Les Merveilleuses Heures d’Alsace et de Lorraine/02

Les Merveilleuses Heures d’Alsace et de Lorraine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 74-111).
LES MERVEILLEUSES HEURES
D’ALSACE ET DE LORRAINE

II[1]
LES JOURS DE GLOIRE


LA PREMIÈRE ENTRÉE

La nuit du 16 au 17 novembre fut d’une rare beauté. Il gelait : le ciel découvert semblait presque bleu ; la lune inondait de sa lumière pâle les Vosges, y laissant de grands trous d’ombre, mais faisant scintiller comme une immense masse de diamants les sapins givrés, les clairières argentées. Quelle plénitude de joie, tandis que ma voiture escaladait la montagne et redescendait vers la plaine alsacienne !

Ce col sans doute est nôtre depuis quatre ans et plus : car c’est par Bussang que je gagne cette vallée de Saint-Amarin, dès les premiers jours de cette guerre occupée, et où, comme dans tout le Sundgau alors reconquis, j’ai vu en d’inoubliables jours régner une sorte d’âge d’or en plein âge de fer : c’était ce « paradis tricolore » que peint Hansi et où régnait alors le commandant Poulet. Mais sous le même ciel semé d’étoiles, par les chemins baignés de la même lumière pâle, à travers les sapinières argentées toutes pareilles, les escadrons, les bataillions, les batteries, en marche vers l’Alsace qui attendait, franchissaient les Vosges ; dans le silence de cette nuit magnifique, je croyais les entendre s’acheminant vers les petites villes où, dans le décor si familier que j’évoquais facilement, nos soldats allaient entrer le lendemain sous le soleil d’une radieuse journée et au milieu du délire des Alsaciens libérés : Dagsbourg en direction de Wasselone, Schirmecken direction de Molsheim, Saales en direction de Schlestadt, Sainte-Marie en direction de Ribeauvillé, Munster en direction de Colmar. Ne jouissant pas du don d’ubiquité, — quel regret aujourd’hui ! — je rejoignais, au delà de Saint-Amarin, à Bitschwiller, le grand chef qui demain entrerait à Mulhouse à la tête de ses troupes.

Le général Hirschauer est un Mulhousien. Et voilà encore qui donne l’impression que, dans cette merveilleuse chronique de la rentrée en Alsace-Lorraine, tout est à souhait : sur dix généraux d’armée, — exactement, — on a pu trouver un Mulhousien pour entrer à Mulhouse, Hirschauer, un Messin pour entrer à Metz, Mangin ; le gouverneur de Strasbourg sera un Alsacien, le gouverneur de Metz, un Lorrain ; le commandant du corps d’armée qui, le premier, entrera à Strasbourg, Vandenberg, sera de Phalsbourg ; le haut chef qui viendra à Neuf-Brisach aborder le Rhin, Herr, sera de Neuf-Brisach. Songeons, au regard de ce fait, que l’Allemagne n’a jamais pu obtenir de l’Alsace qu’une poignée d’officiers et un seul officier général : Scheuch.

Bref la France rentrant chez elle en Alsace, Hirschauer plus spécialement rentrait chez fui à Mulhouse. Hirschauer ! Hier il commandait l’armée de Verdun, bien digne par les services rendus de succéder, en cet historique quartier général de Souilly, à un Pétain, à un Nivelle et à un Guillaumat, — série hors pair. Pétain est général en chef, Nivelle l’a été, Guiliaumat commandait naguère, lui aussi en chef, l’armée d’Orient, mais je crois bien que, ce soir du 16, leur successeur Hirschauer n’échangerait point contre un commandement en chef la mission d’entrer le premier dans la première ville alsacienne recouvrée.

« Mon général, à quelle heure entrez-vous ? — À midi. — Puis-je vous précéder ? — Hum ! En principe, non. En fait, oui, si vous voulez. » Je sentais fort bien l’énormité de la requête et, parlant, apprécie à son prix la valeur du privilège : il ne tient plus qu’à moi d’entrer, premier officier, dans cette première ville alsacienne.

Dès 8 heures du matin, le 17, je roule, avec le camarade G… pris à Thann, vers Mulhouse. Dans quelques jours, il paraîtra banal de dire à un chauffeur : « À Mulhouse ! » Ce matin-là le mot, au moment même où je le crie, retentit à nos propres oreilles comme les sons entendus dans un rêve : « À Mulhouse ! »

Cette ville où je vais pour la première fois trouver l’Alsace libre, c’est la dernière, on se le rappelle, que j’aie, en 1914, laissée derrière moi asservie, celle que je quittais en me disant : « Quand et comment les retrouverai-je ? » Je les vais retrouver après ces quatre ans et demi : je ne suis plus le conférencier en frac qu’on fête discrètement et qui cherche, dans la salle où un millier d’Alsaciens l’écoutent, à ne point faire de « gaffe, » de nature à faire dissoudre le Cercle des Annales. Là où je crois rêver, — toujours, — c’est de me voir sous cet habit bleu, le baudrier de cuir en sautoir et le revolver au flanc, traversant les lignes françaises et allemandes bouleversées, et, par tout ce pays haché de tranchées, courant vers la cité qui attend la France. Avril 1914, novembre 1918. Ne me dites point que quatre ans et demi se sont écoulés : non, un siècle ; tout est autre : les choses et les gens. Un souvenir encore pendant que je roule : un cimetière de Woëvre, le 11 août 1914 ; je suis sergent de garde et tiens sous un œil sévère la route d’Etain ; un hussard, un beau hussard d’autrefois, dolman bleu de ciel et pantalon garance, passe au galop, l’estafette classique, et il nous crie : « Mulhouse est prise ! » Le soleil en parut plus chaud, le ciel plus bleu. Mulhouse prise deux fois, deux fois fut perdue en ces tragiques semaines d’août et parce que Mulhouse avait acclamé les soldats du général Pau, qui, hélas ! ne purent y rester, nulle ville n’a peut-être été soumise à plus dure loi de la part du tyran revenu. Aujourd’hui Mulhouse, qui, en 1914, a salué le soldat français ivre de ce premier assaut donné et qui si follement combattait, va contempler la grande armée victorieuse, sereine et solide, qui a reconquis l’Alsace dans les plaines de France.

Les lignes allemandes abandonnées : de grands entonnoirs déjà recouverts d’herbe, la trace de nos obus de 1914 et de 1915 ; des boyaux, des tranchées vides de troupes, mais où gisent paquets de cartouches et bandes de mitrailleuses ; des casques camouflés ; un canon de tranchée laissé là ; le long des routes, d’énormes masques de papier tressé, gris, triste et qui déjà pend en certains endroits ; la route un peu rompue, hâtivement refaite. Et soudain le premier village : Lutterbach ; des drapeaux aux chaumières, des bras levés, des chapeaux agités, des cris : « Vive les libérateurs ! » Nous crions : « Vive l’Alsace ! » Nous dépassons les carrioles où foisonnent les rubans tricolores. Tout ce monde court vers la ville où va se faire le miracle. Et soudain, par Dornach, nous entrons à Mulhouse. La voiture vient stopper devant l’Hôtel de Ville.

C’est un émerveillement. Puis-je dire que chaque maison a son drapeau ? Non. : la cité tout entière semble roulée dans un immense pavois tricolore ; les rues paraissent, — tant les oriflammes couvrent les façades, — tendues de tricolore et, — tant les drapeaux saillent des fenêtres, — de tricolore plafonnées. De Dornach à l’Hôtel de Ville, une foule un peu éparse, incertaine, encore dans l’émoi du rêve incroyable : des chapeaux qui se lèvent sur notre passage, de larges sourires, des yeux qu’on essuie ; mais les cris hésitants. Nous mettons pied à terre et la foule reflue vers nous, mais avec une sorte de respect simplement souriant, presque muet ; les officiers allemands ne les ont point habitués à la pensée qu’on peut aborder familièrement un monsieur à galons. Et puis nos uniformes bleus peut-être déconcertent. Soudain un gamin se précipite et, se jetant sur moi, baise le pan de ma vareuse ; un vieux à ruban vert et noir me dit : « Mon lieutenant, voulez-vous me permettre d’embrasser votre Légion d’honneur ? » Nous avons les larmes aux yeux. Un gamin de huit ans portant dolman noir, pantalon garance et képi rouge vient nous offrir la main. Je le prends dans mes bras, le soulève au-dessus de la foule. Alors c’est fini : les relations sont établies, un immense cri de Vive la France ! et nous voici assaillis, des cris, des rires, des larmes, la débâcle de tous les sentiments doux et forts, l’écluse levée devant un torrent d’amour. Ah ! la belle heure ! l’heure merveilleuse !

Mulhouse nous attendait dans la frénésie d’un amour que surexcitait la reconnaissance. Ayant déjà connu deux fois, en 1914, les horreurs des combats, la cité était, par surcroît, depuis quatre ans, prise dans le front allemand. Et déjà son cœur battait de gratitude parce que, — le mot me fut dit cent fois, — « les Français n’avaient point envoyé un obus sur la ville. » Dans les heures dernières cependant, elle s’était crue perdue. À tort, l’Allemand affirmait que les Français allaient attaquer sur ce front, et déjà ordre était donné d’évacuer la population ; c’était, en attendant le combat destructeur qui peut-être ne laisserait subsister que des ruines, la ville abandonnée, livrée à la soldatesque allemande. « Nous ne vous aurions même pas vas les rosser, » me disait un vétéran.

Et soudain la ville sauvée, intacte en son opulence, avait vu sans combats le Boche s’éloigner, allait voir le Français arriver. Je ne résiste pas à produire ici la lettre d’un Mulhousien qu’on a bien voulu me communiquer : elle explique l’accueil que tout à l’heure la cité fera aux libérateurs ; elle est du 16, veille de l’entrée : « Vous dire quels sentiments nous animent en ce moment est totalement impossible. On respire, on rit, on pleure, on se serre la main, on voudrait embrasser tout le monde, on est agité. En un mot, on vit, on revit. Et le cœur déborde de reconnaissance, car, nous, surtout à Mulhouse. à dix kilomètres du front, pris souvent entre deux feux, nous vivons encore. À peine avait-on appris, vers quatre heures de l’après-midi, que l’armistice était signé que déjà, en ville, la feule parcourait les vues. En un clin d’œil, tout le monde arbora le drapeau tricolore (le 11 !). On criait : « Vive la France ! On reparlait français. Quel réveil ! Et tout cela au nez des Boches ! Dans la soirée, plus un sergent de ville, plus un officier, mais des cris de joie, une agitation sans pareille. Je ne vous parle pas des affiches, des caricatures, des étalages séditieux… Tout est aux trois couleurs. Qu’on vienne un peu voir maintenant s’il faut un plébiscite ! Presque tous les soldats (allemands) arborent des cocardes françaises, on arrache de force les épaulettes aux officiers, on se bouscule, on s’agite, on chante. Presque chaque famille avait son drapeau tout prêt et jamais la ville n’aura été aussi pavoisée que pour l’arrivée de nos chers pioupious. Les gens, faute de mieux, teignent des draps de lit, des taies d’oreillers, des housses, des nappes, tout ce qui est étoffe. On improvise des costumes d’Alsaciennes pour recevoir nos amis. » C’est dans cette ville surchauffée que nous venions de mettre pied à terre, et l’on pense si cela alla vite !

À l’église, la messe finit ; à la sortie, nous sommes entourés : les grands papillons noirs à cocardes des femmes et l’accorte tenue d’Alsace, les uniformes des petits hommes repris aux vieilles panoplies d’étrennes, les rubans tricolores à toutes les poitrines, les flots tricolores à tous les chapeaux font de cette sortie de messe quelque chose de charmant, et pour nous, en cette toute première heure, de vraiment incroyable. Là, comme devant la mairie, un moment d’effarement dans la foule : « Mais ce sont des officiers français ! » Déjà nous ne sommes plus les seuls : pendant la messe, une dizaine d’officiers de l’état-major Hirschauer sont arrivés en ville. On nous interroge : « À quelle heure arrive le général ? — À midi ! » et j’ajoute : « Heure française ! » — « C’est vrai, s’écrie un papillon, l’air fort animé, c’est vrai aussi, on a oublié l’horloge (et la jeune fille montre le clocher), c’est honteux d’avoir cette sale heure de Berlin ! » Encore une joie : avoir d’un mot fait changer « la sale heure de Berlin ; » le cadran qui marquait dix heures ne va plus en marquer que neuf et, dans son exaltation, un autre papillon crie : « On aura été Français une heure plus tôt ! »

Sur la place de l’Hôtel-de-Ville, la foule grossissait : sur le perron, quelques officiers s’entretenaient avec les conseillers ; nous entrons dans le vestibule ; deux prêtres y pénètrent comme portés par des ailes, la figure extasiée ; on s’embrasse. L’un d’eux est le curé de Saint-Joseph, l’historien de Winterer, l’abbé Cetty, qui tout à l’heure va tomber mort, succombant à la joie qui en effet rayonne, dans l’expression exacte du mot, de tout son être. Ils sont d’ailleurs tous deux dans un tel état que déjà tout dépasse mon attente.

« Allons au-devant du général ! » Il entrait par Dornach à la tête de la 168e division (général Manivielle), ou plutôt quelques-unes de ses troupes : un escadron de cavalerie, une compagnie du génie, le 344e de ligne, des batteries.

Il était, cet Alsacien, à cette heure, un privilégié parmi les privilégiés. Le premier de tous ses frères d’armes de la grande guerre, il faisait rentrer la France en Alsace. Il faut se le figurer, ce général Hirschauer, droit sur son cheval, figure de l’Est, forte carrure, puissante tête, et dans la face aux larges méplats où la forte moustache met une note énergique de plus, le regard fin, pénétrant, facilement railleur ; mais émerveillé, stupéfait en dépit de son attente, manifestement bouleversé, il cheminait déjà sur les fleurs semant le sol, digne, grave, pâle, dans la tenue maintenant insolite des généraux d’avant-guerre : le dolman noir et la culotte rouge. Car Mulhouse s’étant parée pour lui, il s’était paré pour elle, et sachant que la ville attendait « les pantalons rouges, » voulait qu’elle en vît au moins un. Près de lui, tout en bleu pâle au contraire, tenue de campagne, droit, mince, élégant, le général de Mitry, commandant l’armée des Vosges, dont le sourire faisait tourner la tête à plus d’une accorte Alsacienne. Derrière eux l’État-Major suivait, dominant une mer démontée.

J’eusse dû m’attendre à tout. Et cependant je restais autant qu’un autre effaré, et d’ailleurs transporté. Dès le faubourg où s’était portée la foule, l’ovation prenait telles proportions qu’elle dépassait l’attente même de ceux qui s’y livraient. Après le faubourg, elle s’enflait encore, devenait surhumaine. Rien de ce que j’allais voir par la suite, — et Dieu sait… — ne devait effacer cette impression d’ivresse que me donnait le délire de cette première captive dont les fers tombaient devant nous. Acclamations formidables, baisers des deux mains envoyés, les yeux en larmes, le rire aux lèvres, les fronts illuminés, — littéralement illuminés, — par la joie, un courant entre les âmes, des effluves grisants, tout pour la satisfaction de l’œil et du cœur, bientôt les embrassades, des bouquets présentés, et, des fenêtres, une telle pluie de fleurs que c’est miracle en cette mauvaise saison. Ce restera pour moi la caractéristique de l’entrée à Mulhouse : les fleurs, les milliers de chrysanthèmes blancs, roses, de marguerites d’automne rouges, mauves, blanches, pétales légers et satinés qui volent comme les cœurs et bientôt s’étalent où sont les cœurs : sur la poitrine des braves. C’était, après la rue du Sauvage, beau spectacle que ce cortège tout fleuri, sous ce ciel éclatant, azur vif et soleil d’or, et la voûte des drapeaux frissonnants, entre les murs amoureusement tendus, dans la pluie continue des baisers et des fleurs, les cris, les chants, les Marseillaises coupées par les cris, les cris mal étouffés par les Marseillaises, et cette acclamation unique, grondante, presque terrible d’amour : « Vive ! vive ! vive ! vive la France ! Vive, vive, vive ! » Ah ! elle vivra, soyez-en sûrs. Alsaciens, mes frères, elle vivra de longs siècles, car une nation ne meurt pas quand elle a pu vivre un demi-siècle, à ce point aimée, dans les cœurs qui lui avaient été arrachés.

« Vive ! vive ! vive la France ! » On ne se blasait point. En vain nos troupes essaient-elles de garder quelque impassibilité. Dans les rangs peu à peu les yeux se mouillent, les bouches sourient. Plus un fusil bientôt qui n’ait son bouquet, pas un sabre dont la garde n’ait sa gerbe, pas une poitrine sans quelques fleurs ; certaines en sont cuirassées. Par les rues larges de la grande cité, le général Hirschauer continuait à s’avancer, saluant avec une gravité émue, les yeux parfois brillants de larmes. Au vol, j’entendais : « Quel beau général ! Ça, c’est un vrai chef français ! Tu as vu comme il a souri en passant ! — Et l’autre, le bleu, qui est-ce ? — Qu’est-ce que ça fait ? C’est des Français. »

Vous avez raison, Lisel, Suzel ou Katel, vous avez raison ! Qu’Hirschauer et Mitry aient bravement combattu, que la France connaisse leurs noms et sache leurs exploits, peu importe ici : avec eux, c’est la France qui entre et qu’on fête ! « C’est des Français. »

Le général a arrêté son cheval : les vétérans, vieilles barbiches d’autrefois et moustaches blanches, l’essaim des Alsaciennes à papillon, — des milliers, — les tout jeunes gens des sociétés sportives, le conseil municipal aux écharpes tricolores, se massent autour de lui : le défilé commence.

Ah ! quel défilé ! À Metz, à Strasbourg, à Colmar, quand les très grands chefs entreront, du 19 au 25, on aura eu le temps de se préparer, les troupes auront parfois rafraîchi la tenue, raccommodé les capotes, fourbi les casques. Mais ces hommes qui défilent ici, à peine sortent-ils des combats et ils ont fait de rudes marches pour gagner l’Alsace. Ils sont hâves, la figure fatiguée des dernières luttes et ces capotes, usées, lavées par les pluies, rongées par les boues, évoquent ces autres grands soldats d’une autre grande époque qu’a chantés Béranger :

Ces habits bleus par la victoire usés…

Oui, c’est bien le Poilu : le casque encore bossue, les habits élimés, un régiment réduit à quelques compagnies, une compagnie de soixante hommes, le corps sortant de la fournaise d’hier comme le drapeau qui le domine, — déchiqueté et pâli, — d’autant plus superbe, d’autant plus acclamé. Et sur tous ces habits bleus, des fleurs, des fleurs, des fleurs ! Le Général qui regarde passer ces braves, émerge des fleurs. Soudain une petite Alsacienne, rompant les barrières, — qui leur peut résister ? — en apporte un nouveau tribut. Il faut voir le mâle soldat se pencher, empoigner la jolie petite sous les bras, la hisser sur sa selle d’où l’enfant regarde, dix bonnes minutes, passer les poilus, et les cris de joie de la foule. Ce fut un moment unique, le geste résumait la journée : la France reprenait l’Alsace. Est-ce, en cette minute, le grand soldat ou la petite fille que, du sabre haut levé, puis largement abaissé, cet officier qui passe salue, droit sur sa selle et la figure en feu ?

Longtemps on parlera d’Hirschauer à Mulhouse : soldat magnifique qui entra, si beau de dignité sans raideur, comprimant ses larmes parce qu’il était « le chef, » et cheminant, redressé par son émotion même, dans les effluves d’amour Par surcroit, il se fit tribun quand, de l’estrade où l’adjoint au maire venait de le saluer au nom de la vieille république de Mulhouse, il eut l’heureuse pensée de répondre non aux notables de l’estrade, mais à la foule entière se pressant sur la place. Sa forte voix portait, jusqu’aux extrémités de ce Forum alsacien, de fortes paroles fortement pensées.

Qui dira la soirée de Mulhouse ? Le volcan s’est ouvert ; la lave qui a jailli par une bouche unique, maintenant se répand dans la cité. Les soldats qui se « disloquent » sont assaillis, embrassés, portés. Les citoyens s’embrassent entre eux. Ce 17 au soir, y a-t-il de par le monde un seul lieu où règne plus de joie ? « Vous ne pouvez imaginer, écrit le lendemain une Alsacienne, ce qu’a été l’entrée à Mulhouse, de vos admirables soldats ; on les couvrait de fleurs, on les embrassait ; les enfants s’accrochaient à eux, ne voulant plus les quitter. Cette victoire si complète enchante l’âme, le bonheur guérit tous les maux. »

La nuit enveloppait la cité lorsque je la quittai. De toutes les visions qu’elle m’avait données, j’en gardais une très présente : pendant ce défilé, un brave homme, près de moi, saisi par l’extase, ouvrait les bras, à chaque compagnie qui devant lui passait, et, sans souci du beau chapeau de soie qui roulait dans la poussière, il répétait avec un sourire d’illuminé sur sa face congestionnée : « Voilà les Poilus ! Oh ! les Poilus ! » Jamais le culte à nos héros anonymes ne m’avait paru revêtir forme si parfaite d’admiration.

Dans la banlieue de Mulhouse, je rencontrai de grands fourgons qui montaient vers la ville : c’était le « ravitaillement. « La France, qui apportait la Liberté, apportait aussi la pure farine blanche. Le règne du pain noir finissait et cela aussi faisait image.

Entre Mulhouse et Thann, soudain la nuit s’éclaira de grandes lueurs : les gamins mettaient le feu aux masques de papier tressé, sèches par trois années d’usage et qui, tout le long des routes, flambaient magnifiquement. C’était le bouquet du feu d’artifice : Mulhouse apparaissait au loin comme enveloppée d’une auréole de feu.


LA DESCENTE DES VOSGES

Au moment où, dans un délire de joie, Mulhouse accueillait Hirschauer, nos troupes, sous un gai soleil, descendaient des Vosges vers l’Alsace par les routes en lacets. On les vit entrer au commencement de l’après-midi à Dagsbourg, Schirmeck, Saales, Sainte-Marie-aux-Mines, Munster ; déjà quelques éléments avancés se montraient aux portes de Schlesladt. Le 18, les Français franchissaient le col de Saverne ; les avant-gardes s’installaient à Wasselone, et le général Messimy faisait à Colmar une entrée que, j’y reviendrai, l’émotion publique transformait en triomphe. Cependant, toutes les charmantes petites villes alsaciennes de la région : Marmoutiers, Wasselone, Molsheim, Obernai, Barr, Ribeauvillé, et jusqu’aux plus petits villages, faisaient fête à nos troupes.

En ces deux premiers jours, ce fut dans les Vosges alsaciennes un bruissement d’armes, — et un bruissement de baisers. J’ai dit quelle était la tension des esprits et des cœurs en cette vigile du 16 où, le cœur battant, la région attendait les libérateurs. Pas de partie de l’Alsace restée plus ardemment française ; les habitants de Schirmeck ou de Sainte-Marie, tout voisins de Saint-Dié, sont des petits-fils de Lorrains, mais à Ribeauvillé ou à Saverne les Alsaciens ne sont pas des Français moins chauds. Durant de longues années de servitude, le voisinage de la France les a en quelque sorte tous étayés. « Le petit joue au soldat, » me disait, en 1900, un hôtelier de Sainte-Marie, tandis que le gamin défilait seul, pour son plaisir, un clairon aux lèvres, devant un général imaginaire. « Il a donc vu des soldats ! Vous n’avez cependant pas de garnison ? — Pensez-vous, monsieur, se récriait le père, pensez-vous qu’il irait imiter des soldats allemands ? Non, mais je le mène, tous les 14 juillet, à Saint-Dié, où il voit défiler les chasseurs. Fritz, ajoutait-il, montre à ce monsieur comme tu sais la Sidi-Brahim. » Il disait : Siti Prahim, mais ce n’en était que plus à mon gré. Depuis cinq ans, on n’allait plus aux 14 juillet de Saint-Dié. On n’irait plus maintenant : le 14 juillet se ferait, en 1919, en 1920, longtemps, toujours, chez soi et on n’aurait plus à passer la frontière, sous l’œil irrité du gendarme prussien, pour aller voir défiler les chasseurs à pied.

Des récits, des lettres et de rapides visions m’ont permis de vivre l’émoi de ces heures. La route débouche presque du col vers la petite ville : la route rose des Vosges qui semble une écharpe tendre jetée à travers la sombre forêt de sapins ; c’est par là qu’ils vont arriver. Depuis la veille, tous les drapeaux sont aux fenêtres, les sapins plantés le long de la grand’rue reliés par les guirlandes tricolores ; ces demoiselles ont préparé leurs costumes,— vieux ou neufs, complets ou incomplets, transmis depuis des générations, ou improvisés avec les doublures des rideaux ; — les vétérans ont une belle chemise blanche bien empesée, se sont fait repasser une cravate blanche, ont essayé de donner un lustre nouveau à leurs gibus et leur redingote porte à la boutonnière un ample nœud vert et noir de 1870 ; le maire bon Alsacien, a retrouvé la « sous-ventrière » tricolore. On n’a pas partout les fleurs de Mulhouse ; on en a fabriqué d’artificielles, en étamine, en soie, en papier, des bouquets tricolores. On fait fête à M. le Curé qu’on revoit en soutane. On fait fête à M. X…, à M. Y…, enlevés par les Boches, mis en forteresse et rentrés de la veille, comme M. Simonin de Schirmeck à qui ses quatre ans et plus de prison et d’exil font une auréole. Tout le monde est sous les armes : « Est-ce pour aujourd’hui ? Fritz, va voir s’ils viennent. » Fritz, qui a arboré un superbe costume de zouave d’avant 1870, cadeau qui fut fait à son père vers 1880, trotte aussitôt et disparait au tournant. On ne le reverra plus tout à l’heure qu’à la main d’un magnifique tambour-major. Mais déjà des gens accourent des hameaux de la montagne, criant : « Ils arrivent ! ils arrivent ! » Et voici les Hansi d’avant-guerre tenus pour fabuleux par les gens de peu de foi, ces rêves colorés qui enchantaient nos yeux et faisaient hausser les épaules aux sceptiques, aux pessimistes, il y a seulement six mois, oui, voici les visions de Hansi qui tout entières prennent corps. Les arcs de triomphe qui portent : « Vivent les libérateurs ! Vivent les vainqueurs ! Salut à nos frères ! Salut aux héros de la Liberté ! Vive l’Armée française ! Vive la France ! » se dressent à l’entrée des cités. La foule impatiente se porte bien au delà. Et voici qu’au dernier tournant de la route rose, on voit déboucher une fanfare : les clairons sonnent, les tambours roulent, les cuivres éclatent : Marche de Sambre-et-Meuse, Sidi-Brahim, ou simplement Casquette du père Bugeaud, la plus aimée peut-être. Ah ! cette minute ! longtemps, de génération en génération, on s’en transmettra le souvenir.

Qu’importe la troupe, qu’importe l’arme ou le numéro, qu’importe que ce soit une division précédée d’un général aux feuilles de chêne ou un bataillon ayant à sa tête un jeune commandant ? Comme on disait à Mulhouse : « Qu’est-ce que ça fait ? C’est les Français ! » Le chef, à cheval, jeune ou vieux, s’avance raidi par l’émotion même, droit sur son cheval, car il est l’homme qui, à cet instant, — tout comme demain à Metz le général en chef, — s’appelle, quel que soit son grade, tout simplement : la France. Devant lui, la musique joue l’hymne national ou la marche favorite du régiment. L’arc de triomphe se dresse. À Schirmeck, j’ai lu une inscription touchante : « Chers libérateurs, soyez les bienvenus ! » Il y a des larmes de tendresse dans ce feuillage tressé. Le maire s’avance, son écharpe tricolore largement étalée, flanqué du curé, le rabat reconquis au vent ; ou bien, dans certains villages, le clergé a revêtu ses ornements, et les bannières religieuses se mêlent aux oriflammes des sociétés civiles ; car elles sont toutes là, des pompiers, réarborant le haut casque datant de Louis-Philippe aux jeunes boys-scouts, de la fanfare municipale aux vétérans de 70.

On ne respire plus : le maire, le curé haranguent avec les yeux brouillés de larmes ; ils ne font que commenter le salut de l’arc de triomphe : « Chers libérateurs, soyez les bienvenus ! » Parfois le notable qui harangue, maire, adjoint, curé ou simple particulier, est sorti des geôles allemandes depuis quarante-huit heures : on pense s’il se sent deux fois « libéré » par notre victoire et s’il a le droit de parler « des fers » que l’Allemand a mis aux mains de l’Alsace. Le soldat, du haut de son cheval, répond en quelques mots ; alors, rougissantes, Liesel, Katel, Suzel s’avancent : c’est à qui donnera la première son bouquet. Qu’il soit vieux ou jeune, commandant de corps d’armée ou chef de bataillon, l’officier est remué de la même émotion, car le général se sentant rajeuni au contact de ces jolis minois, le jeune commandant se reprocherait, en revanche, de n’être point quasi paternel ; il y a dans les baisers donnés ou pris une galanterie de jeune chevalier avec un sentiment de bienveillante protection, naturel chez le « libérateur. » Défilé des troupes, — petites ou grandes, — acclamations ; toujours cette stridente et inapaisable clameur : « Vive, vive, vive la France ! » On les trouve « superbes, » nos poilus. Et « comme ils marchent légèrement ! » Ce ne sont point ces balourds d’Allemands qui faisaient trembler le sol sous leurs lourdes bottes. Cette perpétuelle comparaison achève d’exalter les cœurs : « Enfin, s’écrie naïvement un petit papillon, enfin ! on va pouvoir aimer les soldats ! » Vin d’honneur à la mairie, discours encore, toasts : les vétérans embrassent le chef de guerre : « Quelles campagnes avez-vous faites ? demande celui-ci. — Mexique, Armée des Vosges en 1870. — Tenez, mon général, en voici un qui a fait l’Italie. » Le vieux étale en effet trois médailles. Encore des papillons : cette petite robe rouge brûle d’être embrassée, puisque la petite robe verte l’a été ; le chef embrasse : « Vous êtes contente d’être Française ? — Oh ! monsieur le général ! » Et une paire d’yeux brillent comme des escarboucles. « Vous avez commandé le soleil pour nous recevoir. — Oh ! monsieur le général, il fait toujours beau (c’est le proverbe alsacien aimablement rappelé) quand les anges passent. » Nos hommes ne demandent qu’à jouer le rôle d’archanges, et même d’archanges valseurs : et le soir, après une retraite aux flambeaux, il y a bal ; on danse partout : à la petite place enrubannée, à la salle de la mairie, dans les auberges papillons noirs ou chamarrés et vareuses bleu horizon ; je sais un bourg où le curé, connu pour être à l’ordinaire « féroce » pour le bal, ses pompes et ses œuvres, s’en allait par la foule en frappant dans ses mains et criant, me rapporte-t-on : « Allez, jeunesses, allez, dansez, dansez ! » — « C’est tout juste, si sa soutane troussée, notre bon curé n’esquissait pas un entrechat, » me dit une bonne paroissienne. Et elle ajoute en baissant les yeux (c’est une personne mûre) : « Je dansais bien, moi. »

On ne dormit point ces nuits-là. Les troupes parfois ne faisaient que passer, poussaient plus avant ; mais d’autres allaient venir : des chacals après des vitriers, des biffins après des cuirs, des turcos après des artiflots Et comme l’ivresse s’augmentait de leur « gentillesse, » on voulait faire toujours mieux : « Dansez, dansez, jeunesses ! »

Parfois on va bien avant du bourg, — tant on est pressé de prendre contact, — au-devant de la troupe. « Ils viennent de Mutzig, » ont crié des personnes arrivant en carriole à Molsheim : vite la charmante petite ville, — vrai décor pour l’Opéra, avec ses places pittoresques et ses grosses portes gothiques, — est en émoi : un cortège se forme devant l’exquis hôtel de ville, court au-devant du 47e de ligne : le capitaine qui commande l’avant-garde est porté en triomphe ; le maire, M. Jehl, le reçoit à la mairie tout comme s’il s’agissait du maréchal Foch. Le régiment entre. Quel beau bal, ce 18 ! Et le 20, on recommencera pour le général Desvoyes qui sera reçu bannières déployées par le maire et le « recteur, » l’abbé Metz, qui bénit le Dieu des armées et les armées de Dieu. Le cortège s’arrêtera au monument élevé aux soldats et, de là, à l’église ; puis, — toujours, — bals partout. Lorsque j’arrivai quelques heures après, la ville continuait à danser : les musiques parcouraient les rues. Pavoisé, Molsheim semblait l’heureuse invention d’un peintre de génie : ah ! le joli décor pour une fête pittoresque et le joli cadre à cette féerie !

À Sainte-Marie, — que ces barbares appelaient Markirsch, — les soldats n’en reviennent point de la fête. « Hier, à la tombée de la nuit, note l’un d’eux, nous sommes entrés musique en tête et en grand tralala. Je ne puis décrire la réception qui nous a été faite par cette population, qui a tant souffert de l’occupation de ces barbares. Je n’ai jamais vu une ville aussi pavoisée. On se demandait comment ces gens avaient pu confectionner tant de drapeaux tricolores de toutes les formes et tant de guirlandes. Inutile de te dire que les poilus avaient plusieurs bouquets au bout du fusil et à la boutonnière. Ces gens-là nous sautaient au cou et si on leur donnait du pain, ils pleuraient toutes leurs larmes. » À Barr, musique de la ville, pompiers, les jeunes filles habillées en Alsaciennes nous attendaient. Le colonel a été obligé de descendre de cheval. Nous étions enlevés. Jamais je n’ai assisté à pareille fête. Malgré que nous étions fatigués, tu penses si on marchait. » Parfois, il n’est pas besoin d’atteindre une petite ville pour être « reçu. » « Nous avons été reçus à bras ouverts ; depuis la frontière (col du Bonhomme) jusqu’à Kaisersberg, ce n’a été que fêtes. Tout le monde nous donnait des fleurs, du pinard, — et les demoiselles sautaient même au cou des poilus. » À la Poutroye ; — qu’absurdement le Boche a baptisé Schnierlach, — on montre bien qu’on est des gens de la Poutroye et non de Schnierlach. « Là ce fut l’apothéose ; c’était magnifique : une décoration superbe, pleine de feuillages de sapins, de verdure, lampions et drapeaux français. Un arc de triomphe avec cette inscription : Porte de l’Alsace. Nous traversons la ville musique entête d’un pas allongé, malgré les 35 kilomètres que nous, venions de faire depuis le matin. La foule était ivre de joie. »

À Andlau. l’avant-veille occupé par des Hongrois (cette guerre a eu de ces surprises) et qui, la veille, avait vu passer des Allemands en déroute et criant : « Les Français nous suivent de près, » il y avait eu doute : « Les Français passeraient-ils en ce petit endroit ? » Il en arriva tout un régiment : l’ivresse était telle que les jeunes filles dansaient devant les chevaux ; des vieillards pleuraient : « On peut mourir ! » Le soir il y eut bal. « J’ai dansé, me racontait une aimable vieille demoiselle. Cela ne m’était pas arrivé depuis bien trente ans. J’avais été invitée par un vieux capitaine qu’on appelait « le Papa » dans le régiment. Et les jeunes filles du pays me criaient : « Eh ! quoi, mademoiselle, vous dansez ! » et à mon cavalier les jeunes officiers disaient : « Comment, le Papa, on danse ! » Qui ne dansait pas ces soirs d’ivresse des 17, 18, 19 entre les Vosges et l’Ill ? On dansait. Alsaciennes et poilus enlacés, dans la vallée de la Bruche comme dans celle de la Liepvrette, aux bords de la Fecht comme aux bords de la Zorn. Et déjà, le 18, nos soldats atteignaient le Rhin, à l’Est de Mulhouse, le 414e ayant le privilège de venir, premiers soldats de France, s’arrêter au Nord d’Huningue devant le grand fleuve remis « en notre verre. »

Cependant, le 19, le général Gérard, commandant la 8e armée, faisait une entrée solennelle, — tout le pays de Sarrebourg et Phalsbourg étant, nous le verrons, occupé de la veille, — à Saverne. L’hommage était bien dû à la ville d’où, en 1913, était parti le cri de révolte qui avait ému l’Europe. « Aux héros de la liberté, ceux qui ont souffert pour elle, criait un arc de triomphe, et, pour qu’on ne s’y trompât point : « Affaire de Saverne. Novembre 1913-Entrée des Français à Saverne. Novembre 1918. » Aucune ville peut-être plus ornée : les rues transformées en avenues de sapins enrubannés, et, le soir, illuminées, — un gigantesque arbre de Noël dressé au seuil de l’Alsace. Le général français arrêta son cheval devant le palais princier des Rohan, cette caserne où le petit ober-lieutenant avait proféré l’outrage. — Et c’est là que défila la troupe de la Revanche.

Ainsi, de Saverne, à Guebwiller, les Vosges ainsi que leurs contreforts étaient en deux jours redevenus français. Les morts de l’Hartmannswillerkopf et du Linge étaient vengés. La montagne de Sainte-Odile dressait sa masse sombre au-dessus de la plaine où déjà bataillons, escadrons et batteries s’acheminaient vers Marckolsheim, Strasbourg et Haguenau. Sur le sommet du célèbre sanctuaire un drapeau tricolore flottait sur le ciel admirablement bleu, miraculeusement bleu pour ces jours de fin de novembre ; mais tout était miracle.


LA VIGILE DE METZ

Le quartier général de Mangin, ce 18 au soir où j’étais de retour de Mulhouse par les Vosges en fête, offrait le plus. émouvant aspect. On se préparait à entrer à Metz le lendemain, et tel était le caractère qu’on pressentait à cette entrée en cette ville religieuse et comme sacrée, tels étaient les sentiments qui, d’avance, se donnaient licence dans nos cœurs, que l’on s’y préparait comme à un sacrement, « Ne vous croyez-vous pas, disais-je à un ami rencontré là, ne vous croyez-vous pas à la veille de quelqu’une de ces fêtes de l’âme que nous avons connues, — un catholique dirait la veille d’une première communion ? »

Les nouvelles qui venaient des premiers villages, bourgs et cités de Lorraine occupés, nous faisaient en effet pressentir facilement l’esprit dans lequel la grande ville lorraine nous allait accueillir. À Jouy-aux-Arches, — banlieue de Metz, — le 140e avait été, le 17, reçu avec une émotion profonde par un des incarcérés d’Ehrenbreistein, M. Jules Antoine ; les soldats, abordés sur le mode sentimental par les petites Lorraines, en restaient pénétrés : quelques jours après, un de ces soldats à qui l’on demandera « s’il veut bien donner la cocarde tricolore qu’il porte, » répondra avec émotion : « Je ne la donnerais pas pour un sac d’or : je la garde comme souvenir, car c’est d’une petite Française de Jouy-aux-Arches. » De Luppy, où le général Caron va entrer, on écrira : « Pour un court moment, les battements du cœur sont suspendus. Sont-ce vraiment les Français ? — Oui, oui, les voilà ! » À Châtel-Saint-Germain, le maire et le curé ont présenté au colonel, entre autres gens, « les parents en deuil à qui il a adressé de bien bonnes paroles » qui ont fait verser des larmes. À Ancy-sur-Moselle, entre Arnaville et Metz, on avait produit un drapeau tricolore d’avant 1870 portant encore l’aigle impériale, et on l’avait processionnellement porté dans les bras du Sacré-Cœur. Partout le curé, qui souvent sortait de prison, avait été aux côtés du maire pour accueillir les chefs militaires.

À Château-Salins, la fête offerte à l’admirable division du Maroc devait rester l’une des plus touchantes de toute la province. Le général Daugan avait dit à ses soldats : « Vos drapeaux et vos fanions flotteront et salueront bien bas des Lorrains qui depuis près de cinquante ans pleurent en silence sous l’oppression de leurs lourds vainqueurs et appellent de tout leur cœur la France chérie. » Le 17, à huit heures, la division, en marche depuis l’aube, avait vu soudain, dans la brume du matin, flotter des bannières qui venaient au-devant d’elle. Les soldats avaient été accueillis au milieu d’un tel frémissement, partant si évidemment du plus profond de l’être que, disait-on, le soldat sans peur qu’est Daugan, n’avait pu se défendre contre les larmes. La Légion étrangère, ayant à sa tête le colonel Rollet, ayant défilé superbement, les notables, s’avançant en une attitude religieuse, avaient demandé au général la permission d’embrasser ce drapeau qui, depuis 1914, avait été de toutes les grandes batailles.

À Morhange, un officier (qui m’a communiqué ses notes) arrivant le 17, le premier, avec quelques camarades, produit une sensation telle que lui-même en reste le cœur étreint : conduits chez le maire comme des envoyés du ciel, nos officiers marchent « entourés de gens qui rient, qui pleurent, qui louchent leurs vêtements comme des reliques ; » chez le maire, on boit à la France, on chante la Marseillaise, « une Marseillaise coupée de sanglots, plus sublime que toutes celles entendues jusqu’ici ; les larmes coulent, de ces larmes qui ne sortent pas seulement des yeux, mais qui débordent du cœur brisé de joie. » Un vieux combattant de 70, parmi les gens qui affluent, dit d’une voix grave : « J’avais demandé à Dieu de ne pas me prendre avant ce jour : voilà quarante-huit ans que je l’attends. » L’adjoint revient avec la vieille écharpe tricolore de son père, maire en 1870. Le curé-doyen accourt, ayant, — fait sans précédent, — abandonné les vêpres à son vicaire : il veut que les officiers fassent à son presbytère l’honneur d’une visite ; un peu plus, il admettrait qu’en y entrant ils vont sanctifier l’église. Un soldat, qui a été d’une des entrées de Lorraine, écrit : « Après la présentation du drapeau, toutes les femmes présentes sont venus l’embrasser. C’était émotionnant. » On allait voir, à Saint-Avold, la musique militaire accompagner les vêpres chantées par l’aumônier de la division, évêque de Gap, Mgr de Llobet, car si en Alsace des curés excitent les jeunes ouailles à la danse « pour la France, » en Lorraine, des curés donnent aux entrées le caractère que pouvaient donner à celles des Croisés en Terre Sainte les moines délivrés du joug des Infidèles. À Sarrebourg, la messe du Requiem sera chantée par la maîtrise du corps d’armée ; à Thionville, on sera reçu par le vénérable abbé Wagner, déporté pour avoir refusé de faire un sermon aux prières publiques ordonnées par l’évêque pour le triomphe de l’Allemagne. Réellement, dans ces journées de novembre, régnait en Lorraine une atmosphère prodigieuse. Les Tancrède ou les Rodrigue, ayant terrassé le Maure, devaient être ainsi reçus au seuil des sanctuaires délivrés.

On savait, d’autre part, qu’à Metz même courait une émotion intense. Le 17 au matin, le Conseil municipal réuni au sein d’une nombreuse assistance avait entendu M. Iung, député à l’ancien Landtag, qui, arrivant de Strasbourg, avait donné la note. En cette ville de Metz où le baron de Gemingen continuait, au nom de l’empereur d’Allemagne, ses fonctions préfectorales, M. Iung put s’écrier en pleine mairie qu’il fallait faire aux soldats de France « une entrée digne de notre mère patrie la France. » M. Guenser, élu président, fit éclater la joie d’un vieux cœur français longtemps oppressé. « Réjouissons-nous de cette réunion où, pour la première fois, il nous est permis de nous servir de notre langue maternelle et de nous entretenir fraternellement. Ouvrons cette séance en criant : Vive la France ! Vive l’armée française ! » Dos acclamations lui répondirent. Il reprit : « Mesdames, messieurs, levez-vous en souvenir de ceux qui sont morts pour nous libérer. Ce souvenir sera éternel. À eux nos prières ! » Et, suivant la teneur du procès-verbal, l’assemblée « se leva dans un silence religieux. »

C’était là ce qu’on appelle souvent la « froide Lorraine. » « On nous juge, a écrit Barrès, sur la discrétion de notre cœur, » Et ailleurs : « Ces gens de Metz sont de vieux civilisés, modérés, nuancés, jaloux de cacher leurs puissances d’enthousiasme. » Ils ne les cachaient plus, mais elles se traduisaient suivant le mode grave et je dirai pieux. « Lorsque les Juifs, au retour de Babylone, virent poindre à l’horizon les hauteurs de Sion, écrira le Messin pour expliquer aux Français le caractère de la réception, ils éclatèrent en sanglots et s’agenouillèrent. Nous aussi nous avons voulu fléchir le genou devant les soldats de France. Ne pouvant le faire, nous pleurons. » Dans la tour de la cathédrale, le « grand moûtier de Lorraine, » la Mute dont l’airain porte : « J’annonce la Justice, » frémissait : jamais pareille occasion ne lui serait offerte, pareille fête servie. Les officiers, qui le 17, le 18, vinrent à Metz s’entendre avec la municipalité, virent qu’après le drapeau impérial et féodal d’Allemagne, le drapeau rouge avait été abattu. Mais dans la cathédrale, des gens agenouillés ornaient de fleurs le tombeau de Mgr Dupont des Loges ; des prières d’actions de grâces montaient vers les ogives de l’admirable nef comme un encens. Et soudain, — fait incroyable en cette ville « discrète, » il sembla que les pavés se soulevaient ; c’était le 18 au soir ; les trois Hohenzollern de bronze, Guillaume Ier, Frédéric III et le « vainqueur de Metz, » le prince Frédéric-Charles qui, de leur lourd poids opprimaient encore le sol, — et les cœurs, — roulèrent en bas de leurs piédestaux. La « discrète » ville mettait en pratique le « Deposuit potentes de sede » et aidait Dieu à « déposer les puissants. » Le Guillaume II qui, au fronton de la cathédrale, en vain se dissimulait sous le manteau du prophète Daniel, était enchaîné et cloué comme au pilori, sous la pancarte désormais célèbre : « Sic transit gloria mundi. »

Au quartier général de Champigneulle, on était pénétré d’une sorte de respect : chacun avait conscience de la valeur du geste qui s’allait faire ; on se rappelait cette journée du 20 octobre 1870, où le maréchal Bazaine livrait la ville, où les régiments signant des protestations et criant qu’ils se voulaient battre, des bandes d’ouvriers et de bourgeois parcourant les rues avec des drapeaux, protestant aussi contre l’infamie, tandis que, sonnant le tocsin, la Mute appelait à l’aide, — dans le vide. Déjà Frédéric-Charles enserrait la cité. Bazaine faisait afficher, ce 20 octobre, la proclamation où il annonçait à l’armée du Rhin que tout était fini. Or, le 18 novembre 1918, je vis Mangin signer la proclamation qui restera célèbre : « Lorrains, mes chers compatriotes, enfin l’heure a sonné de la délivrance que vous attendiez depuis quarante-sept ans avec une fidélité qui a fait l’admiration du monde… La France dont vous avez été la rançon, ouvre largement ses bras à tous ses enfants retrouvés ; ceux qu’elle aime le mieux sont ceux qui ont le plus souffert. » Le soir, l’affiche était placardée sur les murs de Metz, couvrant celles de la Kommandantur impériale, comme elles du Conseil de la Révolution. L’ombre enveloppa, ce soir du 18, une ville où, — en attendant la visite de Pétain à la cathédrale, s’élevaient de mille foyers les Te Deum, les Magnificat et les Nunc dimittis, — tandis qu’autour des bronzes renversés se répétait le philosophique et narquois Sic transit gloria mundi.


LE SACREMENT

« Jamais, écrivait l’auteur de Colette Baudoche, je ne passe le seuil de cette ville désaffectée sans qu’elle me ramène au sentiment de nos destinées interrompues. » Nos destinées françaises se renouaient de toutes parts magnifiquement, Metz allait voir entrer en ses vieux murs, — ce mardi 19 novembre 1918, — un maréchal de France. Fabert, maréchal de Richelieu, Ney, maréchal de Napoléon, recevraient l’hommage du maréchal Pétain, en attendant celui du maréchal Foch.

C’est grosse émotion pour un pèlerin du Metz de 1905, que d’apercevoir dans la brume bleue du matin, au centre du cirque des collines au sommet desquelles les forts, rendus par la capitulation allemande, sont en nos mains, la ville délivrée et le magnifique vaisseau de sa cathédrale sur lequel flotte notre drapeau. Alors « le pauvre Lélian, » cet étrange Verlaine, que j’ai jadis vu au Quartier Latin, me revient à l’esprit et son prophétique Metz :


……………….
Patiente, ma belle ville.
Nous serons mille contre mille
Non plus un contre cent, bientôt !
À l’ombre, où maint éclair se croise,
De Ney, dès lors âpre et narquoise,
Forçant la Porte Serpenoise
Nous ne dirons plus : ils sont trop.

Nous chasserons l’atroce engeance,
Et ce sera notre vengeance
De voir jusqu’aux petits enfants
Dont ils voulaient, — bêtise infâme !
Nous prendre la chair avec l’âme,
Sourire, alors que l’on acclame
Nos drapeaux enfin triomphants…

……………………..

Mute, joins à la générale
Ton tocsin, rumeur sépulcrale,
Prophétise à ces lourds bandits
Leur déroute absolue, entière
Bien au delà de leur frontière,
Que suivra la volée altière
Des Te Deum enfin redits.


Tout y est : nous avons enfin été mille contre mille ; Ney se dresse tandis que Mangin va passer la porte Serpenoise que de loin il « forçait » dans les héroïques journées de cet é(é ; les enfants dont « ils » voulaient, — bêtise infâme, — nous prendre la chair avec l’âme » nous sourient à notre entrée et vont acclamer « nos drapeaux triomphants. « Attendons une heure, et la Mute va porter ses sons au loin, poursuivant dans « leur déroute absolue, entière, bien au delà de leur frontière, » l’oppresseur déconfit par nos nouveaux Fabert et nos nouveaux Ney. Tout à l’heure s’élèveront au son de l’orgue, dans les églises de Metz, « les Te Deum enfin redits. »

Verlaine sans doute avait soulevé la dérision de ces « pédants incultes » dont une autre strophe flétrit la lourde tyrannie. Pour avoir intitulé, en un petit livre sur la Lorraine, le chapitre consacré à Metz : « La captive lorraine, » je me vis, moi qui n’étais pas Verlaine, en butte, en l’espèce de ce petit volume, à la proscription. Aujourd’hui, la « captive lorraine » est libre et je viens, comme nous y incitait jadis Barrès, « baiser ses fers brisés. » Je connais peu d’heures où j’aie plus vivement senti la joie de vivre et de vivre Français, Et pour que ma joie soit complète, voici que, sur le seuil même de Metz, un peu en avant de la barrière, le meilleur des Lorrains me tend les bras en souriant : le général de Maud’huy, que j’embrasse les larmes aux yeux. Car le nouveau gouverneur, ce Messin enragé, attend impatiemment Pétain avant d’entrer dans sa ville. Et tout à l’heure, j’aurai cette autre joie de voir, dans Metz délivrée, Maurice Barrès au milieu d’une jolie foule de petites « Colette. »

Les faubourgs sont fort peu pavoisés : il y a là une grosse population allemande : eût-elle fait mine de pavoiser que les Messins, — tout comme l’ont fait les Mulhousiens, comme le feront les Strasbourgeois, — leur eussent fait rentrer leurs drapeaux. Mais le vieux Metz offre un aspect magnifique et réchauffant. Les rues étroites de la cité française se prêtent à la décoration : rue aux Clercs comme rue Serpenoise, les hampes des drapeaux ne sont pas loin de se croiser au-dessus de nos têtes. C’est un foisonnement. Ce n’est point cependant l’impression que m’a laissée le Mulhouse de dimanche littéralement tendu de tricolore. Sauf cet îlot proprement lorrain entre l’Esplanade et la place d’armes, les drapeaux sont espacés ; on mesure mieux encore que devant, à ce trait, que c’est bien un ilot en effet peu à peu rongé par le flot des Barbares. Dans certaines rues lorraines même, chaque maison a bien mis son drapeau, mais s’en contente ; le Lorrain n’est pas homme à « se faire remarquer. » À quelqu’un qui lui reprochait sa rudesse, — « un vrai buisson d’épines, » — notre compatriote Jules Ferry répondait presque douloureusement : « Mes roses poussent en dedans. » Les roses de Metz poussent en dedans, comme celles de ce Lorrain de marque. Cependant l’animation est joyeuse, mais on sent bien que le sentiment est en grandes nappes qui ne jailliront que par maintes échappées, — vives et courtes. Je ne m’attends pas à plus, mais je contemple avec édification cette belle fauchée de Hohenzollerns par quoi s’est affirmée, — une heure, — la violente haine de Metz longtemps opprimé.

Guillaume Ier reste entier ; naguère sa statue m’avait si fort offusqué que je n’avais pu m’empêcher de réclamer, dès 1906, qu’on la jetât bas au premier jour ; elle dominait orgueilleusement la vallée de la Moselle et les champs de bataille de 1870, que, de son côté, le prince Frédéric-Charles semblait contempler, de son coin, d’un œil plein de superbe narquoise. Guillaume git, la tête couverte de terre et, couché, il semble un gigantesque cadavre : Frédéric-Charles sert de jouet à des gamins qui courent sur son corps en agitant de petits drapeaux. Quant à Frédéric III, il a perdu sa tête en la bagarre. Un Messin dit près de la statue gisant décapitée : « C’était encore le meilleur de la famille. — Allons donc, riposte, un autre impitoyable, c’est qu’il n’a presque pas régné. Il aurait été comme les autres. « Il ne faut point demander une équitable mesure et des nuances trop fines à des gens qui, près de cinquante ans ont été écrasés par ces Brandebourgeois.

Ney et Fabert sont entourés de drapeaux ; j’en rêverais plus encore ; ces héros de Lorraine, comme ceux d’Alsace, étaient le meilleur lien entre les provinces perdues et la mère patrie ; ils étaient les grands témoins, à Phalsbourg Mouton, à Strasbourg Kléber, à Colmar Rapp, ici ce soldat de Richelieu et ce soldat de Napoléon, et dans tous les cimetières, — tel ce curieux champ des morts de Neuviller où trente officiers généraux et supérieurs d’une seule génération reposent, — une légion de grands soldats de la Révolution et de l’Empire. Mais Ney et Fabert vont sous peu s’entourer de plus beaux drapeaux : ceux qui leur arrivent, décorés de leurs fourragères, des champs de bataille de France et qui dans leurs plis leur apportent l’hommage de l’éternelle Grande Armée.

À midi, la foule se met à circuler : il s’y remarque plus d’épanouissement attendri que de joie bruyante ; mais si vous alliez au fond des cœurs, vous y verriez chanter « le jour de gloire » et le plus ardent des hymnes d’allégresse. Lorsque, à cette heure même, la Société des Jeunes Ouvriers descendit du Haut-de-Sainte-Croix, faisant enfin, pour la première fois depuis le 28 octobre 1870, retentir les murs de la Marseillaise, je vis des figures convulsées et des gens pris d’un grand tremblement, Samain, qui ensuite traversa la ville avec sa Lorraine sportive toute couverte de tricolore, entraîna vers l’Esplanade des cœurs en liesse. Mais cette ville forte et pieuse attend, pour que son émoi éclate, d’autres appels : à une heure après-midi, la Mute se mettant enfin, — après ces quarante-huit ans, — à « annoncer la justice, » les yeux se tournèrent vers le ciel, pour revenir très vite sur la terre, où le canon s’était mis à gronder : le bronze de la Mute et celui des canons signalaient que le général en chef des armées françaises franchissait la barrière de Metz, et de toutes paris la foule refluait vers l’Esplanade où, devant Ney, Mangin, entrant à la suite, devait présenter les troupes à Pétain.

Un maréchal de France félon avait livré Metz : il avait sans doute paru qu’il fallait qu’un maréchal de France, un des plus beaux soldats de notre histoire, lui vînt rapporter la Patrie. Avant que Pétain apparût, le bruit se répandait comme une traînée de poudre que le général en chef était, de la veille au soir, maréchal. Metz y vit une attention, ou s’en flatta. En revanche, la déception fut singulière, que causait l’absence de Mangin à ses côtés, Mangin, enfant de la cité et qui, depuis Saint-Cyr, avait juré qu’il passerait sous la porte Serpenoise : le Destin, jaloux d’un homme si constamment heureux (pour notre fortune), en avait décidé autrement ; on déplorait un accident qui dérobait à ce vaillant Lorrain la joie de goûter un des fruits les plus savoureux de ses victoires. À la vérité, on disait dans Metz : « Mieux vaut que, s’il devait arriver, cet accident se soit produit aujourd’hui que le matin du 18 juillet, » et, le soir, un homme d’esprit ajoutait : « Son cheval a succombé sous le poids des lauriers. »

Le maréchal Pétain parut dans le large faubourg, plus beau en sa simplicité que nous ne l’avions jamais vu. Le vainqueur de Verdun entrait à Metz : la Fortune faisait, là comme ailleurs, au mieux les choses, et la solennité de l’entrée de la France à Metz en était augmentée. Je me rappelais cette soirée du 26 février 1916, où sous la neige volant dans l’air glacé, je l’avais vu arriver à la mairie de Souilly, tandis que, dans toute l’armée de Verdun en mauvais arroi, on se passait de bouche en bouche la rassurante nouvelle : « Pétain arrive ! » Ce qui m’avait alors frappé, chez le nouveau venu, c’était cette simplicité de tenue et d’allures qu’une dignité marmoréenne, voilant la bonté la plus profonde, préservait de toute tentative de familiarité. À peine était-il d’aspect plus pompeux en entrant à Metz : ample manteau bleu couvrant du col aux pieds la tenue, si bien que pas une plaque ni même un ruban ne s’apercevait ; ses yeux bleus, où passait seulement de temps à autre une lueur de joie, fixaient la foule avec une bienveillance sereine, et sous la forte moustache, naguère blonde et qui s’argente, un sourire un peu pâle enlevait toute morgue et même toute roideur à sa naturelle dignité. Quelqu’un dit près de moi : « Il a de la majesté, » et un autre, bon Lorrain et par là fort ennemi du « flafla'' : » « J’aime mieux cette majesté-là que tout le toc du Guigui avec son oiseau d’or et son bâton sur le cuisseau. » Moi qui le connais maintenant bien et ses jeux de physionomie, j’avais l’impression cependant que cette âme si forte était certainement mille fois plus émue, en ce triomphe, que lorsqu’en pleine tempête, à Verdun, il prenait en main la barre. Mais il lui plaisait de ne point « triompher » et de paraître égal à la bonne comme à la mauvaise fortune.

Quoi qu’il en soit, il y avait certainement « de la majesté, » suivant le mot que je venais d’entendre, dans cette haute silhouette : la figure pâle et sereine sous le képi à feuilles de chêne, la grande capote bleue où ne brillaient encore que les trois étoiles d’argent d’un simple divisionnaire, tombant comme une housse sur les flancs d’un cheval blanc. La brillante escorte de cent officiers de l’État-major général, escadron de colonels et de généraux du Grand Quartier général, augmentait plutôt, l’effet, que d’ailleurs le grand chef ne cherchait pas plus que l’autre. Le soir, un Lorrain me dit : « Cela me rappelait les tableaux de l’entrée du Petit Caporal dans une capitale : l’Homme tout simple dans sa redingote grise, suivi de l’escorte chamarrée. »

Au fait, rien ne pouvait plus plaire à des Lorrains (je verrais les Strasbourgeois un peu plus étonnés de cette absence de tralala). Mes compatriotes ne sont point amateurs de panache ; leur Drouot leur a toujours plus convenu qu’un Murat, et le grave Fabert était bien de chez nous. Ils n’aiment point qu’un les veuille épater, et, dans cette fête de Metz, plus recueillie que toutes les autres et où les larmes restaient suspendues dans chaque sourire, cette simplicité du chef paraissait plus émouvante.

Le public gardait, en effet, en dépit d’une joie immense, devant le défilé militaire, l’attitude d’une foule dévote devant une procession : on n’acclame point le prêtre, même s’il est cardinal, qui porte le Saint Sacrement, Pétain leur paraissait porter le Saint Sacrement, et le rapprochement, si hardi qu’il paraisse, s’imposait sans doute, puisque, pour rendre son impression enthousiaste, un Messin devait dire devant moi, ce soir-là : « C’était dix fois plus beau encore que notre Congrès eucharistique. » Le général Leconte, commandant le 33e corps, qui, remplaçant Mangin, marchait derrière l’État-major du Maréchal, à la tête des premières troupes, m’a conté que, s’avançant dans le faubourg, il aperçut à la fenêtre d’un hospice une vieille qui, les doigts crispes aux barres de fer de la fenêtre grillagée, à la vue des troupes, soudain, lâcha le grillage et joignit dévotieusement les deux mains. Cette humble vieille fit le geste que tout Metz était tenté de faire devant la France qui rentrait.

Est-il étonnant, en ces conditions, que le moment caractéristique, et certainement le plus émouvant, de la journée ait été celui où, pénétrant sous les voûtes du « grand moûtier de Lorraine, » le maréchal alla porter son hommage au tombeau de Mgr Dupont des Logos ? Sans doute la 39e division Pougin, — une des plus belles de l’armée, puisque tous ses éléments portent la fourragère jaune, — ces magnifiques corps : 146e, 153e, 156e de ligne, 39e d’artillerie, compagnies du 10e génie, les cavaliers du corps Féraud, superbes de prestance et d’allure, les braves Sénégalais du 29e bataillon, le détachement de l’artillerie d’assaut et quelques gros canons furent-ils salués avec une amitié constante, qui d’ailleurs ne se faisait bruyante qu’au passage des drapeaux. Sans doute y avait-il quelque grandeur de rêve dans le spectacle de ces commandants d’unités, généraux, colonels, chefs de bataillon, saluant, d’un même geste large du sabre, deux maréchaux à la fois, Ney et Pétain. Sans doute s’attendrit-on ou s’égaya-t-on à voir de délicieuses petites Lorraines, — coquets bonnets de linon blanc à cocarde tricolore, cotillons courts et souliers plats, — venir verser leurs fleurs devant le grand chef, souriant cette fois pour tout de bon. Sans doute l’arrivée du cortège militaire sur cette place d’armes était-elle saisissante, où Fabert, haut et ferme sur son socle pavoisé, ce Fabert qui, « pour empêcher qu’une place que le Roi lui avait confiée ne tombât au pouvoir de l’ennemi, » eût « mis dans la brèche sa personne, sa famille et son bien, » regardait entrer à l’Hôtel de Ville celui qui, Verdun ébréché lui ayant été confié, avait tout jeté dans la brèche et sauvé la place. Sans doute les harangues de l’Hôtel de Ville, toutes traversées de sanglots étouffés, trouvaient-elles un écho émouvant dans nos cœurs français. Mais ce ne fut qu’au moment où, salué par le vicaire gênerai l’abbé Pelt, en termes brefs et nobles, le maréchal, au son de l’orgue et aux accents du Te Deum, s’en vint, toujours grave et simple, s’arrêter, tout droit, devant le tombeau de l’évêque protestataire, qu’on eut l’impression la plus haute, la plus pure et la plus pathétique et, en dernière analyse, la plus juste de toute cette fête empruntant au caractère de cette ville de soldats et de prêtres une allure, — le mot fut dit, — de « sacrement. »


METZ EN LIESSE

La brume légère qui avait enveloppé toutes ces scènes, s’était, vers 3 heures, faite d’un bleu plus foncé sur la place d’Armes et il sembla qu’à la sortie du sanctuaire, le maréchal se fût évanoui dans la nuit tombante, car on ne le vit plus. Mais de même qu’après certaines fêtes religieuses, les enfants, par une réaction naturelle, se livrent à de bruyants jeux profanes, soudain Metz s’allumant de mille feux sembla secouer sa « dévotion : » le Poilu qui, lui, n’est mystique ni dévotieux, sortait, le temps étant venu de rire après avoir pleuré, Colette Baudoche et toutes les Colettes de leurs rêves pieux. Le fracas des cuivres, lancés à travers toutes les rues de la Cité, donna le signal de la jolie fête. Tandis que s’allumaient les lampions tricolores et que de leurs reflets la forêt des drapeaux s’éclairait, la retraite aux flambeaux apparut qui serpenta une heure à travers le dédale des rues messines : c’était un joli pêle-mêle de soldats bleus, de jeunes étudiants et surtout de petites Colettes, des centaines, portant le costume seyant que, pour s’affirmer, les petites Lorraines ont adopté, et les charlottes blanches les plus coquettes du monde. La connaissance se fait entre Gaspard et Colette, les longues bandes, bras dessus bras dessous, tiennent à la vérité facilement la largeur des rues : du reste Colette n’a nullement jeté sa charlotte par-dessus les moulins ; pépères et bleuets se reprocheraient d’être trop entreprenants, j’entends vilainement, — et Colette a un petit rire, clair, honnête, confiant, que justifie l’attitude du poilu. Les cavaliers, porteurs de torches, sont d’un superbe effet en ce lacis du vieux Metz ; les fantassins, utilisant leurs pistolets lance-fusées, font de la retraite un feu d’artifice qui se promène, tandis qu’en bons gamins lorrains, pour qui il n’est point de bonne fête, même religieuse, sans que pétards s’ensuivent, des gamins font éclater dans les jambes des passants les traditionnels, les inévitables pétards. Ils ont aussi allumé sur l’esplanade un feu de joie qui aussitôt se propage jusqu’à la place d’Armes où l’on va danser.

Car c’est fait : Colette a sa cour de poilus. À 8 heures du soir, la joie se déchaîne franchement, toujours décemment. Après avoir chaulé à tue-tête Marseillaise et Madelon, à travers toute la vieille ville française ressuscitée, les joyeuses bandes ont reflué vers la cathédrale et la fête s’est concentrée sur la place. Devant l’Hôtel de Ville se sont allumés de grands feux de joie tout pareils à ceux de la Saint-Jean ; car « on y danse, on y danse, on y danse tous en rond. » Quelles rondes ! Voici que, chose touchante, les Lorraines qui, à la vérité, viennent d’apprendre (vaguement) ce qui se passe « quand Madelon vient nous servir à boire, » rapprennent, en revanche, à nos poilus — même les pépères — les rondes de l’ancienne France : Savez-vous piailler les choux ou Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés ; rien n’amuse plus nos poilus, qui sont de grands enfants joueurs, rieurs, très près du vieux berceau : « Belle, entrez dans la danse… ; » on ne chante plus guère cela en France, mais les provinces séparées ont gardé du premier Empire, voire du temps de Mme de Pompadour, les chansons, les danses, les rondes, comme elles ont tout gardé de France, avec une sorte de respect attendri : cela a été serré dans les mémoires comme les drapeaux dans les placards. « Chantez, dansez, embrassez qui vous voudrez. » Le joli spectacle et si français, français de tous les temps, que celui de cette place à 10 heures du soir ! Parfois, ayant dansé en rond, charlottes blanches et bonnets de police bleus repartent en belles bandes, et chantant cette fois la romance : « Flotte, flotte, petit drapeau… » ou « Marguerite, prête-moi ton cœur… »

À la vérité, j’éprouvai, un moment, quelque peine à m’arracher à pareil spectacle. J’avais passé à Metz, jadis, des soirées mélancoliques ! Il me fallait cette revanche, et je voulais en goûter jusqu’au bout la saveur. Était-ce bien cet hôtel de ville d’où, un soir, j’étais sorti avec Henry Houssaye, si triste, si consterné, parce que sa conférence avait été, à 9 heures coupée par les fifres et tambours de la retraite allemande ? J’ai conté la chose ici même et redit en 1912 son mot : « Vous ne pouvez pas mesurer ma tristesse, mon ami, me disait-il en pesant très fort sur mon bras, parce que vous ne savez pas comme je suis mal. Vous, vous entendrez les clairons français à Metz ; moi pas. » Et j’ai une pensée pour le grand historien, le chaud patriote, l’ami de Déroulède ; j’évoque sa belle tête pâle dans sa barbe blanche, ses yeux fins et, ce soir-là, si tristes, si tristes ! « Vous entendrez les clairons français à Metz ! » C’est fait, maître, et vous étiez là, puisque j’ai voulu que votre souvenir m’y accompagnât.


Le général de Maud’huy, le maréchal parti, s’était rendu au gouvernement militaire. Le palais est celui des anciens gouverneurs français : on y a vu passer Canrobert, Mac Mahon, et, pour notre malheur, Bazaine. Maud’huy, Messin par tous les bouts, y est venu, lieutenant, capitaine, faire viser sa permission dans les bureaux du maréchal von Haeseler. Mais lorsqu’on pénètre dans les salons, on voit que là comme ailleurs la France est restée. Un grand portrait de Napoléon III, assez beau pour une toile officielle, remplit presque un panneau. Le général de Maud’huy se campa devant Napoléon III et alluma sa pipe, le général, de son propre aveu, ne pensant que lorsqu’il fume. Et le tabac de France n’était pas de trop en l’occurrence ; le simili-soviet de Metz, installé un instant dans le palais, y avait — l’Arbeiter und Soldaten Rath étant composé d’incorrigibles Allemands, — laissé de ces souvenirs malodorants qui, je le crains bien, passeront des traditions de l’Empire germanique aux institutions de la République allemande. Et ayant pris sommairement possession, Maud’huy, heureux comme un prince — et d’ailleurs prince en cette principauté d’élection — était allé ensuite installer le commissaire de la République en ses fonctions. Les honneurs furent rendus, la Marseillaise jouée, et M. Mirman fit un petit discours comme il les aime, où il y a de la bonhomie, de la diplomatie et un brin de romantisme à la 48. « Embrassez-vous, maires de Metz et de Nancy ! » avait-il dit à MM. Iung et Simon ; et, à ses collaborateurs, il avait exposé son programme qu’il résumait ainsi : « En deux mots, mes enfants, vous allez administrer avec toute votre tête et tout votre cœur. » C’était la note ; la cordialité débordant de toute part, M. Mirman était l’homme de la situation, autant que le général de Mand’huy, et, sous ce duumvivat, Metz oublierait vite ses misères. En attendant, la ville se gausse de l’aventure du préfet allemand, baron de Gemingen, qui eut tant de peine à abandonner à M. Mirman son confortable bureau, — « un homme collant. »

Le lendemain fut plein de satisfaction. La ville n’était point lasse. La fête continua. Les soldats acclamés, suivant l’expression de l’un d’eux, « buvaient du lait. »

À 5 heures, la musique militaire joue sur la place d’armes : le général de Maud’huy n’y tient pas, il lui faut descendre de sa grandeur sur la place même où il nous entraîne. Et ce sont de belles embrassades, car le général est avec sa ville en pleine lune de miel. « On me dirait : voulez-vous être le Bon Dieu ? Je dirais : Enfin ! enfin ! voilà : je suis gouverneur de Metz. Eh bien ! décidément, j’aime mieux rester gouverneur de Metz. » On pense si le mot se colportera. et il est si sincère ! et puis contrairement à ce qu’on dit des mots historiques, il a été prononcé et même plusieurs fois.


La cathédrale au cœur de la Cité se dresse
Comme un vaisseau vainqueur
Elle s’élance au ciel, mais n’a ni tour ni flèche,
Droite comme un soldat…[2].


Tandis que la musique envoie à ses murs, comme à ceux de la vieille maison municipale, comme à Fabert impassible, les accents de Sambre-et-Meuse, la cathédrale reste bien le cœur de la cité et presque de la fête. Pénétrant derechef dans la vénérable nef, je vois qu’une Vierge très antique a été dotée d’un magnifique bouquet tricolore. Ce qui me touche plus, c’est, lorsque je m’en vais faire mon pèlerinage à la tombe de Mgr Dupont des Loges (à peine entrevue hier dans l’énorme groupe militaire qui l’a un instant investie), d’y trouver la magnifique couronne que le Commissaire de la République y a fait déposer : « A Mgr Dupont des Loges, député protestataire de Metz, le Commissaire de la République Française. » Lorsque je sors du sanctuaire, je n’ai point l’impression d’un si grand contraste, il s’en faut : car la place elle-même est un sanctuaire ; Fabert, droit et ferme, semble prononcer les fortes paroles qui, gravées sur le socle, y mettent une note grave et, la Marseillaise éclatant pour clore le concert, mille personnes la chantent, non point, je vous le jure, ainsi que l’hymne national l’est trop souvent chez nous, je veux dire en braillant ou du bout des lèvres, mais avec une dévotion recueillie et inspirée. La Mute là-dessus sonne, sonne, sonne, sans se lasser.


De par la Cité ci-posée
Pour servir à la Cité,
Aux jours de grandes solennités
Et aussi pour crier justice,
Prendre ban de bonne police.
Les contredire quand bon me semble
Et pour convoquer gens ensemble.


Les gens « convoqués ensemble » s’écoulent quand le jour baisse. Mais soudain un tribun les « convoque » de nouveau : on a oublié le Feldgrau, « l’homme de fer : » c’est cette statue en fonte, élevée, je l’ai conté, aux toutes premières semaines de la bataille de Verdun, jours d’ivresse, par l’orgueil allemand et traitée en fétiche par les Boches de la Cité. « Au Feldgrau ! » Ce fut une belle scène d’émeute, mais qui m’entrainerait loin. Ne croyez point cependant que ce fut une populace que je vis là se déchaîner : si la danse était menée par quelques ouvriers que soulevait, les Boches les ayant emprisonnés, un légitime esprit de vengeance, le public était fort composite et un Allemand ayant protesté contre les coups poilés à l’idole, je vis une bonne dame, de ces dames qu’on voit sortir avec un paroissien de la cathédrale à sept heures du matin, empoigner une belle motte de terre et la jeter si fortement sur le protestataire mis en fuite que, la recevant sur la nuque, il s’étala fort proprement et faillit y rester. « Allons, dit tranquillement un poilu qui voyait passer l’Allemand pourchassé, les Boches ne seront pas heureux ici ; ils feront bien de s’en aller ou de rester tranquilles. » Le Feldgrau fut renversé finalement — sinon ce soir-là, un autre.

Ce que j’entends me rappeler, c’est la motte de terre de la bonne dame. Ville insondable à qui la croit voir d’un coup d’œil : elle s’était montrée à moi sous tous les aspects de son caractère, et telle qu’en Lorrain je l’avais toujours comprise, ville qui, comme toute ma province, bouillonne en dedans et se révèle par courtes et fortes explosions. Quelle lave circulait dans ces âmes, tandis que, presque silencieux, tout pâles de l’effort qu’ils faisaient pour se contenir, mais offrant comme le plus bel hommage une émotion toute en profondeur, les Messins, hier, regardaient, avec Pétain, les poilus, les drapeaux, la France rentrer en leur cite et ayant adopté — même les plus ardents — l’attitude de dévots devant les mystères de l’autel, éclataient en joie autour des feux de la place d’Armes, en indignation redoutable au pied de la dernière idole allemande.

Ce sont d’autres joies pour moi que celle, — un peu bien puérile, — que j’avais pu éprouver en prenant, au Kommando, où l’état-major Mangin a établi son Quartier Général, mon déjeuner dans les assiettes marqués au chiffre du XVIe corps allemand et qui furent celles du vieil Haeseler.

Que j’aimerais m’attarder dans les bras de la chère captive délivrée. Mais d’autres fers, cependant, tombent là-bas entre Vosges et Rhin et tout m’y appelle. Strasbourg va s’ouvrir aux libérateurs et déjà, à travers toute la province, le bruit court que la capitale va faire aux vainqueurs « le grand accueil. »


ENTRE METZ ET STRASBOURG

De Metz à Strasbourg par Delme, Château-Salins, Vic, la région des étangs, Sarrebourg, Phalsbourg, on suit, pour la plus grande part du chemin, la route courant derrière la ligne allemande qu’en prévision d’une attaque, effectivement menaçante, l’ennemi avait garnie de tout ce qui lui restait de matériel et de personnel disponible. Sans doute était-il (on en tient la preuve aujourd’hui) résolu, tant son désarroi militaire était grand, à abandonner la place de Metz, mais ce n’eût pas été sans une résistance d’autant plus acharnée, car il eût fallu « couvrir » l’opération. On s’en doute à voir le matériel abandonné aujourd’hui, les travaux désertés, les immenses cités de bois, le pays piétiné par une armée qui dut, la capitulation étant devenue générale, regagner le Rhin sans même essayer de se battre pour l’honneur. On a bien l’impression qu’un instant, ils y songèrent et l’appareil de guerre fait contraste aujourd’hui avec celui d’une fête qui, de village en village, de ville en ville, se manifeste à nos yeux sans qu’ils s’y blasent un instant. Je cours de Metz à Strasbourg, ce 21 novembre, entre la lamentable ligne des tranchées allemandes abandonnées en déroule, et les bourgs en liesse où s’installent nos soldats.

Plus que les citadins même, en ce moment, les paysans sont beaux à voir. Ces villages lorrains vivaient avant la guerre dans un calme qui trompait. À la campagne, surtout en Lorraine, on se manifeste peu : un paysan de chez moi médisait : « Ici on ne crie ni Vive ni A bas ! » Ceux d’entre nous qui visitaient tel gros bourg ou tel petit village des environs de Château-Salins, de Dieuze, de Morhange, de Saint-Avold ou de Sarrebourg. ne rapportaient, en fait d’impression rassurante, que cette constatation, toute pareille à celle que me permettaient, je l’ai dit, les salons de Colmar et de Mulhouse : « Ils restent Français. » Le fond rural ne change point : ces gros fermiers et leurs valets étaient des Lorrains, qui par la langue inaltérée, l’accent chantant, les patois locaux, les expressions courantes, la physionomie rude et forte, la tenue, les coutumes, les procédés de culture, les croyances restées religieuses, étaient tout semblables à leurs cousins des environs de Saint-Nicolas, de Lunéville, de Blamont, de Badonviller ; la Seille, le Sanon, la Vezouze, qu’est-ce ? Des riviérettes larges de quelques pieds. Seul un Rhin peut séparer des races. Qu’ils fussent chagrins d’être retranchés d’une communauté à laquelle tout les apparentait, — même la forme de leur charrue, — cela était visible ; qu’ils en fussent désespérés, il n’y paraissait point, parce que ce sont gens modérés en leurs sentiments et rendus prudents à l’usage. Ils ne s’extériorisent point.

Mais ce 21, ils étaient tous, le cas est de le dire, hors d’eux, secoués qu’ils avaient été sur toute cette ligne par un grand frisson de joie, lorsque l’avant-veille, la veille, des soldats français, franchissant joyeusement la frontière anormale, étaient arrivés chez eux. Il n’y avait pas ou partout de grandes » entrées, » comme cette fête de Château-Salins dont tous s’entretenaient, cette belle débauche de larmes de joie, ces embrassades prodiguées aux drapeaux par les vieux et les femmes. Mais chaque village avait vu passer, qui des chasseurs, qui des zouaves, qui des biffins, qui des canonniers, et restait disposé à en bavarder, insolite disposition en ce pays où le silence est d’or. Le départ des Boches leur demeure d’ailleurs un souvenir presque plus émouvant ; le reste avait suivi tout naturellement. Un paysan, un grand diable de paysan lorrain, la peau sèche, tannée, craquelée par le grand air, les yeux fins sous le sourcil fort, le dos un peu arrondi, a ce mot caractéristique : « Ma femme vous dirait, messieurs : j’étais voûté, n’est-ce pas ? Je ne dis point que je ne le suis plus ; tout de même, depuis que ces cochons-là ne sont plus là, je me suis redressé. » Et il rit d’un rire de Bas-de-Cuir, silencieux et ironique, et ajoute : « Ces gueusards-là ne sont point partis à leur aise. Ils sentaient bien, allez, qu’ils s’en allaient bien détestés, et plus d’un regardait en arrière pour voir les drapeaux qu’on sortait, — en vrai chien à qui on aurait mis un fagot d’épines à la queue. » Ailleurs, nous disons : « Enfin, nous voici revenus. — Ah ! il était grand temps : si ce n’avait été ça, on serait mort damné. »

Partout des drapeaux, plus touchants peut-être que ceux des villes ; ils ne sont pas destinés à fêter les soldats, mais de les mettre aux fenêtres a satisfait les cœurs ; drapeaux et même arcs de triomphe, les uns modestes, simple calicot tricolore jeté d’une maison à l’autre avec, sur le blanc, le souhait de bienvenue ; les autres plus ambitieux, deux sapins reliés par des branchages, portent la longue cartouche : « Salut aux libérateurs ! Vive la France ! » des guirlandes de papier, des fleurs artificielles. Mais le comble de l’émotion vient de telle maison tout à fait isolée, ferme ou petite chaumière, qui, loin de toute agglomération, a sorti un drapeau ; c’est bien l’âme de cette petite maison, qui, inconnue, méconnue, soudain a jailli.

Le spectacle des lignes allemandes abandonnées ne nous réjouit pas moins que celui des villages pavoisés. Quelle déroute, et une déroute en plein armistice, accusent certains détails : caisses de cartouches restées pleines, des mitrailleuses, des canons de tranchée laissés là, toutes les voies de 60 intactes, près de Lezey un magnifique canon barrant presque la route, les baraques pleines d’effets ! Qu’eût été le désastre si Mangin eût, le 14, donné son coup de bélier entre Château-Salins et Sarrebourg ! Mais doit-on le regretter ? Dans quel état ce malheureux pays nous fût-il revenu ? Et le voici qui, prospère, bien cultivé, solidement bâti, nous revient aujourd’hui dans la double joie du retour de la paix et du retour à la France.

Sarrebourg est magnifiquement pavoisé. Le 18, le général Lebrun, commandant le 3e corps, y est entré : on avait planté tout le long de la rue des sapins enguirlandés de tricolore ; les pompiers, le cercle catholique, les vétérans, toutes les jeunes filles ont reçu le « beau général » sur la route d’Imling ; sept petites Lorraines « en tenue » lui ont offert une gerbe ; le 19 à 10 heures, il y a eu messe de Requiem à laquelle les généraux ont assisté ; les soldats ont chanté dans l’église où le chanoine Dupont a salué les vivants et les morts et, à 5 heures, vin d’honneur aux Halles ; depuis, Sarrebourg est en fête ; on ne travaille plus, « on est au paradis. »

Mais à Phalsbourg, c’est mieux pour nous ; nous ne tombons point sur un lendemain de fête, mais sur la fête elle-même. La 21e division vient d’y entrer ayant à sa tête le général Roux : depuis quatre jours, les compatriotes d’Erckmann frémissaient d’impatience ; tous les matins on allait au Metzerthor rebaptisé Porte de France pour guetter s’ils n’arrivaient pas. Et ils étaient arrivés. Lorsque nous-même arrivons, les poilus déjà remplissent la ville. Un chœur de jeunes filles avait chanté la Marseillaise au pied de ce rude Mouton, comte Lobau, soldat de la Révolution, général de la Grande Armée, le fils du boulanger de Phalsbourg, devenu comte de l’Empire et maréchal de Louis-Philippe, le héros de Medina, d’Eckmühl, d’Essling, dont Napoléon disait : « Mon Mouton est un lion, » l’un de nos témoins de bronze, le plus célèbre des soldats de cette ville incroyable qui, disait-on, en 1814 comptait un général pour dix maisons, un colonel pour quatre. On l’a pavoisé, l’illustre maréchal, et il se dresse le bâton à la main dans les sapins fleuris de tricolore. Pour nous la ville a une saveur particulière ; Erckmann nous l’a rendue si familière, du baron Parmentier au juif Moïse, à l’horloger Goulden : quoique situé du côté lorrain des Vosges, Phalsbourg fleure déjà l’Alsace de l’Ami Fritz et de la blonde Liesel. Errant dans la ville, nous n’y trouvons que motifs à nous satisfaire les yeux, l’esprit et le cœur : des bandes féminines où se marient le papillon d’Alsace et la charlotte lorraine s’en vont, riant de toutes leurs bouches rouges, de toutes leurs dents blanches, aux poilus du général Roux ; il va y avoir bal à la Mairie : « Ne restez-vous pas, messieurs ? » Hélas ! non ! D’ailleurs, on resterait partout. Et les Vosges nous appellent, et l’Alsace au delà des Vosges où nous attendent d’autres spectacles.

Passer le col de Saverne par une belle journée d’hiver, le ciel tout rouge du côté de la France, orange au-dessus de nous, vert pâle du côté de l’Alsace, passer le col de Saverne avec tout un régiment d’artillerie roulant au bruit sourd de ses pièces et de ses caissons vers la plaine d’Alsace, quel rêve ! On dépasse les canons, encore camouflés, de la grande guerre, mais couverts de sapin fleuri de chrysanthèmes, ornés de petits drapeaux, enrubannés de banderoles, car s’ils vont vers l’Alsace, c’est portant sur leurs flancs les tributs de la Lorraine, traversée dans la joie et l’amour. Et soudain, les derniers lacets de la route rose laissés derrière nous, Saverne s’ouvre comme une autre ville de rêve.

Rien ne me fera oublier ce Saverne de novembre 1918. J’en ai vu avant, j’en ai vu après, de ces villes pavoisées, ornées, enguirlandées, fleuries, illuminées, grandes ou petites, toutes pittoresques et charmantes. Mais Saverne reste pour moi la ville type de cette inoubliable semaine. Pas un mètre carré qui ne crie la fête, qui ne crie la joie, qui ne crie le souvenir, qui ne crie l’espérance, qui ne crie l’enthousiasme. Les sapins plantés tous les deux mètres le long des rues, devant les maisons de si pur style alsacien, hauts toits aux tuiles brunies, murs d’ocre où les bois noirs dessinent les losanges, fenêtres aux tablettes fleuries où Fritz et Liesel vont sûrement apparaître en leurs coutumes de fête, mais non, les voici dans la rue, par cinquante, par cent multipliés ; des arcs de triomphe tous les deux cents pas, et quels arcs ! Arcs de feuillage fleuri, arcs de sapin enrubannés, arcs de bois, de carton, peints aux trois couleurs ; banderoles encore, oriflammes pendantes, drapeaux énormes, drapeaux d’Alsace, drapeaux de France. Sapins de l’avenue, arcs de triomphe, décorations des maisons ne font qu’une masse, car les guirlandes de mousse, où les rubans s’enlacent, les relient et les groupent.

Mais ce n’est rien encore ! Ce qui frappe, c’est que chaque devanture, chaque fenêtre est une sorte de reposoir élevé au souvenir de la France, à la gloire de la France, à l’amour de la France. Tout a été sorti : cadres d’or bruni où pâlit un vieux ruban de la Légion d’honneur, où pendent des croix d’honneur, des médailles militaires, des médailles de Sainte-Hélène, des médailles de Crimée, d’Italie et de Mexique, brevets d’officier au papier jauni par les ans, daguerréotypes, photographies, dessins, portraits de grands parents soldats de la Révolution, de la Grande Armée, de l’armée d’Afrique, du second Empire, chromos où Gambetta, emphatique et chevelu, s’entoure de Chanzy, Faidherbe, Bourbaki, Trochu. portraits de Napoléon Ier, de Louis-Philippe, des princes d’Orléans de la belle génération, portraits de Gambetta encore, de Thiers, de Mac-Mahon, images d’Epinal où les régiments s’alignent, des guides verts aux zouaves rouges, drapeaux à la soie passée sur lesquels le coq chante, au-dessus desquels l’aigle étend ses ailes, reproductions en gravure, en peinture, en chromolithographie, des toiles d’Alphonse de Neuville et de Détaille, aigles et coqs dorés qui jadis surmontèrent les enseignes, épaulettes d’or fané, fourragères, sabretaches, hausse-cols de cuivre, panoplies d’enfants, où de petits uniformes de turcos, de « chasseurs d’Orléans, » de cuirassiers, de hussards nains s’étalent, soldats de plomb et de bois verni d’autrefois ressortis des boites, forts en carton avec garnison lilliputienne, simples feuilles de journaux illustrés bien jaunis aussi, mais où se voient nos présidents et même le général Boulanger en qui, une heure, tint l’idée de revanche, cartes où Joffre, la grand’croix en sautoir, cause avec Pau et Castelnau, statuettes de marbre, de plâtre, de stuc, de bois colorié, statuettes de généraux et d’hommes politiques de jadis, mais surtout, partout, statuettes et bustes du grand Napoléon, général aux longs cheveux, Consul plein de jeunesse, Petit Caporal au chapeau légendaire, empereur gras dans la redingote grise : tout cela a été étalé dans des flots d’étoile tricolore. Du tricolore partout : les pièces de boucherie, les saucissons et boudins, les boites de conserves, les paquets de cigares et de cigarettes, en sont enrubannés ; chez les modistes, ce ne sont que rubans aux trois couleurs, étoffe aux trois couleurs aux devantures des lingères. On a illuminé ces devantures : tout ce qu’on avait encore de bougies, d’huile, de pétrole y a passé — là où les rampes d’électricité ne suintaient pas. Et précisément tout s’illumine quand nous arrivons.

Et tandis que nous nous promenons avec délices dans ce décor incroyable, ce « paradis tricolore, » comme dirait Hansi, où tous les élus de l’histoire de France pendant un siècle, — du volontaire de 1792 aux zouaves de 1870, — trouvent leur place, voici que le régiment d’artillerie arrive, roulant à grand bruit sur le pavé de la ville et s’arrête, se forme en parc dans la brume bleue épaissie devant le palais de Rohan, — aujourd’hui deux fois célèbre puisque c’est là que surgit « l’affaire » en novembre 1913. Les gamins crient : « Vive, vive la France ! » et le chœur reprend.

Il faut cependant s’arracher à la fête qui, tous les soirs, depuis trois jours, se déchaîne, et repartir pour le sud : Marmoutier, Wasselone, Molsheim, charmantes petites cités en liesse ; en chacune d’elles, un général de division aplanie un fanion et les poilus circulent au milieu d’Alsaciennes dans leur tenue de gala et d’une foule au large sourire. Voici bientôt trois jours qu’ils entrèrent là et nul ni des « libérateurs » ni des « libérés, » ne se blase sur le « spectacle. » À Molsheim, il faut s’arrêter. La nuit nous enveloppe et d’ailleurs où allons-nous ? En principe à Colmar où Castelnau va entrer : Colmar, Castelnau, deux attractions singulièrement prenantes ; mais ce soir-là, le bruit court que, devançant l’heure, une armée française va entrer à Strasbourg qui, depuis trois jours, appelle à l’aide dans un frémissement à chaque heure plus fébrile d’attente et d’amour. Dans la petite ville si pittoresque, il y a un bruissement d’armes et de danses. Tout y sent encore la fête de l’entrée que j’ai dite plus haut. Sous un ciel d’hiver magnifique, d’un bleu sombre, mais piqué d’étoiles, les fanfares retentissent et les Marseillaises, mais les officiers de l’état-major s’attendent pour demain à fête plus belle encore. Le nom de Strasbourg court dans la division, comme celui de Jérusalem parmi les croisés quand, à Bethléem, ils prévoyaient l’entrée avant quelques heures, dans la ville sacrée.


LOUIS MADELIN.

  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Georges Ducrocq. Poésies lorraine (Austrasie, no 3, janvier 1916).