très sain, court en cette foule en liesse ! » Nous avons du soleil dans le cœur, » disent les jeunes filles. Le fait est qu’elles rayonnent. Déjà le Maréchal a quitté Strasbourg, la cathédrale frémit cependant encore des échos du Te Deum, les places de celui de mille Marseillaises. Dans les cœurs alsaciens se garde le souvenir du beau soldat qui, à la fois si digne et si abordable, a traversé les places et les rues d’un pas si jeune, si preste. « Les troupes, écrit une Strasbourgeoise, sont admirables de tenue et de vigueur ; les chefs sont d’une simplicité d’allure et d’un abord si aimable qu’ils ont conquis tous les cœurs. »


Et le lendemain montèrent solennellement vers le Très Haut les remerciements d’une ville religieuse : la Cathédrale, le Temple Neuf, la Synagogue s’ouvrirent à des services d’actions de grâces. De nouveau devant un parterre bleu pâle de cinq cents officiers, de milliers de soldats, un chanoine entonna le Te Deum sous le haut vaisseau de la vieille cathédrale ; de nouveau un chanoine dit la joie des âmes devant le miracle que Dieu avait fait pour son peuple : car aux Gesta Dei per Francos répondaient les Gesta Francorum per Deum. Au temple, ce fut grosse émotion quand le vénérable pasteur Gérold, patriote alsacien constamment persécuté, privé de la parole dès 1914 pour discours « séditieux, » condamné, — à quatre-vingts ans, -— à la prison pour avoir secouru des prisonniers français, monta en chaire et, dans un discours vraiment sublime en sa simplicité, montra Dieu frappant les coupables et faisant éclater sa justice. Après le Te Deum de la cathédrale, j’avais tenu à assister au discours de ce grand chrétien ; je le vis tel que je me le figurais, l’œil doux et le front têtu, — de ces hommes qui montèrent au bûcher, le regard assuré et confiants dans le triomphe de leur cause. Et je vis aussi à la synagogue enguirlandée de roses rouges et de rubans tricolores, après que se fut élevé l’exaltant Cantique de David devant Saül, les officiants présenter aux fidèles les Tables de la Loi sorties du Tabernacle, tandis que les harpes de David ayant préludé sur la Marseillaise, l’hymne national emplissait le sanctuaire.

Ainsi, en ce Strasbourg qui, par tous les moyens, chantait sa délivrance, acclamait ses libérateurs, ce matin du 26, les âmes s’élevèrent-elles vers Dieu. En réalité, depuis cinq jours de toutes les rues, de toutes les places, de tous 1es faubourgs en fête, s’élevaient les Te Deum, les Magnificat et les Nunc dimittis, les cantiques d’actions de grâces et les hymnes au Seigneur.

Et je me rappelais ce jour où j’avais vu entrer en cette ville l’empereur allemand, dans l’appareil magnifique que j’ai dit, mais au milieu du silence consterné et poignant d’un peuple.


LE GÉNÉRAL DE CASTELNAU À COLMAR

À l’heure où Gouraud entrait à Strasbourg, le général de Castelnau se préparait à franchir, à la tête des troupes, la barrière de Colmar.

Le général Messimy y était, le premier, entré, le béret sur l’oreille, le 18, avec sa vaillante 162e division et déjà l’enthousiasme de la ville avait transformé, là encore, cette première apparition en une solennelle prise de possession. J’imagine facilement ce que fut le premier contact. Le charmant Colmar était resté la ville la plus alsacienne qui fût : c’était la chère cité qui, pendant les jours sombres où rôdait peut-être en Alsace l’esprit de ralliement, de défection et de reniement, portait à la mairie Blumenthal, au Reichstag Jacques Preiss, acclamait l’opposition irréductible de Wetterlé, soutenait de ses applaudissements et de ses rires la campagne de Hansi ; oui, chère ville qui, je l’ai dit, aux rares heures où, nous-mêmes, pouvions nous laisser aller au cruel doute, nous réchauffait de son courage et de sa foi ; peu d’Allemands se mêlaient à cette noble population celte ; des chasseurs à pied descendant des Vosges se trouvent en famille s’ils s’installent à Colmar.

Messimy, éloquent, vibrant et qui, après une belle campagne, a, pour parler de la France, une bien autre autorité que lorsque, ministre civil de la Guerre, il n’était que l’homme de la politique, ne s’est pas dérobé à l’émotion du moment : et la rencontre a été magnifique, du côté de Colmar d’enthousiasme spontané, du côté du général français de pathétique expansion. L’adjoint M. Engel a pu s’écrier : « Le 18 novembre 1918 sera le jour le plus mémorable dans les fastes de l’histoire de la ville de Colmar. C’est vraiment le plus beau jour de notre vie. » Pas un Colmarien qui ne s’associe à cette touchante déclaration. Au milieu de la cohue des jeunes papillons, on a vu s’avancer, là encore, les vétérans, — témoins, que partout on retrouve, des services rendus par l’Alsace sur les champs de bataille, — les représentants des corporations avec leurs vieilles bannières et ce drapeau de la garde nationale où chante sur les trois couleurs, restaurées en 1830, le coq gaulois, ici, en cette vieille ville républicaine, tout ce qui rappelle la Révolution française (étant bien entendu que Napoléon et Louis-Philippe en sont parties intégrantes) fait vibrer les mémoires et les cœurs : le musée est un musée de la Révolution et de l’Empire ; l’Allemand qui y était entré, en sortait en fureur : tout lui criait, des faisceaux de licteurs de 1793 aux bâtons de maréchaux de 1804, la France de la Marseillaise entourée d’un culte traditionnel. Messimy était facilement entré dans le personnage que lui créaient les circonstances et n’avait pas omis de célébrer nos anciennes victoires avec nos plus récentes, Valmy et Iéna, à côté de Verdun et de la Somme. Il avait, exprimant certes là le sentiment de toute l’armée, ajouté : « D’un seul coup toutes nos souffrances, toutes les heures tragiques que nous avons vécues, nous apparaissent comme légères, comme une rançon naturelle de la magnifique récompense que vous apportez. »

La division Messimy n’était cependant qu’une avant-garde : elle avait cueilli cette première fleur d’enthousiasme et d’amour qu’Hirschauer avait connue à Mulhouse, que Gouraud allait connaître à Strasbourg, mais l’honneur de présider à l’entrée officielle et solennelle de l’armée française à Colmar était dévolu à plus haut que le général commandant la 162e division, au général commandant le groupe des armées de l’Est. A cette ville fidèle cette récompense était due que l’un des plus admirés de nos chefs y apportât le salut de la France et y vint établir son Quartier général : le 22, le général de Castelnau venait saluer le maréchal Rapp.

Sous ce ciel radieux qui, en ces mêmes heures, favorisait l’entrée à Strasbourg, Colmar, prévenu depuis deux jours, ouvrait au général de Castelnau tous ses trésors : la plaine et la montagne s’étaient donné rendez-vous en ce chef-lieu de la Haute-Alsace et c’était un cortège exquis de jeunes filles et femmes qui courait au-devant du vieux soldat.

Curières de Castelnau ! L’honneur de notre armée, la fleur de notre chevalerie moderne, le chef à l’âme si noble que chacun s’incline là devant, le père qui a donné ses enfants à la France, tout pareil à ce lieutenant général de Vogüé de la Guerre de Sept Ans qui, voyant tomber ses deux fils, continuait, après une rapide bénédiction aux chères victimes, à donner ses ordres de sa voix ferme et calme. Pas de chef plus populaire : les soldats servant sous lui, toujours, ont vu dans ce privilège une sorte de noblesse conférée.


Nous sommes, nous sommes les costauds
De Curières de Castelnau.


Cela sonnait au début de la guerre comme un rappel des grands chefs populaires de toutes les grandes guerres, de Masséna à Bugeaud. Le jour où Castelnau entre à Colmar, Strasbourg, cependant si bien servi, peut envier à sa voisine un honneur que toutes les villes d’Alsace et de Lorraine voudraient connaître.

Aussi lorsque, au milieu des sonneries de trompettes, apparaît le vainqueur de Nancy, quelles acclamations ! Il s’avance, un peu tassé sur son cheval, son œil clair, au regard tout à la fois si forme et si bon, un pou voilé par les paupières tombantes, la forte moustache blanche ne voilant qu’à demi le dessin si fin de la bouche, et sur toute cette figure de soldat, qui, cousinant avec celles du second Empire, réveille chez les vétérans des souvenirs anciens de Mac-Mahon et de Pélissier, cette expression d’autorité bienveillante qui toujours se dégage de toute cette haute et noble personnalité.

A la barrière, le maire le harangua en termes vibrants ; il remercia en quelques mots touchants, sans éclat inutile. Les fillettes le couvrirent de fleurs. « Magnifique cortège, écrit un canonnier, 300 Alsaciennes en costume, 300 vieux de 1870 en tête du cortège, l’abbé Wetterlé, député de Colmar, et le dessinateur Hansi. Le général en tête de colonne en grande tenue qui saluait de son épée, et l’artillerie qui défilait par pièces doublées. » Tandis que défilaient en effet, une demi-heure après, les troupes de la division Messimy devant le théâtre, Castelnau regardait, toujours avec cet air de haute autorité, l’œil comme fixé sur chacun des soldats qui passaient, ces beaux chasseurs alertes qui, venus des Alpes, avaient rempli de leurs exploits les champs de bataille du Nord-Est. « Il saluait non pas seulement ses colonels et ses régiments, écrit Maurice Barrès, témoin de la scène, mais gravement, avec déférence, chaque chef de section, chaque chef de peloton, geste pathétique, hommage trop vrai après ces cinq ans. » Et avec quelle dignité aisée, la revue passée, le général prit, du geste, congé des personnalités colmariennes groupées sur le perron et aux fenêtres du théâtre !

Mais il n’a pas fini : Rapp attend les glorieux frères d’armes. Le héros de Golymin (les neuf blessures de Rapp à Golymin sont restées légendaires) qui, aux heures où tout craquait, fut aussi le héros de Dantzig, l’ancien aide de camp si fidèle de Napoléon, brandit au centre de la cité le damas rapporté d’Égypte. De quels faisceaux de drapeaux tricolores il émerge ! Castelnau s’avance au milieu des acclamations ; la Marseillaise l’accueille ; clairons et tambours sonnent et battent aux champs ; un immense cri de Vive la France ! éclate ; dans le geste tout à la fois ferme et pieux, large et grave du héros du Grand Couronné tient l’hommage de la France revenue au défenseur de Dantzig.

À la préfecture, le général parla magnifiquement ; le grand chef, qui fut un jeune soldat de 1870, salua dans les vétérans d’anciens compagnons d’épreuve et de danger ; il salua encore dans les Colmariens d’admirables lutteurs qui, pendant quarante-huit ans, avaient tenu sur leur champ de bataille ; il rappela aussi les derniers combats : « Nos fils, dit-il aux vétérans, nos fils ont définitivement arraché de notre histoire les feuilles de tristesse. Applaudissez-les, chers compagnons d’armes. Ils nous ont magnifiquement vengés. » Les larmes affluaient aux yeux. Et lorsque, traversant les salons, de cet air simple où tient tant de grandeur, affable, souriant, le général avançait dans cette atmosphère de respect presque tendre que certes jamais chef allemand n’a connue, une scène charmante se déroulait dans les jardins. Je laisse derechef Maurice Barrès la raconter : « Dans le jardin de la préfecture… cela éclata soudain. Les musiques jouaient la Madelon. Les jeunes filles de Colmar, les plus petites, bientôt toutes les grandes, commencèrent à former des rondes, invitèrent les jeunes officiers et valsèrent sur le tennis de M. de Puttkammer et puis, élargissant le cercle, entourèrent d’une immense farandole les bâtiments qui, hier encore, logeaient le haut représentant impérial en fuite. » Castelnau, cependant, continuait à recevoir avec une grâce très noble les délégations ; les exilés lui furent présentés, les condamnés, les déportés, à peine de retour, — entre autres une toute jeune fille. « Qu’avez-vous subi, mademoiselle ? — Trois mois de prison pour avoir envoyé des baisers à des chasseurs alpins prisonniers. » Et elle reprend, joyeuse, légère, sa place dans la farandole. Ce fut une de ces heures merveilleuses d’Alsace.

C’était tout de même chose un peu vive, ce bal improvisé dans les jardins de la préfecture, — et dont le Protocole restait soucieux. Mais quoi ? il faut que jeunesse s’amuse et, là plus encore qu’ailleurs, elle ne s’amuse qu’en dansant. Aussi, le vin d’honneur ayant été servi, à la nuit tombante, dans cette salle des Catherinettes, que nous autres conférenciers d’avant la guerre connaissions bien, les jambes, derechef, démangeaient-elles à ces jeunes filles à jupes rouges ou vertes et sentait-on frémir les ailes à tous ces papillons. Mais peut-être avait-on un peu grondé au sujet de la joyeuse équipée des jardins de M. de Puttkammer, et puis les grands deuils du chef... bref, les papillons hésitaient. Alors le général de Castelnau qui, les mains gantées de blanc, croisées sur la garde du sabre, avait encore écouté des compliments et en avait formulés avec ce bel air d’autorité sans morgue qui en impose plus que de grandes bottes et de grands éperons, se sentit redevenir père et même grand père : « Eh ! bien, dit-il, avec cet accent où le Midi met une bonhomie de plus, eh ! bien, maintenant, il faut danser. »

Si l’on dansa de bon cœur après une invitation partie de si haut, je le donne à penser ! On dansa, on dansa, on dansa éperdument. Et, tandis que l’on dansait aux Catherinettes, Colmar, magnifiquement illuminé, comme il était magnifiquement pavoisé, se livrait aux joies folles de son cœur. Dans tous les quartiers, l’allégresse se déchaînait. J’ai revu, depuis, ces places exquises, ces rues étroites de la vieille ville, de même pavoisées, de même illuminées : on en distinguait les moindres détails charmants baignés de cette lumière de fête ; les vieilles pierres des arcades, des escaliers, des balcons, des pignons, des cloîtres, des fontaines, des hautes portes, contemporaines de Martin Schongauer ou de Mathias Grünewald, oui, toutes les vieilles pierres nous criaient la joie de la libération. Tous cas quartiers s’éclairaient des trois couleurs qui, illuminées par les girandoles, semblaient de grandes flammes, les flammes d’un immense feu de joie. Ah ! pauvre ami qui eût été là parmi les premiers, Paul Acker, qui nous guidas en ce vieux Colmar adoré par toi, mon souvenir te va chercher dans la tombe fleurie de cette vallée de Saint-Amarin où lu reposes ; sois heureux : les Exilés ont retrouvé leur patrie, et Colmar, français, acclame, avec sa liberté, le chef de guerre le plus noblement représentatif de cette patrie retrouvée.


LE MARÉCHAL FOCH À METZ ET À STRASBOURG

Du 22 au 27, s’était achevée l’occupation de l’Alsace-Lorraine par les troupes françaises. Le général Hellot avait, le 22, à la tête des troupes de son 17e corps, fait son entrée à Thionville, accueilli par le député M. Zimmer, le curé l’abbé Wagner, l’un déporté, l’autre exilé par l’Allemand ; il avait assisté, le 24, à un Te Deum et présidé, dans le théâtre, à une fête émouvante. On aimerait s’y arrêter, mais on craint de se répéter. Partout le même sentiment se traduisait de la même façon exaltée. « Je ne sais comment te décrire la joie, le délire de tous ces pauvres gens qui, se sentant enfin délivrés du Boche, ne savent comment nous témoigner leur sympathie, écrit un soldat. Partout des drapeaux, des cocardes à toutes les boutonnières, de vieux grand-pères qui se découvrent sur notre passage en laissant perler des larmes de bonheur. » Et un Lorrain : « Habitants et soldats ne formaient qu’un corps et une âme. » Ces lettres pourraient être datées de tous les villages, bourgs et villes de Lorraine.

En Alsace, la marche avait continué dans la même atmosphère d’enthousiasme. Le général Philippot, à la tête du 2e corps, avait fait à Reichshoffen une entrée délirante ; à Bru, math, le général Rampont, commandant la 127e division, avait été couvert de fleurs, à Wissembourg, la 3e division reçue d’une « façon charmante, » — tandis que les habitants, apercevant leur vaillant compatriote Auguste Spinner, poussé hors d’Alsace en 1913 par les persécutions, le portaient en triomphe à la mairie. A Haguenau, une foule énorme, accourue de toutes parts, avait assiégé d’enthousiasme le général Gérard, commandant la 8e armée : on avait sorti les vieux drapeaux, celui des pompiers portant encore, avec l’N prestigieux des Napoléonides, l’aigle impériale. A Huningue, le général Modelon, magnifique soldat d’Afrique, à Neuf-Brisach le général Herr, enfant de la cité. Alsacien à l’âme expansive, avec les généraux Lacapelle et Lebouc, avaient connu des accueils transportants. Le Rhin était, de Huningue à Lauterburg, garni, par nos troupes et, la Lorraine occupée, déjà nos soldats avaient paru dans la vallée de la Sarre et le Palatinat. Le maréchal commandant en chef les armées alliées pouvait venir.

Il parut à Metz le 26, à Strasbourg le 27. Rien ne ressembla moins aux autres « entrées, » parce que le généralissime Foch ne ressemble à personne. « Il nous est arrivé en boulet de canon, » me disait un Messin. Le fait est qu’on était à peine prévenu de la visite que déjà l’illustre soldat était à Metz. C’était pour lui ville familière : élève du collège Saint-Clément avant la guerre de 1870, il avait passé là une enfance déjà batailleuse ; il alla revoir le collège, y laissa parler ses souvenirs dans le langage pittoresque, semé de réflexions imprévues et de rapprochements piquants, qui le distingue. Puis il s’en vint passer en revue, dans l’île Chambière, la 39e division que, dans les premières semaines de guerre, commandant le 20e corps, il avait vue à l’œuvre ; il lui adressa une de ces harangues brèves et brusques qu’on connaît, terminée par ces mots qui le peignent : « Pensons aux morts. Leur souvenir reste. Je suis satisfait : je vous ai admirés. » Comme de jeunes Messines, charlotte en tête et cotillons brillants, l’assaillaient : « Mesdemoiselles, dit-il rondement, vous êtes trop belles. Vous allez faire peur à mon cheval. » Alors, ayant donné l’ordre de masser les quatre musiques de la division Pougin devant lui, il s’achemina, au milieu de magnifiques fanfares, vers la place d’Armes cil il entendait saluer Fabert ; dans un imposant carré de troupes, on vit le grand homme de guerre s’avancer vers le rude maréchal de la Guerre de Trente ans et le saluer du sabre si cordialement qu’on eût dit qu’il l’accolait. « Nous avons eu l’honneur d’être pissés en revue par le maréchal Foch, écrit un de nos cavaliers, et de lui servir d’escorte d’honneur pour son entrée dans la ville. J’étais fier de défiler à la tête de nos poilus et une fois de plus on est obligé de reconnaitre que les Lorrains sont dignes d’être Français. »

Le fait est qu’on acclama fort le vainqueur de l’Allemagne. Au Palais du Gouvernement, il reçut le nouveau maire de Metz, M. Prevel, une des plus notables victimes de l’Allemagne, puisqu’il sortait de la forteresse d’Ehrenbreistein après quatre ans et plus de captivité. A son éloquente harangue, le maréchal, dit-on, répondit qu’il ne ferait pas de discours, « le discours n’étant pas son fort. » Mais il reçut, avec cette bonhomie un peu narquoise qui lui est coutumière, les gerbes de fleurs des petites Lorraines « trop belles. »

A la cathédrale où le grand chef alla finir sa journée, le vicaire général le salua presque en enfant de la cité. « Ici, à Metz, nous sommes particulièrement heureux et fiers de saluer l’ancien élève de Saint-Clément, le vaillant chrétien, le grand soldat, le sauveur de la France, le libérateur de la Lorraine qui, dans l’histoire, aura sa place à côté de Du Guesclin, de Bayard, de Jeanne d’Arc. » Le maréchal, avec gravité, répondit : « Je suis venu ici remercier le Dieu des Armées avec tout ce que cela comporte. » Et il alla s’agenouiller, lui aussi, à la tombe de Dupont des Loges et devant l’autel où éclatait le Te Deum. Il partit brusquement comme il était venu, laissant Metz émerveillé de sa jeunesse d’allures et de caractère, de ses boutades dont la mâle rudesse se tempérait de tant de bonhomie souriante.

A Strasbourg, où il entra avec les généraux de Castelnau, Vandenberg et Weygand, il voulut voir les troupes sur la place Kléber où il arriva, dit un témoin, « au milieu d’un rugissement de joie. » « Il portait, observe le même témoin, son képi légèrement sur l’oreille, à la Mac-Mahon, » Il s’avança vers Kléber et l’on vit alors qu’il avait en sautoir un baudrier de cuir rouge supportant un magnifique sabre turc, un damas de grand style ; c’était le propre sabre du héros d’Héliopolis. Le maréchal tira le sabre de Kléber hors du fourreau et salua le grand soldat : on ne s’étonnait plus de rien à cette heure-là en Alsace-Lorraine, tant les heures merveilleuses succédaient aux merveilleuses heures. La Marseillaise retentissant, Foch embrassa le socle de la statue sous lequel dort le héros, et, après un long regard à Kléber, quitta la place pour aller passer sa revue à l’Esplanade. A la cathédrale, on le vit, comme à Metz » s’abîmer en une courte méditation. Puis il quitta la ville, laissant une impression profonde. « Mercredi, le maréchal Foch a visité Strasbourg, écrit-on. Le salut à Kléber et au drapeau était si imposant que je ne pourrais le décrire.. Nous sommes tous enroués à force de crier : « Vive la France ! » et de chanter la Marseillaise. »

Les « entrées y s’étaient ainsi succédé sans lasser l’amour. D’ailleurs, les hauts chefs apparaissaient l’un après l’autre, présentant des physionomies si diverses qu’ils surexcitaient l’admiration de la foule sans fatiguer la curiosité attendrie. Et c’était le cas de l’Alsace-Lorraine tout entière, « Quant à notre maréchal Foch, écrit-on, il a passé comme un météore. »


L’AIR DE LA LIBERTÉ

Ceux qui n’ont point vécu ces heures ne peuvent, en dépit même des récits qui précèdent, se faire qu’une très faible idée de l’atmosphère qui, en ces derniers jours de novembre, dans les premiers de décembre, enveloppait l’Alsace-Lorraine, ses habitants, ses occupants. Avez-vous lu le Au temps de la Comète de Wells ? La bienfaisante comète, en baignant un « instant de sa miraculeuse lumière la terre livrée à la misère et au mal, soudain fait naître l’âge d’or avec une atmosphère de parfait amour. La France que, des Vosges et de la Seille, nous voyions, dans un nimbe lumineux, marcher vers le Rhin, semblait avoir fait pareil miracle : des semaines, un peuple connut dans sa plénitude la joie de vivre ou, comme ils disaient, de « revivre, » et la communiqua à ses libérateurs transportés.

Le phénomène, peut-être sans précédent à ce degré d’intensité, mérite qu’on s’y arrête. L’historien n’a pas si souvent l’occasion de s’occuper d’un peuple heureux.

Tout d’abord, disons que l’Alsace-Lorraine, en ce moment unique dans l’histoire des peuples, participait à l’état d’âme exaltant où vivait ce que, d’un vieux mot (que j’opposerai à la Barbarie), j’appellerai la Chrétienté.

Depuis le 11 novembre, la partie était gagnée pour l’Entente et son magnifique cortège de nations, dans de telles circonstances, que, pour tous, l’événement tenait du miracle. Ce n’était peut-être pas miracle qu’un grand chef de guerre, ayant, après trop d’atermoiements, reçu le commandement de tous les Alliés, les eût, en quelques mois, grâce à la vaillance des soldats et la constance des peuples, à travers d’effroyables périls et au lendemain de terribles échecs, menés finalement à la victoire. La transition cependant avait été si brusque des terribles menaces aux grandes espérances, des cruels revers aux éclatants succès, que tous en restaient saisis, avant que, par surcroît, le peuple allemand vînt demander l’aman et capituler à nos pieds. Que soudain, sans plus de combats, il eût tout cédé et, en quelques jours, presque en quelques heures, passé des plus monstrueuses prétentions aux plus mortifiantes concessions, on en était frappé comme d’une chose quasi surnaturelle. L’Europe tout entière croyait rêver.

Le rêve était d’or : la paix succédait à la guerre. Pour tous, du 11 novembre à 11 heures, un cauchemar effroyable s’évanouissait. L’explosion de joie délirante des peuples avait permis de mesurer la profondeur de la géhenne où tous se débattaient et, le cauchemar s’évanouissant, tous les rêves heureux prenaient leur essor ; une atmosphère étrange s’était créée de ce fait, où les cœurs se dilataient, où s’exaltaient les imaginations, et, parce que dix peuples chrétiens avaient besogné dans la même croisade, il passait par surcroît à travers les âmes un vent de fraternité allègre et généreuse. C’était une heure unique.

Ce qui suivait était propre à surexciter, bien ailleurs qu’en Alsace-Lorraine, imaginations et cœurs. Tous les jours, du 11 novembre au 11 décembre, on recevait des nouvelles dont une seule eût, en d’autres temps, suffi à révolutionner l’Europe. Un jour, les Alliés débarquent à Constantinople ; un autre jour, la Pologne se proclame libre et unie ; un autre, le vieil empire serbe, ressuscite ; un autre, la Syrie franque. En une heure solennelle, la Hotte allemande est entrée tout entière dans la Tamise pour se livrer à Albion ; en une autre, le général Dégoutte fait présenter les armes et s’incliner les drapeaux de la République devant le tombeau de Charlemagne. L’Angleterre va entrer à Cologne, la France rentrer à Mayence. Tout ressuscite : des morts millénaires, des peuples scellés depuis des siècles dans leur tombeau. Les trônes croulent, les révolutions éclatent : c’est un fracas étrange au milieu duquel tous « les morts parlent » et même clament. — Et, par cela aussi, l’air s’imprègne de fièvre joyeuse, sans cesse traversé de miraculeux éclairs. Le mysticisme est permis aux plus sceptiques, et en réponse aux Abner qui partout, naguère, s’en allaient, disant :


L’Arche sainte est muette et ne rend plus d’oracles !


les prêtres peuvent s’écrier comme Joad :


Et quel temps fut jamais si fertile en miracles ?


De cette chaude haleine enveloppant le monde, fiévreuse, joyeuse, glorieuse, mystérieuse, surnaturelle, l’Alsace-Lorraine avait sa part, et ceux d’entre nous .qui, au milieu des fêtes de Metz et de Strasbourg, apprenaient par tel journal, tombé par hasard entre leurs mains, tels faits exaltants que je disais tout à l’heure. Mais, par surcroit ce peuple passé de l’extrême de la servitude à l’extrême de la liberté, de la douleur à la joie, et, je l’ai montré, des plus sombres perspectives aux plus lumineuses espérances, avait, dans le délirant concert des nations, une place privilégiée.

Tandis que les circonstances les avaient miraculeusement, et contre toute attente, sauvés de l’horreur des combats et de la dévastation prévue, les Français, abattant le drapeau à aigle noir un jour, faisant rentrer sous terre le drapeau rouge un autre, les avaient tout à la fois, nous l’avons vu, libérés de la tyrannie et sauves de l’anarchie : en quelques jours, dix périls accumulés sur leur tête s’étaient évanouis. La liberté leur apparaissait d’autant plus belle que, depuis quatre ans, la servitude avait été plus complète : on leur rendait la langue que, dans une heure de folle tyrannie, l’Allemand leur avait coupée ; mais on leur rendait surtout la franchise du cœur, forcé, quatre ans et, pour beaucoup, quarante ans durant, de « se masquer. » ils avaient eu l’immense satisfaction de voir se dissoudre une force que, à leurs dépens, ils avaient connue redoutable et crue à toute épreuve, et ils avaient, en revanche, l’autre satisfaction de retrouver dans ces Français qui leur apportaient tant de bienfaits, des frères non point du tout « dégénérés, » ainsi qu’on le leur avait dit : tout au contraire, les voyaient-ils superbes de discipline aisée et pleins de sentiments élevés, unissant à la « gentillesse » de la race et à son esprit prime-sautier une belle tenue et, dans le plus éclatant des triomphes, une humanité souriante et sans jactance ; ces « impies » remplissaient les églises, ces « corrupteurs » dansaient d’honnêtes rondes, ces « anarchistes » respectaient l’autorité, ces gens « immoraux » s’asseyaient avec joie à d’honnêtes foyers et se louaient d’y retrouver le leur.

Je n’écris point ici d’après des impressions personnelles qui. malgré ces six semaines de séjour là-bas, demeurent suspectes d’exaltation. J’ai eu entre les mains d’irrécusables témoignages de l’esprit public que d’obligeants correspondants ont bien voulu me communiquer.


Avant tout, une joie immense de « respirer l’air de la liberté, » ainsi que s’exprime un Alsacien, tandis qu’un Lorrain écrit : « Nous sommes tout légers depuis que les Boches sont partis. » Un troisième : « Tu ne peux t’imaginer la vague d’air pur que nous respirons. »

« L’air de la liberté, » il flotte dans le « tricolore. » Depuis cent trente ans bientôt, ce « tricolore, » il a toujours été le drapeau de la liberté, de la libération des peuples : sur les ruines de la Bastille de 1789, sur les places du Mayence de 1792, sur le dôme du Milan de 1797, plus tard de la citadelle d’Anvers de 1831, à la tour de Solférino de 1859. En ces semaines de 1918, partout, ce « drapeau chéri » reprend son caractère fatidique, de l’Occident à l’Orient ; mais peut-il être fêté, salué, arboré avec plus de joie qu’en Alsace et en Lorraine où il apporte la liberté, mais en ramenant la patrie ? Aussi, écrit-on de partout : « Quelle orgie de tricolore ! » « Les pauvres ont fait de grands sacrifices pour combiner des drapeaux. Dans ce pays si pauvre en étoffes, on a teint des draps de lit, des jupons, et tout s’est préparé en cachette avec une fièvre et à la barbe des Boches. » Mais là où les couleurs nationales sont acclamées avec des larmes de tendresse, c’est sur la soie lavée, flétrie, parfois déchiquetée des drapeaux. Partout on a demandé de les embrasser. Et c’est « l’air de la liberté » qui gonfle les plis des drapeaux et fait flotter les rubans échevelés.

Un amour immense jaillit de tous les cœurs, fait de tous les sentiments généreux : satisfaction d’une fidélité vaillamment gardée, culte des vieux aïeux, reconnaissance au Dieu « qui a exaucé les prières, » gratitude envers les frères martyrs tombés en France pour la libération des deux provinces, admiration pour ceux qu’on retrouve ; et cet amour s’exprime, s’épanche, se répand en propos exaltés, mais souvent profonds, s’ingénie, jusqu’à l’extrême délicatesse, à découvrir, pour se manifester, mois exquis et procédés fraternels.

J’ai dit, à propos de l’entrée de Gouraud à Strasbourg, que j’y prêtais l’oreille aux échos de cette fête de la Fédération du 14 juillet 1790, débauche, restée jusque-là sans pareille dans l’histoire, de fraternité attendrie. Ce sont les mêmes termes exaltés : « Nous goûtons un nectar divin… » « Quel bienheureux vertige ! » Les « libérés » sont portés à croire que la nature entre dans ce concert : le ciel sourit ; il « devait sourire. » il est vrai que l’on s’écrie devant moi : « Cela ne rayonne pas du ciel, mais de la terre. » Un Alsacien me déclare que les avions, qui survolent çà et là les cortèges, le contrarient, détournant l’attention : « On n’a plus besoin pour le moment de regarder le ciel : il est sur la terre ! »

Ou ne cesse de répéter le mot du maréchal Pétain à l’Hôtel de Ville de Strasbourg : « Un million et plus de Français sont tombés pour que l’Alsace-Lorraine redevînt française. » Déjà un adjoint lorrain, de Dieuze, je crois, rappelant le fait devant lé général Mangin, avait ajouté pieusement : « Nous tâcherons tous de nous rendre dignes de ce sacrifice. » L’amour pour la France s’en trouve décuplé. Il se traduit par des cris dont la constance stupéfie ; des gamins d’Alsace ne savent que trois mots de français : « Vive la France ! » Je n’exagérerai pas en disant qu’ils les crient mille fois par jour. L’un d’eux m’étant venu prendre la main avec une sorte de câlinerie, je lui dis : « Comment t’appelles-tu ? » Il me regarde et répond : « Vive la France ! » et le fait est qu’ils s’appellent maintenant tous « la France. »

Que de cet amour universel, l’amour, tel que romanciers et poètes le chantent en leurs écrits, ait jailli, comment s’en étonner ? Voici, en marge de l’épopée, les romans d’Alsace qui s’ébauchent. L’un en face de l’autre, le soldat français né galant, et la jeune Alsacienne, la jeune Lorraine, sentent naître, dans cette atmosphère d’ivresse, des sentiments qui parfois vont loin. Maurice Barrès, dans un article charmant, a cité le cas de fiançailles instantanément conclues ; ou bien le flirt, au contraire, s’arrête à la première page, mais avec un caractère délicieux de grâce, parfois presque pudique. Un jeune artilleur me dit : « Jamais de ma vie je n’ai reçu autant de baisers qu’à Mulhouse lors de notre entrée et, à la fin de l’après-midi, mes camarades et moi nous nous sommes trouvés en face d’une bande de jeunes filles si jolies que nous nous sommes enhardis à les inviter à dîner. Elles nous ont répondu qu’elles voulaient bien, mais que nous devions en demander la permission à leurs parents. Nous y sommes allés. C’étaient de grands bourgeois. Ils nous ont répondu en souriant qu’ils voulaient bien. Nous avons donc mené ces jeunes filles au restaurant ; nous nous sommes beaucoup amusés, et c’est la première fois que j’ai compris ce que c’est qu’un amour chaste. Nous les aimions et nous les admirions comme des sœurs. »

Tel récit fera sourire des sceptiques ; il n’étonne point ceux qui ont vu ces jours singuliers. Que certains flirts n’aient pas été poussés plus loin, je n’en jurerai point. Mais il est certain que, tel soir émouvant de Strasbourg, j’ai vu de jeunes soldats et des demoiselles à papillon, qui, elles, cependant, ne paraissaient point filles de « grands bourgeois, » après une soirée entière de promenades bras dessus bras dessous, coupées de danses et assaisonnées de galants baisers, se quitter sur un ton fort décent : « Au revoir, mademoiselle, merci pour la bonne soirée. » Rien du bussard légendaire et de ses houssarderies. Et ailleurs des mariages promis, des bagues échangées. Ces fêtes s’enveloppent d’une atmosphère amoureuse : quoi d’étonnant à ce qu’en cette lune de miel générale, plus d’un jeune officier bleu, plus d’un petit papillon se soient taillé leur petite lune de miel particulière ? Mais, en fait, l’amour est répandu en de si grandes masses qu’il jaillit en sources rapides et imprévues. Les baisers pleuvaient ; à leurs adorateurs, ces jeunes filles réapprenaient les vieux airs de France, plus innocents que les nouveaux, airs roses et tendres, « à la mode de chez nous, » du chez nous d’autrefois. J’ai dit comment, à Metz, j’avais vu des petites Lorraines enseigner le Nous n’irons plus aux bois, de nos pères à de braves petits bleuets qui, certes, avaient « coupé les lauriers, » — et de taille. Tout cela garde un caractère si frais que c’est merveille. Honni soit qui mal y pense.

L’amour est généralement plus grave qui, de Metz à Mulhouse, de Saverne à Forbach, se déchaîne. C’est un amour mouillé de larmes. Ainsi, Israël saluait Sion au retour de Babylone. Lorsque, à Mulhouse, à Metz, à Strasbourg, j’entrai avec nos chefs, je vis les vieillards lever les mains pour bénir, les femmes rire au milieu des larmes. La note était donnée par les vétérans qui, traversés d’un frisson qui secouait leur vieille « impériale, » venaient à nous tout tremblants. « Comme je causais avec un bon vieux retraité de 70, écrit un de nos hommes, vient à défiler le d’infanterie, musique en tête, clairons et tambours sonnant. Le pauvre vieux a failli s’évanouir dans mes bras et pleurant comme un enfant, il s’est affalé sur ma poitrine en disant : « Oh ! que je suis heureux ! Oh ! les braves ! je vais donc pouvoir mourir avec eux (sic) ! » C’est le Nunc dimittis qui se répète mille fois, dix mille fois en ces jours d’émotion : « Ce que je suis contente (sic), écrit une vieille Lorraine, c’est que je mourrai Française et j’en remercie le bon Dieu. » A Remilly, le général Leconte, commandant le 33e corps, voit étendue sur une civière, au passage des troupes, une vieille religieuse ; il s’approche : « Monsieur le général, j’ai failli mourir, il y a huit jours, et je me disais : Le bon Dieu veut sans doute me punir de grandes fautes, puisqu’il ne me permet pas de voir rentrer les Français. Eh ! bien, le bon Dieu est bien le bon Dieu... Vous voilà. Je vous ai vus. Je peux bien mourir maintenant. » Quelques braves gens, cependant, loin de demander à Dieu de les reprendre, le supplient de les faire vivre vieux. « Papa a soixante-huit ans... Il voudrait avoir vingt ans de moins maintenant que les Français sont parmi nous. » Et que de parents morts les enfants évoquent qui « devraient être là. : » « Si seulement le grand-père avait encore pu voir ce défilé, lui qui était si grand Français ! » — « Ne trouvez-vous pas, dis-je à un Strasbourgeois, que nos fanfares sonnent ici à réveiller les morts ? — C’est que, monsieur, me répond gravement ce digne homme, c’est qu’il faut en effet les réveiller tous, pour qu’ils vous voient. »

Ailleurs la joie se traduit en termes moins graves. « Ah ! mon capitaine, dit un homme du peuple à un des officiers le soir du 22 à Strasbourg, je suis si content que je voudrais sauter dans le ciel. » A quoi un autre dit : « On n’’y serait pas mieux cependant. » Une exaltation extrême règne, c’est « un délite de joie, » écrit-on de toutes parts, « Une joie telle qu’elle ne pourra être plus grande en entrant au ciel. » « Voilà enfin notre rêve accompli... Notre joie ne connaît pas de bornes ; ne voir désormais que des soldats français : Ne vivre que pour la France, oh ! quel bonheur ! » — « C’est « une béatitude, » on « se croirait au paradis. »

Parfois on ne peut croire à ce bonheur. On a peur de rêver. « Le matin, en me réveillant, je cours à ma fenêtre, je regarde dehors et, en voyant passer nos chers poilus, je me recouche et me dis : Tu n’as pas rêvé, nous sommes enfin Français. Vive la France ! On voudrait crier tout le temps, toute la journée ! »

Est-il étonnant qu’un pareil délire de joie ait été, pour certains, mortel ? J’ai parlé du vénérable abbé Cetty, curé de Saint-Joseph de Mulhouse qui, bien peu d’heures après qu’il s’était jeté dans mes bras, mourut, ayant vu Hirschauer entrer dans la ville en extase. On m’a cité dans une ville de Lorraine le cas d’un boulanger qui, à la vue des soldats, cria : « Ah ! les voilà, les voilà ! » et soudain : « Oh ! que j’ai mal ! », puis s’affaissa foudroyé. « Beaucoup sont morts de joie, écrit une femme, et je le comprends : moi, je suis plus heureuse d’être Française pauvre, que d’être sous la domination de ces monstres avec des millions. »

Le plus beau trait me fut cependant fourni à Munster : la ville, ruinée par le feu de notre artillerie, n’est plus qu’un tragique monceau de décombres. Je m’y étais rendu, croyant la trouver déserte, mais déjà des habitants y rentraient, qui erraient à travers les lamentables ruines de leurs maisons. Dans l’église miraculeusement épargnée, je rencontrai une vieille dame : « Ah ! dit-elle, notre église au moins est debout. — Et votre maison, madame ? — Il n’y a plus rien. — Quelle tristesse ! — Oh ! non, monsieur, oh ! non. On est si content ! »


La joie, l’amour ne cessent de se nourrir de mille aliments : le principal est fourni par nos soldats.

Ils arrivaient entourés du prestige de la victoire remportée, de la liberté apportée, et on était certes disposé à les trouver charmants. Mais des préjugés répandus par l’ennemi les représentaient comme plus aimables qu’admirables. On les trouva certes « aimables » au delà de toute attente : on ne cesse bientôt plus de proclamer « leur politesse, » « leur gentillesse. » « C’est vraiment une autre race que les Prussiens. Jamais pendant les quarante-huit ans de l’occupation (sic) allemande, je n’ai vu des enfants à la main des soldats ! » — « Que ces gens-là sont différents des Allemands, une différence comme le jour et la nuit. Chez eux on ne peut distinguer les grands des petits. » Mais cette « gentillesse, » elle est de tradition : ce qui étonne, édifie, achève de séduire, c’est la tenue. « Les soldats font très bonne impression par leur manière d’être calme et posée. » — d’ailleurs « bien habillés et bien portants. » Sont-ce là ces soldats toujours débandés, insolents, débauchés et pillards que l’Allemand avait annoncés ? « Ces Boches, quels menteurs ! » me dit, à ce sujet, un Alsacien indigné.

Les chefs étonnent peut-être encore plus Alsaciens et Lorrains faits à la morgue des gens « hautement bien nés » de l’Etat-major impérial, des « officiers à monocle. » « Qu’ils sont simples, qu’ils sont humains ! Et les plus grands ! » La camaraderie d’homme à officier, à la vérité augmentée par quatre ans de guerre, les stupéfie, mais aussi et plus encore l’attitude des grands chefs vis-à-vis du « civil. » « Comme ils sourient aimablement ! » J’ai dit les propos exaltés que j’entendis sur Gouraud le jour où il entrait à Strasbourg. Je me rappelle qu’ayant dit à ceux qui l’entouraient ce qu’était le général Fayolle, ses services, ses victoires : « Qu’est-ce qui croirait cela ? s’écria une femme. Un homme si simple, si bon, si gentil ! » Il fallait leur dire à la vérité, car ils l’ignoraient totalement, quel rôle avaient joué tous ces chefs de guerre, et j’ai conscience d’avoir fait en pleine rue de rudimentaires conférences d’histoire très contemporaine. Castelnau, ils savaient ; Foch, Pétain aussi, mais des autres presque rien. Et ils ne se lassaient point de s’entendre raconter la guerre. Maistre, Fayolle, Mangin, Gouraud, Debeney, Humbert, qu’ils voyaient à Metz, à Strasbourg, qui étaient-ils ? Et toujours le même refrain ! « Si grands ! Et qu’ils sont simples ! » On en éprouvait, — tout comme devant le poilu humain et gentil, un attendrissement allant parfois jusqu’au transport.

Ces poilus, ils avaient apporté avec eux tout ce qu’on aime, la liberté et le pain blanc. « Quelle joie de redevenir soi-même ! » s’écrie un Alsacien. Ce fut la note dominante : la liberté de redevenir soi-même. « Quelle joie de pouvoir écrire, parler, agir comme bon vous semble, sans avoir la peur d’être entendu par l’un ou par l’autre ! Nous étions devenus de vrais comédiens. » »c Chacun a pu jeter le masque d’hypocrisie imposé par les Boches. » Mais c’était surtout « la langue retrouvée. » « Enfin nous parlerons maintenant notre langue maternelle qu’ils nous ont empêchés de causer depuis quatre ans. » Ceux qui ne savent pas se mettent à apprendre : « M. le Curé fait chaque soir un cours auquel j’assiste. Nous avons aussi deux sergents au cantonnement qui nous apprennent le français. » Et dans les familles, les enfants apprennent vite « parce qu’ils ont 5 pfennigs d’amende pour chaque mot allemand qu’ils prononcent. » On m’a communiqué la lettre d’un bon petit écolier qui écrit : « Je suis content d’avoir de bonnes notes de français. On a dit qu’on va faire maintenant l’histoire en français. On m’a donné une histoire de France. Je veux bûcher pendant les vacances de Noël. »

« Liberté chérie, » celle de faire parler son cœur, — ^ enfin ! — sans contrainte et dans la langue des vieux parents. Voilà ce que le poilu apporte tout d’abord. Et puis la belle farine blanche. Car l’Alsace sauvée, libérée, est ravitaillée. « Ce que je n’oublierai jamais des Français, c’est que, dès le premier jour de leur entrée, ils nous apportèrent près de 350 000 kilos de pain blanc... Au commencement, on ne pouvait y croire ; mais quand j’ai tenu le premier morceau de pain entre mes mains, j’étais presque folle de pure joie. » « Les chers Français ont ramené le pain blanc... Riches et pauvres le mangent comme un gâteau. » Libre aux esprits mal tournés de tenir ces propos pour moins nobles. Je trouve pour mon compte que cette farine blanche apportée avec la liberté a quelque chose de symbolique en sa simplicité. Il semble que la France a convié l’Alsace-Lorraine à un banquet aux cent plats savoureux. Elle est arrivée les mains pleines de dons ; ainsi le Christ dans le désert ne répandait pas seulement les paroles de vie, mais multipliait pour ses frères le pain blanc si abondamment, que les reliefs, dit l’Evangile, emplirent douze corbeilles.

Ah ! cette France, qu’on l’aime ! La haine contre l’Allemand s’en trouve encore augmentée : ce « Prussien, » ce « Boche, » ce « Schwob, » il est le repoussoir en face de cette blanche France, le principe du mai qui toujours se dresse en face du principe du bien : « On respire une fois débarrassés de ces Boches qui ont fait tant de mal. » « Ah ! ces sales Boches qui nous ont tant tourmentés ! » « Ils avaient toujours le bon Dieu dans la gueule et le diable dans le ventre. » Les mères se réjouissent : les petits ne coifferont pas le casque à pointe. « Pour nos enfants, quel bonheur ! Je leur ai, je vous assure, gravé la haine pour les Prussiens dans leur cœur, tout petits. » Les Hohenzollern ont une mauvaise presse. J’ai dit l’effet poignant que faisait à Metz la grande fauchée opérée à travers les statues brandebourgeoises et, à Strasbourg, la chute en morceaux de « Guillaume le Grand : » j’ai entendu à Mulhouse, à Colmar, s’exprimer naïvement le regret qu’on n’en eût point à jeter bas. On ricane au sujet de plébiscite. « Enfin nos dignes Teutons se sont rendu compte que le plébiscite était superflu... » « Ce jour-là (le 17, à Mulhouse), les Boches ont déjà pu reconnaître les résultats que donnerait le plébiscite. » « ... Je dirai à mon gouvernement ce qu’il en est, disait un haut fonctionnaire prussien à l’officier français qui le venait relever : je dirai qu’il faut renoncer à toute idée de plébiscite : ce peuple nous déteste ; vous auriez 95 pour 100 des voix. » Mais le glas fut sonné par la Gazette, de Cologne après l’entrée de Gouraud « Le nom de Strasbourg est devenu un cri de douleur qui retentit d’une façon aiguë à travers toute l’Allemagne. Strasbourg est perdu pour V Allemagne... Mieux vaut ne pas nous leurrer d’ailleurs. La haine de l’Allemagne se manifeste à travers toute l’Alsace avec la violence d’un ouragan ! Les Français dans le délire de l’enthousiasme sont accueillis en vrais libérateurs. »

Le fait est que les Allemands restés en Alsace demeurent confondus, tremblants tout à la fois de fureur, d’épouvante et d’humiliation, sauf ceux qui déjà cherchent quel profit on peut tirer de la situation.

« Nous ne nous attendions pas à une telle fin. Que l’humiliation d’une telle conclusion puisse être ressentie aussi en Allemagne, ce n’est pas douteux, mais ici cela se hausse jusqu’à l’insupportable. L’exaltation, la jubilation... les drapeaux, les fleurs, les trois couleurs aux vêtements des hommes et des gamins de rue, tout cela avec l’entrée pompeuse des troupes françaises et les nombreux cris de Vive la France ! A bas les Boches ! M….. pour les Prussiens ! tout cela agace les nerfs, qu’on le veuille ou non. » « Les vieux Allemands qui sont ici souffrent atrocement. Tous parlent de nouveau français. » « Cette entrée des Français a été pour nous un tel martyre... Ils sont là, tout le monde en Alsace pleure de joie ; nous, nous pleurons de désespoir... Nous n’osons pas porter la cocarde tricolore, de peur que les Alsaciens nous l’arrachent. Les Alsaciens sont délivrés et pour nous est arrivé le crucifiement. »

Certains prennent, à la vérité, la chose moins au tragique. « Ma foi, on laisse les Allemands tranquilles : moi, par exemple, je fais mon travail comme avant. » « Depuis vendredi, les Français sont ici. Tout va bien au magasin. C’est très agréable pour nous. » Un Allemand, à qui son propriétaire messin demandait s’il n’allait pas s’en aller, répondait : « Comment pensez-vous que je vais m’en aller à cette heure ? L’Allemagne est un mauvais séjour, et puis, après tout, mieux vaudra être du côté qu’on paie que du côté qui paie. »

Ce qui est évident, c’est que le congé à l’Allemagne parait, aux Allemands mêmes, définitif. « Ce peuple, écrit un Allemand, nous a toujours détestés. »


Inutile de dire que la contre-partie est fournie par les Français.

Le soldat est charmé avec une forte nuance d’étonnement, « sidéré, » comme écrit l’un d’eux, devant l’accueil enivrant ; il est ébloui par le spectacle, mais cent fois plus par l’hospitalité cordiale qui suit et prolonge l’ « entrée triomphale. » Mais il est, — tant il a cru qu’au sujet de la « fidélité de l’Alsace-Lorraine », on lui « bourrait le crâne, » — stupéfait parfois, et soudain il conçoit une vraie fureur, cette fois non plus contre les bourreurs de crâne, mais bien contre ceux qu’un journaliste appelait les « débourreurs, » les incorrigibles sceptiques, les coupables pessimistes qui vaticinaient avant et pendant la guerre.

Le poilu a cependant, dès l’abord, été flatté d’être parmi les privilégiés qui allaient, les premiers, entrer dans les provinces retrouvées. « Vive la France ! Nous sommes fiers d’être désignés pour faire l’entrée en Alsace. » Et tout de même le voilà joyeusement surpris. « Je m’attendais bien à voir les Alsaciens en joie, mais je n’aurais jamais cru à des manifestations semblables ! » « La population est folle de joie... J’ai été dix fois porté en triomphe ; c’est fantastique. » Et quelle réchauffante hospitalité ! « Ici on voudrait nous donner chacun sa chambre. Ce n’est pas possible, mais du moins tout s’ouvre pour nous recevoir. » « Un accueil pareil est particulièrement sensible à nos hommes qui viennent des lignes. La cordialité alsacienne panse les plaies, efface les souffrances. » — « Les souffrances endurées depuis trois ans sont oubliées par l’accueil que l’on reçoit. » « Je puis vous assurer que cette première journée paie largement les quatre années qui viennent de s’écouler. » Et ce beau cri : « Quand on voit ces gens fous de joie et ce beau pays, on se dit que cela valait la peine de se battre ! » Et qu’il est beau, cet autre cri où revit l’orgueil des soldats de l’an II ou des grognards du Grand Empire : « C’est un peuple qui mérite d’être français. » D’ailleurs ces gens n’ont jamais cessé de l’être. « Je t’assure que les Boches n’ont pas beaucoup réussi à faire oublier les sentiments français de ces gens-là. » « Nous comprenons combien devait être dure la vie de ces Français opprimés de ce pays. Ils nous ont paru attendre comme des personnes qui retrouvent la famille après une longue et cruelle séparation. » « Jamais je n’aurais cru que le sang français se soit tant conservé. Je n’ai jamais trouvé en France tant de complaisance, des gens si aimables : ils se couperaient en quatre pour nous faire plaisir. » — « L’impression générale, impression que vous pourrez communiquer partout, c’est que l’Alsace est restée entièrement française. » Et c’est alors que nos hommes s’irritent contre les sceptiques. « Qu’ils viennent un peu ici ceux qui disaient que l’Alsace-Lorraine était boche ! Ils seraient bien vite édifiés. » « Si tous ceux qui ont douté de la sincérité des Alsaciens-Lorrains étaient ici et entendaient tout cela, ils se sauveraient de honte. »

Quels sentiments fougueux ! Mais aussi quelles scènes charmantes ! Voici un de nos hommes qui en décrit une dans tel style que je crois lire une de ces mille lettres que jadis je déchiffrais, sorties de la plume, si savoureuse en sa légère emphase, des soldats de la Révolution et de l’Empire : « A peine sur le seuil du salon, voilà la Marseillaise qui nous accueille. Silencieux, nous écoutons. Les dernières notes plaquées avec fougue, une jeune fille de quinze à seize ans se retourne en souriant et nous jette une gerbe de fleurs. Un vieux vin du Rhin sorti du fond de la cave explique mieux que le reste la joie de nos hôtes. »

Est-il étonnant que, pénétrés de reconnaissance, les Français mettent quelque coquetterie, puisqu’on les trouve « charmants, » à l’être toujours plus ? Des plus hauts chefs aux plus modestes poilus, chacun s’y applique et presque s’y ingénie. C’est un échange de grâces : l’amitié coule à pleins bords de part et d’autre, et les deux courants en se mariant s’enflent et débordent. Rien n’est d’ailleurs perdu : « Ah ! monsieur, me dit une religieuse, croiriez-vous : le général Gouraud est venu ici passer une revue ; mes petites de l’école et moi étions sur le bord du chemin ; on a crié : « Vive la France ! » Le général a salué en passant ; cinq minutes après, voilà la voiture qui revient ; c’est la voiture du général et plusieurs autres qui venaient nous prendre pour que nous voyions bien la revue. Ah ! les petites étaient joyeuses, sautant des voitures devant vos soldats si graves et qui souriaient tout de même. » Il souffle un grand vent de grâce fraternelle et aussi, chez nos soldats, un souffle de sentiment. Les fusiliers marins qui auront défilé à Metz ne voudront pas quitter la ville sans porter à la tombe de ce magnifique Breton, qu’une si singulière fortune fit, au Reichstag de Berlin, le représentant de l’âme française, une couronne portant : « A l’évêque breton... Les fusiliers marins bretons. » Oui, il y a du sentiment plein l’air. Les administrateurs français comme les officiers français semblent avoir pris pour devise le vers de Corneille :


Remplir les bons d’amour et les méchants d’effroi.


On est résolu à faire adorer la France là où on la chérissait. Jamais le Français ne connut pareil amour ; il s’en rend compte et entend s’en montrer digne.

Un jour, je roulais à travers l’Alsace aux côtés d’un jeune et brillant général anglais. Il me donna une note qui, dans ce concert de joie, d’amour, d’enthousiasme, me parut encore savoureuse. Lui aussi avait été, comme disait tout à l’heure le poilu, « sidéré. » L’entrée des Français en Alsace était pour lui un trait de lumière, une révélation : « Croyez bien que cela nous fait aussi un joli plaisir. On nous disait bien : L’Alsace-Lorraine, arrachée à la France, aspire à redevenir française ; oui, on nous le disait ; nous, nous disions : « Il est très juste que « la France reprenne ce que l’Allemagne lui a pris. » Mais que l’Alsace-Lorraine, après quarante-huit ans, fût restée française, franchement, là, je vous le dirai, nous n’y croyions guère. Mais aujourd’hui, je vois bien combien cela était vrai. Et vous comprenez aussi que nous sommes heureux d’avoir un peu aidé à délivrer ces pauvres gens, à les rendre à leur patrie. » Il resta pensif un instant : « C’est tout de même pour les Français une grande gloire, cet amour, après un demi-siècle ; vous êtes une nation enviable. » Et enfin il ajouta : « C’est beau, ces hommes qui ont résisté à tout, aux menaces, aux promesses, aux avances, aux persécutions, parce qu’on les avait sans leur consentement enlevés à leur patrie, qu’on retrouve ayant tenu bon ; oui, c’est beau. Il n’y a pas que les Français qui peuvent en être fiers, cela donne beaucoup d’orgueil d’être homme. »

Ainsi, de toutes parts, de toutes les bouches, s’élevaient en ces semaines les actions de grâce. L’Alsace-Lorraine semblait tout à la fois un sanctuaire où se chantaient mille Te Deum, Magnificat et Nunc dimittis, et un club de 1792 où, entre deux Marseillaises brûlantes, s’échangeaient les baisers fraternels, les protestations d’amour éternel et de haine aux tyrans. L’amour, la joie, la reconnaissance, l’ivresse de la victoire et celle de la liberté, la haine de l’oppresseur satisfaite, la tendresse entre les frères retrouvés exaltaient les âmes, embrasaient les cœurs et se confondaient en un immense Alléluia. Journées inoubliables où il y avait dans l’air de l’épopée et de l’idylle, et après la trop longue tragédie, l’explosion, jusque dans les plus modestes milieux, d’un prodigieux lyrisme.

Alors l’Alsace et la Lorraine, ayant, devant les armées françaises, déroulé comme un tapis de fleurs merveilleuses tissé d’or et de pourpre, se tournèrent vers la France et lui dirent : « Nous reconnais-tu ? » La réponse allait leur être apportée par la France elle-même et par le plus autorisé de ses interprètes, le président lorrain, Raymond Poincaré.


LOUIS MADELIN.

  1. Voyez la Revue des 15 février et 1er mars.