Les Merveilleuses Heures d’Alsace et de Lorraine/04

Les Merveilleuses Heures d’Alsace et de Lorraine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 553-584).
LES MERVEILLEUSES HEURES
D’ALSACE ET DE LORRAINE

IV [1]
L’APOTHÉOSE


EN ATTENDANT LE PRÉSIDENT

Depuis le 23 novembre, date extrême des entrées en Alsace et Lorraine, le pays, dans l’état d’esprit que je viens de dire, semblait peu pressé de reprendre le train-train de l’existence. La fête ne cessait guère : elle ne pouvait cesser parce que tout était motif de joie, même les choses les plus graves.

L’administration française s’organisait. Le Haut Commissaire installé dans le « palais du statthalter, » qui n’était autre que l’ancienne préfecture française, y retrouvait, un peu dérangés par des lambris trop surchargés, de magnifiques souvenirs, ceux de ces grands préfets français dont le plus bienfaisant, Lezay Marnesia, parfait représentant de l’admirable administration impériale, a sa statue en avant des jardins, M. Maringer semblait disposé à gouverner « avec son cœur autant qu’avec sa tête. » Ce haut administrateur, pour l’heure, plaisait ; un jour qu’il était allé présider une fête charmante à Schilligheim, puis une autre à Honheim, les jeunes gens de Bischheim, bourg voisin, étaient arrivés tout enrubannés de tricolore, à cheval, dans le dessein avoué d’enlever M. le Haut Commissaire de la République, avaient à cet effet assailli son automobile, et contraint (assez facilement) ce puissant administrateur, riant de cette douce violence, à venir voir qu’à Bischheim on gavait fêter la France aussi bien qu’à Schilligheim et qu’à Honheim. Les jeunes gens ayant détourné M. le Haut Commissaire, les jeunes filles à papillon avaient, à son arrivée, enveloppé d’une farandole la voiture officielle. C’étaient les mœurs de cet âge d’or. Partout les commissaires français obtenaient le même succès : M. Mirman, ayant foudroyé par une terrible proclamation, — qui restera célèbre, — les Allemands demeurés en Lorraine (« notre préfet-commissaire n’y va pas par quatre chemins, » écrit-on de Metz), avait par là, plus encore que par sa belle déclaration d’amour aux Lorrains, gagné dès la première heure le cœur de ses administrés. Quant au commissaire de Colmar, M. Poulet, le « commandant Poulet, » comme on l’appelait encore, il était arrivé précédé d’une réputation que lui valaient les quatre années, durant lesquelles, à Saint-Amarin, il avait fait régner dans les quatre cantons alsaciens reconquis, en plein âge de fer, cet âge d’or que maintenant vivait le reste de nos provinces retrouvées. Jamais administrateurs ne s’installèrent, entourés d’une pareille atmosphère de confiance, de sympathie et d’espérance.

Déjà certaines des espérances se réalisaient. Un instant, on avait pu craindre que la question du mark ne vînt assombrir les visages : si le mark était changé — obligatoirement — contre le franc, au taux où il était tombé (0 fr. 60), l’Alsace-Lorraine était à demi ruinée. D’un autre côté, c’était pour le Trésor français grosse perte que de payer le mark à sa valeur d’origine (1 fr. 25). Déjà certains Alsaciens déclaraient qu’on ne pourrait pas « en vouloir » à la France, financièrement si éprouvée, de ne pas s’imposer cette perte. Or, d’un geste princier, la France faisait à l’Alsace-Lorraine ce royal cadeau. « La France, écrivait un Lorrain, s’est montrée très grandiose envers les Alsaciens-Lorrains. Le change d’argent se fera sans perte. »

L’Alsace-Lorraine de son côté, et sans attendre cette singulière preuve de la faveur française, avait soudain apporté à la Mère Patrie tout l’or que, depuis quatre ans et plus, Dieu sait au risque de quels dangers et, partant, au prix de quelles transes, chacun avait dérobé aux réquisitions et perquisitions allemandes. Un seul brasseur de Strasbourg apporta fort tranquillement 12 050 marks en or, contre lesquels, trois mois plus tôt, l’Allemand lui eût donné plus du double en papier ; dans cette petite ville de Bischheim, dont nous voyions tout à l’heure la jeunesse enlever si vivement un si haut fonctionnaire, 80 000 marks d’or furent en un jour versés. D’autre part, l’Emprunt de la Libération se fermant le 24 novembre, on avait vu, de Metz à Mulhouse, Alsaciens et Lorrains se précipiter dans les banques pour y souscrire.

Au reste, les affaires reprenaient partout, ainsi que l’écrivait avec étonnement un soldat alsacien libéré, arrivant le 24 à Mulhouse, « comme si les Allemands étaient partis depuis des années. »

Les enseignes se repeignaient : les Eugen redevenaient Eugène, les Peter Pierre, les Gebrüder se transformaient en frères et les Nachfölger en successeurs. Dès les premières heures, l’une des principales brasseries de Strasbourg s’était baptisée Restaurant de la Morne, — et tout suivait. Avec quelle mine heureuse et un peu malicieuse, les peintres, aux noms allemands substituaient les français ! Passant à Forbach pour aller à Sarrebrück, je m’arrêtai un instant pour le plaisir de contempler deux de ces artistes achevant la confection d’une belle enseigne : Au Bon Marché. Ils y mettaient une si évidente délectation que moi-même je m’en sentais presque ému. « Ah ! mon lieutenant, me disait l’un d’eux, on y met tout son cœur ; regardez-moi ça, est-ce bien ? Au Bon Marché, ça sonne autrement que leur charabia ! » Oui, repeindre une enseigne, c’était une fête.

C’était une fête encore pour les enfants que d’aller en classe parce que l’on y apprenait la Marseillaise. Un jour, passant à Colmar devant une école, je m’arrêtai avec plaisir sous les fenêtres entr’ouvertes. Oh ! les gentilles petites voix qui repentaient « pour Monsieur le Président Poincaré » : « Ranchez fos padaillons. » Plus tard, ils chanteront : « Rangez vos bataillons ; » mais la saveur de ces premières leçons de Marseillaise, on ne la retrouvera plus.

A Metz, les plaques des rues, brusquement, s’étaient, M. Prével installé à la mairie, modifiées. J’avais été un beau soir logé au Kaiser Wilhelm Ring ; je repartis, deux jours après, de l’Avenue du Maréchal-Foch, et cela me fit grand plaisir, mais je ne jurerais pas que cela ne faisait pas plaisir plus grand encore aux Messins du Ring redevenu Avenue. C’est ainsi encore que la Kaiserin Augusta dut céder devant le Maréchal Joffre, que la Kaiser Wilhelmstrasse fut livrée au Maréchal Pétain, que Mangin eut la Militarstrasse et Maud’huy la Kaiserin Luisen Platz. Soudain, la vieille porte, baptisée paradoxalement Friedrich Karl Thor, redevenait Serpenoise et, comble de revanche, l’Hohenzollernstrasse se réveillait triomphalement rue de Verdun.

Chacun de ces événements, grands et petits, était cause de réjouissance où l’ironie lorraine, le mordant alsacien se satisfaisaient par surcroit.

Mais ce qui surtout « faisait bon effet, » c’était que l’on aperçût les grands chefs à l’église. Je ne sais si j’ai vu un vœu émis plus fréquemment, plus ardemment, que celui dont une lettre me donne la formule : « Nos cœurs vont à la France avec la confiance qu’elle saura respecter ce qu’elle a cultivé jadis en nous : nos convictions religieuses, cet héritage de nos parents auquel nous tenons plus qu’à la vie. » Catholiques, protestants, Israélites, tous étaient sur ce point d’accord : on demandait le respect, et plus que le respect, des croyances religieuses. Les Allemands avaient sur ce point répandu de telles légendes qu’on acclamait tout geste qui les venait démentir. J’ai dit, d’autre part, comment, un peu avant l’armistice, on avait tenté, en représentant aux curés et pasteurs la France comme un Antéchrist menaçant, d’obtenir qu’ils appuyassent le mouvement autonomiste, ils avaient répondu : « Nous préférons la France, n’importe quelle France ! » Ils eussent souffert cependant de la voir arriver impie, ou même indifférente. La moindre démarche d’un sens religieux remplissait de joie les âmes.


La question du plébiscite avait été enterrée sous les fleurs de Mulhouse, les hommages de Metz, les acclamations de Strasbourg et de Colmar. Les Allemands d’Alsace eux-mêmes, nous l’avons vu, y renonçaient devant le spectacle qu’offrait la province. L’Alsace-Lorraine arrachée à la France lui revenait sans réserve, sans condition, sans hésitation, sans discussion. Il parut opportun à ses élus de faire entendre leurs voix.

La 2e Chambre du ci-devant Landtag s’était, on se le rappelle, transformée, dès le 12 novembre, en Assemblée nationale. Les événements avaient marché si vite que le rôle qu’un instant elle avait pensé assumer, lui avait été dérobé. Les citoyens, sans trop s’inquiéter de savoir s’ils avaient des représentants, s’étaient portés vers la France d’un mouvement spontané ; une fois de plus, les électeurs avaient été plus vite que les élus. « Nos députés n’ont plus guère à dire qu’Ainsi soit-il, » disait-on en souriant. Mais quoi : les plus belles oraisons ne se terminent- elles point par l’Amen ? Ce qui était curieux dans l’événement, c’était que, la foule des fidèles ayant dit l’oraison, ce fût du haut des marches de l’autel que l’Amen fût dit.

Bien entendu ne s’agissait-il point, pour l’Assemblée, de conférer un droit à la France, mais bien de proclamer ce droit, — déclaré imprescriptible à Bordeaux comme à Berlin, par les élus de l’Alsace et de la Lorraine de 1871 comme par ceux de 1874. C’est ce qu’on attendait des députés de l’ancien Landtag dans la journée du 5 décembre. J’assistai à cette séance : en dépit du cadre étroit et des circonstances qui en diminuaient l’importance, elle ne manqua point de grandeur.

L’abbé Delsor, député de Molsheim, présidait : l’ancien président de la 2e Chambre, le docteur Ricklin avait disparu, naturellement : le brave curé alsacien le remplaçait au fauteuil, portant son rabat restitué comme on porte un drapeau reconquis. Dans la salle où jadis, sous l’œil des Statthalters, Landesauschuss et 2e Chambre du Landtag avaient maintes fois dû constater l’incompatibilité des intérêts de l’Alsace-Lorraine et de ceux de l’Allemagne, mais aussi la vanité d’une opposition sans cesse méprisée et refoulée, l’heure de la revanche avait sonné. Sur soixante députés, les Allemands et les quelques Alsaciens-Lorrains trop compromis étant partis, quarante-deux siégeaient, appartenant à tous les groupes, et c’étaient tous les groupes qui proposaient au vote de l’Assemblée la déclaration dont l’abbé Delsor donna lecture :

« Les députés d’Alsace et de Lorraine, issus du suffrage universel et constitués en Assemblée nationale, saluent avec joie le retour de l’Alsace et de la Lorraine à la France, après une longue et cruelle séparation. Nos provinces seront fières de devoir à la mère-patrie retrouvée, avec la sauvegarde de leurs traditions, de leurs croyances et de leurs intérêts économiques qui lui a été solennellement garantie par les chefs de l’armée victorieuse, une nouvelle ère de liberté, de prospérité et de bonheur.

« L’Assemblée nationale, préoccupée de ne laisser subsister ni en France, ni chez les nations alliées, ni chez les neutres, ni chez l’ennemi, le moindre doute sur les sentiments véritables des Alsaciens et des Lorrains, constate que l’agitation neutraliste était l’œuvre d’une intime minorité ou d’agents allemands, et déclare solennellement que, fidèle interprète de la volonté constante et irréductible de la population de .l’Alsace et de la Lorraine, exprimée déjà en 1871 par ses représentants à l’Assemblée de Bordeaux, elle considère à jamais comme inviolable et imprescriptible le droit des Alsaciens et des Lorrains de rester membres de la famille française. L’Assemblée nationale estime comme un devoir, avant de s’ajourner, de proclamer à son tour :

« La rentrée de l’Alsace et de la Lorraine dans le droit, le rattachement à la France indiscutable et définitif. »

Je regardais, pendant la lecture de cette déclaration catégorique, les quarante députés, socialistes, libéraux, catholiques, nationalistes : c’étaient des gens graves, solides, le front têtu de nos provinces de l’Est, l’expression passagèrement ironique, tous de bons Français de nos Marches. Je me disais : « Voici une belle force à verser dans notre Palais-Bourbon ; les plateaux de notre balance vont se trouver derechef dans l’équilibre qu’a rompu le traité de Francfort. »

Tous, presque d’un bond, se levèrent pour le vote, des socialistes qu’on réputait « internationalistes » aux catholiques qu’on disait « romains, » et l’unanimité prévue se constata. Il y eut de grands applaudissements dans la salle, dans les tribunes. Alors l’abbé Delsor, fort ému, souligna d’un discours très heureux le vote émis et les événements révolus : « Le référendum est fait. Il s’est accompli dans un enthousiasme indescriptible, de village en village, de cité en cité, sur les pas triomphants de nos légions victorieuses. » Les tribunes se levèrent alors pour acclamer. Et soudain ce fut plus vive émotion encore : le député de Molsheim saluait les morts, ces protestataires qui, par leur courageuse résistance, des Grosjean et des Kablé de l’Assemblée de Bordeaux, des Dupont des Loges, des Teutsch, des Antoine, du Reichstag de Berlin, à Jacques Preiss, dernier martyr de la foi alsacienne, avaient empêché la prescription du droit.

Et quand le président les appelait d’une voix tremblante d’émotion, ces hommes qui, ayant été à la peine, n’avaient pu être à l’honneur et à l’allégresse de l’heure, il semblait vraiment que cette salle d’un bien petit Parlement devînt trop étroite pour les grandes ombres qui maintenant la remplissaient. L’abbé Delsor avait raison : c’étaient tous ces représentants de l’Alsace et de la Lorraine qui, plus même que ces élus de 1912, étaient là, proclamant ce que, tant d’années, ils avaient crié, et Antoine, et Dupont des Loges, et Teutsch.et Kablé et Winterer, et Simonis, et Preiss, et cinquante autres : « L’Alsace et la Lorraine, terres françaises, n’ont point cessé un instant d’être françaises. » Et, chacun s’étant levé dans un silence religieux pour rendre hommage à la mémoire de ces vaillants, l’abbé Delsor cria : Vive la France ! Vive la République ! » Le cri fut répété par députés et assistants, et soudain en cette salle où la tribune impériale s’apercevait remplie d’uniformes français, la Marseillaise éclata d’elle-même. Et ce fut très beau. Ainsi se sépara la Chambre d’Alsace-Lorraine dont, en 1912, les gazettes de l’Empire allemand avaient partout en Europe, il m’en souvient, claironné que sa composition « rassurante » prouvait que l’Alsace-Lorraine s’inclinait enfin devant le fait.

Cependant, des groupes assez sombres franchissaient le pont de Kehl : c’étaient les Allemands expulsés, hauts fonctionnaires, hauts professeurs, policiers de l’Empire, mouchards notoires et notoires tortionnaires qu’on sauvait de réactions plus violentes. J’en avais vu le matin la triste théorie s’écouler ; les Alsaciens les regardaient passer avec des yeux inquiétants ; l’un d’eux, ironique, cria : « Le bonjour à Hindenburg ! » Derrière eux, Strasbourg, purgé, étalait une belle santé ; le matin, le général Gouraud avait, fête singulière, dans ce Broglie dont les Allemands et leur Vater Rhein n’avaient pu tout à fait détruire l’élégante ordonnance, remis, devant la division d’Afrique, la plaque de grand-officier à l’émir Feyçal, fils du roi du Hedjaz, et on avait, à la joie d’une foule attroupée, réentendu, entre deux Marseillaises, la nouba des tirailleurs. Maintenant, ces soldats étaient familiers : c’étaient nos soldats, ainsi que s’exprimaient les Strasbourgeois.

Tous ces tableaux, et j’en passe, donnaient à Strasbourg un aspect singulier de fête perpétuelle. La Marseillaise se chantait, de la salle du Parlement aux faubourgs populaires : le soir, on la dansait, comme les Athéniens dansaient la Pæan. Et on attendait cependant bien d’autres fêtes. Le Président était annoncé à Metz, Strasbourg, Colmar et Mulhouse. L’impatience amoureuse qui avait précédé l’entrée des troupes, renaissait à la nouvelle de cette visite. L’apothéose se préparait.


L’APOTHÉOSE

Du président Poincaré je ne dirai point ce que j’écrivais de nos généraux que leurs personnalités étaient d’ordinaire fort peu connues en Alsace-Lorraine. L’élection, en février 1912, d’un président lorrain avait eu entre Vosges et Rhin, plus encore entre Seille et Sarre, un très grand retentissement, mais, par surcroit, depuis les premiers jours de guerre, l’enragée campagne unanimement et constamment menée par la presse germanique contre le Président l’avait mis au tout premier rang, ainsi qu’il convenait, dans l’esprit des populations d’Alsace et de Lorraine. En faisant de lui l’homme du nationalisme français le plus ardent, « l’homme de la Revanche, » les journalistes salariés de l’Allemagne avaient travaillé, plus qu’homme au monde, à porter jusqu’au paroxysme la popularité de Raymond Poincaré dans nos provinces d’Alsace et de Lorraine.

Il allait, en trois jours fulgurants, voir grandir encore cette popularité, parce qu’en aucun cœur de Français le retour de ces provinces à la France ne pouvait avoir apporté plus de joie que dans le cœur de ce Lorrain, placé à la tête de la nation, parce qu’en aucune âme les manifestations magnifiques, dont nous étions, depuis cinq semaines, les témoins émus, ne pouvaient trouver un écho plus fidèle, et plus éloquent.

Il parut à Metz le 9 décembre, un beau dimanche d’hiver qui restera célèbre dans les fastes de la cité lorraine. La veille, j’y avais assisté à l’un de ces phénomènes qui sans cesse fouettaient l’intérêt et avivaient les sentiments. Vers 5 heures du soir, la ville qui, tout en gardant son allure joyeuse des dernières semaines, semblait jusqu’à cet instant assez paisible, soudain parut, sans motif appréciable, traversée par une vague de chaleur, — s’entend : de chaleur morale. Les rues pavoisées, à cette heure, s’allumaient ; les soldats bleus envahissaient la chaussée ; des ouvrières sortaient en leur souriant ; les magasins remplis de clients avaient illuminé brillamment une devanture déjà brillante ; on y recevait l’acheteur avec une bonne grâce singulière. Tout cela, on le voyait tous les soirs dans les rues françaises de Metz ; mais ce soir-là, très subitement, ces rues parurent entrer en ébullition, chose fort rare en Lorraine. Des cortèges commencèrent à s’organiser ; des musiques jouèrent ; des gens s’abordèrent avec une expansive amitié. « C’est que, me dit-on, on sent venir le Président. »

Avec lui, c’était la France entière qu’on « sentait » venir. Car il arrivait avec les présidents des deux Chambres, le président du Conseil, ce Georges Clemenceau, aussi populaire à cette heure que M, Poincaré lui-même en Alsace-Lorraine, les maréchaux Joffre et Foch, nombre de représentants du peuple, et un fort groupe d’écrivains et de publicistes, dont il m’est agréable de dire qu’ils représentaient fort bien l’esprit français. Après les fêtes militaires, voici que se préparait une belle fête nationale : la visite de la France aux provinces rédimées.

La fête de Metz fut, ainsi qu’il convient en cette ville de guerriers, une fête surtout militaire, car le moment le plus émouvant me semble bien avoir été la remise au maréchal Pétain du bâton étoilé, aux pieds de son vaillant aîné le maréchal Ney. Ce n’est cependant pas à ce magnifique risque-tout que le Président compara le nouveau maréchal, mais très justement au grave et ferme Abraham Fabert, autre maréchal lorrain. Rien n’était plus conforme à l’esprit de Metz qu’une cérémonie militaire de ce caractère. Que le chef de l’État, dès son premier pas en ces fortes terres retrouvées, pépinières de grands soldats, nourricières d’une race si guerrière, eût tout d’abord voulu, aux pieds d’un maréchal du grand Empire et en évoquant la figure d’un maréchal de la vieille Monarchie, devant les deux premiers maréchaux de la République, donner l’accolade au grand soldat de Verdun, c’était la pensée de Lorrain, et les Lorrains de Metz, à ce trait, reconnaissaient leur homme. Il y avait aussi et surtout pensée d’État, et des plus élevées représentant de la République soit, représentant de la France, c’était encore mieux dans cette terre qui, sans distinction de partis et de confessions, allait à la France de tous les partis, à la France de tous les régimes, à la France de tous les temps, à celle qui avait, sous Richelieu, employé Abraham Fabert, à celle qui, sous Napoléon, avait vu sabrer Michel Ney, à celle qui, sous la République, avait formé ces soldats admirables dont trente mille allaient défiler sur la vieille Esplanade de la guerrière Metz. Cette préface au voyage unique qui s’allait dérouler paraissait à tous la plus belle qui se put imaginer.

Le splendide défilé des troupes fut, autour du nouveau maréchal et devant le chef de l’Etat, une fête incomparable des armes, défilé impeccable, grave, imposant au possible. J’avais vu la poignante entrée de Pétain à Metz et gardais de ce « sacrement » le souvenir que j’ai essayé de traduire. Il me parut que, le 8 décembre, la foule n’était plus la même : elle n’avait plus devant les troupes l’espèce d’extase quasi muette qui, le 19 novembre, nous avait tous si fortement impressionnés. Familiarisée avec nos soldats, elle les voyait passer avec une amitié plus expansive ; mais ses yeux, les yeux des Lorrains accourus de tous les villages, bourgs et cités environnants, se fixaient avec une respectueuse tendresse, et sur les trois maréchaux, et sur le Président lorrain. Lorsque celui-ci, dans un élan très noble, eut attiré dans ses bras M. Clemenceau, cette « étreinte » dont un écrivain a déjà dit ici la grandeur, frappa vivement les milliers de témoins : cette accolade scellait l’oubli des querelles et semblait tout à la fois la légitime reconnaissance de l’immense service rendu par le « Père la Victoire » à son pays et le dernier mot de cette union sacrée dont, au cours de l’admirable et célèbre message du 4 août 1914, l’homme d’État porté à l’Elysée avait le premier donné la formule et imposé la pratique. Par là, par la présence autour de lui des représentants de tous les partis, par celle des grands chefs alliés Douglas Haig et John Pershing, la cérémonie prenait une envergure telle, qu’aucune des grandes heures que j’avais connues depuis cinq semaines, aucune de celles qui allaient suivre ne m’ont paru empreintes d’une grandeur comparable. La spiritualité singulière qui animait cette ville de Metz agissait une fois de plus : la Mule continuait, de sa voix grave et forte, à « sonner la justice » avec l’union des citoyens « et à convoquer gens ensemble. »

Que la foule messine parût cependant, ce jour du 8 décembre, moins « recueillie » que le 19 novembre, cela était visible et ses dispositions, plus joyeuses encore que pieuses, s’étaient, dès l’entrée du Président, manifestées. Soit que les bruits venus des « réceptions d’Alsace » eussent fouetté la foule lorraine, soit que la venue du Président, presque « un pays, » eût émoustillé l’amitié, m’es petites compatriotes à charlottes blanches qui, ce jour du 8, se comptaient par milliers, semblaient d’humeur à ne se point laisser cette fois surpasser par les Alsaciennes que le Président allait trouver de Saverne à Mulhouse et bien prêtes à jeter leurs charlottes à cocardes par-dessus les moulins de la Moselle. Dès la gare, leur pétulance n’avait pas connu de bornes et, chose inattendue, elles étaient encouragées à oser par l’épanouissement qui, à leur vue, et surtout au premier contact de la terre lorraine délivrée sous son principat, transfigurait littéralement notre Président. Elles assaillirent sans vergogne les voitures où s’asseyaient d’augustes personnages, et l’on vit notamment M. Georges Clemenceau et les maréchaux Joffre et Foch en butte à des assauts devant lesquels ces grands stratèges parurent désarmés. Enfin, escaladant les voitures des ministres, elles en investirent les marchepieds, les impériales, les sièges et jusqu’aux intérieurs, à ce point que la foule de l’Esplanade, un instant stupéfaite, allait voir arriver ces gros messieurs avec une petite Lorraine à charlotte sur chaque genou et de jolies grappes de frais minois et de frais atours pendues à leurs équipages. L’apothéose prenait donc tournure joyeuse aux premiers tours de roue. Le Président n’étant parvenu à l’Esplanade que dans une voiture remplie dès la gare de gerbes de fleurs, un ministre, pour s’excuser d’arriver en si galant équipage, disait : « Le Président avait ses fleurs, et nous les nôtres. »

L’admirable cérémonie militaire de l’Esplanade avait ramené les esprits à plus de gravité. Mais le discours du Président à l’Hôtel de Ville, surtout, éleva jusqu’à la plus grande hauteur, d’aucuns allèrent jusqu’à dire au sublime, les pensées et les sentiments. La presse a donné ce discours, le premier d’une série qui formera une sorte de livre d’or, la première de ces dix admirables harangues, demain célèbres, qui ne souffriraient d’être ni découpées ni analysées, parce que tous les mots en sont des joyaux, impossibles à détacher de la couronne tressée par le chef de l’Etat français à la fidélité de la Lorraine et de l’Alsace. « Chère Ville de Metz, ton mauvais rêve est évanoui. Voici la France qui revient et qui t’ouvre les bras ! » La foule émue aux larmes acclamait. Admirable spectacle : cet Hôtel de Ville drapé aux trois couleurs, centre de cette vie municipale où s’était réfugié l’esprit de la cité, la cathédrale où s’était entretenue, par le culte des morts, la ferveur française, le maréchal de la guerre de Trente Ans, bronze sacré qui, quarante-huit ans, mieux que ne l’eussent pu faire les grands tribuns, a parlé, de la France absente à Metz fidèle. Autour du drapeau du 319e, une sorte de garde d’honneur : toute la jeunesse lorraine, jeunes gens et jeunes filles, l’avenir de la province, tout entière maintenant à la France.

M. Victor Prevel est maire de Metz ; pour nous qui avons connu Metz avant 1914, c’est une de ces magnifiques revanches du droit qui donnent à ces heures d’Alsace et de Lorraine un caractère d’admirable philosophie et de haute moralité. Prevel, nous l’avons connu, champion intrépide de la France, se dépensant dans ce Metz envahi, se débattant dans les difficultés et parfois les périls pour conserver dans cet îlot français, battu par la mer germanique, l’esprit de notre pays ; nous avions donc appris avec douleur, mais sans étonnement qu’il avait été, dès la première heure, arrêté, incarcéré ; à peine sorti de sa cellule, il avait été porté à la mairie. C’est lui qui y reçoit le Président, qui le harangue, qui entend au nom de Metz l’admirable cri jaillissant du cœur de Poincaré. Et voici que, très grave, M. Georges Clemenceau, à son tour, s’avance ; il a entre les mains de grosses clés ; ce sont celles mêmes du Metz d’avant 1870 ; qu’est-ce à dire ? « En 1870, dit le président du Conseil, lorsque Metz tomba aux mains de l’Allemagne, le général de Lapassée put emporter les clés de la ville et les confia au sculpteur Vallès qui put ainsi les sauver jusqu’au grand jour de la délivrance. Ce jour est arrivé, je vous les confie. Je sais que vous ne les laisserez pas prendre. » Tout est miracle.

« Monsieur le Président, les membres du chapitre et moi, sommes extrêmement honorés de vous recevoir dans cette cathédrale. Vous avez pu vous rendre compte de l’amour que les Messins portent à la France. Soyez assuré que le clergé partage profondément ces sentiments. Si vous le voulez bien, nous allons nous rendre sur la tombe du grand patriote et du grand évêque que fut Mgr Dupont des Loges. » Cette fois, c’est à la cathédrale que le Président se présente ; à Metz, une fête des cœurs ne revêt qu’en ces lieux sacrés sa perfection. Le Président a voulu aller au « grand moutier de Lorraine, » au seuil duquel Mgr Pelt, vicaire général, le reçoit. De sa voix incisive qui emplit un instant la nef, le chef de l’Etat répond : « Je vous remercie de vos paroles : j’en suis d’autant plus touché que je savais que le clergé messin a été au premier rang pour entretenir ici l’amour de notre patrie. » Et l’on s’avance dans la nef, vers l’autel, vers la tombe où dort l’évêque qui protesta toujours et ne désespéra jamais. Les (leurs du Président s’ajoutent sur cette tombe aux palmes qu’y déposa naguère le commissaire de la République. En sortant, une brave dame disait : « C’était aussi beau qu’un Te Deum »... Je le veux bien.

Ces jours sont faits de contrastes ; nos lecteurs le savent de reste. La foule lorraine est en éruption ; l’allégresse, — encore un miracle, — semble avoir pour un instant changé ce peuple dont j’ai dit que le sentiment est en profondeur ; le sentiment déborde ; il déborde en accolades, étreintes et baisers. « C’est quatre par quatre qu’elles m’embrassaient, » dira M. Georges Clemenceau. Le soir chacune faisait son compte : « J’ai embrassé, deux fois M. Clemenceau, trois fois le maréchal Foch. — Moi j’ai pu embrasser le maréchal Joffre. » « Nous avons assez longtemps pleuré, ont dit les Lorrains ; il faut bien rire. » Et tout est attachant ici : les larmes essuyées, le sourire qui s’épanouit. En quittant le général de Maud’huy, plus épanoui qu’homme au monde, le Président lui disait : « Je vous envie, général, de pouvoir rester ici. » Le Lorrain sentait, avant même que d’avoir quitté Metz, la nostalgie de la cité déjà étreindre son âme. Et cependant il courait vers l’Alsace.


« Le plébiscite est fait. L’Alsace s’est jetée en pleurant de joie au cou de sa mère retrouvée... »

Le Président de la République, debout sur le haut perron de l’Hôtel de Ville de Strasbourg, parle ; il parle de telle façon, que, parmi les trente mille personnes qui remplissent le Broglie, des milliers l’entendent, et tous croient l’entendre, puisqu’ils le voient tous, l’œil enflammé dans la figure toute pâle d’une émotion sacrée... Une page d’histoire admirable s’écrit ici, tandis que du haut de ce perron, les phrases d’une autre page d’histoire se disent, tracées en caractères de feu : rappel de ce que furent la France pour l’Alsace et l’Alsace pour la France, anathème jeté à qui entendit arracher la fille à la mère, cri de triomphe devant la fidélité récompensée de la fille à la mère, hommage sublime aux morts de la Grande Guerre : « Des centaines de mille .de Français sont tombés sur les champs de bataille pour que se reconstituât l’intégrité de la Patrie. Avec nous, Alsace, tu honoreras la mémoire de nos morts, car, autant et plus que les vivants, ce sont eux qui t’ont délivrée. »

Sur le perron, un groupe où tient la France : les présidents des Chambres, MM. Antonin Dubost, Paul Deschanel qui, demain, dira en termes inoubliables ce que fat l’émotion de l’heure ; l’homme d’Etat qui, depuis un an, a mené la France aux sommets où nous la voyons parvenir, M. Georges Clemenceau, celui que les poilus appellent familièrement « le Père la Victoire ; » les trois maréchaux en qui tiennent quatre ans et plus de gloire, le vainqueur de la Marne, le vainqueur de Verdun, le vainqueur de la grande bataille de France de 1918, Joffre, Pétain, Foch ; un groupe de généraux dont l’histoire consacrera les noms, de Fayolle a Gouraud ; le Haut Commissaire Maringer en qui, avec confiance, repose l’espoir de l’Alsace recouvrée ; des ministres, des centaines de représentants du peuple, sénateurs et députés dont quelques-uns viennent en cette nouvelle fête de la Fédération apporter le salut des lointaines provinces : Normandie, Bretagne, Anjou, Gascogne, Béarn, Provence, Savoie, aux provinces recouvrées ; des écrivains, des penseurs, des publicistes, représentants, eux, de la pensée française, accourus comme ces grands maîtres du haut enseignement qui, depuis trois semaines, organisent dans l’Université de Strasbourg recouvrée le grand banquet intellectuel auquel la science française, les belles-lettres françaises, l’esprit français vont convier l’Europe ; le maire et les conseillers municipaux de Strasbourg ; des délégués de toute la province ; puis, autour du perron, les vétérans d’Alsace, soldats de nos vieilles armées qui ont rejeté la pierre d’un tombeau ; les jeunes étudiants, pour une heure graves parce qu’ils sentent frémir en eux l’âme de mille aïeux ; les jeunes filles aux éclatants costumes d’Alsace et des soldats entraînés là par le reflux, une foule bigarrée qui frissonne d’un unique émoi. Quelle minute ! Un homme parle et dans trente mille poitrines bat un seul cœur. Sur le ciel pâle, la flèche d’un rouge sombre porte vers la nue un drapeau tricolore immense ; sur cette même place, la maison du maire Dietrich où le capitaine Rouget de Lisle, pour la première fois, chanta « l’Amour sacré de la Patrie » et dont les murs, depuis des semaines, renvoient aux échos de l’Europe l’hymne sacré chanté à toutes les heures par les bouches et les cœurs. Des acclamations fêlées par les larmes coupent le discours du Président ou bien plutôt le scandent ; elles semblent les répliques du chœur après chaque strophe ; lorsque le salut aux morts a terminé ce chant de triomphe, de tels cris d’enthousiasme s’élèvent, qu’il faut bien penser qu’ils s’entendent au delà du Rhin tout proche. C’est après une heure pareille qu’un Strasbourgeois, après tant d’autres, peut écrire : « et maintenant, Seigneur, reprends ton serviteur. »

Dans l’Hôtel de Ville, après ces minutes de surhumaine émotion, joyeuse mêlée : le Protocole a dû fléchir ; tous se sont rués ; qui peut s’opposer à un torrent d’amour ? Nous ne sommes pas des Boches. Les aimables colloques s’engagent, mais dans un prodigieux remous, où l’on voit des maréchaux de France bousculés, — et contents, car, assaillie de baisers, ces rudes soldats se doivent, pour la première fois, avouer vaincus. Et voici que se noue entre M. Georges Clemenceau et Mlle LieseL W... le petit roman qui demain fera la joie de Strasbourg et de toute la province : « Détails que l’histoire ne doit pas consigner, » me dit un grave personnage. — Détails plus caractéristiques de ces fêtes que bien d’autres, répliquerai-je une fois pour toutes, non point seulement parce qu’ils sont aimables, mais parce qu’ils sont probants d’un état d’âme sans pareil en la chronique des peuples.

M. le vicaire général Jost attend cependant le Président au seuil de la vénérable cathédrale, fille de notre Saint-Denis, comme, le 20 octobre 1681, l’évêque Egon de Furstenberg attendait le Grand Roi à qui Strasbourg se donnait. Depuis des semaines, les Te Deum sont venus derechef emplir cette nef, frapper ces voûtes ; mais depuis quarante-huit ans, que d’ardentes prières, que de Miserere montèrent pour que l’heure vint, qui est venue !

Cette attente, nul n’en perdra le souvenir : devant le parvis la foule s’accumule ; que de parlementaires désireux d’entrer dont quelques-uns jettent bravement leurs vieilles phobies aux orties et vont pénétrer, — avec une insolite émotion, — dans la cathédrale. Deux magnifiques suisses, que gonfle l’orgueil de l’heure, encadrent deux charmantes Strasbourgeoises qui, leurs gerbes de fleurs dans les bras, rougissent de plaisir ; dans un demi-siècle, ces jeunes filles raconteront à leurs petits-enfants qu’elles ont embrassé le Président de la République devant le parvis. La place, en tout temps exquise, où se marient la vieille Alsace de la maison Kamaerzell et la belle France du XVIIIe siècle représentée par le palais des Rohan, la place semble éclairée par les drapeaux aux trois couleurs qui, même depuis ce 22 novembre où nous les vîmes foisonner, se sont encore multipliés. Et comme il y a quatre semaines à l’approche de Pétain, un murmure sourd court et grossit : « Ils arrivent ! » Les suisses soulèvent leurs hallebardes, les jeunes papillons s’élancent, les fleurs remplissent les bras du Président. Et le chef de l’État français entre dans la cathédrale de Strasbourg.

« La France sait avec quelle persévérance et, à certaines heures, avec quelle bravoure vous avez entretenu ici parmi les catholiques le feu sacré de la patrie. Nous ne l’avons pas oublié, nous ne l’oublierons jamais. » Plus même qu’à Metz, la voix du Président me parait s’élever, nette, claire et frémissante, sous ces voûtes solennelles. L’évêque Egon de Furstenberg n’en entendit pas tant du Roi Très Chrétien lui-même.


L’Alsace et la Lorraine, en ces heures merveilleuses, semblaient avoir épuisé les manifestations de leur tendresse... Elles n’avaient pas fini. Nous avions vu des cités se livrer dans un élan d’amour. Mais qu’une province entière soudain surgit devant nous, qui, réunie en une même place, offrit en une sorte de ruée, dans le même moment, son cœur débordant d’allégresse, quel magicien pouvait faire le miracle ?

L’Alsace possède un magicien. Déjà, bien avant la guerre, nous rappelions en souriant Cagliostro. Qui d’entre nous n’a, dès le premier abord, subi son charme singulier ? Figure étrange sur laquelle il est inutile que je mette ici un nom : ceux qui ont fréquenté l’Alsace l’ont déjà reconnu ; l’histoire connaîtra ce nom, lorsqu’elle s’occupera de l’Alsace d’avant-guerre, parce qu’elle le trouvera partout, derrière toutes les campagnes qui, de la cité opprimée, de la province écrasée, menaçaient d’ébranler le régime allemand et déjà le fêtaient. Séduisant à qui il sourit, redoutable à qui il avoué sa haine, remuant et secret, ce pouvoir de magicien, que nous lui attribuions en souriant, qu’était-ce, sinon l’alliance en un seul homme d’une riche intelligence, d’un cœur passionné et d’une volonté d’acier ? Cet homme, jeune encore, sans mandat, sans fortune, sans célébrité hors de sa province, bien avant 1914, alarmait l’Allemand jusqu’à le faire trembler ; entendant rester dans la place, il a été le prototype de cette jeunesse alsacienne qui, pour reconquérir l’Alsace, a secoué les vieux procédés de lutte et accepté, — Ehrmann au service de l’Allemagne, — de porter, un an, sous les aigles noires de l’Empire, le casque à pointe, pour que, des années, on pût préparer le retour du drapeau tricolore. Conspirateur né et bientôt consommé, patriote de feu sous son apparence de flegme, trompant l’ennemi, mais capable de le fronder, avec une ironique courtoisie, audacieux et mystérieux, il m’apparaissait le Deus ex machina qui, de la coulisse, détraque les drames ou les fait rebondir. Il avait voulu que l’Alsace, s’étant gardée pour la France, revînt d’un bond à la France ; elle lui revenait. C’était donc pour ce magicien, maintenant, jeu d’enfant que, tout entière, elle se dressât devant le Président ; il suffisait que, ayant promené sur la province son œil noir magnétique et prenant, il touchât de sa baguette la place ci-devant de l’Empereur, aujourd’hui de la République, pour que celle-ci se remplît d’une fête sans précédent offerte aux yeux et aux cœurs. Comment a-t-on pu ? disaient, ahuris, charmés, transportés, les spectateurs. et nous qui savions, disions : « Un nouveau miracle de notre Enchanteur. »

Le fait est que ce fut si beau et, malgré l’annonce, à la vérité banale, du programme, si inattendu, que cela tint de l’enchantement.

Figurez-vous la grande place nettoyée des débris du bronze impérial abattu, entre l’Université réoccupée par nos savants et le palais ci-devant impérial dominé par nos trois couleurs : des tribunes drapées de tricolore font face à la ville afin que le spectacle soit, d’une façon souveraine, dominé par la cathédrale rouge battant notre pavillon. La place, notre de peuple, semble une mer démontée : mêlés à la foule enrubannée, tant d’officiers et de soldats, qu’ils dessinent en la masse de grandes marbrures d’un bleu pâle. Les tribunes sont près de s’écrouler sous une autre foule si brillante que c’est merveille : pêle-mêle magnifique d’uniformes militaires, de costumes locaux, d’écharpes parlementaires, de voiles bleus de la Croix-Rouge, de papillons chatoyants, — les papillons citadins accourus pour voir s’envoler les papillons de la montagne et de la plaine. Le Président, les présidents, les ministres, les maréchaux, les représentants des villes d’Alsace, les hauts chefs militaires, le groupe prestigieux aperçu tout à l’heure sur le perron de l’Hôtel de Ville, mais qui, tout à la joie de la journée, gagné par l’allégresse débordante de la foule en cette apothéose, n’a plus la gravité des heures officielles et se récrée franchement ; car chaque président, chaque maréchal ayant, sans souci de protocole et du qu’en-dira-t-on (on n’en dira que du bien dans toute l’Alsace), saisi sous les bras une des petites Alsaciennes rangées en contrebas de la tribune, l’a installée à ses côtés, si bien que chacun de ces gros personnages a près de lui une manière d’ange gardien qui, les ailes frémissantes, se sent aussi heureux qu’au paradis.

Dans une légère brume bleue, les fanfares éclatent ; la célèbre 38e division défile, présentée par son chef, le général Dufieux ; les zouaves, les tirailleurs, les chasseurs, les alpins bleus, tous ceux que nous avons acclamés, le 25, près du maréchal Pétain, et bien d’autres. Et puis les drapeaux glorieux, parmi tant d’autres, celui des bataillons de chasseurs, entre deux simples chasseurs chevaliers de la Légion d’honneur, que le Président, vieux chasseur à pied lui aussi, salue avec une particulière émotion. Quelle fougue, avec quelle rectitude, en ce défilé ! Troupes enlevées par des fanfares à réveiller les morts, enseignes qui, peu à peu massées, évoquent toutes les grandes batailles et ressuscitent tous les splendides souvenirs de notre guerre, la gloire en marche dans un ouragan d’acclamations tel, que jamais peut-être, au cours de ces semaines de fortes impressions, je n’en éprouvai une si bouleversante ; c’est avec cette, division d’élite, avec les canons gros et petits, avec les chars d’assaut en escadres, toute l’Armée victorieuse et libératrice qu’on acclame en une sorte de mugissement continu et grondant. La perfection dans la beauté, le plus haut degré dans l’enthousiasme.

Alors une pause : le dernier soldat a défilé ; les drapeaux ont disparu ; les fanfares semblent éteintes.. Qu’attend-on ?

Après la France, on attend l’Alsace. Dans la tribune du Président, je devine le bon magicien qui sourit.

Du côté des bâtiments de l’Université, dans la légère buée bleuâtre, on sent vaguement qu’une foule s’agite, qui va se déverser : des éclairs en sortent ? des bannières s’estompent, et soudain, dans le large lit que lui fait la haie des soldats bleus, le torrent se déchaîne. Oui, c’était bien l’Alsace, l’Alsace tout entière qui allait apparaître. Ce fut d’abord l’avant-garde étincelante des hauts casques de cuivre, les pompiers, — oh ! des pompiers très pareils aux nôtres, n’était la hauteur des casques, mais casques retrouvés, repris, qui eux aussi étaient proscrits ; puis, derrière ces casques imposants, un premier bataillon de papillons ailés, des centaines de jeunes filles se donnant le bras ou la main et passant au pas que marquaient nos fanfares ; et alors le torrent se mit à couler à pleins bords et tout y était : sociétés sportives réarborant l’uniforme d’antan, sociétés musicales sonnant de tous leurs cuivres la Sambre-et-Meuse, confréries groupées autour de leurs bannières, corporations autour de leurs enseignes, étudiants au béret tout neuf de velours, aux écharpes tricolores flottantes, puis cavaliers de la campagne solides en selle agitant des drapeaux, vétérans graves et comme recueillis derrière leurs oriflammes, conscrits de la classe 1921 agitant de telle façon leurs bâtons à flots de rubans qu’ils passent dans un nuage tricolore, soldats français de l’avenir après ces soldats français du passé, et puis des bourgs, des villages, des pays entiers, les maires ceints de l’écharpe, à la tête de leurs communes mobilisées, les curés, les pasteurs à la tête des paroisses, des garçons vêtus comme l’Ami Fritz, levant bien haut le bicorne de feutre enrubanné, le torse moulé par le gilet rouge et les longues basques de l’habit battant les mollets de blanc drapés, des femmes, des filles, des jeunes, des vieilles, des petites, des toutes petites aux mains de grandes sœurs ou de fortes mères, parfois de religieuses de Ribeauvillé ou de Niederbronn, ces « bonnes sœurs de la résistance, » marchant à la mesure des musiques militaires, et toujours et toujours des papillons volant en quelque sorte, mais par essaims énormes : cinq cents, huit cents papillons groupés par « pays. »

Entre un essaim de papillons noirs et un essaim de papillons à fleurs, une surprise : bonnets tout proches de la coiffe d’Arles, bonnets tout près de la coiffe cauchoise ; ici, l’auréole de dentelle bleuâtre des filles d’Obernai, là, la cohorte des filles de Gerspolsheim, — cinq cents papillons rouges, qui font un champ mouvant de coquelicots éclatants. Combien de communes ont ainsi passé, appelées de la montagne et de la plaine, de Wissembourg à Guebwiller, par le coup de baguette du magicien que j’ai dit !

Ainsi une province entière défilait, toute l’Alsace, au son des musiques françaises, toutes les classes, toutes les églises, toutes les chapelles, tous les partis, tous les groupes, tous les âges, bannières vénérables des corporations datant des temps très anciens, héraldiques et religieuses, des Vierges d’or sur les soies cramoisies, vertes ou bleues, pâlies avec les siècles, drapeaux portant encore l’aigle impériale ou le coq gaulois, oriflammes des sociétés sportives chargées des médailles de concours, velours flétris et respectables ; dans une voiture, un vieux porte-drapeau, si vieux que la lourde bannière qu’il avait juré depuis si longtemps de porter au grand jour, eût été trop lourde à ses vieilles mains, et toujours des drapeaux et toujours des bannières : une heure, ces enseignes flottèrent au-dessus de ce fleuve humain roulant ses paillettes d’or.

Ces gens d’Alsace passaient non point comme des soldats à la parade, certes, mais emportés, soulevés, roulés vers la tribune par un élan impétueux, dans un bruit inimaginable d’acclamations, de chants et de cris. Des curés, rouges d’émotion, saluaient bien haut, le rabat reconquis au vent, porté comme un drapeau encore ; des religieuses elles-mêmes agitaient leurs mouchoirs ; les jeunes hommes semblaient par bonds joyeux courir vers la France, qui, la veille encore, étaient guettés par le casque à pointe, ou peut-être l’avaient porté ; mais c’était des jeunes filles et femmes, surtout, que se dégageait une sorte de fièvre ardente, expansive, enthousiaste jusqu’à la frénésie. Elles ne marchaient plus, elles volaient : devant la tribune, leurs mains gantées de blanc agitaient les mouchoirs de dentelles, nuage léger et vaporeux au-dessus de la masse multicolore des nœuds, noirs, rouges, fleuris, des corselets de velours pailleté, des châles à fleurs, des jupons rouges, verts, bruns ou roses ; comme enlevées par une force inconnue, elles se haussaient en passant, et, riant de toutes leurs dents, chantant, clamant leur amour, elles faisaient l’offrande de la province à la France qui, éperdue de surprise, les regardait passer.

Les pieds semblaient quitter le sol dans cet élan ; les mains restant unies, ces jeunes femmes semblaient parfois composer une immense farandole ; le plus souvent, elles couraient comme hors d’haleine, s’arrêtaient une seconde, lançaient vers le Président, les présidents, les maréchaux, des nuages de fleurs et repartaient, courant, criant, riant aux anges. et toujours les sociétés, les corporations, les villages, toujours les maires, les curés, les bonnes sœurs, de graves notables qui, oubliant leur gravité, médecins, notaires ou propriétaires, lançaient en l’air leur chapeau ; toujours les bannières, les drapeaux, les oriflammes, les rubans flottants, tout un pays qui, en passant, jetait à la tribune non pas seulement fleurs et baisers, — des cœurs, des cœurs, des cœurs par milliers.

La nuit tombait, la cathédrale rouge devenait d’un brun sombre, les palais se voilaient de brume bleue, qu’il en passait et en passait toujours.

L’apothéose ! Le mot fut sur toutes les lèvres. Ceux qui, comme nous, depuis cinq semaines, allaient de spectacles émouvants en émouvants spectacles, devaient avouer que celui-ci, — du défilé des troupes de France à celui de toute cette Alsace, — emportait tout. Une sorte d’ivresse, de griserie délicieuse se dégageait pour tous de cette manifestation, sans précédent, de joie et de tendresse ; c’était un demi-siècle d’espérances comprimées qui faisait explosion ; penchés sur cette arène où défilait ce peuple, nous nous sentions presque pris d’un vertige, haletants devant ce prodigieux acte d’amour. Le Président, debout, participait plus qu’aucun d’entre nous à cette ivresse magnifique. On le reconnaissait à peine : son front semblait ne plus devoir s’embrumer de soucis ; son regard clair étincelait, et ce n’était certes pas sourire officiel, mais franc rire de joie qui éclatait sur ses lèvres. Et la Marseillaise s’éleva, formidable et splendide.


L’apothéose, elle allait se continuer : j’en vis les dernières flambées à Colmar, à Mulhouse.

Délicieuse matinée de Colmar ! le ciel, plus clément que la veille, s’éclaire d’un rayon de soleil quand, devant Rapp. le Président, ayant à ses côtés le grand soldat, déjà si populaire en sa bonne ville de Colmar, le général de Castelnau, passe sur le front de la 20e division. Point de défilé militaire ; aucun n’eût surpassé celui que Colmar avait, le 22, vu parcourir ses rues. Mais devant l’estrade officielle, où la forte carrure « de notre Hansi » s’apercevait près de la soutane de l’abbé Wetterlé, Colmar lui aussi se veut offrir. Ce n’est pas le prodigieux cortège de Strasbourg ; non, mais une foule charmante de jeunes filles qui chantent. Elles chantaient d’une voix limpide et sentimentale, sur le rythme pur et simple d’un cantique, le célèbre morceau, complainte et défi : « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine, » auquel un officier poète avait ajouté un couplet émouvant : « On avait pu germaniser la plaine. — Mais notre cœur ne t’oubliait jamais. »

Cantique modulé par des jeunes filles : « rengaine, » dira un sceptique et l’autre : « fadeur. » Oui, mais point du tout ici, en ce Colmar, qui fut par excellence la ville fidèle, où pas un instant l’espérance ne cessa de se nourrir de foi. Ces enfants qui chantent de tout leur cœur et les larmes aux yeux, ce sont les filles et petites-filles de ces robustes Français, qui, eux, n’ont pas une heure, même en apparence, cessé de protester ; ce sont les enfants des électeurs de Blumenthal, de Preiss, de Wetterlé. Quelle ville parmi les cités françaises peut avec plus de vérité célébrer la fidélité conservée ? Et de cette pure cantilène, exécutée par ces six ou sept cents petits papillons, se dégageait un charme si pénétrant, que nos présidents, la veille radieux et épanouis, s’attendrissaient visiblement de minute en minute jusqu’à ce que les larmes perlassent à leurs paupières.

Elles allaient jaillir au cours de cette scène émouvante, dont aucun spectateur n’oubliera la simple grandeur, à la préfecture de Colmar. Dans une courte et forte allocution que, d’une voix frémissante d’émotion, il venait de prononcer, le Président avait rappelé la protestation qu’au milieu de « la paix du cimetière, » le courageux Jacques Preiss avait portée à la tribune du Reichstag ; au moment où il quittait la préfecture, la fille du vaillant député de Colmar lui fut présentée. Tout Colmar, depuis doux ans, se répétait les paroles vengeresses et prophétiques prononcées, on s’en souvient, en face d’Allemands stupéfaits de tant d’audace, par la jeune fille devant le cercueil de son père, tué à petit feu par l’Allemagne, ce dernier martyr de la protestation française d’Alsace. « Des soldats français viendront qui vengeront mon père. « Le Président se tourna vers un groupe d’officiers. « Qui a une croix de guerre ? » dit-il. Hansi a presque prévenu la requête ; il tend sa croix. « Au nom du gouvernement de la République, au nom de la France, je vous décerne, mademoiselle, la croix de guerre pour la vaillance que vous avez montrée en présence de l’ennemi. Vous en êtes digne par vous-même, et par la mémoire de votre père. » La fin de cette noble déclaration se perdit dans un grand sanglot. Sur la poitrine de cette jeune fille, c’était l’Alsace entière, l’Alsace de la protestation constante, l’Alsace à l’inébranlable fidélité, qui recevait la nouvelle croix française ; et certes, cette Alsace qui, depuis quarante-huit ans, sur ce champ de bataille où aucune trêve n’avait été par elle consentie, avait tenu en échec l’ennemi héréditaire, méritait de porter la croix de bronze des rudes combattants de la grande lutte.

A Mulhouse, depuis cette heure inoubliable où j’avais vu entrer le général Hirschauer, les drapeaux n’avaient jamais quitté les fenêtres. J’avais naguère revu la ville toujours enveloppée de ses pavois. Les grands bourgeois exilés y rentraient les uns après les autres : la vieille République de Mulhouse voyait se repeupler les hôtels séquestrés, confisqués, un instant volés par l’Allemand aux descendants des grands citoyens républicains qui, en 1798, avaient, en un jour solennel, remis librement leur Etat libre entre les mains de la République française.

Un de ces grands bourgeois y reparaissait, doyen de la Chambre des députés français. Un Hirschauer, commandant d’armée, ayant, le 17 novembre, révélé, s’il en était besoin, à Mulhouse quelle place tenait dans les États-majors l’Alsace, même arrachée à notre communauté, un Jules Siegfried, ancien ministre de la République et depuis trente ans député, lui vient à son tour redire quelle place cette Alsace avait, même absente, dans les conseils de notre Etat. M. Paul Deschanel devait quelques jours après évoquer avec émotion l’incident : Jules Siegfried porté en triomphe dans sa ville natale.

Le Président y trouvait l’accueil que faisait prévoir l’admirable réception faite, on s’en souvient, le 17 novembre, aux troupes françaises. Un grand orgueil emplissait les cœurs ; tout un passé civique renaissait : cette grande cité qui, il y a cent vingt ans, s’était donnée à la France républicaine, retrouvait la France républicaine et l’acclamait. Dans son discours de la Bourse de Commerce, le Président avait rappelé que, en cette année 1798, an VI de la République une et indivisible, le drapeau de la République mulhousienne rouge et blanc avait été remis, dans un étui tricolore, à la France avec cette confiante inscription : La République de Mulhouse repose au sein de la République française. Saisissant ce drapeau rapporté de Paris, le Président le rendit à Mulhouse : « Je le confie à vos mains vaillantes. » Derechef, Mulhouse « reposait au sein de la République française. »

Ainsi tous les grands souvenirs ressuscitaient sur les pas de la France ; elle-même rapportait aux provinces recouvrées les reliques de leur passé, rendant à Metz les clés de la forte ville, à Mulhouse le drapeau de la libre cité. L’Allemagne avait étouffé l’histoire des provinces usurpées ou, chose pire, avait tenté de la dénaturer, ayant, suivant la forte expression dont avait usé l’orateur de Strasbourg, « trouvé des scribes assez serviles pour agenouiller l’Histoire devant elle. » La France ne craignait point de réveiller le passé ; elle ne venait point en conquérante qui écrase, mais en mère qui, devant ses enfants retrouvés, rouvre devant eux le livre de famille où éclate, de Metz, ramené par ses évêques à la Monarchie française, à Mulhouse librement donnée par ses grands bourgeois à la République française, l’un des plus émouvants chapitres des merveilleuses chroniques de France.

Au milieu d’immenses acclamations, le Président s’éloignait dans la nuit : Mulhouse, qui, le 17 novembre, en accueillant dans les transports que j’ai dits, l’armée de la France, avait ouvert la série des heures merveilleuses d’Alsace et de Lorraine, la fermait, ce 10 décembre, dans un dernier élan d’enthousiasme et d’amour.


LE PHÉNOMÈNE HISTORIQUE

Le rêve de cinq semaines finit. — Rêve ? non : réalités pleines d’une beauté, d’une grandeur incomparables. La Lorraine et l’Alsace sont revenues à la France ; la grande espérance dont mon enfance a été bercée, dont ma jeunesse s’est flattée et que tant d’années, venant m’asseoir aux foyers alsaciens et lorrains, j’ai, dans une douloureuse impatience, nourrie et entretenue, je l’ai vue sous mes yeux se réaliser en ces heures de miracle dont ma seule ambition a été aujourd’hui de faire partager au lecteur, — en une bien faible mesure, — le charme exaltant et presque épuisant.

Les soldats de France sont venus. Depuis quarante-huit ans sous le joug, depuis quatre ans dans la géhenne et les fers, l’Alsace et la Lorraine les attendaient. Ils s’en étaient frayé l’accès par quatre ans et demi de combats qui ont rempli l’univers d’une admiration sans réserve. Entre eux et les frères qui, murés en leur prison, leur tendaient les bras, les murailles s’étaient, sous leurs coups, écroulées, et, de toutes parts, du 17 au 25 novembre, on les a vus pénétrer, au milieu d’un délire d’amour, par les Vosges, par la vallée de la Moselle, de la Seille à la Sarre, des monts à notre grand Rhin, dans les villes, bourgs, villages alsaciens et lorrains exaltés de joie et de reconnaissance. L’Alsace et la Lorraine ont, comme nul peuple ne l’avait jamais fait, accueilli leurs libérateurs et, en quelques heures, à l’étonnement du monde, après quarante-huit ans de séparation, des fils ont pu montrer à la Mère revenue des cœurs que l’épreuve n’avait fait qu’exalter. Pendant des semaines, nous avons vu les villes en fête se réunir, en un grand élan, à la patrie à qui, jadis, on les avait arrachées. Chacune a apporté, dans l’accueil magnifique fait à cette patrie retrouvée, le meilleur d’elle-même.

De Mulhouse acclamant la liberté à Metz bénissant le Très Haut, de Strasbourg jetant sous les pieds des soldats les débris d’un régime délesté, à Colmar leur apportant, rayonnante de fierté, le témoignage d’une fidélité gardée dans les tourments, des villages de la Lorraine où les vieillards chantaient le Nunc domittis, où les jeunes filles clamaient le Magnificat, aux bourgs des Vosges qui, prêtant depuis quatre ans une oreille frémissante à notre canon, dévalisaient maintenant les sapinières pour élever aux vainqueurs de la grande guerre des arcs de triomphe, aux moindres hameaux de la plaine qui faisaient monter vers Sainte-Odile ou rouler vers le Rhin les accents de la Marseillaise, ce fut, variée en ses manifestations, mais toute pareille en son exaltation, une manifestation d’amour telle qu’en aucun temps, aucun pays n’a donné pareil spectacle. Comme l’écrivait un poilu très simplement : « Cela valait vraiment la peine de se battre quatre ans. »


C’était bien pour cela qu’on s’était battu. Car ce que nous voyions n’était que l’épilogue naturel d’un drame affreux. Le « phénomène historique » dont je parlais au début de cette étude s’en éclaire et en devient normal. J’ai dit que, de l’heure où l’Europe avait laissé se créer l’effroyable déni de justice de Francfort, la boîte était ouverte d’où mille maux s’allaient envoler sur le monde. Qu’en plein XIXe siècle, deux provinces fussent, manifestement contre leur gré, arrachées à une nation aimée, saisies par une nation détestée et par elle, de force, incorporées, le crime était immense et ne se pouvait prescrire. La paix armée sortit du traité de Francfort et de la paix armée devait fatalement un jour jaillir la guerre la plus atroce. En vain la France avait refoulé au profond de son cœur blessé, sinon les désirs de revanche, du moins l’ambition de les faire prévaloir aux dépens de la paix du monde : le crime criait plus fort que les cœurs des Français les plus fidèles. Il criait justice et justice devait se faire.

L’Alsace et la Lorraine, cruellement lésées, longtemps avaient prêté à la revendication la voix de leurs représentants. Elles avaient un instant semblé se taire et on en avait, de tous les côtés, induit bien légèrement qu’elles oubliaient ou du moins se résignaient. Elles n’oubliaient ni ne se résignaient. Une troisième génération s’élevait qui, ayant étudié l’Allemand, l’avait, toute question de droit mise à part, jugé indigne de dominer les esprits, incapable de satisfaire les cœurs. Depuis 1910 à peu près, le pays qui nous avait, parfois dans le secret de son âme, attendus depuis quarante ans, nous appelait sans cris inutiles, mais avec la sombre volonté de se libérer. Chez ceux-là seuls qui abordaient, en 1918, l’Alsace et la Lorraine pour la première fois, l’étonnement fut profond ; pour nous qui étions, depuis quinze ans, les pèlerins de Metz, Strasbourg, Colmar, Mulhouse, il n’y eut pas étonnement : il y eut seulement l’émotion intense devant un rêve qui, caressé toujours, enfin se réalisait dans sa plénitude.

A la vérité, la réalité revêtait un caractère si beau, que le rêve même restait inférieur à cette réalité magnifique. C’est que, restées fidèles à la Mère Patrie, les provinces venaient, depuis quatre ans, de subir la plus effroyable oppression. J’ai dit, bien imparfaitement, ce qu’avait été cette ère de tyrannie : la langue arrachée, les cœurs murés vifs, les têtes proscrites, le corps entier ouvertement promis au dépècement. Et quand aux perspectives les plus cruelles succédaient celles, bien sombres encore, de la guerre portée, par nos victoires mêmes, sur le territoire alsacien-lorrain, quand, à son tour, la tyrannie sombrant, l’anarchie révolutionnaire menaçait, nos troupes, arrivant sans combats dévastateurs, étaient venues, je l’ai dit, apportant à la fois tout ce que l’homme aime : la liberté avec l’ordre, l’amour fraternel le plus pur et le pain blanc. D’où les transports de joie qui paraissaient inexplicables, alors qu’il n’y a dans l’histoire que des événements explicables.

L’Alsace et la Lorraine, membres séparés du corps français, s’étaient, à l’étonnement de l’univers, en quelques heures ressoudées à ce corps. C’est qu’en réalité le même sang continuait à couler dans les veines des hommes qui, de l’un et de l’autre côté des Vosges ou de la Seille, consciemment ou inconsciemment, étaient les uns vers les autres attirés. L’Alsace et la Lorraine voulaient être françaises ; nous n’avions jamais admis qu’elles cesseraient un jour de l’être. Sur la place de la Concorde où se voit l’assemblée des grandes villes françaises, Strasbourg n’avait jamais cessé, même aux pires heures de doute et de découragement, de se parer des drapeaux endeuillés. De grands patriotes, Paul Déroulède, le premier de tous, avaient entendu que, même dans les discours, le droit violé ne se laissât point périmer. Dans tous les cœurs français, la plaie restait mal fermée et, inopinément, parfois à la surprise de ceux même qui sentaient s’aviver la douleur, cette plaie se remettait à saigner. Tant que des Français étaient contre leur gré retenus sous le joug étranger, tant que nous ne les en avions pas délivrés, nous restions les vaincus et les âmes les plus indifférentes en subissaient, souvent inconsciemment, l’insupportable malaise. Si, pour nos frères d’Alsace-Lorraine, notre rentrée parmi eux c’était la liberté recouvrée, c’était, pour nous tous, le signe sensible de la victoire reconquise et le symbole d’un magnifique relèvement. D’où la fusion des cœurs en ces journées de l’automne de 1918 et la double exaltation des libérateurs et des libérés.

A les retrouver fidèles, — miraculeusement fidèles après quarante-huit ans de séparation, — nos cœurs se gonflaient d’un autre orgueil. Quel peuple aura constaté chez ses fils pareille fidélité ? J’ai répété ce mot qui me fut dit par un général anglais à Strasbourg : « C’est tout de même pour les Français une grande gloire, cet amour, après un demi-siècle : vous êtes une nation enviable. » Le mot est juste : nation enviable, puisque, après un demi-siècle, parfois un siècle, parfois sept siècles, ceux qui ont, des rives au Saint-Laurent aux pentes du Liban syrien, de la mer des Antilles aux bords du Rhin, connu sa tutelle et vécu sous ses enseignes, lui conservent, avec la fidélité du souvenir, un amour toujours prêt à se réveiller, si jamais il sommeille. Que, quarante-huit ans, des hommes aient pu résister aux menaces et aux séductions et parce qu’on les avait contre leur gré courbés sous le joug, aient juré de garder leur âme droite, debout sous ce joug qu’ainsi ils ne cesseraient de rendre instable, l’humanité entière se peut enorgueillir. « Cela, me disait encore, on se le rappelle, mon interlocuteur anglais, cela donne beaucoup d’orgueil d’être homme. » Mais que devait ressentir la France en face de cette fille qui se jetait, souriant et pleurant, dans ses bras. La plus belle des victoires s’affirmait là : cette de notre race contre l’autre, et l’âme s’en emplissait d’une ivresse voluptueuse.

Ainsi s’explique le « phénomène historique » que nous avons vu se produire sous nos yeux : phénomène dans le sens que la science, et non le vulgaire, donne au mot ; parce qu’il se manifestait avec une grandeur imprévue et dans sa plénitude, il avait pu, à certaines heures, paraître, — j’ai peut-être moi-même trop répété le mot, — une sorte de miracle ; mais, dans la réalité, il était le résultat logique et implacable d’une situation qui restait, depuis le 10 mai 1871, au rebours de la vérité, de la justice et du bon sens. On ne scelle dans un tombeau que les morts : dans le sien, l’Alsace-Lorraine était restée vivante ; rejetant la pierre que nos victoires lentement avaient descellée, l’Alsace-Lorraine n’avait pas à ressusciter ; courant vers la France, elle affirmait que, restée vivante, elle était restée logiquement française. Et comme disait le poilu : « Cela valait la peine de se battre quatre ans. » Mais cela vaut aussi de respecter avec un soin jaloux dans le présent et dans l’avenir l’âme de ces provinces et les traditions mêmes qui nous les ont si merveilleusement gardées fidèles.

Quittant l’Alsace et la Lorraine encore tout agitées d’amour satisfait, je vis d’autres spectacles, — et d’une belle grandeur : l’entrée à Mayence de Fayolle et de Mangin, le passage par nos troupes de ce Rhin qui derechef tient aujourd’hui dans notre verre. Mais lorsque, après ces jours où j’avais, de la Sarre au Rhin, dans ces pays séparés de nous depuis un siècle, vu un peuple incertain chercher où était la Patrie, je rentrai dans nos provinces qui, d’un seul élan, avaient désigné la leur, je sentais de nouveau me monter au cœur cette belle chaleur réconfortante et voluptueuse que ces cinq semaines en Alsace et en Lorraine ont fait connaître à tous ceux qui les ont vécues.


LES LIBÉRATEURS

De Metz, pour regagner Paris, soit par Reims, soit par Châlons, la route passe par Verdun.

En quittant Metz, on traverse les champs de bataille de 1870 où nous perdîmes, par suite de l’incurie de Bazaine et d’une mauvaise fortune, la Lorraine messine. Jadis on parcourait avec une sorte de rage sourde ces champs de bataille, Saint-Privat, Gravelotte, Rezonville, Mars-la-Tour. Maintenant le sentiment, tout en restant attristé, se rassérène : quand on a, la veille, entendu, au théâtre de Metz, (c’était mon cas), chanter la Marseillaise devant un maréchal de France vainqueur, il paraît que ces souvenirs qui, en 1914, nous restaient encore si douloureusement présents, s’éloignent dans les brumes du passé. C’est, pourtant pour y avoir sans cesse pensé, même quand elles n’en parlaient point, que les générations françaises qui ont vaincu, se sont préparées à la revanche. Aujourd’hui la revanche est consommée ; nous venons d’en voir les dernières scènes. Le cœur en reste doucement bercé, l’esprit en paix, l’âme exaltée. Quand on a vu Mulhouse, Colmar, Strasbourg, Metz dans les fêtes d’un splendide repatriement, quand on a suivi de Sarrebrück à Mayence les généraux français entrant dans les cités rhénanes, on revoit avec une philosophie apaisée les champs de Gravelotte et le monument aux morts de Mars-la-Tour. La guerre de 1870 est décidément entrée dans l’histoire.

Mais à peine a-t-on quitté Mars-la-Tour qu’on pénètre sur un autre champ de bataille et d’une autre envergure. La bataille de Metz de 1870 mène presque au seuil de la bataille de Verdun de 1916. La voiture atteint bien vite Etain qui n’est plus que ruines : on entre là dans le coin de Woëvre qui, si ardemment disputé en 1915, fut abandonné dans la sinistre nuit du 24 au 25 février 1916 ; puis on aborde, les premières pentes des Hauts-de-Meuse franchies, le plateau Verdunois : c’est alors le plein chaos ; jusqu’à Souville, on foule le sol que, dix mois durant, dans des flots de sang, deux armées acharnées s’arrachèrent.

Le spectacle en est affreux : les villages ont disparu ; les collines même sont déformées, les vallons parfois presque comblés, les bois, si ravagés, le sol même si crevé, retourné, bouleversé que l’âme ne se peut défendre, avant tout, d’une poignante tristesse. J’ai connu ce coin encore vivant, habité et, sinon riant, il ne le fut jamais, du moins animé : quatorze mois, j’ai vécu sur ces côtes de Meuse, dans cette plaine de Woëvre ; j’ai cantonné, de longues semaines, dans ces villages, Fleury, Douaumont, Vaux, Damloup qui, très réellement, ont disparu du sol ; mon régiment tenait ces bourgs de Woëvre, Dieppe, Mogeville, Abaucourt, avait repris Fromezey aux portes d’Etain, que nous surveillions d’un œil jaloux par les créneaux des tranchées. Le séjour en ces villages était peu réjouissant : à les traverser, je me surprends aujourd’hui encore écoutant si l’obus n’arrive pas, annoncé par le sinistre sifflement.

Rien ne survit : les villages ne sont que pans de mur à l’Est des Côtes ; pas même un pan de mur à l’Ouest jusqu’à Verdun ; le sol est massacré. Il ne reste rien ni de l’œuvre des hommes ni de celle même de la nature. J’avais revu ce paysage lunaire, troué de grandes excavations, au moment où la bataille, en l’automne de 1916, prenait presque fin, mais les hommes animaient encore, emplissaient d’une vie fiévreuse ce désert de ruines. Aujourd’hui les années ont passé et l’ennemi repoussé, rejeté au delà du Rhin, la solitude s’est faite. Sous son herbe brûlée, sous les ronces naturelles mêlées aux ronces de fer des réseaux bouleversés, cette terre égorgée git, dégageant une indicible horreur.

Entre Tavannes et Souville, on rencontre le coin où, en juin, les deux ennemis se saisirent, en une minute décisive, à la gorge. Suivant que les soldats de Mangin cèderaient ou non, Souville ou, plus au Nord, la côte de Froideterre, Verdun succomberait ou serait sauvé. Ils reprirent Fleury, et la balance soudain pencha de notre côté.

J’ai vécu, de février à octobre 1916, tout ce drame sur place. A en revoir le théâtre, je sens mon cœur battre d’une sorte d’effroi rétrospectif, mais aussi d’un grand orgueil.

Là, fut brisé le deuxième grand assaut allemand. Le premier avait été repoussé en 1914 sur la Marne et l’Yser, le troisième devait l’être, en 1918, en avant de la montagne de Reims ; mais, si j’en crois ce que déjà l’on connaît de la guerre vue du côté allemand, on a l’impression très nette que Verdun fut, pour les armées ennemies, la vraie pierre d’achoppement. Après Verdun, le rêve allemand, qui avait survécu à la Marne, à l’Yser, ne fut plus qu’un cauchemar coupé de lueurs éclatantes, mais fugitives ; trop de sang allemand avait coulé l’Empire de proie gardait au flanc une blessure qui, même à ses heures de passagères victoires, l’affaiblissait et rendait hasardeux les efforts les plus énergiques. La Fortune voulut que l’armée française, qui seule alors combattait aux champs de Verdun, portât à l’ennemi héréditaire le coup d’estoc, puis le coup de taille, dont il ne se releva qu’en apparence et dont, après des mois, il ne put complètement guérir.

Verdun est un amas de ruines. La ville n’a pas disparu, ainsi qu’Ypres, de la surface de la terre, mais ses décombres rejetés des deux côtés des rues font de celles-ci la chose la plus lamentable du monde ; lorsque les obus tombant, et les maisons croulant sous les obus, je parcourais ces rues, elles inspiraient moins de chagrin. Seule ou presque seule, la citadelle a résisté, asile sûr où, tant de fois, j’ai laissé passer les bourrasques.

Mais ces spectacles, celui qu’offre la grise plaine de Woëvre, celui que présentent les ravins des côtes, celui du plateau et des forts en ruine, celui de la ville écrasée, m’inspirent aujourd’hui un sentiment qui efface tous les autres : un respect exalté de reconnaissance. Ce sol raviné que creusent les trous d’obus, mais que gonflent les tombes, ces pierres croulantes, ces pavés crevés, je voudrais les baiser en ce jour avec une piété décuplée.

Certes, j’ai toujours senti qu’en résistant là, contre toute espérance, en disputant pied à pied le terrain, en arrêtant l’agresseur, en le rejetant finalement vers la plaine, le soldat français avait accompli peut-être le plus extraordinaire de ses grands exploits. Dans les épopées que la guerre inspirera aux poètes populaires, la geste de Verdun restera sans doute la plus fabuleusement belle. Mais voici que je viens de voir se cueillir le fruit du gigantesque effort. Le vaincu de Verdun, le prince Frédéric-Guillaume de Prusse étant jeté bas, le vainqueur de Verdun a son quartier général dans Metz recouvré. J’ai vu entrer dans les villes d’Alsace et de Lorraine ces soldats dont beaucoup ont connu ces champs de Verdun, ces chefs qui presque tous y ont conquis leurs étoiles. Avec eux j’ai voulu, — et sans cesse, d’ailleurs, on les a évoqués, — que du cortège des morts, le cortège des vivants fût grossi, alors que de toutes parts s’élevait le cri de : Vivent les libérateurs !

Morts de Verdun, levez-vous ! C’est vous qui, lointainement, nous avez gagné Metz et Strasbourg. Mes camarades, tombés sur cette terre qui, à tous, nous paraissait, dans les premières années de guerre, le tremplin d’où nous nous élancerions vers Metz si proche, soyez contents : votre effort n’a pas été vain ; notre drapeau tricolore flotte non seulement sur Metz, mais, bien au delà, sur le Rhin reconquis. Les ruines sous lesquelles vous dormez votre dernier sommeil n’ont point été stériles : elles ont été si fécondes que d’elles s’est dégagée la force qui bouleverse tout un monde. Les fêtes éclatantes dont retentissent et vibrent encore deux provinces françaises rédimées me font estimer plus magnifique la solitude où, la paix rétablie, nous irons vous porter des couronnes. Les villes d’Alsace et de Lorraine, rendues à la Mère Patrie, viendront en pèlerinage, dans les ruines relevées, Fleurir vos tombes et glorifier votre mémoire. Oui, car c’est vous qui aurez été leurs premiers, leurs plus précieux, leurs plus admirables libérateurs.


LOUIS MADELIN.

  1. Voyez la Revue des 15 février, 1er et 15 mars.