Les Merveilles de la science/L’art de l’Éclairage
Dans les premières soirées de la présente année 1869, je revenais le long des quais de Paris, l’œil distrait et la pensée errante, comme un philosophe songeur, lorsque, près du Pont-Royal, je m’arrêtai, ébloui par une clarté subite. J’étais en face du chantier de construction des bâtiments du nouveau Journal officiel de l’Empire français, éclairés en ce moment par la lumière électrique, afin d’accélérer les travaux. Au milieu d’une forêt de poutres et d’échafaudages, un foyer étincelant de lumière, concentrait ses rayons sur des groupes d’ouvriers de divers états. Rien ne peut rendre le magique effet de cette région illuminée d’une clarté sidérale, et qui se détachait avec vigueur sur les ténèbres profondes où restaient ensevelis les objets environnants. Réfléchie par les murs des maisons situées au bord de l’eau, la lueur électrique rayonnait dans l’air en mille sens opposés, et formait comme un voile éthéré et radieux, qui remplissait l’espace de son auréole d’argent.
Les yeux encore remplis de ces prestiges et la vue fatiguée de la dangereuse contemplation de cet éblouissant spectacle, je continuai ma route, et, pour gagner les hauteurs de l’Arc-de-triomphe, où je demeure, je traversai la vieille rue de l’ancien Chaillot. Dans ce quartier, encore arriéré sur la civilisation parisienne, quelques pauvres boutiques étaient à peine éclairées par la chandelle classique, dont la pâle clarté ne parvenait pas à triompher des épaisseurs de l’ombre. Mon esprit fut alors frappé du singulier contraste que présentaient ces deux modes d’éclairage, produits d’époques si différentes, et, rapprochant le resplendissant éclat de la lumière électrique, qui brillait au Pont-Royal, de l’humble lueur de la chandelle séculaire, qui tremblotait en ce pauvre carrefour, je repassai dans ma mémoire les transformations graduelles qui ont opéré, dans la suite des temps, ce perfectionnement merveilleux. Si vous le voulez, cher lecteur, je vous communiquerai mon petit savoir sur cette intéressante question ; je vous redirai ce que m’ont appris, sur ce sujet, quelques vieux livres peu connus. Pendant que, les pieds sur vos chenets, vous contemplez d’un œil satisfait la bûche qui se consume en votre foyer, avec sa gaieté pétillante, je vous raconterai cette longue histoire de l’ombre qui, à force de bonne volonté, s’est faite lumière, de cette lumière qui, à force de science et de progrès, s’est faite soleil !
CHAPITRE PREMIER
Personne n’ignore que, chez les anciens, les moyens d’éclairage se réduisaient à l’emploi de la lampe alimentée par l’huile. La lampe des anciens était si mal combinée que l’on peut dire que son pouvoir éclairant était à peu près nul. Elle se composait généralement d’un vase métallique formant le réservoir d’huile, sur lequel on pratiquait un bec saillant, d’où sortait une mèche de coton, composée de quelques fils entortillés. Quelquefois la mèche était placée au centre du réservoir.
Les formes extérieures de la lampe des anciens variaient beaucoup ; bizarres chez les Égyptiens, elles étaient de formes très-élégantes en Grèce et à Rome. Beaucoup d’ouvrages ont été consacrés par les archéologues, depuis Passori et Fortunio Liceti, à décrire les lampes de l’antiquité. Nous donnons ici (fig. 1, 2, 3) quelques-uns des modèles les plus connus, ceux que l’on trouve habituellement dans les musées, et par exemple au cabinet des antiques de la Bibliothèque impériale, au Musée du Louvre, etc.
Ces différents modèles de la lampe se réduisent, pour le physicien, à un bassin de métal contenant une mèche placée plus haut que ce réservoir. Par suite de cette construction, les lampes présentaient le double inconvénient d’être peu économiques, eu égard à la quantité de lumière produite, et de donner constamment un filet de fumée et une lumière rougeâtre. L’huile n’était jamais fournie à la mèche en quantité suffisante, car la capillarité du coton était le seul moyen de l’élever jusqu’à la flamme. En outre, la masse du réservoir gênait l’afflux de l’air autour de la mèche ; dès lors, l’air étant insuffisant, l’huile ne brûlait pas entièrement, une partie de ce liquide se réduisait en vapeurs, mêlée à des produits de distillation d’une odeur âcre et irritante. La lampe des Romains et des Grecs, comme celle de tous les peuples anciens, était donc, nous le répétons, un déplorable appareil d’éclairage.
Pendant le Moyen-âge, aucune modification ne fut apportée à la lampe des premiers âges de la société. Cet ustensile conservait toujours les mêmes dispositions que chez les anciens ; seulement l’usage de la chandelle se généralisa.
On attribue aux Celtes l’invention de la chandelle. On prétend que les premiers, ils trouvèrent l’usage de s’éclairer avec la graisse de leurs troupeaux. Seulement, comme l’origine des Celtes est aussi ignorée que celle des Indiens et des Chinois, nous ne sommes pas très-avancés sur la date réelle de cette invention.
Rien n’était plus facile que de fabriquer la chandelle : il suffisait de prendre du suif de mouton, de le fondre, et de le couler dans des moules cylindriques, pourvus d’avance, dans leur intérieur, d’une mèche de coton. Grossièrement façonnée au début, la chandelle acquit une certaine perfection, quand on apprit à fabriquer à la baguette, c’est-à-dire par l’immersion des mèches de coton dans le suif fondu.
La chandelle remplaça donc souvent la lampe au Moyen-âge. Le palais des rois, comme la chaumière du vilain, s’éclairait au moyen de la fumeuse et infecte chandelle.
Ce moyen d’éclairage se répandit surtout dans les pays du nord de l’Europe ; car dans le midi de la France, en Italie, en Espagne, etc., l’abondance et le bas prix de l’huile rendaient l’éclairage au moyen du suif à peu près inutile.
En France les bouchers fondaient eux-mêmes les graisses, et avec ce suif fabriquaient les chandelles. Une corporation de chandeliers fut établie en France vers 1016, sous le roi Philippe Ier, et régularisée vers 1470.
La lanterne fut imaginée vers les premiers temps du Moyen âge. C’était une enveloppe de métal, pourvue d’une lame transparente de corne et renfermant une chandelle ou une petite lampe. Les lanternes se fabriquaient chez les peigniers-tabletiers, qui avaient le privilège de travailler la corne.
Les lanternes se portaient à la main. Quelques-unes étaient placées, pendant la nuit, sous une statuette de la Vierge, à la porte de certains couvents. On ne pouvait songer à les placer aux coins des rues, pour dissiper les ténèbres de la nuit, car les voleurs et larrons n’auraient pas tardé à faire disparaître ces indiscrets témoins et dénonciateurs de leurs crimes et méfaits.
Sous Louis XI, le prévôt avait fait commandement aux Parisiens, par ordre du roi, « d’avoir armures dans leurs maisons, de faire le guet dessus les murailles, de mettre flambeaux ardents et lanternes aux carrefours des rues et aux fenêtres des maisons[1]. » Mais cette ordonnance était restée sans effet. Quelques promenades du guet, plutôt disposé à demander grâce aux voleurs qu’à les poursuivre, voilà tout ce qu’on faisait, au xviie siècle, pour la sécurité des rues de la capitale pendant la nuit. Quand le couvre-feu était sonné, les détrousseurs étaient les maîtres de la grande ville, les rues devenaient un coupe-gorge, et le guet, se promenant de loin en loin, avec un grand attirail de flambeaux et de hallebardes (fig. 4), n’était bon qu’à avertir les voleurs d’avoir à disparaître pour un moment.
Les récits du temps ont suffisamment fait connaître les dangers que présentaient encore au xviie siècle, dès les premières heures de la soirée, les rues de la capitale, désertes, obscures et infestées de voleurs. Ce n’est pas par une amplification poétique que Boileau a dit, dans sa sixième satire :
Le bois le plus funeste et le moins fréquenté
Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté.
Malheur donc à celui qu’une affaire imprévue
Engage un peu trop tard au détour d’une rue !
Bientôt quatre bandits, lui serrant les côtés :
« La bourse ! il faut se rendre !… »
L’ordre donné, à cette époque, aux directeurs de spectacles publics, d’avoir terminé à quatre heures de l’après-midi leurs représentations, de crainte que les bourgeois ne fussent dévalisés à leur sortie ; — le mot de La Fontaine aux voleurs qui le débarrassaient de son manteau : « Messieurs, vous ouvrez de bonne heure ; » — l’idée plaisante de l’abbé Terrasson, qui datait la décadence des lettres de l’établissement des lanternes, attendu, disait-il, qu’avant cette époque, chacun rentrait de bonne heure, de peur d’être assassiné, ce qui tournait au profit de l’étude : — tout cela prouve bien que les efforts tentés jusqu’au xviie siècle, pour veiller à la sécurité de Paris, étaient demeurés inutiles.
Nous allons donner un précis rapide de l’histoire de l’établissement et des perfectionnements de l’éclairage public à Paris, car c’est la capitale de la France qui donna le signal des améliorations sous ce rapport, et son exemple fut bientôt suivi dans les autres pays de l’Europe.
Les premiers essais de l’éclairage public commencèrent à Paris en 1524. À cette époque, des bandes incendiaires jetaient le désordre et l’effroi dans plusieurs villes du royaume. Le 24 mai 1524, le tiers de la ville de Meaux avait été détruit par un incendie allumé par des malfaiteurs. C’est pour prévenir ces malheurs qu’un arrêt du parlement de Paris, du 7 juin 1524, ordonna aux bourgeois de cette dernière ville de mettre des lanternes à leur fenêtre, et de tenir chaque soir, près de leur porte, un seau rempli d’eau, afin d’être prêts à toute menace d’incendie.
« Pour éviter, est-il dit dans cet acte, aux périls et inconvénients du feu qui pourraient advenir en cette ville de Paris, et résister aux entreprises et conspirations d’aucuns boutefeux étant ce présents en ce royaume, qui ont conspiré mettre le feu ès bonnes villes de cedit royaume, comme jà ils ont fait en aucunes d’icelles villes ; la Cour a ordonné et enjoint derechef à tous les manans et habitans de cette ville, privilégiés et non privilégiés, que par chacun jour ils ayent à faire le guet de nuit… Et outre, icelle Cour enjoint et commande à tous les-dits habitans et chacun d’eulx, qu’ils ayent à mettre à neuf heures du soir à leurs fenestres respondantes sur la rue une lanterne garnie d’une chandelle allumée en la manière accoutumée, et que ung chacun se fournisse d’eaue en sa maison afin de rémédier promptement audit inconvénient, se aucun en survient, »
En 1525, une bande de voleurs appelés mauvais garçons exerçait à Paris des pillages, que l’autorité demeurait impuissante à réprimer. Elle détroussait les passants, battait le guet, volait les bateaux sur la rivière, et, à la faveur de la nuit, se retirait hors de la ville, avec son butin. À ces brigands se joignaient des aventuriers français, des bandes italiennes et corses, troupes mal payées, qui ne vivaient que de vol, et désolaient Paris et ses environs, sans que l’on pût mettre un terme à leurs ravages. Le 24 octobre 1525, le parlement fit publier de nouveau l’ordonnance des lanternes et du guet, « pour les adventuriers, gens vagabonds et sans aveu qui se viennent jeter en cette ville. » Par une nouvelle ordonnance du 16 novembre 1526, il fut enjoint « que, en chacune maison, y eust lanternes et chandelles ardentes comme il fut fait l’an passé, pour éviter aux dangers des mauvais garçons qui courent la nuit par cette ville. » Un lieutenant criminel de robe courte fut institué en même temps, pour juger les coupables pris en flagrant délit.
Malgré l’ordonnance des lanternes, en dépit du lieutenant criminel et de sa robe courte, les mauvais garçons continuèrent à désoler la ville, et l’on dut prendre de nouvelles mesures pour essayer de réprimer ces désordres. Par un arrêt rendu le 29 octobre 1558, la chambre du conseil donna au guet de Paris une organisation nouvelle. On ordonna que dans toutes les rues où le guet était établi, un homme veillerait avec du feu et de la lumière, pour voir et escouter de fois à autre. Il fut en même temps prescrit, qu’au lieu des lanternes que chaque habitant était tenu, avant cette époque, de placer à sa fenêtre, il y aurait au coin de chaque rue, un falot allumé depuis dix heures du soir jusqu’à quatre heures du matin.
Voici le texte de cette nouvelle ordonnance, en date du 29 octobre 1558.
« Du samedi 29 octobre. La Chambre ordonnée pour obvier aux larcins, pilleries et voleries nocturnes qui se commettent en cette ville et faux bourgs, a ordonné et ordonne par provision, et jusqu’à ce qu’autrement y soit pourvu que, outre le guet ordinaire, qui a coutume être fait de nuit, en cette dicte ville, se sera encore faict, tant en icelle ville que faux bourgs, autre guet en la forme et manière qui ensuit.
« Premièrement, que en chacune rue se fera ledict guet en deux maisons, l’une du côté dextre et l’autre du côté senestre, l’un desdits guets commençant à l’un des bouts de ladite rue et l’autre à l’autre bout d’icelle rue, changera ledict guet chacune nuit selon l’ordre et la situation desdictes maisons et continuera selon le même ordre ; et après que chacun habitant de la maison, tant du côté dextre que du côté senestre, aura fait ou fait faire le guet à son tour, recommencera l’ordre dudict guet, où il aura premièrement commencé.
« Ordonne ladite Chambre qu’à la maison où se devra faire le guet, y aura un homme veillant sur la rue, ayant feu et lumière par devers lui, pour voir et escouter de fois à autre s’il appercevra ou orra aucuns larrons ou volleurs, effracteurs de portes et huis, et à cette fin aura une clochette que l’on puisse voir par toute la rue, et pour d’icelle sonner et éveiller les voisins quand il appercevra ou orra aucuns larrons et volleurs, effracteurs de portes et huis. Et sera tenu, celui qui fera le guet à la maison de l’autre côté de la rue, lui répondre de sa clochette, et ainsi les uns aux autres de rue en rue et de quartier en quartier, affin s’il est possible de surprendre lesdits larrons et volleurs et les mener en justice. À cette fin permet à chacun habitant, à faute de sergent, les mener en prison ou autres lieux, pour les représenter à justice le lendemain.
« … Plus ordonne ladicte Chambre que au lieu des lanternes que l’on a ordonné auxdicts habitants mettre aux fenêtres, tant en cette dicte ville que faux bourgs s’y aura au coing de chacune rue ou autre lieu pour commode, un falot ardent depuis les dix heures du soir jusques à quatre heures du matin, et où lesdictes rues seront si longues que ledict fallot ne puisse éclairer d’un bout à l’autre en sera mis un au milieu desdictes rues, et plus souvent la grandeur d’icelles, le tout à telle distance qu’il sera requis et par l’avis des commissaires quarteniers (chefs d’un quartier), dizainiers (chefs de dix maisons ) de chacun quartier, appelés avec eux deux bourgeois notables de chacune rue pour adviser aux frais desdicts falots. »
Par un nouvel arrêt du parlement de Paris, rendu quinze jours après, ce règlement fut modifié, et l’on enjoignit de substituer des lanternes aux falots suspendus au coin des rues.
Quatre ans après, sur la réclamation des bourgeois de Paris, la durée de l’éclairage des rues au moyen des lanternes, fut prolongée. Voici le texte de l’arrêt du parlement de Paris qui décide que le temps de l’éclairage des rues sera prolongé, et que les lanternes seront allumées pendant cinq mois et dix jours de l’année, au lieu de quatre mois seulement :
« Du 23 mai 1562. Ce jour, les gens du Roy, M. Hierosme Bignon, advocat dudit seigneur Roy, portant la parole ; ont dit que le lieutenant de police et substitut du procureur général du Roy estoient au parquet des huissiers ; et ayant été faits entrer, et s’estant mis en leurs places ordinaires au premier bureau, debout et couverts, le lieutenant de police a représenté que, depuis quatre années, les rues de cette ville de Paris, ayant été éclairées la nuit pendant quatre mois des hyvers passés, les habitants y avoient trouvé une telle commodité que, toutes les fois qu’elle a cessé, ils n’avoient pu s’empêcher de luy en porter leurs plaintes, et quelques personnes mal intentionnées ayant cette année dans les premières nuits du mois de mars entrepris de troubler la tranquillité publique, ce désordre avoit excité de nouvelles plaintes, et obligé plusieurs bourgeois de demander avec beaucoup d’instance que les rues fussent éclairées plus longtemps, avec offre de fournir à la dépense qui seroit nécessaire… Comme ces instances étoient faites au nom des habitans, il avoit cru important de savoir, avant d’en informer la Cour, si ce qui étoit demandé en leur nom étoit également désiré de tous ; et par cet effet, les bourgeois des seize quartiers de Paris, ayant été assemblés chacun dans le leur chez les directeurs et en la présence des commissaires en la manière ordinaire ; après avoir examiné la proposition de continuer d’éclairer plus longtemps les rues de Paris pour la commodité et la sûreté publiques et d’augmenter pour cela les taxes ! ils avoient été d’avis, en dix quartiers, suivant les procès-verbaux, de commencer à l’avenir depuis le 1er octobre jusqu’au 1er avril, et qu’il fust ajouté aux taxes ce qu’il seroit nécessaire pour la dépense des deux mois d’augmentation ; que aux autres six quartiers, cinq d’entre eux avoient estimé que ce seroit assez d’ajouter un mois seulement, et de commencer à mettre les lanternes la nuit dans les rues dès le 15 octobre, au lieu qu’on n’a accoutumé de les mettre que le 1er novembre, et de les continuer jusqu’au 15 mars, au lieu du dernier febvrier. Il auroit été proposé, dans un seul quartier, de ménager quelque chose pendant les clairs de lune des mois de novembre, décembre, janvier, février. Mais comme cet avis étoit unique, et ne sembloit pas assez digne, il n’y avoit plus apparence de s’y arrêter.
« La Cour ordonne qu’à l’avenir on commencera d’éclairer les rues dès le 20 octobre, et que l’on continuera jusques aux derniers jours de mars, et que la dépense sera ajoutée aux rôles des taxes qui se levoient auparavant au sel la livre à proportion de ce que chacun en payoit ou devoit pour les quatre mois. »
Mais ces règlements paraissent avoir rencontré des difficultés, qui rendirent leur application impossible. Aussi, pendant le siècle suivant, les Parisiens accueillirent-ils comme une innovation des plus heureuses, la création d’un service public, composé d’un certain nombre d’individus, que l’on nommait porte-flambeaux, ou porte-lanternes, et qui se chargeaient, moyennant rétribution, de conduire et d’éclairer par la ville, les personnes obligées de parcourir les rues pendant la nuit.
C’est un certain abbé Laudati, de la noble maison italienne de Caraffa, qui créa cette entreprise, après avoir obtenu du jeune roi Louis XIV, au mois de mars 1662, des lettres patentes qui lui en accordaient le privilège. Le 26 août 1665, le parlement enregistra ces lettres, en réduisant à vingt ans le privilège qui était perpétuel, « aux charges et conditions que tous les flambeaux dont se serviraient les commis seraient de bonne cire jaune, achetés chez les épiciers de la ville, ou par eux fabriqués et marqués des armes de la ville. »
Ces cierges étaient divisés en dix portions, et l’on payait cinq sous chaque portion, pour se faire escorter dans les rues. Les porte-lanternes étaient distribués par stations, éloignées chacune de cent toises ; on payait un sou pour la distance d’un poste à l’autre. Pour se faire éclairer en carrosse, on payait aux porte-lanternes cinq sous par quart d’heure. À pied, on payait seulement trois sous pour se faire escorter le même espace de temps.
À une époque où l’éclairage public était si imparfait encore, l’entreprise de l’abbé Laudati de Caraffa rendit d’incontestables services, en assurant au passant attardé quelque sécurité dans sa marche nocturne. On ne peut, d’ailleurs, tenir le fait en doute, d’après le témoignage d’une personne digne d’être écoutée en pareille matière, le sieur Desternod, poëte gentilhomme, qui avoue avec franchise qu’il avait le projet de voler les passants. « J’aurais, nous dit-il, exécuté ce projet,
« Si l’on ne m’eût cogneu au brillant des lanternes. »
C’est le succès de l’entreprise de Laudati de Caraffa qui amena l’établissement de l’éclairage public de la capitale. Louis XIV, après avoir arrêté l’organisation de la police de Paris, avait créé une charge de lieutenant de police, et appelé La Reynie à ce poste. L’organisation générale de l’éclairage fut un des premiers actes de ce lieutenant de police. Le 2 septembre 1667, date importante à enregistrer, puisqu’il s’agit d’une institution fondamentale dans l’histoire de Paris, on vit paraître l’ordonnance qui prescrivait d’établir des lanternes dans toutes les rues, places et carrefours de la ville. En même temps qu’il inventait l’espionnage, La Reynie instituait l’illumination publique : l’œuvre de civilisation et de progrès peut faire pardonner l’œuvre de délation et de ténèbres.
L’établissement général de l’éclairage fut accueilli, à Paris, comme un bienfait public. La reconnaissance des citoyens fut telle, que l’on fit frapper une médaille pour la consacrer. Cette médaille porte pour légende : Urbis securitas et nitor.
Les poëtes ne manquèrent pas de célébrer cette institution nouvelle. Dans ses Rimes redoublées, le sieur d’Assoucy vante les résultats de la mesure établie par le lieutenant de police. Le poëte La Monnaie, mort en 1728, a célébré l’établissement des lanternes, par le sonnet suivant, qui ne vaut pas un long poëme, mais qui, étant en bouts rimés, a le droit de ne pas être sans défauts :
Des rives de Garonne aux rives du Lignon,
France ; par ordre exprès que l’édit articule,
Tu construis des falots d’un ouvrage mignon
Où l’avide fermier peut bien ferrer la mule.
Partout dans les cités, j’en excepte Avignon,
Où ne domine point la royale férule,
Des verres lumineux, perchés en rang d’oignon,
Te remplacent le jour quand la clarté recule.
Tout s’est exécuté sans bruit, sans lanturlu :
O le charmant spectacle ! En a-t-on jamais lu
Un plus beau dans Cyrus, Pharamond ou Cassandre ?
On dirait que, rangés en tilleuls, en cyprès,
Les astres ont chez toi, France, voulu descendre,
Pour venir contempler tes beautés de plus près.
On plaçait les lanternes aux extrémités et au milieu de chaque rue ; dans les rues d’une certaine longueur, le nombre de ces luminaires était augmenté. On les garnissait de chandelles de suif de quatre à la livre, poids de marc.
Le service et l’entretien de l’éclairage public furent confiés aux bourgeois de chaque quartier, qui étaient tenus d’allumer eux-mêmes les chandelles, aux époques et aux heures fixées par les règlements. On nommait ceux qui étaient chargés de ce soin commis allumeurs ; ils étaient élus chaque année dans une réunion des bourgeois du quartier.
Ces fonctions de commis allumeurs, disons-le en passant, déplaisaient aux bourgeois, dont elles dérangeaient les habitudes ; aussi chacun cherchait-il à se soustraire à cette corvée. Les élections de ces préposés volontaires devenaient, dans beaucoup de quartiers, une occasion de désordres. Les bourgeois anciennement établis se liguaient entre eux, pour faire élire les bourgeois nouveaux venus, et la malheureuse victime de leurs cabales était encore de leur part l’objet d’insultes et de marques de dérision.
Une sentence de police, du 3 septembre 1734, rendue contre quelques bourgeois récalcitrants, fait connaître les abus auxquels donnaient lieu ces élections :
« Plusieurs bourgeois, est-il dit dans cet arrêt, font travestir leurs compagnons et ouvriers en bourgeois, pour augmenter le nombre de voix en faveur de leur parti, et nommer les personnes nouvellement établies, s’exemptant annuellement, par cette surprise, de faire ce service public. Non contents d’échapper ainsi frauduleusement à ce devoir si essentiel, ils insultent témérairement à ceux qu’ils ont nommés, soit par des chansons injurieuses, soit par un cliquetis de poêles et de chaudrons, soit enfin en leur envoyant par dérision des tambours et des trompettes. »
C’est pour obvier à ces abus que la sentence précédente ordonna qu’à l’avenir, les électeurs désigneraient pour remplir les fonctions d’allumeur public, un des six plus anciens bourgeois demeurant dans chaque circonscription, et qui n’aurait pas encore exercé ; que si lesdits bourgeois ne nommaient pas quelqu’un qui se trouvât dans les conditions prescrites, on y pourvoirait d’office. On choisit, en outre, quelques habitants notables, qui, sous le titre de directeurs, s’assemblaient, avec un commissaire, pour surveiller tout ce qui concernait l’éclairage et le nettoiement des rues. Ces assemblées portaient le nom de directions des quartiers.
L’importance de cette partie de l’administration publique fut promptement comprise : aussi vit-on les principaux magistrats, le chancelier d’Aligre, dans la rue Saint-Victor ; le premier président de Bellièvre, dans le quartier de la Cité ; Nicolaï, premier président en la chambre des comptes, dans le quartier Saint-Antoine, ainsi que les présidents, maîtres des requêtes, conseillers ou avocats généraux du Parlement, de la Chambre des comptes et de la Cour des aides, accepter le titre de chef de ces directions.
Cependant ces sortes d’inspecteurs privés n’exerçaient pas leur surveillance avec une telle rigueur, qu’ils réussissent toujours à empêcher les fraudes de s’introduire dans ce service public. Les bourgeois préposés à l’entretien des lanternes des rues et carrefours, avaient recours à toutes sortes de subterfuges pour s’approprier une partie des chandelles destinées à l’éclairage. De nombreuses sentences de police ont été rendues à ce propos. Desessarts cite, entre autres pièces du même genre, un arrêt porté contre Laurent Feimingre, marchand de vins, demeurant rue Saint-Thomas du Louvre, bourgeois préposé pour allumer toute l’année les quatre lanternes qui étaient placées sous les deux premiers guichets du Louvre. Ce commis allumeur, peu scrupuleux, plaçait dans ses lanternes des chandelles coupées par la moitié, pour s’en approprier le reste :
« De quoi le sieur Pasquier, inspecteur de police, et le sieur Laurent, sergent du guet, faisant ronde avec son escouade audit quartier, s’étant aperçus, ils auroient informé sur-le-champ maître Daminois, commissaire au Châtelet, préposé pour la police du quartier du Palais-Royal, et fait comparoître devant lui la femme dudit sieur Feimingre. »
Et sur l’aveu de la dame du délit dont son époux s’était rendu coupable, ledit époux est condamné à 40 livres d’amende.
Cette économie de bouts de chandelle s’opérait quelquefois par un moyen assez curieux, qui avait quelque chose de scientifique et qui mérite d’être signalée à ce titre. Quand les bourgeois allumeurs, préférant leur profit particulier à l’utilité publique, voulaient faire provision de bouts de chandelle, tout en s’évitant la peine de se lever la nuit, pour aller souffler les lanternes, voici le moyen dont ils faisaient usage. Avec un poinçon chaud, ils perçaient de part en part la chandelle, à l’endroit où ils voulaient la faire éteindre ; ils bouchaient un côté du trou avec du suif, introduisaient quelques gouttes d’eau dans la cavité, qu’ils fermaient ensuite pareillement ; de telle sorte que la goutte d’eau se trouvait, sans qu’il y parût, contenue dans la chandelle. Lorsque la lumière était parvenue au point où la goutte d’eau se trouvait placée, elle ne manquait pas de s’éteindre. Le lendemain, à son lever, le bourgeois faisait sa récolte de bouts de chandelle.
Nous devons la révélation de cette fraude ingénieuse à la sagacité du sieur Moitrel d’Élément, qui nous la dénonce dans sa brochure publiée en 1725, sous ce titre : Nouvelle manière d’éteindre les incendies, avec plusieurs autres inventions utiles à la ville de Paris. Poussant plus loin encore les services qu’il veut rendre à l’édilité parisienne, Moitrel d’Élément, dans son chapitre intitulé : Moyen pour que les chandelles des lanternes restent toujours allumées malgré la pluie, la neige et les grands vents, nous apprend qu’il a découvert le moyen de prévenir ces fraudes coupables ; mais, réflexion faite, il préfère en réserver le secret, de peur que le public n’en abuse.
C’était d’ailleurs un homme fertile en expédients utiles que ce Moitrel d’Élément, et son imagination n’était jamais à bout quand il s’agissait de rendre service à la ville de Paris, dont il avait « l’honneur d’être natif. » Voici la liste abrégée de ses inventions, rapportées à la fin de sa brochure :
« 1o Nouvelle construction de bornes qui ne rompront point les essieux de carrosses, ni ne pourront les accrocher ;
« 2o La manière de faire parler les cloches, c’est-à-dire qu’au lieu de les user à incommoder le public, on ne les sonneroit que très peu, ce qui suffiroit pour faire entendre tout ce qu’on voudrait, même le nom de la fête, la qualité de la personne morte, et tous autres sujets pour lesquels on sonne ordinairement ;
« 3o Moyen sûr pour qu’il n’y ait point de pauvres mendiants dans le royaume, principalement à Paris, et avoir une parfaite connaissance des mauvais pauvres et libertins qui viennent s’y réfugier pour s’abandonner à plusieurs mauvaises choses ;
« 4o Cadran d’horloge, fort commode et très curieux, pour connaître les heures d’une lieue de loin aux grosses horloges des églises ; d’un bout à l’autre d’une longue galerie aux pendules ordinaires ; et d’un côté à l’autre d’une grande chambre aux montres de poche ; c’est-à-dire qu’on connaîtroit les heures de quatre fois plus loin qu’à l’ordinaire ;
« 5o Moyen facile et extraordinaire pour raser la montagne qui borne la vue des Tuileries[2]. »
Jusqu’à la fin du xviie siècle, Paris fut la seule ville de France où il existât un éclairage public ; il fut établi après cette époque, dans les autres villes du royaume. Au mois de juin 1697, un édit royal, « considérant que de tous les embellissements de Paris il n’y en avait aucun dont l’utilité fût plus sensible et mieux reconnue que l’éclairage des rues, ordonne que, dans les principales villes du royaume, pays, terres et seigneuries, dont le choix serait fait par le roi, il serait procédé à l’établissement des lanternes conformément à Paris. » Ces lanternes, comme celles dont la forme venait d’être adoptée à Paris, avaient vingt pouces de haut sur douze de large. Elles renfermaient une chandelle de suif, et étaient posées au milieu des rues, sur un poteau, à une distance de cinq à six toises l’une de l’autre.
L’éclairage public de la capitale demeura à peu près tel que l’avait institué La Reynie, jusqu’à l’année 1758, époque à laquelle le roi ordonna qu’il fût posé des lanternes dans toutes les rues de la ville et faubourgs de Paris où l’on n’en avait pas encore établi. L’arrêt du 9 juillet 1758, qui prescrivit cette mesure, délivra en même temps les bourgeois de l’obligation à laquelle ils étaient assujettis pour l’entretien de l’éclairage : les dépenses de ce service furent portées à la charge de l’État.
Les réverbères à chandelle que La Reynie avait fait établir dans presque toutes les rues de la capitale, firent fortune. Les bons bourgeois s’amusaient beaucoup à les voir, dès que la sonnette du veilleur en avait donné le signal, s’élever, éclairés d’une grosse chandelle, faisant briller sur leurs parois l’image d’un coq, symbole de la vigilance (fig. 5).
Pourtant l’éclairage des rues n’était pas jugé suffisant par tout le monde, car les éclaireurs publics établis par Laudati de Caraffa fonctionnaient toujours. On trouvait le soir, dans les principales rues, des hommes munis de falots, numérotés comme nos fiacres, et que l’on prenait à l’heure ou à la course, quand on avait à sortir.
L’éclairage de Paris faisait l’admiration des étrangers. Voici ce qu’en disait, en 1700, l’auteur de la Lettre italienne sur Paris, insérée dans le Saint-Evremoniana :
« L’invention d’éclairer Paris, pendant la nuit, par une infinité de lumières, mérite que les peuples les plus éloignés viennent voir ce que les Grecs et les Romains n’ont jamais pensé pour la police de leurs républiques. Les lumières enfermées dans des fanaux de verre suspendus en l’air et à une égale distance sont dans un ordre admirable, et éclairent toute la nuit. Ce spectacle est si beau et si bien entendu qu’Archimède même, s’il vivait encore, ne pourrait rien ajouter de plus agréable et de plus utile. »
Lister, dans la relation de son voyage en France, écrite en 1698, ne le cède pas pour l’admiration à l’enthousiaste Italien ; seulement il la raisonne mieux ; il la justifie par des détails très-précis et très-curieux sur les lanternes :
« Les rues, dit Lister, sont éclairées tout l’hiver et même en pleine lune ; tandis qu’à Londres on a la stupide habitude de supprimer l’éclairage quinze jours par mois, comme si la lune était condamnée à éclairer notre capitale à travers les nuages qui la voilent.
« Les lanternes sont suspendues au milieu de la rue à une hauteur de vingt pieds et à vingt pas de distance l’une de l’autre. Le luminaire est enfermé dans une cage de verre de deux pieds de haut, couverte d’une plaque de fer ; et la corde qui les soutient, attachée à une barre de fer, glisse dans sa poulie, comme dans une coulisse scellée dans le mur. Ces lanternes ont des chandelles de quatre à la livre qui durent encore après minuit. Ce mode d’éclairage coûte, dit-on, pour six mois seulement, 50 000 livres sterling (1 500 000 francs). Le bris des lanternes publiques entraîne la peine des galères. J’ai su que trois jeunes gentilshommes, appartenant à de grandes familles, avaient été arrêtés pour ce délit et n’avaient pu être relâchés qu’après une détention de plusieurs mois, grâce aux protecteurs qu’ils avaient à la cour. »
C’étaient donc des chandelles qui garnissaient les quatre splendides fanaux que le duc de La Feuillade avait fait placer autour de la statue de Louis XIV, sur la place des Victoires, et qui lui valurent cette plaisanterie gasconne :
La Feuillade, sandis ! jé crois qué tu mé bernes
D’éclairer le soleil avec quatré lanternes !
Louis XIV, on le sait, avait pris le soleil pour emblème.
Il y avait néanmoins une catégorie d’individus qui ne trouvaient pas leur compte à cette innovation : c’étaient les filous, voleurs et tireurs de laine.
Une pièce de vers, qui courut tout Paris, avait pour titre : Plaintes des filous et écumeurs de bourse à nosseigneurs les réverbères. On nous permettra de citer les premiers vers de ce poëme burlesque :
À vos genoux, puissant Mercure,
Tombent vos clients les filous.
Vous, leur patron, souffrirez-vous
Qu’à leur trafic on fasse injure ;
Qu’on éclaire leur moindre allure ;
Enfin qu’un mécanicien,
Au détriment de notre bien,
Ait fait hisser ces réverbères,
Qui n’illuminent que trop bien
L’étranger et le citoyen ;
De la police les cerbères,
Qui ne nous permettent plus rien ?
Grâce à ces limpides lumières,
Qui rendent les âmes si fières,
D’écumer il n’est plus moyen,
Ni la bourse du mauvais riche
À pied qui revient de souper
Où de bons mots il fut plus chiche
Que de manger bien et lamper ;
Ni les poches d’une marchande
Allant le soir, à petit bruit,
Trouver dans un simple réduit
Son grand cousin qui la demande ;
Le gousset garni d’un plaideur,
Descendu nuitamment du coche,
Courant porter au procureur
Ce qu’un écumeur lui décoche ;
La valise d’un bon fermier,
Non celui qui dans un jour gagne
Dix mille écus sur son palier
Et qu’un grand cortège accompagne
(Ne serait-il que financier),
Mais un fermier, loyal rentier,
D’un bon seigneur qui l’indemnise,
S’il a souffert du vent de bise,
À son maître qu’il vient payer
De sa ferme quelque quartier
Qu’un de tes sujets dévalise.
Seigneur Mercure, le métier
Se faisoit si bien sans lanternes
Pour notre profit toujours ternes !
D’entre nous, le moindre écolier
Presto savoit s’approprier
Bourse, montre, autres balivernes,
Du cou détacher le collier…
Plus… Ah ! maudit réverbérier !
Aujourd’hui c’est toi qui nous bernes.
Il faut que tu sois grand sorcier……
Marchand qui perdra ne rira ;
Et qui plus qu’un filou perdra
Dans cet océan de lumière ?
Qui jouera de la gibecière ?
Autant vaudrait à l’Opéra,
Quand du jour le père suprême
Et de Phaéthon le papa,
Son fou de fils émancipa
Sous son lumineux diadème,
Aller sur le théâtre même,
Tout rayonnant de sa splendeur
Filouter Phœbus sur son trône…
Et détacher en écumeur,
Les diamants de sa couronne.
— Mes enfants, quel affreux malheur !
— Mon général, qu’allons-nous faire,
Dit le capitaine Écureuil,
Les réverbères sont l’écueil
De toute affaire solitaire.
Les lanternes pourvues d’une chandelle, qui constituaient l’éclairage des rues, avaient pourtant de graves inconvénients. Le principal était la nécessité de couper, d’heure en heure, la mèche charbonnée et fumeuse, qui ne tardait pas à leur ôter toute clarté.
Les inconvénients attachés à l’usage des chandelles des rues, étaient si nombreux, que l’on ne tarda pas à sentir la nécessité de trouver un autre système. M. de Sartine, lieutenant de police, proposa donc une récompense à celui qui trouverait un moyen nouveau pour éclairer Paris, en réunissant les trois conditions de la facilité dans le service, de l’intensité et de la durée de la lumière. On confia à l’Académie des sciences l’examen des appareils proposés.
Le problème fut résolu par l’invention des réverbères, ou lanternes à huile munies d’un réflecteur métallique. C’est à Bourgeois de Châteaublanc que cette découverte est due. Il la présenta, en 1765, au jugement de l’Académie des sciences, dont elle réunit les suffrages.
Le célèbre et infortuné chimiste Lavoisier avait pris part à ce concours. Il avait adressé à l’Académie des sciences un mémoire très-remarquable, dans lequel étaient discutées, surtout au point de vue de la physique et de la géométrie, les meilleures dispositions à donner aux réverbères publics, pour produire un éclairage efficace. Le mémoire de Lavoisier sur les différents moyens qu’on peut employer pour éclairer une grande ville, fut présenté à l’Académie des sciences en 1765, concurremment avec beaucoup d’autres. Les commissaires de l’Académie des sciences, chargés de décerner le prix, jugèrent que la question avait été traitée dans le mémoire de Lavoisier, à un point de vue trop scientifique, trop éloigné des données de la pratique. En conséquence, la récompense proposée fut partagée entre trois concurrents, Bourgeois de Châteaublanc, Bailly et Leroy, qui obtinrent chacun une gratification de 2 000 livres.
Le mémoire de Lavoisier a été imprimé dans le tome III du recueil des Œuvres de Lavoisier, publié en 1855, par le ministère de l’instruction publique, c’est-à-dire aux frais de l’État, sous la direction de M. Dumas. Ce mémoire est accompagné de beaucoup de planches gravées représentant les dispositions que Lavoisier propose de donner aux réverbères. On admire, en parcourant ce travail, le soin avec lequel ce sujet avait été traité par le célèbre chimiste.
Un extrait des registres de l’Académie des sciences, qui fait suite à ce mémoire, dans le recueil des Œuvres de Lavoisier, publié par l’État, nous explique l’origine et le but de ce travail. Voici cet extrait :
« L’Académie avait proposé, en 1764, un prix extraordinaire, dont le sujet était : Le meilleur moyen d’éclairer pendant la nuit les rues d’une grande ville, en combinant ensemble la clarté, la facilité du service et l’économie.
« Elle annonça l’année dernière, que ce prix, proposé par M. de Sartine, conseiller d’État et lieutenant général de police, serait remis à cette année avec un prix double, c’est-à-dire de 2 000 francs.
« Aucune des pièces qui avaient été envoyées pour concourir à ce prix n’ayant offert des moyens généralement applicables et qui ne fussent sujets à quelques inconvénients, l’Académie a cru devoir les distinguer en deux classes : les unes remplies de discussions physiques et mathématiques, qui conduisent à différents moyens utiles, dont elles exposent les avantages et les inconvénients ; les autres contenant des tentatives variées et des épreuves assez longtemps continuées pour mettre le public en état de comparer les différents moyens d’éclairer Paris dont on pourra faire usage.
« Dans ces circonstances, et de concert avec M. le lieutenant général de police, l’Académie a cru devoir convertir, en faveur de cette dernière classe, le prix de 2 000 francs en trois gratifications, qui ont été accordées aux sieurs Bailly, Bourgeois et Leroy, et distinguer, dans les mémoires de la première classe, la pièce no 36, qui a pour devise : Signabitque viam flammis dont l’auteur est M. Lavoisier. L’Académie a résolu de publier cette pièce, et M. de Sartine a engagé le roi à gratifier M. Lavoisier d’une médaille d’or, qui lui a été remise par M. le président dans l’assemblée publique, du 9 avril de cette année 1766[3]. »
Cependant le lieutenant de police se prononça en faveur du système de Bourgeois de Châteaublanc, et le modèle de réverbère qu’il avait proposé fut adopté pour l’éclairage de la capitale.
Un simple ouvrier vitrier, nommé Goujon, reçut du lieutenant de police 200 livres de récompense. Bourgeois de Châteaublanc, qui avait, comme nous l’avons dit, reçu par décision de l’Académie des sciences, la somme de 2 000 livres, la partagea avec l’abbé Matherot de Preigney, qui l’avait aidé de ses conseils.
Là se bornèrent, d’ailleurs, les récompenses accordées à l’homme utile, à qui la capitale a dû d’être éclairée depuis l’année 1769 jusqu’à l’adoption du gaz. L’entreprise de l’éclairage de Paris fut accordée, en 1769, non à l’inventeur du réverbère, mais à un financier, nommé Tourtille-Segrain. Quant à Bourgeois de Châteaublanc, bien que son nom figure sur le privilège accordé à Tourtille-Segrain, il n’eut aucune part dans les bénéfices. On eut beaucoup de peine à lui faire accorder une modique rente par les entrepreneurs, qui lui contestaient sa découverte. Sa pension ne fut même pas servie avec exactitude, car il avait eu le tort de vivre longtemps.
Le 1er août 1769, Tourtille-Segrain commença l’exploitation de l’éclairage de Paris, qui lui fut concédé par M. de Sartine pour un espace de vingt ans. Les clauses suivantes de la convention proposée par Tourtille-Segrain, et acceptée par le lieutenant de police, font connaître les dispositions des réverbères qui ont été si longtemps en usage pour l’éclairage de Paris et de toutes les autres villes de France :
« La forme des lanternes sera hexagone, la cage sera en fer brasé sans soudures, et montée à vis et écrous.
« Celles destinées pour cinq becs de lumière auront deux pieds trois pouces de hauteur, y compris leur chapiteau ; vingt pouces de diamètre par le haut, et dix pouces par le bas.
« Celles pour trois et quatre becs de lumière auront deux pieds de hauteur, y compris le chapiteau, dix-huit pouces de diamètre par le haut, et neuf pouces par le bas.
« Celles pour deux becs de lumière auront vingt-deux pouces de hauteur, toujours compris le chapiteau, seize pouces de diamètre par le haut et huit pouces par le bas.
« Toutes ces lanternes auront chacune trois lampes de différentes grandeurs, à proportion du temps qu’elles devront éclairer.
« Chaque bec de lampe aura un réverbère de cuivre argenté mat, de six feuilles d’argent, et chaque lanterne avec un grand réverbère placé horizontalement au-dessus des lumières, lequel entreprendra toute la grandeur de la lanterne, pour dissiper les ombres ; ce réverbère sera également de cuivre argenté mat, de six feuilles d’argent ; tous les réverbères auront un tiers de ligne d’épaisseur. »
La figure 7 représente la lanterne, munie de sa lampe et de son réflecteur, qui fut adoptée à la fin du siècle dernier, pour l’éclairage des rues en France, et qui a été conservée sans aucune modification jusqu’à nos jours.
L’entreprise de l’illumination de Paris n’était pas la seule dont fût chargé Tourtille-Segrain. Il fournissait à l’éclairage de plusieurs villes du royaume, et ses marchés lui procuraient des bénéfices assez considérables. Le bail de vingt ans, qui lui avait été concédé à Paris par M. de Sartine, fut, quelques années après, prolongé du double.
Après l’innovation provoquée par M. de Sartine, c’est-à-dire les réverbères, ou lampes munies de réflecteurs métalliques, les successeurs de ce lieutenant de police ne parurent rien trouver à y ajouter. On ne peut citer, en effet, comme extension de l’éclairage public à cette époque, que la futilité administrative consistant à placer une lanterne à la fenêtre des commissaires de police de chaque quartier. C’est ce qui amena cette épigramme :
Le commissaire Baliverne
Aux dépens de qui chacun rit,
N’a de brillant que sa lanterne,
Et de terne que son esprit.
CHAPITRE II
Nous voici parvenus à l’époque où va s’accomplir, dans les procédés d’éclairage public et privé, une transformation fondamentale.
En 1783, Lenoir, qui avait succédé à Sartine, comme lieutenant de police, reçut la visite de deux hommes qui occupaient un rang distingué parmi les savants de la capitale : Le Sage, de l’Académie des sciences, et Cadet de Vaux. Les deux savants lui demandèrent l’autorisation de lui présenter un physicien étranger, qui venait de découvrir un système tout nouveau pour la construction des lampes, système dont l’application à l’éclairage public semblait devoir offrir des avantages immenses. Lenoir accéda avec empressement à ce désir. Dans une réunion qui fut tenue chez lui, on fit l’essai des nouvelles lampes, qui étonnèrent beaucoup les assistants, et par l’intensité de la lumière, et par l’absence complète de fumée pendant la combustion.
Ce physicien étranger s’appelait Argand.
Né à Genève le 5 juillet 1750, Ami Argand était le fils d’un horloger de cette ville[4]. Ses parents, sans être riches, n’étaient pas dans une position gênée, et ils avaient pu seconder, par une éducation libérale, les goûts studieux que le jeune homme avait manifestés de bonne heure. Quand il fut sorti du collège, on le fit entrer à l’auditoire des belles-lettres, qui correspond au gymnase actuel de Genève. Il eut pour condisciples Frédéric-Guillaume Maurice, l’un des fondateurs de la Bibliothèque britannique ; François Huber, que ses observations sur les abeilles ont immortalisé, et Nicolas Chenevière, qui fut pasteur, en même temps que l’un des poëtes populaires de la Suisse.
Deux années plus tard, Ami Argand entra dans la classe de philosophie ; car ses parents auraient désiré qu’il embrassât la carrière ecclésiastique. Il eut pour professeur le célèbre Horace-Bénédict de Saussure, physicien illustre, auteur du Voyage dans les Alpes, et l’un des fondateurs de la météorologie. C’est dans les leçons de ce savant qu’Argand puisa un goût prononcé pour les sciences physiques.
Pourvu de connaissances scientifiques déjà assez étendues, Ami Argand se rendit à Paris, vers 1775, pour s’y perfectionner dans les études de physique et de chimie. Bientôt il fut en état d’enrichir la science de travaux originaux.
En 1776, il lut à l’Académie des sciences de Paris, un mémoire sur les Causes de la grêle attribuée à l’électricité. Deux ans après, il donna, dans le recueil de l’abbé Rozier, intitulé Observations sur la physique, sur l’histoire naturelle et les arts, une Description du cabinet de physique et d’histoire naturelle du grand-duc de Toscane à Florence, traduite de l’italien. Ce n’était pas là toutefois une simple traduction. Argand y avait ajouté un grand nombre de notes résultant de ses conversations avec l’abbé Fontana, sous la direction duquel on devait publier, en plusieurs volumes in-folio, la description du cabinet de physique du grand-duc Léopold.
Ami Argand avait été recommandé à Paris, par Bénédict de Saussure, à Lavoisier et à Fourcroy. Devenu le disciple de ces deux hommes célèbres, il se livra, sous leurs auspices, à l’enseignement public de la chimie, et fit, en particulier, un cours sur la distillation.
Quelques propriétaires de vignobles du Bas-Languedoc, qui suivaient le cours que donnait sur la distillation le jeune physicien de Genève, furent frappés de la justesse de ses idées. Argand faisait ressortir avec beaucoup de force, les vices du système alors usité pour distiller, ou, comme on le disait, pour brûler les vins, dans le Bas-Languedoc, et il proposait une méthode nouvelle pour cette opération. Ces propriétaires, intéressés au succès d’une telle méthode, proposèrent à Argand de se rendre à Montpellier, et sous la direction du trésorier de la province, M. de Joubert, d’y faire l’essai de son système de distillation. On lui promettait, en cas de succès, la formation d’une association de capitalistes, pour mettre en pratique ses procédés pour la distillation.
Argand, ayant accepté ces offres, partit pour Montpellier, le 20 mars 1780. Il fit venir près de lui l’un de ses deux frères, nommé Jean, et ils essayèrent ensemble chez M. de Joubert, dans le village de Calvisson, près de Montpellier, la nouvelle méthode de distillation des vins, pour en retirer l’eau-de-vie.
Ce premier essai ayant parfaitement réussi, les deux frères furent appelés à répéter plus en grand la même expérience, dans un autre domaine de M. de Joubert, à Valignac. Ils y passèrent les années 1781 et 1782.
L’Académie royale des sciences de Montpellier reçut un rapport très-favorable, émanant d’une commission dont Chaptal faisait partie, sur les nouvelles distilleries d’Argand. Un autre rapport émanant d’une commission d’hommes spéciaux, fut rédigé par l’abbé Rozier, pour être remis au contrôleur des finances de Louis XV, M. d’Ormesson. Ce ministre en parla au Roi, qui désigna le vicomte de Saint-Priest, intendant de la province du Bas-Languedoc, qui résidait à Montpellier, pour procéder à un examen définitif de l’industrie nouvelle fondée par Argand.
Le résultat de cette dernière enquête fut concluant. Le nouveau système de distillation, les appareils, les plans des ateliers, tout cela constituait un ensemble irréprochable, qui avait eu pour résultat d’augmenter considérablement le produit des vins passés à l’alambic, et qui avait enrichi le Bas-Languedoc et la France. M. de Saint-Priest demandait au Roi, pour les deux frères Argand, une récompense de 300 000 livres. Le contrôleur des finances préféra leur offrir quelque chose de moins coûteux, c’est-à-dire une décoration.
Le trésorier de la province, M. de Joubert, qui avait largement profité des travaux des deux frères, leur acheta alors, moyennant 120 000 livres, leurs droits d’inventeur.
Après la conclusion de cet arrangement Ami et Jean Argand revinrent à Genève. Ils s’y reposèrent quelque temps des fatigues de cette longue campagne.
Au milieu de ses occupations dans les distilleries du Bas-Languedoc, Argand avait fait une découverte fondamentale, qui était appelée à révolutionner l’éclairage. Il avait imaginé une disposition toute particulière de la mèche pour accroître considérablement le pouvoir éclairant des lampes à huile, et il avait fait l’essai de ce système nouveau pour l’éclairage de ses vastes ateliers.
En quoi consistait la lampe d’Argand, et par quels principes l’auteur avait-il été conduit à son invention ?
Un travail scientifique de Meunier avait dirigé ses premiers pas dans cette voie.
Les découvertes chimiques, accomplies à la fin du dernier siècle, ont ce caractère admirable, que, non-seulement elles ont contribué à la constitution de la science théorique, mais que, transportées dans les faits journaliers et communs, elles sont devenues une source inépuisable de précieuses découvertes. En créant la doctrine générale de la combustion, en apportant une explication complète de l’ensemble et des particularités de ce grand phénomène, Lavoisier, en même temps qu’il élevait l’édifice nouveau de la chimie moderne, ouvrait aussi la porte à toute une série d’applications de cette science, dont la chaîne infinie se déroule encore sous nos yeux. Celle de ces applications qui fut saisie la première, parce qu’elle était la plus directe, fut l’analyse et l’explication rationnelle des phénomènes lumineux qui accompagnent la combustion. Dès que Lavoisier eut montré, dans la série de ses mémoires publiés de 1774 à 1780, en quoi consiste la combustion, et mis en évidence les conditions qui la favorisent ou nuisent à son accomplissement, les physiciens firent aussitôt l’application de ces principes à l’étude de l’éclairage et du chauffage. Meunier, officier d’un grand mérite, enlevé de trop bonne heure aux sciences, comprit le premier les applications que l’on pouvait faire des principes de Lavoisier à la combustion des corps éclairants.
Les Mémoires de l’Académie des sciences pour 1784 renferment un travail de Meunier qui a jusqu’ici attiré à peine l’attention, bien qu’il présente, comme on va le voir, le germe des modifications apportées par Argand à l’art de l’éclairage. Ce travail a pour titre : Mémoire sur les moyens d’opérer une entière combustion de l’huile, et d’augmenter la lumière des lampes, en évitant la formation de la suie à laquelle elles sont ordinairement sujettes.
À Cherbourg, où il était retenu par ses fonctions de capitaine du génie, Meunier avait construit un petit alambic pour distiller. Dans son installation improvisée, il était dépourvu des ustensiles et des appareils qui constituent un laboratoire de physique ; mais son esprit ingénieux savait parer à tout. N’ayant pu se procurer de fourneau pour son alambic, il imagina de s’en passer, et il fit usage, pour le remplacer, de lampes alimentées par de l’huile, qu’il plaçait sous la chaudière.
Cependant les lampes, employées comme moyen de chauffage, avaient des inconvénients, qu’il est facile de pressentir. Le peu de chaleur qui accompagne la combustion de l’huile, faisait de la chaudière un vrai réfrigérant, contre lequel la suie venait se condenser en abondance. La couche épaisse, qui se formait ainsi, obligeait de prendre continuellement le soin de l’enlever. Meunier essaya donc de construire une lampe exempte de suie et qui pût chauffer avec intensité.
Il savait, par les expériences de Lavoisier, que la suie des lampes, comme celle des cheminées, pouvait disparaître, brûlée par l’action de l’air. — Considérant en outre, ainsi qu’il nous le dit : « que la cheminée qui fait toujours partie des fourneaux, et que les premiers inventeurs ne regardèrent sans doute que comme une issue nécessaire aux vapeurs et à la fumée, a surtout pour objet d’augmenter considérablement la rapidité du courant d’air ascensionnel, en donnant une grande largeur à cette colonne d’air chaud et léger qui tend d’autant plus à monter que la pesanteur est moindre par rapport à une colonne égale d’air froid ; » — remarquant enfin, que Lavoisier, alimentant une flamme avec un courant d’oxygène, avait réussi à mettre en fusion les substances les plus réfractaires, Meunier construisit sa lampe d’après les dispositions suivantes, fondées sur les principes que nous venons de rappeler.
Plusieurs mèches baignaient dans un réservoir commun d’huile. Ces mèches étaient plates et en forme de ruban, pour présenter plus de surface à l’air. La lampe était surmontée d’un tuyau métallique, et, à sa partie inférieure, elle était munie d’un tuyau semblable. Le tout étant placé sous la chaudière, le tirage provoqué par la cheminée de tôle, faisait continuellement arriver dans l’intérieur de la lampe, un courant d’air, qui alimentait les flammes avec activité.
L’opérateur obtint ainsi une flamme d’une température fort élevée. Mais il ne tarda pas à reconnaître qu’un courant d’air trop rapide refroidirait la chaudière. Pour faire varier et pour régler le courant d’air, Meunier établit donc, au sommet de la cheminée, une sorte de robinet, qu’il ouvrait plus ou moins, de manière à graduer à volonté la quantité d’air introduite. Il n’avait d’abord fait usage de ce robinet que comme moyen de recherche, pour mesurer la quantité d’air nécessaire à la combustion, et connaître les dimensions qu’il fallait donner à l’orifice supérieur du fourneau. Mais il reconnut bientôt qu’il fallait conserver ce robinet, parce que le courant d’air variait selon la longueur de la mèche et la température extérieure.
Cependant, dans un appareil ainsi construit, l’air qui s’échauffait par son contact avec la flamme, s’en éloignait aussitôt, étant devenu plus léger. Ainsi, tout l’oxygène apporté par le courant d’air ne servait pas à la combustion, et il fallait mettre en mouvement plus d’air qu’il n’était nécessaire pour l’entretien des lampes, ce qui avait pour résultat de refroidir l’appareil.
C’est comme conséquence des remarques précédentes, que Meunier fut conduit à remplacer l’appareil compliqué que nous venons de décrire, par un système plus simple, et qui consistait à entourer toutes les mèches de la lampe d’autant de tuyaux de cuivre, qui allaient se terminer à quelques lignes au-dessous du fond de la chaudière. L’air, emprisonné par ce moyen dans ces petites cheminées artificielles, ne pouvant plus se dilater que dans le sens de la longueur des tuyaux, ne s’éloignait pas de la flamme et servait alors tout entier à entretenir la combustion.
Par cette suite de perfectionnements, Meunier fut donc amené, en définitive, à disposer autour de la mèche des lampes à huile, un tuyau métallique, destiné à activer la combustion. Ce moyen ne s’appliquait qu’à la combustion, considérée comme moyen de chauffage.
Tel fut le premier pas fait dans la direction qui nous occupe. Argand fit le second, en appliquant, avec un succès de beaucoup supérieur, les mêmes principes à l’éclairage.
Bien avant qu’Humphry Davy eût exécuté ses recherches sur la constitution physique et les propriétés de la flamme, Argand avait parfaitement analysé le phénomène chimique de la combustion éclairante. Il avait reconnu que la flamme n’est autre chose qu’un gaz, dont la température est élevée au point de rendre ce gaz lumineux. Il avait constaté ce fait capital, que, dans un gaz enflammé, les parties extérieures seules, c’est-à-dire celles qui se trouvent en contact immédiat avec l’air, servent à la combustion ; et que les parties qui forment l’axe intérieur du cône lumineux, passent sans éprouver l’action de l’oxygène atmosphérique. C’est sur ce dernier fait qu’Argand fit reposer la disposition, qui constitue la première partie de son ingénieuse invention. Au lieu d’employer, pour ses lampes, les grosses mèches de coton anciennement en usage, et qui ne présentaient à l’air qu’une surface insuffisante pour l’entière combustion de l’huile, il fit usage de mèches plates, qu’il enroula de manière à en former un large canal, destiné à donner accès à l’air. Ainsi il réalisait ces deux conditions, de mettre en contact avec l’air la surface presque tout entière de la flamme, et de diminuer assez l’épaisseur de cette dernière pour qu’aucune de ses parties ne pût échapper à l’action de l’oxygène atmosphérique.
La seconde idée qui présida à la construction des lampes d’Argand, consista dans l’emploi d’une cheminée, destinée à provoquer, dans l’espace occupé par la flamme, un courant d’air considérable.
Les premières lampes construites par Argand, portaient une cheminée de métal, comme celle dont Meunier avait fait usage pour chauffer sa chaudière. Cette cheminée était placée à une certaine distance au-dessus de la flamme, pour ne pas trop nuire à la lumière. Mais dès qu’il fut parvenu à faire construire des cheminées de verre, qui n’éclatassent point par l’impression de la chaleur, il se hâta de les substituer au cylindre métallique.
C’est à Montpellier qu’Argand fît construire ses premières lampes. En 1780, il en avait placé un premier modèle dans une de ses distilleries de Valignac, sur les terres de M. de Joubert, trésorier des États du Languedoc. M. de Saint-Priest, intendant de la province, avait suivi et encouragé les essais de l’inventeur. En 1782, M. de Saint-Priest présenta la lampe d’Argand aux États du Languedoc. Bien que fort imparfaite encore, puisqu’elle n’était munie que d’une cheminée métallique, elle fut admirée par tous les membres des États.
Ayant réussi à faire construire des cheminées de verre qui ne se brisaient point par la chaleur de la flamme, Argand apporta le dernier sceau à sa découverte, et réalisa la véritable lampe à double courant d’air et à cheminée de verre, c’est-à-dire la plus grande découverte qui ait été faite dans aucun temps parmi les moyens d’éclairage, et qui révolutionna toute cette branche de l’industrie.
Sa découverte étant ainsi complète, Argand songea à revenir à Paris, pour lui donner l’extension qu’elle méritait, et en retirer les profits qu’il avait le droit d’en attendre.
Les frères Montgolfîer venaient d’exécuter, à Annonay, la célèbre expérience de l’ascension du premier ballon à feu, et l’Académie des sciences s’était empressée d’appeler à Paris les auteurs de cette découverte remarquable. Lié d’amitié avec les frères Montgolfier, Argand se décida à partir avec eux pour la capitale.
Dès leur arrivée à Paris, les frères Montgolfier allèrent s’établir au faubourg Saint-Antoine, dans les jardins de leur ami Réveillon, pour y construire leur machine aérostatique. C’est là que furent préparées, ainsi que nous l’avons dit dans la Notice sur les aérostats qui fait partie du deuxième volume de cet ouvrage, les expériences qui devaient fournir à la curiosité des Parisiens un aliment inépuisable. Prenant part à leurs travaux, en contact chaque jour avec les savants et les principaux industriels de la capitale, Argand trouvait là réunies toutes les conditions qu’il était venu chercher à Paris. C’est ainsi qu’il se lia avec Faujas de Saint-Fond, qui, dans le second volume de son ouvrage, intitulé Expériences aérostatiques, a pris soin de constater la date de sa découverte.
C’est encore grâce aux deux frères Montgolfier, que le physicien de Genève fut mis en relation avec Cadet de Vaux et Lesage, de l’Académie des sciences. Argand communiqua à ces deux physiciens la découverte fondamentale qu’il avait faite, d’une lampe « éclairant à elle seule comme dix ou douze bougies réunies. » Ainsi que nous l’avons dit au début de ce chapitre, Lesage et Cadet de Vaux s’empressèrent de le présenter au lieutenant de police, Lenoir, comme l’inventeur d’un système qui devait apporter une révolution complète dans les procédés d’éclairage.
Dans l’audience qui fut accordée par le lieutenant de police à nos trois physiciens, le nouvel appareil d’Argand fut exhibé. On alluma la lampe dans le cabinet de ce magistrat ; on la plaça à différentes hauteurs, et l’on n’eut pas de peine à constater son grand pouvoir éclairant.
Lenoir fut tellement satisfait de ces résultats, qu’il désira appliquer aussitôt à l’éclairage des rues les lampes du physicien de Genève. Mais Argand, qui n’était parvenu à réaliser son invention que par de longues et pénibles recherches, désirait, avant de la livrer au public, s’assurer la juste récompense de ses travaux. Il ne voulut donc pas permettre un examen trop attentif de sa lampe, désirant, avant d’en dévoiler entièrement le mécanisme, faire ses conditions avec le ministre.
Lenoir trouva cette prétention d’Argand exagérée ; et, sur le refus de ce dernier de faire connaître sans réserve le mécanisme de sa lampe, il rompit toute négociation ; ce qui était de sa part une injustice et une faute.
N’ayant pu réussir à s’entendre avec le lieutenant de police de Paris, Argand se rendit en Angleterre. Il y fut mieux accueilli, car une patente, qui porte la date de 1783, lui fut accordée, avec l’autorisation d’exploiter à son profit ses appareils d’éclairage. Ayant obtenu ce privilège pour l’Angleterre, Argand revint à Paris.
CHAPITRE III
En persistant, comme il le faisait, à ne dévoiler qu’à demi le mécanisme de sa lampe, en continuant à faire mystère de son invention, Argand s’exposait à un danger qu’il eût aisément conjuré avec un peu plus d’habileté ou de prudence. La cupidité éleva sur sa route des écueils qu’il ne sut point discerner et dont il fut la victime[5].
Il y avait à cette époque, dans le corps honorable et savant des pharmaciens de Paris, un homme, distingué sans doute par ses connaissances, mais que l’amour de la renommée et du bruit avait quelquefois écarté des routes ordinaires. C’était Quinquet, dont l’officine était établie dans le quartier des halles, rue du Marché-aux-Poirées, vis-à-vis la rue de la Cossonnerie, et qui faisait alors beaucoup de bruit avec ses pilules de crème de tartre dissoluble. Quinquet comprit toute l’importance de la découverte du savant genevois ; il voulut à tout prix en faire jouir sans retard, et le public, et lui-même par occasion. Il se mit donc à fréquenter la maison de Réveillon, où Argand s’était logé avec son ami Montgolfier. Il entoura de ses obsessions le physicien de Genève, et essaya, par tous les moyens, d’obtenir de lui des renseignements précis sur le mécanisme de sa lampe.
Argand demeura impénétrable.
Pour rester historien impartial dans un débat qui a beaucoup ému, à cette époque, les oisifs et les savants, nous rapporterons les termes mêmes dans lesquels Quinquet a expliqué et essayé de justifier sa conduite. Il s’exprimait ainsi, dans une lettre adressée, le 20 janvier 1785, au Journal de Paris :
« Quand M. Argand vint à Paris avec M. de Montgolfier, il me dit qu’il avait imaginé une lampe économique qui produisait la plus belle lumière. Je l’interrogeai sur le mécanisme de cette lampe. Il me répondit qu’il était sur le point de traiter de sa découverte avec le Gouvernement ; que dans le cas où cet arrangement n’aurait pas lieu, il porterait sa découverte en Angleterre, et que, dans cette position, son intérêt le forçait au silence.
« Piqué, je l’avoue, de tant de réserve envers moi, je lui répondis que jusqu’alors j’avais respecté ses motifs, mais que s’il portait sa découverte à l’étranger, je me croirais libre de faire des recherches sur le même objet ; que j’y travaillerais d’autant plus volontiers qu’il m’assurait que son procédé tenait à des principes de physique, et que, comme les problèmes de physique se résolvaient par des lois connues, je croyais pouvoir lui garantir qu’à son retour de Londres, il me trouverait mieux éclairé.
« — Vaine tentative, me dit-il, mon moyen est trop simple pour que vous puissiez jamais le trouver.
« M. Argand m’avait prié de lui procurer la connaissance de M. Lange, marchand épicier, parce qu’il espérait, par son moyen, vendre son secret au corps des épiciers. Cette proposition, et le mystère qui l’accompagna, émurent aussi la curiosité de M. Lange, qui se proposa de travailler sur cet objet. Nous nous communiquâmes nos idées. Nos travaux et nos recherches se firent en commun. »
Il est impossible de prêter la moindre créance à l’explication donnée ici par Quinquet, pour couvrir le plagiat qu’il exerça contre l’inventeur des lampes à cylindre de verre et à double courant d’air. Argand avait montré ses appareils à un assez grand nombre de personnes, pour qu’il ne fût pas difficile, avec un peu d’intelligence et de soin, d’en construire de semblables.
Pour bien éclaircir ce point fondamental de l’histoire de l’invention des lampes à courant d’air et à cheminée de verre, nous rapporterons les quelques pages qui terminent le mémoire de Paul Abeille, intitulé Découverte des lampes à courant d’air et à cylindre, publié à Genève en 1785, et qui nous a fourni une partie des renseignements contenus dans les pages qui précèdent.
« Avant le départ de M. Argand pour Londres, et par conséquent dès le mois d’octobre 1783, écrit M. Paul Abeille, M. de Joubert, lié avec M. Lesage, proposa à ce dernier de recommander à M. Lenoir, conseiller d’État, alors lieutenant général de police, la lampe dont il s’agit, et son inventeur M. Lesage s’y prêta de très-bonne grâce ; et ce magistrat, qui avait connu M. Argand à l’occasion des expériences aérostatiques faites à Versailles et à Paris, l’accueillit avec sa bonté et son affabilité ordinaires. M. Argand lui présenta sa lampe. La vivacité de la lumière qu’elle répandit dans une chambre où elle fut placée à différentes hauteurs, et dans différents points de vue, pour mieux juger de son effet, devint à la fois un objet de satisfaction et d’étonnement pour M. Lenoir. Rapportant tout à l’utilité publique, il fit appeler le sieur Saugrain, chargé de l’entreprise de l’illumination de la ville de Paris.
« Comme un coup d’œil sur cette lampe eût suffi pour découvrir le secret de M. Argand, M. Saugrain jugea de l’effet, mais sans entrer dans la pièce où la lampe était en expérience, et, quoique ce ne fût, pour ainsi dire, qu’un modèle grossièrement exécuté par un ferblantier de Montpellier, cet entrepreneur fut aussi surpris de la grande clarté qu’elle répandait que si elle ne lui eût pas été annoncée.
« M. Argand insista à plusieurs reprises sur la défectuosité de cette lampe, quant à la fabrication ; il dit que, se proposant d’aller voir l’Angleterre, il profiterait de son séjour à Londres pour y faire construire, par de bons ouvriers, non-seulement des lampes, mais, ce qui n’était pas moins essentiel, les outils propres à mettre un ouvrier ordinaire en état de les exécuter. M. Lenoir, désirant que cette découverte fût portée à toute sa perfection, le fortifia dans le dessein de faire ce voyage, et l’exhorta à le faire promptement.
« Quelque temps après son départ, MM. Quinquet et Lange présentèrent une lampe à ce magistrat, qui, malgré quelque différence dans les formes, leur dit sur-le-champ que c’était, quant au fond, la lampe de M. Argand.
« La justesse de ce coup d’œil et de ce jugement détermina MM. Quinquet et Lange à déclarer, comme un hommage qu’ils rendaient avec plaisir à la vérité, qu’en effet ils devaient la connaissance du principe physique de leur lampe au rapprochement de diverses phrases qu’ils avaient obtenues de M. Argand, en lui faisant des questions ; qu’ayant appris ensuite qu’il avait commandé des tubes ou cylindres de verre, ils avaient suivi cette trace, et qu’en combinant ce qu’ils purent recueillir à l’égard de ces cylindres avec ce que leur avait dit M. Argand, ils croyaient pouvoir se flatter d’être parvenus à faire des lampes pareilles à celles que ce physicien avait inventées.
« M. Lenoir avertit alors MM. Quinquet et Lange qu’il remarquait une différence considérable entre le modèle et la copie, en ce que la lampe de M. Argand pouvait s’éteindre à volonté et sur-le-champ, au lieu que la leur ne s’éteignait que par degrés, et donnait de la fumée pendant la durée de l’extinction.
« Cependant M. Lenoir, toujours impatient de faire jouir les habitants de la capitale de ce qui peut leur être utile, fit essayer dans la rue des Capucines une lampe que MM. Quinquet et Lange firent faire exprès. Il tombait alors beaucoup de neige : cette circonstance influa sur la diminution de son effet ; mais les réverbères qui éclairaient la même rue partagèrent cette influence ; et il fut constaté qu’ils répandaient autant de lumière que la lampe fournie par MM. Lange et Quinquet.
« M. Lenoir, de qui l’on tient ces faits, a permis de le nommer et de les rendre publics.
« Voilà des faits articulés positivement. MM. Quinquet et Lange n’auront pas besoin, sans doute, qu’on les aide à en tirer les justes conséquences. On cesse de tâtonner dans les ténèbres lorsque la vérité se manifeste dans tout son éclat.
« Que reste-t-il donc de clair et de constant à travers les petits nuages, les petites adresses, les petites subtilités, les petites restrictions mentales qui composent l’arsenal d’attaque et de défense de MM. Quinquet et Lange ? Il reste que, dès 1780, M. Argand fit la découverte de sa lampe et en fit usage pour sa propre utilité dans le plus grand établissement de distillation qui ait jamais existé en France, et qu’il venait d’établir en Languedoc ;
« Qu’il fit une addition à ce modèle fondamental en 1782, pendant la tenue des États, lequel attira l’attention des personnes distinguées qui se rassemblent alors à Montpellier ;
« Qu’au mois de janvier 1783, M. de Joubert fit construire, par un ferblantier de Paris, une lampe semblable à celle qu’il avait si souvent vue en Languedoc, et que, dans la même année, il la présenta à deux ministres ;
« Que ce fut aussi en 1783, que messieurs les intendants du commerce la firent examiner par M. Macquer, de l’Académie des sciences ;
« Que M. Argand, prêt à faire en Angleterre un voyage qu’il méditait depuis longtemps, le suspendit pour seconder M. Montgolfier dans les expériences aérostatiques qu’il fit pendant les mois de septembre et d’octobre de la même année ;
« Que ce fut dans le même temps et à la même occasion, que MM. Quinquet et Lange, invités à partager les fatigues de ces expériences, employèrent toute l’adresse, toute la persévérance imaginables pour parvenir à dérober à M. Argand un secret et un mécanisme qui n’étaient pas pour eux un simple objet de curiosité ;
« Que M. Faujas, M. Montgolfier, M. Réveillon, et beaucoup de personnes qu’attirait l’étonnant spectacle de l’aérostat, ont été témoins de l’infatigable opiniâtreté de MM. Quinquet et Lange dans leurs questions sur les lampes de M. Argand ;
« Que ce fut à cette époque que l’inventeur s’expliqua sur cette découverte avec M. Assier Perricat, le pria de lui faire des tubes ou cylindres de verre, et lui annonça qu’il lui en faudrait un très-grand nombre ;
« Que M. Meunier de l’Académie des sciences et M. Argand se firent alors la mutuelle confidence de l’idée nouvelle d’adapter une cheminée à des lampes pour augmenter l’activité du feu ;
« Que M. le marquis de Cabières, admirant le prodigieux effet d’une lampe encore incomplète, reconnut que l’inventeur avait pourvu à tout, lorsque M. Argand lui eut expliqué la forme et les effets de la cheminée, ou cylindre de verre antérieurement commandé à M. Assier Perricat ;
« Qu’avant d’aller à Londres pour y faire exécuter avec précision une lampe complète, M. Argand présenta celle qu’il avait fait faire par un ferblantier de Montpellier à M. Lenoir ; et que ce magistrat, en ayant vu l’effet, appela M. Saugrain, entrepreneur de l’illumination de Paris, pour être témoin de la grande lumière qu’elle répandait ;
« Que, dans le mois de janvier 1784, la cheminée ou cylindre de cristal fut adaptée, dans les ateliers de MM. Huster père et fils, à la lampe de M. Argand ; qu’elle fut vue et applaudie par des personnes savantes, par plusieurs membres de la Société royale, et notamment par M. Tibérius Cavallo, qu’il suffit de nommer ;
« Que le comte de Milly, de l’Académie des sciences, s’occupant vers la fin de 1783 de recherches sur les moyens les plus faciles de soutenir les aérostats, apprit de M. Faujas la découverte de M. Argand, en fit honneur au dernier dans un mémoire lu à l’Académie le 21 janvier 1784, et prévint qu’il ne citait l’auteur de cette ingénieuse lampe, que pour lui conserver le mérite de la découverte contre des personnes qui ont voulu le copier et tâchent de la disputer ;
« Que c’est postérieurement à tant de faits que MM. Quinquet et Lange ont présenté leur informe et défectueuse copie à M. Lenoir ;
« Que M. Lenoir leur dit sur-le-champ : C’est la lampe de M. Argand ; qu’ils se dénoncèrent eux-mêmes à ce magistrat, en avouant qu’ils tenaient de ce physicien le principe de cette lampe, et qu’ils en devaient l’exécution aux perquisitions qu’ils avaient faites au sujet de tubes ou cylindres de verre qu’il avait commandés.
« Des dates, des faits de l’espèce de ceux-ci, sont plus que surabondamment constatés par un si grand nombre de témoins. Et quels témoins !
« Le Gouvernement n’a pas dédaigné d’entrer dans ces détails. C’est après s’être assuré de la vérité, qu’il leur a donné l’authenticité la plus respectable par un arrêt du Conseil, et des lettres patentes ; et M. le garde des sceaux a bien voulu donner son agrément à la grâce distinguée de l’enregistrement, même en temps de vacation.
« Un succès si imposant, si complet, doit effacer jusqu’aux plus légères traces des contradictions blessantes qu’a éprouvées M. Argand. Son unique vœu doit être aujourd’hui de justifier, par des travaux utiles, les grâces que daigne lui accorder le plus juste des souverains, et l’appui d’un ministre aussi sage qu’éclairé[6]. »
Il est donc parfaitement démontré que Quinquet s’était borné à imiter la lampe d’Argand, d’après les renseignements qu’il avait pu recueillir, tant auprès de l’inventeur qu’auprès des personnes au courant de ses travaux.
Le bec d’Argand, tel qu’il fut découvert et perfectionné par lui, est formé de deux tuyaux concentriques A, B (fig. 9). L’intervalle qui sépare ces deux cylindres est fermé inférieurement, et communique par un tuyau C, avec le réservoir d’huile, dont le niveau doit être à peu près à la même hauteur que les bords supérieurs des cylindres. Dans l’espace qui sépare ces deux cylindres se place une mèche, formée d’un tissu lâche, en coton. La circonférence inférieure de cette mèche, D, est fixée dans un anneau de métal I, attaché à une tige EF, tige qui s’élève à une hauteur plus grande que celle du bec, descend, et se termine par un crochet. Cette tige, qui se place dans la coulisse G, est destinée à faire monter ou descendre la mèche.
Un cylindre de verre H (fig. 10), dont le diamètre est plus grand que celui de l’enveloppe extérieure de la mèche, est soutenu par le cylindre K, qui est fixé au bec. Le tube de verre et son support doivent être disposés verticalement et de manière à ce que leurs axes soient les mêmes que celui du cylindre métallique intérieur. Dans la figure 10, la tige recourbée, EF, qui sert à faire mouvoir la mèche, comme on l’a représenté sur la figure 9, est supposée derrière, et par conséquent n’est point visible.
Voici les résultats de cette disposition. La flamme, grâce à sa forme circulaire, n’a qu’une très-faible épaisseur, et ses deux surfaces, intérieure et extérieure, reçoivent chacune un courant d’air : de là le nom, bien justifié, de lampe à double courant d’air. Les différentes parties de la flamme, en rayonnant mutuellement, s’échauffent les unes les autres. Enfin la cheminée de verre, étant prolongée au delà de la flamme, augmente la rapidité des deux courants d’air.
Toutes ces circonstances sont extrêmement favorables à la combustion, et provoquent un grand développement de lumière. Aussi la lampe d’Argand produisait-elle beaucoup plus de lumière, et une lumière beaucoup plus blanche, que tous les appareils qui avaient été employés jusque-là.
Les premières cheminées essayées par Argand, avons-nous dit, étaient en tôle ; elles se plaçaient au-dessus de la flamme, où elles étaient maintenues par un collier soutenu en l’air au moyen d’une tige. La lampe qui est connue dans les laboratoires, sous le nom de lampe d’Argand, qui sert à chauffer énergiquement les creusets de platine, et à effectuer toutes les calcinations, donnera aux chimistes l’idée parfaite du modèle primitif de la lampe d’Argand, car elle n’est autre chose que ce premier modèle.
Argand substitua des cheminées de verre à celles de tôle, dès qu’il fut parvenu à faire exécuter dans les verreries, des cheminées de verre qui ne volassent pas en éclats dès la première impression de la chaleur. Il fallut un certain temps pour que les verreries réussissent à fabriquer ces cheminées cylindriques, car à cette époque, l’art de travailler le verre était fort peu avancé ; cette industrie n’a fait des progrès sérieux que dans notre siècle.
Quoi qu’il en soit, les cheminées de verre qui furent substituées à celles de tôle, par Argand, étaient droites et d’un diamètre égal dans toute leur longueur comme le représente la figure 10. Lange et Quinquet eurent l’idée de rétrécir le diamètre de la cheminée de verre, immédiatement au-dessus de la portion occupée par la mèche. On dirigeait ainsi sur la flamme une plus grande quantité d’air, parce qu’on l’obligeait à se réfléchir sur la partie coudée du tube ; et l’air ainsi réfléchi, se trouvant déjà échauffé, cette circonstance ajoutait encore aux avantages de la combustion.
La figure 11 représente le verre de la lampe imaginée par Lange et Quinquet, en 1784. Cette modification est, d’ailleurs, la seule que l’on ait apportée à la lampe d’Argand, depuis qu’elle est sortie des mains de l’inventeur.
Ce perfectionnement parut à Quinquet et à Lange, suffisant pour constituer une invention nouvelle, et tout aussitôt, les deux associés se mirent à répandre dans le public l’annonce de la découverte des lampes à courant d’air, en s’en attribuant tout l’honneur, et en évitant de prononcer jamais le nom du physicien de Genève. L’absence de ce dernier, alors retenu en Angleterre, assurait le succès de leurs manœuvres.
Dans son premier volume de 1785, la Bibliothèque physico-économique annonçait à ses lecteurs les nouveaux appareils d’éclairage, dans un article intitulé : Description de la lampe physico-pneumatique à cylindre, inventée par M. Lange, distillateur du Roi. Après avoir passé en revue les procédés d’éclairage usités chez les anciens peuples ; après avoir parlé de Salomon, des Égyptiens, des Grecs et des Romains, rappelé les lampes de Cicéron, Plutarque, Pythéas et Démosthènes ; signalé, à une époque moins reculée, la lampe de Calliodore, perfectionnée par Cardan et par Boyle, l’auteur de l’article ajoutait :
« Cependant il s’en faut bien que ces dernières ressemblassent à celles dont nous donnons la description. C’est aux veilles de M. Lange que nous sommes redevables des précieux avantages qui résultent de ces lampes. Sans moyens empruntés, elles donnent une lumière qui équivaut à celle de sept ou huit bougies. Il faut joindre à cela le très-grand mérite de ne laisser échapper aucune fumée ni odeur. On doit savoir gré à ce physicien de la bonne foi avec laquelle il présente ses idées sur cette matière. »
Lange et Quinquet présentaient avec bonne foi leurs appareils, en ce sens qu’ils n’avaient point demandé au Gouvernement de privilège pour la vente de ces lampes. La demande d’un privilège en leur faveur aurait rencontré, en effet, des difficultés sérieuses : le témoignage unanime du public aurait constaté que l’invention appartenait à un autre. La même bonne foi n’avait pas présidé à la manière dont Lange et Quinquet s’étaient approprié les idées de l’inventeur.
Les deux associés s’étaient empressés de créer un atelier pour la construction de nouvelles lampes. L’article du journal que nous venons de citer, renfermait cette note significative :
« M. Lange se chargera avec plaisir de faire construire ces lampes pour les personnes qui les lui demanderont, ayant soin d’affranchir la lettre d’avis. Ces lampes sont généralement en usage à Paris dans les palais des grands, chez les marchands et artistes, aux spectacles, etc. »
En gens habiles et qui pensaient à tout, Lange et Quinquet s’étaient pourvus, auprès des corps savants, de témoignages à leur appui. Au mois d’avril 1784, ils avaient lu, sur leur prétendue découverte, un mémoire à l’Académie des sciences. En février 1785, ils avaient présenté à la même compagnie, leurs appareils perfectionnés ; et le 6 septembre de la même année, une approbation signée de Brisson, Leroy et de Fouchy, constatait le suffrage de ces savants, qui concluaient, mais à grand tort, que l’invention de Quinquet consistait dans l’adjonction, au bec d’Argand, d’une cheminée de verre.
Comme nous l’avons déjà dit, la cheminée de verre était l’invention propre du physicien de Genève. Il n’est pas raisonnable d’admettre que l’inventeur, voulant ajouter à la puissance éclairante d’une flamme, eût voulu la cacher derrière un écran opaque, c’est-à-dire mettre littéralement la lumière sous le boisseau. Cette disposition n’était bonne que pour le chauffage ; elle a été conservée dans la lampe d’Argand des laboratoires improprement nommée quelquefois lampe de Berzélius ; mais il est absurde, nous le répétons, de supposer qu’Argand se fût arrêté un seul instant à la pensée de conserver ce tube opaque, quand il s’agissait d’éclairage.
Informé du plagiat effronté de Lange et de Quinquet, Argand se hâta de quitter Londres, pour venir réclamer ses droits si ouvertement méconnus. Un arrêt du conseil d’État, du 30 août 1785, enregistré le 18 octobre suivant au parlement de Bourgogne, le reconnut seul inventeur, et lui accorda un privilège exclusif de quinze années, pour fabriquer et vendre les lampes à cheminée de verre sous le nom de lampes d’Argand. Il entreprit alors d’attaquer ses adversaires en justice. Mais Lange et Quinquet, parfaitement appuyés, étaient peu disposés à se relâcher de leurs prétentions. Après des différends prolongés, Argand, fatigué des lenteurs des voies judiciaires, consentit à partager avec ses audacieux compétiteurs, les bénéfices de son invention. Sic vos non vobis. Le 5 janvier 1787, Argand et Lange, désormais associés, obtinrent des lettres patentes données sur arrêt, et portant en leur faveur, permission exclusive de fabriquer et vendre, dans tout le royaume, des lampes de leur invention pendant quinze ans.
Lange et Quinquet établirent à Paris des ateliers pour la fabrication des nouvelles lampes : Lange dirigeait le travail, Quinquet fournissait les fonds de l’entreprise. Argand alla se fixer à Versoix, près de Genève. Il y créa un établissement qui, pendant plusieurs années, répandit ses produits en Suisse et dans le midi de la France.
Les lampes construites par Argand à Versoix, et par Lange à Paris, étaient assez semblables à celles que l’on désigne encore sous le nom de lampe de bureau ou lampe à tringle. Le bec offrait la disposition ordinaire des becs d’Argand, le réservoir d’huile était supérieur au bec. Le réservoir consistait en un vase métallique fermé par une petite soupape de fer-blanc, et renversé dans un autre vase plein d’huile. Par une application du principe mis en usage dans l’appareil de physique connu sous le nom de vase de Mariotte à mesure que la combustion faisait baisser le niveau de l’huile dans le bec, une bulle d’air, s’introduisant dans le réservoir, faisait descendre une nouvelle quantité d’huile, et l’orifice de l’entrée de l’air se trouvant ainsi obturé par le liquide, l’écoulement de l’huile s’arrêtait jusqu’à ce que la combustion dans la mèche eût de nouveau découvert l’orifice et laissé entrer une nouvelle bulle d’air. Nous donnerons plus loin l’explication complète et les figures de ce mécanisme, qui n’avait rien de commun avec le bec d’Argand, et qui ne servait qu’à alimenter régulièrement d’huile la mèche de la lampe.
Les lampes d’Argand avaient de si nombreux avantages, elles étaient tellement supérieures à tout ce que l’industrie avait produit jusque-là, dans ce genre d’appareils, qu’elles devinrent bientôt en France et en Angleterre, d’un usage universel. Aussi les fabricants de Paris et de Londres firent-ils tous leurs efforts pour obtenir l’annulation du privilège d’Argand. En 1789, les ferblantiers de Paris attaquèrent judiciairement le brevet accordé à Lange et Argand ; de même qu’en 1786, les fabricants de cristal, à Londres, avaient cité Argand, dans la même intention, devant le banc du roi. Les ferblantiers de Paris publièrent, contre l’inventeur, un Mémoire dans lequel l’injure occupait la place laissée vide par le raisonnement. On prétendait pouvoir contester la découverte aux détenteurs du brevet, parce que Quinquet et Argand s’en étaient disputé le mérite. « Peut-on répondre sérieusement, répliqua le physicien de Genève, à un raisonnement pareil ? On ne l’a pas imaginé lorsque Newton et Leibnitz se disputaient l’invention du calcul différentiel. »
Les prétentions de ses adversaires, les ferblantiers, furent enfin écartées.
Mais Argand ne devait pas jouir longtemps du fruit tardif de ses efforts. La révolution de 1789 étant survenue, tous les privilèges précédemment accordés à l’industrie, furent annulés, et la fabrication des lampes à double courant d’air et à cheminée de verre, tomba dans le domaine public.
Après ce coup funeste, Argand se retira en Angleterre ; mais tous les efforts qu’il tenta demeurèrent impuissants, et le chagrin altéra bientôt sa santé. Il n’avait pas rencontré dans le mariage une âme sympathique, nous dit M. Heyer, son biographe[7]. De cette union, peu assortie par les caractères, il n’était issu qu’un enfant, qui, né en 1794, était mort, quatre ou cinq ans plus tard, par accident, dans la fabrique de son père.
Argand rentra à Genève, pauvre et découragé. Pour dissiper les atteintes d’une mélancolie sombre qui assiégeait son esprit, il essaya de revenir aux sciences physiques, dont l’étude avait occupé et charmé sa jeunesse. Mais sa raison résistait mal aux souvenirs des revers pénibles qui avaient arrêté sa carrière. Devenu visionnaire, il se perdit dans les sciences occultes. On raconte qu’il s’introduisait, la nuit, dans le cimetière de Genève, pour y ramasser des ossements et recueillir la poudre des tombeaux ; il les soumettait ensuite à des expériences chimiques, voulant chercher dans ces tristes débris de la mort la clef des mystères de la vie.
Ami Argand mourut à Genève, le 14 octobre 1803, âgé de 53 ans à peine, dans un état voisin de la misère, laissant un exemple nouveau des malheureuses destinées de la plupart des grands inventeurs, qui semblent devoir acheter au prix de leur propre bonheur, les avantages et les bienfaits qu’ils lèguent à l’humanité.
Citons comme dernier trait, et comme l’atteinte la plus douloureuse portée à la mémoire d’Argand, que cette consolation lui fut refusée de laisser son nom attaché au souvenir de son œuvre. Lange et Quinquet fabriquaient ses lampes à Paris ; on les désigna sous le nom de lampes à la Quinquet, et plus tard, sous le simple nom de quinquet. Ainsi le nom de l’inventeur s’effaça peu à peu de la mémoire du public.
Les savants se sont montrés un peu moins oublieux. On désigne dans les laboratoires, sous le nom de lampe d’Argand, la lampe à alcool à double courant d’air, munie d’une cheminée métallique, qui sert à produire de hautes températures. Seulement, tel est l’empire de l’usage, que le même savant qui aura, le matin, dans son laboratoire, demandé sa lampe d’Argand, donnera le soir, dans son antichambre, l’ordre d’allumer le quinquet. Ce qui prouve que le langage ne varie pas seulement selon les classes de la société, mais selon les circonstances dans lesquelles les mêmes personnes se trouvent placées.
Cependant, au temps même d’Argand, la poésie, qui écoute aux portes des ateliers, aussi bien qu’à celles des ruelles et des salons, avait pris soin de conserver à la postérité les droits méconnus du physicien de Genève. Le quatrain suivant a été composé à cette époque :
Voyez-vous cette lampe où, muni d’un cristal,
Brille un cercle de feu qu’anime l’air vital ?
Tranquille avec éclat, ardente sans fumée,
Argand la mit au jour et Quinquet l’a nommée.
CHAPITRE IV
Suivons maintenant la série d’inventions qui ont marqué les progrès de l’art de l’éclairage, depuis la découverte d’Argand.
Le système employé dans les lampes d’Argand, pour manœuvrer la mèche, péchait par trop de simplicité. Il consistait seulement en une tige recourbée attachée à un anneau métallique, autour duquel la base de la mèche était fixée ; cette tige, enfoncée dans le bec, se repliait horizontalement au dehors, de manière à venir former un manche que l’on saisissait avec la main pour élever et faire descendre la mèche. C’est ce que l’on a vu dans la figure 9. Cette disposition avait l’inconvénient de produire un mouvement brusque, et dès lors de ne pas lutter avec avantage contre le frottement ; en outre elle ne s’harmonisait pas commodément avec le placement du verre. On a imaginé un nombre considérable de procédés pour remplacer ce système mécanique. Le mode le plus avantageux, celui qui est resté dans la pratique, consiste à lier la tige de traction à une autre tige dentée : on fait mouvoir cette dernière au moyen d’une roue dentée. Un bouton, extérieur au bec, est fixé sur l’axe de cette roue et sert à la manœuvrer.
La figure 12 montre cette disposition, aujourd’hui bien connue.
La manière la plus ingénieuse de fixer la mèche a été imaginée par un lampiste de Paris, M. Gagneau. Deux ou trois petites lames métalliques, faisant fonction de ressort, sont fixées, par leur extrémité inférieure, au porte-mèche. Leur extrémité supérieure est libre, et forme une portion de cercle dentée qui se tient naturellement écartée du tube intérieur lorsque le porte-mèche se trouve hors du bec. On insère la mèche entre ces griffes et le porte-mèche ; lorsque celui-ci descend avec elle dans l’intérieur du bec, ces griffes venant à se rapprocher, saisissent la mèche, et la font descendre avec elles dans l’intérieur du bec.
L’invention d’Argand, c’est-à-dire le bec à double courant d’air et à cheminée de verre, a révolutionné l’industrie de l’éclairage par les corps gras liquides. La flamme à double courant d’air et la cheminée de verre, imaginées par Argand en 1784, ont été conservées dans toutes les lampes construites depuis cette époque. Le rétrécissement de la cheminée à peu de distance de la flamme, proposé par Quinquet, ainsi que nous l’avons dit, est le seul perfectionnement que l’on ait à signaler dans cet admirable système. Encore est-il vrai de dire que cette dernière disposition n’est pas indispensable.
Les modifications qui ont été introduites depuis Argand jusqu’à nos jours, dans les lampes à huile, ont consisté uniquement dans la manière de faire arriver l’huile jusqu’au bec. La diversité et le grand nombre des procédés qui ont été imaginés à cet égard, se comprennent, quand on considère combien il était difficile de répondre à toutes les conditions qu’il y avait à réunir ici. Pour assurer une bonne combustion, la rendre très-régulière, en conservant un vif éclat à la lumière, il fallait : 1o que le bec fût constamment alimenté d’huile ; 2o que l’huile ne débordât jamais par-dessus le bec, pour ne pas salir les objets environnants ; 3o que la lampe éclairât partout, dans un cercle complet d’illumination, sans projeter aucune ombre.
Les lampes qui ont été construites pendant notre siècle, ne répondaient pas toutes à ces conditions du problème. Nous allons successivement passer en revue les divers systèmes qui ont été employés dans ce but depuis Argand jusqu’à nos jours.
La lampe dont on faisait usage en France au temps d’Argand, était la lampe à niveau constant, dans laquelle l’arrivée de l’huile était assurée et maintenue à un même niveau, grâce à l’appareil connu en physique sous le nom de vase de Mariotte. C’est vers 1780 que Proust avait imaginé cette ingénieuse application du principe du vase de Mariotte à l’alimentation des lampes.
La figure 13 fera comprendre cette disposition. Prenons deux vases B et C communiquant l’un avec l’autre par un tuyau commun, D. Prenons un troisième vase A, exactement plein de liquide, et qui ne puisse s’ouvrir que lorsqu’on soulèvera une petite soupape, dont il est pourvu. Cette soupape est armée d’une petite tige, qui, lorsqu’elle rencontre le fond du vase C, est soulevée en l’air, et découvre ainsi l’orifice du vase A. Les vases étant tous les deux remplis, aucun mouvement ne s’opère dans le liquide, mais si l’on vient à enlever une partie du liquide que renferme le vase B, le niveau baissera dans le vase C. Dès lors, le trou percé dans le vase intérieur A, sera découvert ; une bulle d’air s’introduira par l’orifice percé dans ce même vase A, traversera le liquide, et venant presser ce liquide à sa partie supérieure, en fera couler une partie. L’écoulement s’arrêtera lorsque le trou sera de nouveau bouché par l’élévation du liquide dans les vases B et C.
Ainsi dans cet appareil, qui n’est autre chose que le vase de Mariotte, le niveau du liquide se maintiendra constamment à la même hauteur dans le vase B.
Si donc, on remplit d’huile les vases A, B et C, et que l’on place le bec ou la mèche d’une lampe à l’extrémité du vase B, l’huile s’écoulera régulièrement du vase A dans le vase C, à mesure que la combustion qui s’opère dans le bec détruira une partie de ce liquide, et elle se maintiendra toujours au même niveau indiqué par la ligne pointée que l’on voit sur la figure 13.
Tel est le principe de la lampe à niveau constant et à réservoir latéral inventée par Proust. Nous n’avons pas besoin de dire que, pour rendre l’écoulement régulier et ne pas faire arriver trop ou trop peu d’huile, il faut placer la soupape du vase A à une hauteur exactement égale à celle du tube B, ce qui est facile en donnant à la petite tige qui supporte la soupape la même hauteur que le tube B.
C’est, avons-nous dit, le chimiste Proust qui imagina cette ingénieuse application du vase de Mariotte aux lampes à huile. Telle était, en effet, la disposition de la lampe que contenaient les réverbères, à l’époque où Argand commença ses travaux. Nous avons déjà représenté (fig. 7) la lanterne pour l’éclairage des rues, avec son réflecteur et sa lampe. Nous donnons ici à part (fig. 14) la forme exacte de la lampe contenue dans cette lanterne.
À l’intérieur de la boîte prismatique de fer-blanc est un vase renversé plein d’huile, et muni d’une soupape à tige comme on l’a vu sur la figure 13. Un réflecteur, placé derrière la flamme de cette lampe, disséminait la lumière dans l’espace. La mèche de cette lampe était plate et non à double courant d’air, puisque le bec d’Argand n’était pas encore inventé.
Dès que le bec d’Argand fut découvert, on appliqua ce système, non aux lanternes publiques, qui ont conservé jusqu’à nos jours, leur forme traditionnelle, mais aux lampes de salon qui étaient alors en usage, c’est-à-dire aux lampes de Proust à niveau constant.
La figure 15 représente une de ces lampes, qui étaient en usage au temps d’Argand.
La figure 16 représente une lampe toute semblable, qui reçut et qui a conservé le nom de quinquet, parce que Quinquet la fabriqua le premier en quantités considérables. Comme le réservoir, dans la lampe représentée par la figure 15, projetait une ombre, Quinquet eut l’idée d’aplatir un des côtés du réservoir, et d’appliquer cette face contre le mur. L’ombre était ainsi évitée, et la clarté, réfléchie par les murs, se disséminait mieux dans le reste de la pièce. Mais, on le voit, dans cet appareil, auquel il donna son nom, Quinquet n’avait rien inventé. Le bec était le bec d’Argand, et le réservoir, le réservoir à niveau constant de Proust.
On a construit, au commencement de notre siècle, sous le nom de lampe de cabinet, une lampe à réservoir latéral et à niveau constant qui est encore en usage et qui est fondée sur les mêmes principes. La figure 17 représente cette lampe.
Le mécanisme de l’arrivée de l’huile est toujours le même que dans la lampe de Proust. La figure 18, qui donne une coupe extérieure du réservoir et du bec, fera comprendre ce mécanisme, en rappelant les faits physiques exposés plus haut.
Dans le vase extérieur, A, se trouve contenu un second vase, B, plein d’huile, renversé et pourvu d’une soupape à tige, a. Ce vase communique par le conduit e avec le bec C. L’huile ne peut s’écouler du vase B, puisque ce vase est plein, et qu’il n’existe pas d’air pour chasser ce liquide par sa pression. Mais, à mesure que l’huile se consume dans le bec, elle diminue dans le vase B. Quand le niveau s’est abaissé suffisamment pour découvrir l’ouverture de la soupape a, l’air s’introduit à travers l’huile, et vient presser le liquide par sa partie supérieure, de manière à faire couler une certaine quantité de liquide. Afin que l’air puisse entrer librement dans le réservoir B, on a percé dans ce réservoir une petite ouverture, o. Un godet, D, reçoit la petite quantité d’huile qui descend du bec sans être brûlée.
Pour remplir d’huile cette lampe, il faut retirer du vase A le vase B, et le retourner, en plaçant la tubulure et la tige a en haut. Quand on a rempli d’huile ce vase B, on le renverse de nouveau pour le replacer comme il l’était d’abord, c’est-à-dire l’introduire dans le vase A, la tubulure et la soupape en bas.
Ce genre de lampe a l’avantage d’entretenir constamment l’huile à la même hauteur dans le bec, et de donner une lumière d’une grande régularité. Mais le réservoir se trouvant plus haut que la mèche, l’ombre de ce réservoir est projetée dans l’espace, de sorte que ces lampes n’éclairent pas circulairement. En outre, l’horizontalité de la ligne cd (fig. 18) n’est pas toujours assurée ; car, dans les mouvements que l’on fait pour déplacer ou transporter la lampe d’un lieu à un autre, on incline le réservoir, et le niveau de l’huile dans le bec n’est plus maintenu au même point. Dès que la lampe penche du côté du bec, l’huile arrive avec abondance de ce côté et remplit le godet ; souvent elle se répand ainsi au dehors.
C’est pour éviter ces deux inconvénients qu’un lampiste, nommé Philips, imagina la lampe dite sinombre (du latin sine umbrâ). Philips disposa le réservoir circulairement autour du bec, en plaçant ce réservoir au même niveau que le bec. Le bec était ainsi placé au centre du réservoir d’huile. Ici, le vase de Mariotte était supprimé ; l’huile arrivait au bec par le seul effet physique des vases communiquants.
La figure 19 représente la lampe sinombre. L’huile est contenue dans le réservoir circulaire AB ; deux conduits inclinés, c, d, l’amènent à la partie inférieure du bec. Une ouverture, a, est pratiquée sur le réservoir circulaire, pour faire agir la pression de l’air : un bouchon, b, ferme l’ouverture par laquelle on remplit ou on vide la lampe.
On comprend tout de suite, d’après le principe physique des vases communiquants, que le niveau de l’huile doit baisser continuellement, à mesure que l’huile se consume. Cependant, comme le réservoir a très-peu de hauteur, et que c’est dans le sens horizontal qu’il est surtout étendu, cet abaissement du niveau n’est bien sensible que vers la fin de la combustion de l’huile. La capillarité de la mèche élève l’huile d’une manière très-notable, et suffit pour assurer l’alimentation régulière du combustible, quand le niveau commence à baisser. Un godet adapté à la partie inférieure du bec, reçoit l’huile, qui s’écoule sans être brûlée. Ce godet est percé de trous à sa partie supérieure, pour que l’air puisse arriver au bec, et passer au milieu de la flamme.
Par cette disposition, Philips résolut très-bien la difficulté consistant à éviter l’ombre du réservoir. Les deux petits conduits c, d donnaient, à la vérité, leur ombre ; mais comme ils étaient fort étroits, l’inconvénient était peu sensible. Ces lampes étaient excellentes pour les salons et pour les tables de salle à manger.
Bordier-Marcet, qui était devenu l’associé d’Argand, dans la manufacture de Versoix, adopta cette disposition pour ses lampes. Seulement, il imagina de poser, sur le contour du réservoir circulaire, un abat-jour, ou réflecteur en verre dépoli. Il neutralisait ainsi presque entièrement l’ombre des deux petits conduits latéraux, et en même temps il concentrait la lumière sur la table à éclairer.
La figure 20 représente la lampe de Bordier-Marcet, qui a joui d’une grande faveur au commencement de notre siècle, et qui fut décorée du nom de lampe astrale. Ce nom, qui paraît fort ambitieux aujourd’hui, n’est qu’un témoignage de l’admiration qu’excita la lampe de Bordier-Marcet à une époque où l’on n’avait pas encore appris à se montrer exigeant pour le pouvoir éclairant des divers luminaires.
CHAPITRE V
Cependant, le seul moyen qui put permettre de parer au vice capital de la projection de l’ombre du réservoir, c’était de placer ce réservoir à la partie inférieure de la lampe, afin que la flamme éclairât à la manière d’une chandelle, c’est-à-dire circulairement et sans produire aucune ombre. Outre l’inconvénient de ne pas éclairer partout uniformément, les lampes astrales et les lampes sinombres présentaient, comme nous l’avons dit, un défaut : le niveau de l’huile ne pouvait s’y maintenir rigoureusement constant ; aussi l’intensité de la lumière décroissait-elle à mesure que l’huile s’abaissait dans le réservoir. Il était donc devenu indispensable, pour ces deux motifs, de construire des lampes dans lesquelles le réservoir, placé au-dessous du bec, pût fournir constamment à la mèche toute la quantité d’huile nécessaire à la combustion, et qui éclairassent sans projeter aucune ombre.
Guillaume Carcel, horloger de Paris, né le 11 novembre 1750, mort le 13 novembre 1812, résolut admirablement ce problème, en imaginant de placer à la partie inférieure d’une lampe à bec d’Argand, un mécanisme d’horlogerie, faisant mouvoir une petite pompe foulante, dont le piston élevait constamment jusqu’à la mèche, l’huile contenue dans le réservoir. L’huile ainsi élevée est plus abondante que celle qui est nécessaire à la combustion ; il y a donc une circulation constante d’huile autour de la mèche. Cet afflux continuel du liquide a l’avantage de refroidir le bec, et d’empêcher par conséquent l’huile de s’échauffer, comme cela arrive dans les lampes ordinaires, où l’huile, par suite du voisinage de la flamme, se trouve vaporisée sans profit pour la combustion, et répand dans l’air des vapeurs irritantes.
Dans la lampe Carcel, la mèche brûle à blanc, comme on dit, ce qui signifie qu’une partie de la mèche reste sans se consumer, parce qu’elle est constamment humectée d’huile fraîche. Dès lors, elle ne donne pas ces champignons fumeux, qui, absorbant à leur profit une portion de la chaleur de la flamme, diminuent la production de la lumière.
La découverte de la lampe Carcel a marqué un progrès fondamental dans l’histoire de l’éclairage par les corps gras liquides. Il sera donc nécessaire d’entrer dans quelques détails sur l’histoire de cette invention mémorable.
Dans la rue de l’Arbre-Sec, derrière l’église Saint-Germain l’Auxerrois, on voit encore une modeste boutique, qui porte pour enseigne : Carcel inventeur. C’est là qu’a pris naissance et que s’est développée lentement la lampe mécanique.
Dans les derniers mois de l’an de grâce et de victoire 1800, trois personnes achevaient un repas, dans l’arrière-boutique de ce même établissement. Le repas était silencieux, malgré le babil d’une jeune fille et les récriminations de la ménagère, qui ne cessait de provoquer à la conversation, son mari, Bernard-Guillaume Carcel, petit homme de cinquante ans, maigre et pâle, aux cheveux grisonnants et aux formes anguleuses.
« Enfin, Guillaume, s’écria la maîtresse du logis, il est dit que tu resteras muet ou à peu près, tout le reste de ta vie !
— Tu te trompes, femme, répondit celui-ci, je cherchais…
— Ah ! oui, tu cherchais, comme toujours, et comme toujours tu ne trouves pas. Tu ferais mieux de songer à tes montres et à tes pendules, que de te rompre la tête à ta maudite invention. »
Un long silence suivit ces paroles. Puis, tout à coup, on vit l’horloger se lever brusquement de table, et se précipiter vers son établi, situé dans le fond de l’arrière-boutique, en s’écriant, comme le mathématicien de Syracuse : « J’ai trouvé ! j’ai trouvé ! »
La ménagère haussa les épaules ; car ce n’était pas la première fois que cette exclamation retentissait à ses oreilles, et elle s’occupa de faire disparaître les traces du repas, en maugréant contre le fatal entêtement que mettait son mari à poursuivre une chimère ruineuse.
Quelques instants après, une personne entra dans la boutique, d’un air familier, et demanda le maître.
Le nouveau venu était un pharmacien du voisinage, nommé Carreau.
« Il est à l’atelier, travaillant à son invention, comme toujours, » lui répondit-on, d’un accent un peu aigrelet.
Le bruit des pas du visiteur entrant dans l’atelier, fit lever la tête au travailleur, qui s’écria :
« Ah ! c’est vous, citoyen Carreau ? Vous ne douterez plus maintenant, car j’ai enfin levé le dernier obstacle, pour l’application aux lampes du mouvement des horloges. Voyez plutôt. »
Et il présenta au pharmacien une petite pièce de cuivre, véritable miniature de pompe aspirante et foulante, qui, en effet, contenait la solution sans réplique du problème de l’éclairage par les huiles. Carreau examina longtemps ce chef-d’œuvre de l’art, le fit adapter devant lui au tuyau de la lampe, préparé à cet effet, et put se convaincre de la perfection du mécanisme.
« Bravo ! s’écria-t-il enfin ; il n’y a plus rien à désirer. À compter d’aujourd’hui notre association commence, et à bientôt la fortune ! Vous recevrez demain les fonds nécessaires pour le commencement de la fabrication, et pour la prise du brevet qui portera nos deux noms. »
Ayant dit, le citoyen Carreau sortit de la boutique, non sans jeter sur la ménagère un regard de triomphe, qui se croisa avec le regard courroucé que cette dernière lui lançait. Huit jours après, on lisait sur l’enseigne de la boutique :
Comment Carcel avait-il eu l’idée d’appliquer un mouvement d’horlogerie à mettre en action le piston d’une petite pompe foulante, pour élever constamment l’huile, du pied de la lampe, où se trouve le réservoir, jusqu’au bec où elle se consume ? Il nous semble qu’il dut concevoir cette idée, en considérant les effets d’une lampe populaire, à bas prix, fort en usage dans le midi de la France, et qui était connue sous le nom de lampe à pompe, et, par abréviation, de pompe. Dans cette lampe, une petite pompe aspirante et foulante sert à élever dans un réservoir cylindrique, placé non loin du bec, l’huile contenue dans le pied. La lampe à pompe, encore très-répandue aujourd’hui dans le midi de la France, n’est pas d’origine récente ; elle était connue et fort en usage bien avant les travaux d’Argand. On peut dire qu’elle constitue le seul perfectionnement que la lampe à huile ait reçu depuis l’antiquité. Nous l’aurions décrite avant de parler de l’invention d’Argand, si nous n’avions jugé plus utile à la clarté de ce récit, de renvoyer à cette place sa description. La lampe à pompe de nos pays méridionaux va, en effet, nous servir à faire comprendre le mécanisme et les avantages de la lampe à mouvement d’horlogerie : ce sera comme la transition naturelle, par voie de perfectionnement, à la lampe de Carcel.
La figure 22 représente la lampe à pompe.
Construite en étain pour les parties extérieures, et en fer-blanc pour le mécanisme intérieur, elle ressemble à un chandelier qui porterait une chandelle d’étain. Dans le pied de la lampe A, est le réservoir d’huile, ainsi que la petite pompe foulante qui sert à amener dans le réservoir une certaine quantité d’huile, quand la quantité est épuisée ou diminuée. La partie supérieure, B, est un cylindre creux renfermant le réservoir cylindrique, que la pompe doit remplir d’huile par intervalles. Le bec, C, porte une mèche plate, car le bec d’Argand n’était pas encore connu quand cette lampe fut inventée. D’ailleurs, cette lampe populaire et économique tire tout son mérite de sa simplicité, et le verre, la cheminée mobile, etc., lui ôteraient son caractère d’ustensile commun[8]. Le cylindre B est soudé au piston de la petite pompe foulante ; de sorte que, pour faire monter l’huile, pour la pomper, il suffit de presser avec le doigt la bobèche, D. Le cylindre B s’enfonce dans le vase AA′ et l’huile est refoulée dans le tuyau d’ascension, et de là dans le réservoir B. Un petit ressort à boudin, placé sous le piston, le relève chaque fois que la pression du doigt vient de l’abaisser ; quelques pressions répétées du doigt sur la bobèche D, ont donc pour effet de remplir le réservoir d’huile. Quand cette provision d’huile est consumée, ce que l’on reconnaît à ce que la mèche se charbonne, et que la lumière perd de son éclat, on renouvelle la pression, on pompe, et le réservoir se remplit de nouveau.
Une coupe verticale de la lampe à pompe (fig. 23) va faire parfaitement comprendre ce mécanisme ingénieux et simple.
Le corps de pompe, c, placé dans le pied de la lampe, A, est en fer-blanc. Il plonge dans l’huile et est soudé au fond du réservoir. Au-dessous du piston est un ressort à boudin, RR, qui relève le piston quand le doigt l’a abaissé, et qui complète ainsi le mouvement alternatif d’élévation et d’abaissement, nécessaire au jeu d’une pompe aspirante et foulante. Dans le piston de cette pompe en miniature, est une soupape qui s’ouvre de bas en haut, et qui se referme quand le piston est poussé, comme cela a lieu dans toutes les pompes foulantes. Le corps de pompe est soudé à un tuyau recourbé, ab, qui est lui-même fixé au grand cylindre extérieur, ou à la chandelle d’étain B destinée à contenir la petite provision d’huile. Ce tuyau ab s’ouvre à l’extrémité et dans l’intérieur du cylindre B. Quand l’huile s’élève dans le tuyau ab, elle se déverse dans le réservoir B et le remplit. L’excédant d’huile pompée redescend dans le pied de la lampe A, par l’espace libre qui existe entre la bobèche D et l’extrémité du cylindre B. Le bec qui supporte la mèche est mobile. Posé sur le cylindre B, il est garni d’un rebord, recouvrant le réservoir B ; ce qui empêche que l’huile refoulée ne soit projetée au dehors quand on pompe ce liquide.
Tel est le mécanisme fort ingénieux, on le voit, de la lampe populaire des habitants du midi de la France. Nous ne pouvons nous empêcher d’admettre que c’est par la considération de ses effets que Carcel fut amené à créer l’admirable système dont on lui doit l’invention. Refouler l’huile par une petite pompe aspirante et foulante, mais d’une manière continue, au lieu de ne le faire que par intervalles, comme dans la lampe de la France méridionale, tel était le problème à résoudre pour obtenir une alimentation d’huile continuelle, et pour supprimer l’ombre du réservoir, c’est-à-dire pour éclairer circulairement.
Le ressort et le mouvement d’une pendule appliqués à faire mouvoir les tiges du piston d’une petite pompe, ressort que l’on remontait au moyen d’une clef, et qui pouvait fonctionner toute une soirée sans s’arrêter, tel fut le système auquel Carcel eut recours pour construire la lampe mécanique, que nous avons maintenant à décrire.
Le mécanisme qui sert à refouler continuellement l’huile dans le tuyau d’ascension, est renfermé dans le pied de la lampe.
Ce mécanisme se compose de deux éléments : 1o le mouvement d’horlogerie, faisant mouvoir une tige qui actionne les petits pistons de la pompe foulante ; 2o le système de cette pompe foulante.
Le mouvement d’horlogerie n’exige aucune description particulière : c’est un mouvement de pendule ordinaire, que l’on installe dans le pied de la lampe, au-dessus du réservoir d’huile. Il est séparé de ce réservoir par une paroi de métal, qui ne laisse passer que la tige motrice. Sans entrer dans aucun détail sur cet appareil, de pure horlogerie, qui ne trouverait pas ici sa place, nous décrirons seulement le système de pompe qui est mis en action par ce mécanisme.
La figure 24 représente la petite pompe foulante de la lampe de Carcel. Elle se compose d’une boîte quadrangulaire, placée dans le réservoir d’huile, au milieu duquel se trouve un tuyau de pompe, avec son piston P. Au-dessus du corps de pompe, est un espace, B, communiquant avec le tuyau d’ascension, A, lequel aboutit au bec. La paroi commune au corps de pompe et à cet espace, est percée, à ses extrémités, de deux ouvertures, a et b, garnies de soupapes, qui s’ouvrent de bas en haut. Il existe au-dessous du corps de pompe, deux autres cavités, C et D, sans aucune communication l’une avec l’autre. La paroi supérieure de ces deux chambres est percée de deux ouvertures libres, e et f ; enfin, la paroi inférieure de ces deux dernières chambres est percée de deux ouvertures, c et d, garnies de soupapes qui s’ouvrent de bas en haut. C’est le mouvement d’horlogerie, dont nous supprimons les détails dans cette figure, qui fait agir la tige GF du piston P. Nous représentons seulement la tige GF, qui, venant du mouvement d’horlogerie, fait agir ce piston, en passant à travers une boîte à cuir. Cette tige est pourvue d’une manivelle coudée, ce qui imprime au piston un mouvement de va-et-vient continuel dans le sens horizontal.
Quand le piston se meut de gauche à droite, l’huile contenue dans la cavité, F, ne pouvant pénétrer dans la chambre D, puisque cette chambre est pleine d’huile, et que la soupape d est fermée par la pression même que le liquide éprouve, passe dans la chambre B, en soulevant la soupape b. En même temps le vide que tend à produire dans la cavité E le mouvement du piston, fait fermer la soupape a et ouvrir la soupape c, de sorte que les chambres E et C se remplissent d’huile. Quand le piston revient, c’est-à-dire se meut de droite à gauche, la soupape a se lève, et l’huile de la chambre E passe dans la chambre B. Ainsi, l’introduction de l’huile dans la cavité B et dans le tuyau d’ascension, a lieu pendant les deux mouvements d’aller et de retour du piston, et par conséquent, l’ascension de l’huile a lieu sans intermittence.
Le remontoir du mouvement d’horlogerie est placé à la partie inférieure de la lampe.
Un brevet d’invention pour cette lampe mécanique, fut pris au nom de Carcel et Carreau, le 24 octobre 1800. Le pharmacien Carreau, dont le nom figure sur ce brevet, n’avait pris aucune part à cette découverte. Il avait seulement fourni des fonds, et il se retira plus tard de l’association. Son intervention dans l’entreprise ne fut pas cependant entièrement sans résultats. Carcel, tourmenté par de graves infirmités, se serait laissé détourner de ses travaux, et n’aurait pu atteindre peut-être le but qu’il s’était proposé, sans les incitations et les encouragements de son ami.
Carcel introduisit dans la lampe d’Argand un autre perfectionnement utile, et qui ne se trouve point consigné dans son brevet. C’est lui qui imagina de rendre le porte-verre mobile sur le bec, de manière à faire varier à volonté la situation du verre autour de la flamme, et à placer ce verre au point le plus convenable pour le courant d’air et la production de la lumière. Avant l’adoption de ce système, le hasard seul pouvait décider de l’éclat d’une lampe, l’immobilité du porte-verre obligeant de laisser la cheminée à une hauteur invariable, et qui était rarement le point le plus convenable pour la meilleure combustion.
Les lampes Carcel peuvent recevoir des formes très-élégantes, parce que le cylindre creux qui porte le bec et le verre, ne devant renfermer qu’un petit tuyau, on peut lui donner les dimensions que l’on désire. La figure 25 montre, à l’extérieur, la lampe mécanique de Carcel.
Ainsi la lampe mécanique était créée. Grâce à une longue série de patientes études, de tâtonnements et de recherches, le modeste horloger de la rue de l’Arbre-Sec avait accompli pièce par pièce le chef-d’œuvre de patience et d’industrie qui transmettra son nom à la postérité. À l’exception du bec d’Argand, cet incomparable trait de génie, auquel rien n’a pu ni ne pourra être ajouté, Carcel avait tout inventé, tout innové : l’idée d’appliquer le mouvement d’horlogerie à provoquer l’ascension de l’huile dans le tuyau des lampes ; les corps de pompe en miniature qui réalisent cet effet dans la pratique, la mobilité du verre de la lampe sur la cheminée, et jusqu’à l’huile, dont Carcel trouva, avec le pharmacien Carreau, son associé, un mode d’épuration alors inconnu et encore en usage aujourd’hui. Aussi que d’espérances remplissaient l’âme de l’inventeur, que de rêves de fortune, aux premiers temps de sa découverte ! Hélas ! toutes ces espérances devaient s’évanouir ; ces rêves de bonheur ne devaient pas tarder à faire place aux tristes déceptions de la réalité. Les lampes Carcel, — car le public avait bientôt fait justice du nom barbare de lycnomènes, c’est-à-dire lumière fixe (du mot grec λὐχνος, lumière, et μἐνος, fixe), que Carcel leur avait donné, et baptisé la nouvelle invention du nom de son inventeur, — les lampes Carcel coûtaient fort cher. Or, les guerres de la République n’avaient enrichi personne, en France. Aussi les premières années de la durée du brevet Carcel et Carreau, s’écoulèrent-elles sans amener beaucoup d’acheteurs à la nouvelle invention. Le pharmacien Carreau, fatigué d’avancer de l’argent en pure perte, s’était retiré de l’association, et Carcel, resté seul et fort découragé, était au moment d’abandonner lui-même son œuvre. L’ouverture d’une Exposition de l’industrie aux Champs-Elysées, ordonnée par Napoléon Ier, pour continuer l’institution décrétée, peu d’années auparavant, par la République, vint heureusement réveiller les espérances de l’inventeur. Guillaume Carcel transporta à l’Exposition des Champs-Elysées toutes les lampes qui garnissaient ses ateliers.
Ce fut un véritable coup de théâtre, qui le sauva. Chaque jour une foule immense se pressait pour jouir du spectacle nouveau de douze lampes allumées qui répandaient un éclat dont rien auparavant n’avait pu fournir l’idée. Carcel, se tenant au milieu de cette illumination splendide, expliquait à tout venant le mécanisme nouveau, et chacun saluait l’inventeur et son invention du témoignage d’une admiration sans réserve. Il n’y a qu’un moment dans la vie d’un inventeur, mais ce moment est sublime ; il paye à lui seul les souffrances, les amertumes, les angoisses de toute une vie. C’est ce moment de bonheur indicible que dut éprouver, pendant la seconde Exposition de l’industrie nationale, l’inventeur de la lampe mécanique.
Cependant ces beaux jours n’eurent pas les lendemains que l’inventeur devait attendre. Sans doute les lampes Carcel acquirent dès ce moment une certaine vogue ; mais la période du premier Empire était peu favorable à tout ce qui se rapportait aux progrès des sciences comme aux arts du luxe. La France n’était alors qu’un vaste camp militaire, dans lequel généraux, ministres, employés supérieurs, n’étaient jamais certains de rester à la même place, et ne pouvaient répondre de ne pas partir le lendemain pour quelque point éloigné de notre immense territoire. Dans de pareilles conditions, personne ne pouvait songer à l’achat d’un appareil coûteux d’éclairage. Carcel ne tira donc qu’un médiocre parti de sa découverte. Il mourut en 1812, pauvre et accablé d’infirmités. La vie n’avait été pour lui qu’une longue et pénible lutte. Comme la plupart des auteurs des inventions utiles, auxquels nous devons les facilités de notre bien-être actuel, il laissa à d’autres le profit et le bénéfice de ses travaux.
Si Carcel eût vécu quelques années encore, c’est-à-dire jusqu’à la Restauration, il aurait été témoin du succès extraordinaire qui finit par couronner son invention. C’est en effet, à partir de 1815, que commença la grande vogue des lampes Carcel. Avec Louis XVIII, était revenue la noblesse française. Les émigrés rentrés en France, tous ces hommes amoureux du luxe et de l’ostentation, marquis ou comtes, ducs ou princes, savouraient à longs traits les jouissances que le pays leur rendait, et dont ils avaient été si longtemps sevrés. Tout ce qui tenait au luxe, tout ce qui coûtait cher, fut alors à la mode, et comme la lampe Carcel était le nec plus ultra pour l’éclairage des salons, toute la noblesse de France passa dans la boutique du modeste horloger de la rue de l’Arbre-Sec, humble boutique s’il en fut jamais, qui était restée sous la Restauration ce qu’elle était sous la République, et qui est encore aujourd’hui ce qu’elle était autrefois.
Le brevet d’invention de Carcel expira à la même époque, c’est-à-dire en 1816, et la lampe mécanique tomba dans le domaine public. C’est alors que la fièvre des fabricants s’en donna à cœur joie, pour perfectionner la lampe mécanique, c’est-à-dire pour créer quelque modification secondaire, plus ou moins efficace, qui, sauvegardée par un brevet de perfectionnement, leur permettait de vendre à leur profit exclusif le nouveau type. Ainsi naquirent les lampes de Carreau, de Gagneau, des frères Levasseur, de Rimberg, de Dalli, de Gotten, etc. De toutes ces modifications, trois seulement ont survécu : la lampe de Gagneau, que fabriquent encore les fils de Gagneau, l’inventeur des suspensions pour les salles à manger, et la lampe de Gotten, véritable perfectionnement du mécanisme de la lampe Carcel ; nous parlerons plus loin de ces deux appareils. On peut leur adjoindre la lampe de Rimberg, qui rendit millionnaires les lampistes qui l’exploitaient, pendant que l’inventeur mourait sans fortune à Villers-Cottrets.
La lampe primitive de Carcel, la lampe originaire, invention vivace, est néanmoins toujours debout. La noblesse et la riche bourgeoisie lui sont restées fidèles. Dans tous les châteaux de France, la lampe Carcel éclaire encore le whist de la douairière ou le trictrac du marquis. Dans la bourgeoisie, la lampe Carcel est un meuble de famille, qui se transmet de père en fils, et auquel se rattachent quelques souvenirs de noce, de baptême ou de réjouissance. Les enfants conservent et entretiennent avec respect le vieux carcel, souvenir précieux d’une mémoire chérie.
Nous avons dit que l’ancienne boutique de Guillaume Carcel, telle qu’elle existait sous le premier Empire et sous la Restauration, se trouve encore aujourd’hui dans la rue de l’Arbre-Sec. Elle est dirigée par le gendre de Carcel, M. Hippolyte Châtelain. On voit dans l’étalage un instrument qui présente un grand intérêt pour l’histoire des inventions de notre époque. C’est le premier modèle de la lampe mécanique que Carcel avait essayée. L’air chaud, qui se dégage du verre de la lampe, y sert à mettre en mouvement le mécanisme par lequel l’huile est élevée jusqu’au bec. Sur une autre lampe, se trouve une horloge, construite également par Carcel, et dont les aiguilles sont mises en action par le même mécanisme qui sert à élever le liquide combustible.
On ne peut voir sans ressentir un attendrissement secret, ces curieux témoignages historiques des premiers efforts de l’inventeur de la lampe mécanique. Il existe au Ministère de l’intérieur, un Comité de conservation des monuments historiques, qui a pour mission de veiller à la conservation des restes mutilés des monuments antiques. Un temps viendra où les nations se feront un pieux devoir de recueillir et d’honorer les débris précieux où revivra le souvenir des inventions utiles de la science et des arts. Et combien ces vestiges matériels de travaux qui ont concouru au progrès de l’humanité, seraient plus touchants à contempler que les monuments de l’antiquité romaine ou grecque, époque barbare et justement oubliée !
CHAPITRE VI
Les dispositions mécaniques employées par Carcel pour élever l’huile jusqu’au bec, étaient aussi ingénieuses qu’élégantes ; aussi n’a-t-on rien changé, depuis l’inventeur, au principe de sa lampe. Le mouvement d’horlogerie qu’il avait adopté, a toujours été conservé ; les perfectionnements qui furent apportés à ce système, quand il tomba, à l’expiration du brevet, en 1816, dans le domaine public, ne concernaient, on va le voir, que des points secondaires du mécanisme.
Les lampes de Carcel ne contenaient qu’une seule pompe à double effet, pour produire l’élévation de l’huile. Cependant le mouvement du liquide ne pouvait être régulier avec une seule pompe. Aussi dans la plupart des systèmes perfectionnés qui se sont produits depuis que l’invention de Carcel est tombée dans le domaine public, a-t-on fait usage de deux pompes, chassant l’huile dans le même conduit.
La première lampe mécanique pourvue de ce perfectionnement, est celle que l’on connaît sous le nom de lampe Gagneau, et qui fut brevetée en 1817. Dans cette lampe, un mouvement d’horlogerie fait mouvoir alternativement deux tampons, qui, venant frapper le fond de deux petits sacs de caoutchouc, en font sortir, par une soupape, l’huile, qui s’y est introduite par son propre poids, en ouvrant une autre soupape. Mais, au lieu de se rendre directement au bec, comme dans la lampe Carcel, l’huile pénètre dans un petit réservoir plein d’air, et l’air, comprimé par l’arrivée de l’huile dans ce réservoir, oblige celle-ci à s’élever dans l’intérieur d’un tube vertical, qui la conduit au bec. L’ascension du liquide s’opère ainsi par un mouvement égal, continu, et ne présente aucune de ces intermittences que l’on remarque quelquefois dans la lampe Carcel lorsque, le ressort s’étant affaibli, la pompe ne fonctionne plus qu’avec lenteur.
C’est à peu près de la même manière qu’est construite la lampe de M. Gotten, qui, en raison de l’extrême simplicité de son mécanisme, de la régularité de sa marche, et de son prix, comparativement peu élevé, est aujourd’hui assez répandue.
On continue de désigner sous le nom de lampe Carcel, les lampes à mouvement d’horlogerie dans lesquelles deux sacs de caoutchouc remplacent les petits corps de pompe métalliques employés par Carcel. Comme le mécanisme de cette pompe sans piston ni soupape, est d’une espèce particulière, et d’ailleurs fort curieux en lui-même, nous le décrirons, avec le secours du dessin.
La figure 26 représente les petits sacs de caoutchouc M, N, qui sont employés dans les lampes de Gagneau et de Gotten, pour remplacer le corps de pompe de la lampe de Carcel. Ces deux petites ampoules, M, N, pleines d’huile et entièrement fermées, sont munies de deux petits tampons, O, P. En agissant sur ces tampons, on peut repousser ou tirer en avant les membranes qui ferment les capacités M et N. En effet, à ces deux petits tampons O, P, sont attachés deux leviers BO, PS, attachés eux-mêmes à un levier articulé, SB. Le levier VU, qui porte cette tige SB, est mis en action par le mouvement d’horlogerie, dont l’axe de rotation est représenté sur cette figure par la tige VX, pourvue d’une manivelle. Quand le mouvement d’horlogerie met en action la tige VU, le levier SB est alternativement poussé à l’intérieur du liquide et retiré en dehors, et, par conséquent, les tampons O et P, sont alternativement enfoncés dans le liquide, puis retirés. Ces deux mouvements suffisent, grâce à l’élasticité du caoutchouc, pour que la capacité de l’ampoule soit alternativement diminuée ou augmentée, ce qui produit le même effet que si le piston d’une pompe foulante parcourait cette ampoule, en frottant contre ses parois. Dans cette capacité alternativement comprimée et rendue à ses dimensions primitives, il se produit un vide semblable à celui qui serait déterminé par le jeu d’une pompe aspirante.
Tel est l’ingénieux mécanisme, grâce auquel on a réussi à supprimer la petite pompe aspirante et foulante des lampes de Carcel. Une simple membrane, alternativement comprimée et rendue à son élasticité naturelle, fait l’office de la pompe atmosphérique.
Nous n’avons pas besoin de dire que, comme dans la lampe Carcel, une soupape permet à l’huile du réservoir de pénétrer dans chacune des ampoules de caoutchouc, lorsque leur capacité augmente. Quand leur capacité diminue, cette soupape se ferme, et l’huile, ouvrant une autre soupape, est refoulée dans le tuyau d’ascension.
Le mouvement ascendant de l’huile s’exécute régulièrement, parce que le jeu des deux ampoules se fait en sens contraire l’un de l’autre, de sorte que l’huile est toujours refoulée par l’un ou par l’autre, dans le tuyau d’ascension, avec lequel communiquent les deux ampoules.
Dans les lampes mécaniques de Carcel, l’huile arrive au bec en quantité beaucoup plus considérable qu’il ne le faut pour entretenir la combustion. L’excédant de cette huile redescend dans le réservoir, où agit le mécanisme propulseur. C’est cet excès d’huile qui rafraîchit constamment la mèche, et qui, comme nous l’avons dit, la fait brûler à blanc.
CHAPITRE VII
Malgré les perfectionnements qu’elle a reçus à notre époque, la lampe Carcel présente certains inconvénients. Sous le rapport de l’intensité de la lumière et de la beauté de l’éclairage, elle est irréprochable ; mais elle est toujours d’un prix élevé. Son mécanisme est délicat et fragile, ce qui oblige, presque annuellement, à un nettoyage coûteux. Quand on la livre à plus bas prix, elle exige des réparations fréquentes, qui ne peuvent être exécutées que par des ouvriers spéciaux, dans quelques grandes villes. Le mouvement d’horlogerie appliqué aux lampes, est sujet aux mêmes dérangements que celui des pendules, puisqu’il est presque identique avec ce dernier. Les inconvénients sont même plus grands dans cette application particulière. Dans une horloge, en effet, il suffit que le mouvement ait la force nécessaire pour vaincre le frottement des rouages, et faire mouvoir les aiguilles, qui n’opposent, en raison de leur légèreté, qu’une résistance à peu près nulle. Dans la lampe Carcel, le mécanisme doit mettre en jeu, au lieu d’aiguilles, qui n’offrent aucune résistance, des pompes, qui absorbent presque toute la force du moteur. Aussi, au moindre obstacle produit par l’épaississement de l’huile contenue dans le réservoir, ou par celle qui peut suinter à travers la couche de métal et de cire qui sépare l’huile du mouvement d’horlogerie, la résistance survenue dépasse-t-elle la puissance, et le mouvement s’arrête-t-il.
Il est impossible de remédier à cet inconvénient, car il est lié, d’une manière nécessaire, au mécanisme d’horlogerie. On a toujours inutilement essayé de le combattre, et l’on peut avancer, sans hardiesse, que la lampe Carcel, où l’on emploie un mécanisme qui a été depuis longtemps perfectionné pour l’usage des pendules, jouit aujourd’hui de tous les perfectionnements que comporte son système.
On a fait de très-nombreuses recherches pour substituer aux lampes Carcel, d’un mécanisme compliqué et délicat, et par conséquent d’un prix élevé, un système plus économique, et pouvant atteindre le même but, c’est-à-dire susceptible de produire une vive lumière, par un grand afflux d’huile, et de distribuer la lumière sans projeter aucune ombre. On a essayé, par divers moyens, de conserver le réservoir d’huile à la partie inférieure de la lampe, tout en simplifiant le mécanisme destiné à provoquer l’ascension du liquide. La lampe hydraulique construite par Philippe de Girard, l’inventeur de la filature mécanique du lin, et qui était fondée sur le principe de la fontaine de Héron, obtint peu de succès. Mais il en fut autrement de la lampe hydrostatique qui, surtout entre les mains de Thilorier, obtint, pendant quelque temps, un succès de vogue, en raison de l’éclat de sa lumière et de la modicité de son prix.
Ce succès, toutefois, ne fut point durable. Les lampes hydrostatiques, si elles étaient économiques, étaient tout aussi sujettes que les lampes Carcel à des dérangements, et, par suite de la complication de leur mécanisme, il était difficile d’y faire exécuter des réparations quand elles devenaient nécessaires. Nous dirons quelques mots de la lampe hydraulique de Philippe de Girard, avant d’arriver à la lampe hydrostatique.
Philippe de Girard avait emprunté l’idée de sa lampe hydraulique à un inventeur bien ancien, puisque ce n’était rien moins que le mathématicien Héron, qui vivait deux siècles avant Jésus-Christ et enseignait les sciences mécaniques à l’École d’Alexandrie. Héron, dans un ouvrage qui nous a été conservé, décrit deux lampes pour la combustion de l’huile, qui sont fondées sur le principe de l’appareil connu dans la physique moderne, sous le nom de fontaine de Héron. Les anciens ne mirent pas à profit l’idée de Héron : les deux lampes qui sont décrites dans son ouvrage, ne furent pas exécutées, et ne passèrent point dans les usages pratiques, puisque toutes les lampes des anciens ont la forme primitive et simple que nous avons représentée au commencement de cette notice. Cependant la lampe hydrostatique, fondée sur le principe de la fontaine de Héron, est très-nettement décrite dans l’ouvrage du philosophe de l’École d’Alexandrie, et c’est à cette source que Philippe de Girard puisa l’idée de sa lampe hydraulique.
La première lampe décrite par le philosophe dans ses Pneumatiques est plus simple : c’est le prélude de la lampe hydrostatique du même auteur. On pourrait la désigner, sous le nom simple de lampe hydraulique. Elle se compose de deux vases superposés, M et N, et communiquant entre eux par deux tubes, dont l’un ACB, ouvert à la partie supérieure de l’appareil, descend presque au fond du vase inférieur, tandis que l’autre, D, très-court, établit seulement une communication entre les deux fonds superposés. Quand on verse de l’huile par le grand tube ACB, cette huile emplit d’abord le vase inférieur N, puis s’élève dans l’autre vase, M, où se trouve la mèche. À mesure que la combustion fait baisser le niveau de l’huile, on verse de l’eau dans le grand tuyau ACB, par la coquille A ; l’eau descend à la partie inférieure du vase, en raison de sa densité, élève l’huile, et la pousse jusqu’au bec.
Cette manœuvre offre peu d’avantages sur la lampe antique ordinaire.
La seconde lampe décrite par Héron, dans ses Pneumatiques, est l’application directe, à l’éclairage, de l’appareil qu’on appelle aujourd’hui fontaine de Héron, du nom de son inventeur, le mécanicien de l’École d’Alexandrie.
Le P. Schott, dans sa Mécanique hydraulico-pneumatique, a rétabli, comme il suit, le texte de l’ouvrage de Héron, mal interprété jusque-là, dans les éditions des Pneumatiques du géomètre grec. Nous donnons ici (fig. 28), une coupe de cet appareil, qui fera comprendre la description de l’auteur.
« Soit construite une lampe ayant une base creuse et triangulaire à l’instar d’une pyramide. Cette base creuse, ABCD, porte un diaphragme, EF. Le corps de la lampe est GH, creux lui-même, et surmonté d’une coupe, KL, remplie d’huile. Du diaphragme EF part un tube, MN, qui touche presque le couvercle de la coupe KL, de manière à laisser tout juste le passage de l’air. C’est dans ce couvercle qu’est fixée la mèche. Un autre tube, XO, traverse l’opercule KL sans s’élever beaucoup au-dessus, et va jusqu’au fond de la coupe sans le toucher, pour que le liquide puisse passer. Un autre tube P est attaché par en haut au couvercle. À ce tube P en est adapté un autre de petit diamètre dont l’extrémité inférieure aboutit à l’orifice où est fixée la mèche. Au-dessous du diaphragme EF, il y a un robinet, R, qui établit la communication avec l’espace CDEF, de sorte qu’en l’ouvrant l’eau passe du compartiment ABEF en CDEF. Un orifice pareil, S, par lequel on peut remplir d’eau l’espace ABEF, est pratiqué dans l’opercule AB, et l’air que contient cet espace s’échappera par cet orifice lui-même. Cela posé, lorsqu’en enlevant le couvercle P on remplira la coupe d’huile par le tube XO, l’air s’échappant par le tube MN et encore par le robinet ouvert placé au fond CD, l’eau qui est dans le compartiment CDEF s’écoulera en même temps. Alors, posant le couvercle P, quand on aura besoin d’alimenter l’huile, nous ouvrirons le robinet R qui est au fond CD, et l’eau se retirant de l’espace ABEF dans l’espace CDEF, l’air qui est dans ce dernier, passant dans la coupe par le tube MN, chassera l’huile qui parviendra jusqu’à la mèche par le tube PO. Quand on voudra arrêter l’écoulement, on fermera le robinet R et on le fera recommencer en ouvrant ce robinet à volonté. »
La figure 28, que nous avons fait graver pour faciliter l’intelligence de cet appareil antique, représente la coupe de la lampe de Héron. La figure 29 donne l’élévation de cet appareil, tel qu’on le trouve figuré dans l’ouvrage du P. Schott.
Philippe de Girard construisit une lampe à peu près semblable à celle qui vient d’être décrite. Dans cette lampe, l’huile, placée dans un réservoir au pied de la lampe, s’élevait jusqu’au bec par suite de la pression qu’exerçait sur elle un liquide d’une densité supérieure à la sienne. Mais ce système était si compliqué, les ouvriers en concevaient si rarement le mécanisme, qu’il était difficile de faire exécuter des réparations aux lampes, quand elles devenaient nécessaires. Il fallait en outre, pour cette opération, dessouder les pièces de la lampe, et détruire ses ornements extérieurs. Ces raisons empêchèrent les lampes de Girard de se répandre dans le commerce.
Un autre système de lampe fut imaginé ensuite pour produire l’élévation de l’huile jusqu’au bec. Ces lampes, auxquelles ont attaché leurs noms, Keir, en 1787, et dans notre siècle, Lange, Verzi et Thilorier, sont toutes fondées sur le même principe, et peuvent être réunies dans un groupe commun sous le nom de lampes hydrostatiques.
Le principe physique sur lequel sont fondées les lampes hydrostatiques est le suivant.
Prenons un tube en forme d’U (fig. 30), ouvert à ses deux extrémités et renfermant deux liquides différents, qui n’aient aucune action chimique l’un sur l’autre, et qui ne puissent se mélanger entre eux, enfin qui présentent une notable différence de pesanteur spécifique. L’eau et l’huile, le mercure et l’huile, une dissolution saline et de l’huile, sont dans ce cas. Par la surface de séparation des deux liquides, C, menons une ligne horizontale, CD. Les hauteurs BC et AD des liquides d’inégale densité, seront en raison inverse de leur densité. Si, par exemple, le liquide renfermé dans le tube AD, est deux fois plus pesant que celui qui est contenu dans le tube BC, la colonne BC sera deux fois plus longue que la colonne AD.
D’après cela, si l’on dispose un appareil (fig. 31) composé d’un réservoir GH, communiquant avec la partie inférieure d’un autre réservoir DC, au moyen d’un tube EF, et si l’on adapte à la partie supérieure du réservoir GH, un petit tube, a, plus haut que le réservoir GH ; si l’on remplit le réservoir GH et le tube EF, qui lui fait suite, d’un liquide plus pesant que l’huile, de mercure par exemple, et que l’on mette de l’huile dans le réservoir CD, le liquide du réservoir GH descendra dans le réservoir CD, et fera monter l’huile dans le tube AB à une hauteur telle que le poids de la colonne d’huile, AB, soit égal au poids de la colonne liquide, EF. Si l’huile vient à disparaître par une cause quelconque, à l’extrémité A, une quantité correspondante de mercure descendra dans le réservoir CD et maintiendra l’extrémité de la colonne d’huile à peu près au même point. Le niveau ne sera pas absolument le même, car à mesure que le mercure contenu dans le réservoir GH tombe dans le réservoir CD, le niveau supérieur du mercure baisse en GH, et par conséquent la longueur de la colonne de ce liquide qui pèse sur l’huile se raccourcit. Cependant si l’on ferme exactement le vase GH, et que l’on y adapte un tube, a, communiquant avec l’air extérieur, on peut rendre fixe le haut de cette colonne. Ce tube a jouant le rôle d’un vase de Mariotte laissera entrer de l’air dans le réservoir, et le niveau du liquide y demeurera constant.
L’idée de construire des lampes fondées sur ce principe physique, appartient à un Anglais, nommé Keir, qui prit une patente (brevet d’invention) à Londres en 1787, peu de temps après l’arrivée d’Argand en Angleterre.
Lange obtint, à Paris, en 1804 un brevet d’invention pour le même objet : il espérait remplacer ainsi les mouvements d’horlogerie de la lampe Carcel.
Un autre artiste, nommé Verzi, prit, en 1810, un brevet pour une lampe analogue.
Le liquide pesant employé par Keir, était une dissolution de sel marin, Lange employait de la mélasse, Verzi du mercure.
Aucune de ces lampes n’obtint la faveur du public. Le mécanisme employé pour faire remonter l’huile, était trop compliqué ; ou bien les liquides pesants étaient mal choisis. La mélasse n’avait pas assez de fluidité, le mercure et le sel marin attaquaient le métal des lampes.
Thilorier, physicien français, réussit à rendre la lampe hydrostatique d’un usage pratique, en perfectionnant certains détails de son mécanisme, et surtout grâce à la dissolution saline dont il fit usage. Il adopta pour liquide plus pesant que l’huile une dissolution aqueuse concentrée de sulfate de zinc, qui n’attaque aucunement le métal des lampes, et ne cristallise pas par un abaissement de température allant jusqu’à — 8°.
La lampe Thilorier se composait de deux vases principaux superposés. Le réservoir, ou vase supérieur, se terminait par un tube assez long pour descendre jusqu’à la partie moyenne du vase inférieur, où se trouvait l’huile. Le vase supérieur contenait une dissolution de sulfate de zinc, dont le poids était à celui de l’huile comme 1,50 est à 1. On avait donc ainsi deux colonnes verticales, dont la longueur, pour qu’elles se fissent équilibre, devait être dans un rapport inverse à celle de leur densité. Le vase supérieur était toujours placé à une hauteur plus grande qu’il n’était nécessaire, et la différence du niveau était réglée à sa juste mesure par un petit tube vertical, prenant jour à l’extérieur, et plongeant dans la dissolution saline au point convenable. Un vase intermédiaire, ou dégorgeoir, que l’on vidait chaque jour, recevait l’huile qui avait échappé à la combustion. L’introduction des liquides se faisait au moyen d’un entonnoir spécial, par l’espace annulaire du bec destiné à recevoir la mèche.
Nous donnons ici (fig. 32) une coupe de la lampe hydrostatique de Thilorier, qui en fera comprendre le mécanisme.
A est le réservoir supérieur contenant la dissolution aqueuse de sulfate de zinc ; GG′, le réservoir d’huile ; cd, le tube par lequel descend sur le réservoir d’huile la dissolution de sulfate de zinc ; ab, le tube dans lequel l’huile, pressée par la dissolution de sulfate de zinc, s’élève au bec de la lampe ; C est un tube qui conduit l’huile qui s’extravase dans un réservoir mobile circulaire, BE, espèce de vaste godet qu’il faut vider chaque jour, L est le tube à air destiné à maintenir constant, d’après le principe du vase de Mariotte, le niveau de la dissolution saline contenue dans le réservoir A : en soulevant ce tube, on met en communication ce réservoir avec l’air extérieur. F est le bec de la lampe ou bec terminal. C’est par l’intervalle qui existe entre le bec F et le tube d’ascension de l’huile, DM, que l’on introduit l’huile dans le réservoir GG′, à l’aide d’un entonnoir qui se termine par un collet embrassant exactement l’extérieur du bec F.
Le mécanisme compliqué que nous venons de décrire, n’était pas apparent à l’extérieur. On l’enfermait dans un cylindre de tôle, ou de fer-blanc, qui, peint ou ornementé, présentait l’aspect que montre la figure 33.
CHAPITRE VIII
Ce qui contribua surtout à arrêter le succès des lampes hydrostatiques, ce fut la découverte de la lampe dite à modérateur.
On avait cherché vainement, pendant toute la durée du brevet de Carcel, un agent moteur différent de celui que Carcel avait si heureusement appliqué. On pensa enfin au ressort à boudin, au ressort des tapissiers ; puis on eut l’idée de l’artifice particulier consistant dans l’emploi d’une fine aiguille, qui, engagée plus ou moins dans le tuyau d’ascension, gêne ou facilite le passage de l’huile ; et les lampes à modérateur furent inventées.
L’idée de ce genre de lampe est assez ancienne ; mais la difficulté de construire économiquement le piston avait empêché de donner suite à cette idée. L’obstacle fut levé le jour où l’on réussit à fabriquer cet organique mécanique avec du cuir embouti, c’est-à-dire recouvert d’une enveloppe métallique.
Nous expliquerons d’abord en termes généraux, le mécanisme de la lampe à modérateur. Nous en donnerons ensuite, avec le secours des figures, une description détaillée.
Le réservoir d’huile est placé à la partie inférieure de la lampe, dans une enveloppe cylindrique. À l’intérieur de ce réservoir et occupant toute sa capacité, est un piston qui joue à frottement contre ses parois, comme le piston d’une pompe à eau. Ce piston est en cuir, recouvert d’une enveloppe métallique. Un ressort d’acier en spirale, c’est-à-dire un ressort à boudin, est fixé à la tête de ce piston. Lorsque, à l’aide d’une clef extérieure, on a tendu ou monté ce ressort, ce dernier, se détendant peu à peu, par l’effet de son élasticité, fait descendre lentement le piston dans l’intérieur du corps de pompe. À mesure que le piston s’abaisse, il exerce sur l’huile contenue dans le réservoir, une pression continuelle, qui force le liquide à s’élever dans le tuyau d’ascension, et le porte ainsi jusqu’à la mèche où la combustion s’effectue.
Mais à mesure que le piston descend dans le corps de pompe, la tension du ressort diminue, et par conséquent, la pression exercée sur l’huile devient plus faible. D’un autre côté, par suite du même abaissement du piston, la hauteur à laquelle il faut élever l’huile devient plus grande, puisque la longueur du tuyau est augmentée. Ces deux causes concourent à diminuer à chaque instant la vitesse d’ascension du liquide dans le tuyau, ce qui rend inégale l’arrivée de l’huile au bec de la lampe.
Il fallait remédier, par une disposition particulière, à cet inconvénient capital ; il fallait régulariser et rendre uniforme le mouvement ascensionnel de l’huile pendant toute la durée de la détente du ressort. L’artifice mécanique qui fut imaginé pour arriver à ce résultat est des plus ingénieux, et voici en quoi il consiste. Dans l’intérieur même du tube d’ascension de l’huile, on place une tige métallique très-fine, en d’autres termes, une simple aiguille de bas, qui est soudée au piston, et qui, par conséquent, marche avec lui et suit tous ses mouvements. Pendant les premiers temps de la détente du ressort, cette aiguille remplit presque toute la capacité intérieure du tube d’ascension de l’huile ; elle offre, par conséquent, au passage du liquide, un obstacle, qui a pour résultat de diminuer la quantité d’huile portée à la mèche. Mais, à mesure que le piston descend, l’aiguille qui s’abaisse avec lui, laisse au passage de l’huile un espace qui devient progressivement plus grand, et permet l’arrivée d’une quantité d’huile de plus en plus considérable. Ainsi l’abaissement successif de cette aiguille dans l’intérieur du tube d’ascension, dont elle occupait d’abord presque toute la capacité, a pour résultat de compenser l’affaiblissement que subit la force du ressort moteur à mesure qu’il se détend. Cette aiguille, cette tige métallique porte donc, à juste titre, le nom de compensateur ou de modérateur. De là est venu le nom de lampe à modérateur.
La figure 34 donne la coupe d’une lampe de ce genre.
Le corps de pompe qui sert de réservoir d’huile, est occupé et parcouru dans toute son étendue, par un piston PP′. Ce piston est attaché à un ressort à boudin RR′, qui est également attaché à la partie supérieure du réservoir. La pression exercée sur l’huile par le piston, force ce liquide à s’élever dans le tuyau AA′, qui la conduit au bec. Le ressort à boudin est tendu au moyen d’une clef extérieure H, qui fait tourner un pignon, E, engrenant avec une crémaillère, C. Dans cette même figure D représente le bouton au moyen duquel on agit sur la mèche pour la faire monter ou descendre dans le bec G.
Mais, à mesure, avons-nous dit, que le piston s’abaisse, la force du ressort diminue, tandis que la hauteur à laquelle l’huile doit être élevée, augmente sans cesse. L’huile arriverait donc au bec avec moins de vitesse à la fin de la course du piston que dans les premiers moments. La tige dite modérateur rend le mouvement ascendant du liquide très-sensiblement régulier. Une figure spéciale sera nécessaire pour faire comprendre le jeu de l’aiguille modératrice.
Le tuyau d’ascension, AA′, que l’on voit sur la figure 34, est composé de deux parties rentrant l’une dans l’autre. La partie inférieure est fixée au piston, qu’elle traverse, et descend avec lui sous l’action du ressort moteur. La partie supérieure, au contraire, reste immobile et sert, pour ainsi dire, de gaine à l’autre, qui glisse à son intérieur en descendant avec le piston. Une tringle II (fig. 35) se trouve placée suivant l’axe du tuyau d’ascension AA′ et descend jusque dans sa partie inférieure. Comme cette tringle remplit presque tout l’espace annulaire qui existe entre les parois du tuyau d’ascension et le contour de cette tringle, l’huile, ayant à traverser cet espace, subit un retard sensible dans son mouvement d’ascension. Le passage qui existe tout autour de la tringle II, est d’autant plus étroit que le piston est descendu plus bas, et que le ressort est plus détendu. Ainsi, la résistance opposée au mouvement du liquide, par le modérateur GG, diminue de plus en plus, à mesure que le piston descend, c’est-à-dire à mesure que s’affaiblit la force du ressort et qu’augmente la hauteur à laquelle l’huile doit être portée par la pression. Par des tâtonnements, on arrive à donner au modérateur les dimensions nécessaires pour que le mouvement d’ascension du liquide soit rendu bien égal.
Le bec reçoit toujours un très-grand excès d’huile, qui refroidit ce bec, et fait brûler la mèche à blanc. Cette huile, qui n’est pas brûlée, retombe dans le réservoir, au-dessus du piston. C’est également là que tombe l’huile que l’on y introduit pour remplir la lampe. Il reste à expliquer comment l’huile ainsi introduite, et placée par-dessus la tête du piston, peut se rendre par-dessous ce même piston, pour pouvoir ensuite être poussée jusqu’au bec, et entretenir cette circulation continue du liquide combustible qui est l’avantage essentiel des lampes mécaniques.
Reportons-nous à la figure 34. Lorsque la lampe est pleine d’huile, cette huile ayant été versée en dessus du piston, si l’on tourne la clef H, qui fait tourner le pignon E (fig. 34), ce pignon, en tournant, fait monter la tige à crémaillère CC′, avec laquelle il engrène, et soulève le piston, qui est fixé à cette tige. Or, ce piston est composé d’un morceau de cuir recouvert d’une feuille de cuivre ; ses bords en cuir sont recourbés vers le bas, et ils s’appliquent contre les parois du réservoir, en raison de la pression exercée contre le cuir par l’huile. Lorsque le piston s’élève, un vide se forme nécessairement sous la face inférieure de ce piston ; la pression étant ainsi plus forte au-dessus qu’au-dessous du piston, l’huile qui le surmonte, pressée par le poids de l’air, avec lequel elle communique librement, fait fléchir la bande de cuir cc, et descend dans le compartiment inférieur, en passant autour du piston.
Voilà comment, en remontant avec la clef, le ressort à boudin, on fait passer au-dessous du piston, l’huile qui, introduite dans la lampe, s’était placée au-dessus de ce même piston. La même chose arrive lorsque le réservoir n’est vide qu’en partie, et lorsque la lampe brûle, aussi bien que quand elle ne brûle pas. Alors, en remontant le ressort, on fait toujours passer l’huile dans le compartiment inférieur. Quand on entend un gargouillement à l’intérieur de la lampe, c’est que l’huile est presque entièrement consumée, et que c’est de l’air, au lieu d’huile, qui passe au-dessous du piston.
Les lampes à modérateur sont aujourd’hui d’un usage universel. La régularité de leur marche, la facilité avec laquelle les lampistes ordinaires peuvent les construire, enfin leur bas prix, qui résulte de la simplicité de leur mécanisme, les ont fait accepter non-seulement en France, mais dans tous les autres pays de l’Europe. Elles remplacent presque universellement, aujourd’hui, les lampes Carcel, et les lampes d’une construction plus simple, c’est-à-dire celles où le réservoir est supérieur au bec, telles, par exemple, que les lampes dites de bureau. Une lampe à modérateur n’est pas plus chère que la lampe la plus ordinaire appartenant à ce dernier système ; on n’a donc pu hésiter à lui accorder la préférence. La fabrication des lampes à modérateur se fait aujourd’hui sur une échelle immense ; elle constitue une des branches les plus florissantes du commerce de Paris.
Quel est l’inventeur de la lampe à modérateur ? La réponse à cette question n’est pas facile. Quand il s’agit de découvertes remontant à une époque antérieure à la nôtre, on peut toujours rendre équitablement à chacun ce qui lui appartient. Autrefois, en effet, un inventeur restait longtemps attaché isolément à son œuvre. Il la poursuivait en silence, et ne la laissait sortir de ses mains que lorsqu’elle avait reçu le sceau de la perfection. L’absence à cette époque de communications régulières entre les savants, explique ce travail isolé et continu, éminemment propre à l’exécution des découvertes importantes. Ainsi avaient agi Argand et Carcel, les deux grands initiateurs dans l’art de l’éclairage, et il n’est pas possible de s’égarer quand on parle de leurs inventions : elles leur appartiennent en propre, nul ne peut les leur contester. Mais les choses sont bien changées de nos jours. Il existe maintenant en tout pays, une foule de journaux de sciences et d’industrie, ainsi qu’un grand nombre de sociétés savantes, qui répandent avec une prodigieuse rapidité, les découvertes nouvellement écloses. Aussi, à peine un inventeur a-t-il produit son œuvre, qu’aussitôt une nuée d’hommes, d’ailleurs fort distingués par leurs talents et leurs lumières, s’emparent de cette idée, la perfectionnent, la modifient, la tournent et la retournent de cent façons. Comme plusieurs intelligences viennent s’exercer, avec leurs aptitudes diverses, sur l’œuvre de l’inventeur primitif, il arrive nécessairement que cet inventeur est bientôt dépassé, et que la découverte créée par lui, prend en dehors de lui ses développements et sa perfection. C’est ce que l’on a vu pour la photographie, pour la machine à vapeur, pour la galvanoplastie et pour une foule d’inventions de notre temps. C’est ce qui est arrivé en particulier pour la lampe à modérateur. La concurrence des inventeurs était d’autant plus naturelle, en ce qui regarde la lampe à modérateur, qu’il y a dans cet appareil trois organes essentiels, qui comptent chacun plus d’un inventeur : le ressort à boudin, le piston, qui pouvait être fabriqué de bien des manières, et l’idée fondamentale de la petite tige engagée dans le tuyau d’ascension de l’huile et qui porte le nom de modérateur. Les inventeurs de ces différents organes ont voulu revendiquer pour leur propre compte la découverte même de la lampe à modérateur, et ainsi s’est élevé entre eux un conflit de prétentions, une guerre de priorité, que l’intérêt mercantile s’est appliqué encore à obscurcir, de sorte qu’il est presque impossible aujourd’hui de débrouiller ce chaos.
L’Académie des sciences de Paris qui eut à se prononcer en 1854, sur la question de l’invention de la lampe à boudin, la résolut, en décernant le prix de mécanique, de la fondation Monthyon, à M. Franchot, mécanicien de Paris, « pour sa découverte de la lampe à modérateur et pour ses travaux sur les machines à air chaud. »
Aux termes de cette décision de l’Académie des sciences, M. Franchot devrait donc être proclamé le seul inventeur de la lampe à modérateur. C’est là une conclusion que M. Franchot lui-même n’accepterait pas. Ce mécanicien eut le mérite de réunir en un ensemble harmonieux différents organes que plusieurs lampistes avaient imaginés avant lui, et de faire de cette réunion l’appareil ingénieux et simple qui est aujourd’hui entre les mains de tout le monde. Mais l’idée du ressort à boudin avait été réalisée bien longtemps avant lui, et d’autre part Mallebouche et Joanne avaient déjà fabriqué des lampes munies d’un piston de cuir embouti. Le modérateur même avait été imaginé par un autre lampiste, M. Allard.
Au reste, les travaux des inventeurs des principaux organes de la lampe à modérateur ont été résumés avec clarté, et en les subordonnant sans cesse d’ailleurs à ceux de M. Franchot, dans une excellente publication périodique, le Génie industriel, de M. Armengaud. À l’époque où l’Académie des sciences décerna à M. Franchot le prix dont nous parlions plus haut, M. Armengaud écrivit, pour justifier cette décision académique, les pages qui vont suivre, et qui feront suffisamment connaître les travaux des différents inventeurs qui ont précédé M. Franchot dans la même voie.
On allègue, contre les droits de M. Franchot, plusieurs raisons ; néanmoins il n’en est que trois qu’on ait opposées sérieusement à son brevet ; ce sont les suivantes :
« M. Mallebouche, a-t-on dit, breveté le 9 juin 1832 (brevet déchu par ordonnance royale du 13 avril 1836), a employé le ressort que revendique M. Franchot.
« De même M. Joanne a employé en 1833 le piston de cuir embouti.
« Enfin M. Allard a décrit en 1827 un régulateur analogue à celui que M. Franchot a employé dans sa lampe à modérateur. »
Ces assertions fussent-elles rigoureusement vraies, on ne pourrait méconnaître que les divers organes très-simples, réunis pour la première fois par M. Franchot, dans sa lampe à modérateur, ont constitué une lampe plus pratique qu’aucune de celles connues antérieurement, et par conséquent une invention utile.
Nous allons cependant essayer d’établir une comparaison entre lesdits brevets et celui de M. Franchot.
Brevet Mallebouche pour un nouveau système d’éclairage à l’huile. — M. Mallebouche a effectivement décrit un ressort à double fusée, dit élastique de tapissier, pour comprimer l’huile sous un piston. L’huile s’élève par un tube central fixé au fond du corps de la lampe.
M. Franchot a employé le même ressort, en y apportant le perfectionnement de la triple fusée qui a été exclusivement adopté.
Ici la similitude est presque complète.
Brevet Joanne pour une lampe dite astéare. — Dans son brevet primitif, l’inventeur s’exprime assez vaguement au sujet du piston.
« Ce piston, dit-il, est composé de quatre pièces ; lorsque je lève le tube, le piston s’ouvre, et il se referme quand je le laisse tomber. Ces quatre pièces sont :
« Une rondelle en cuir ajustée à frottement doux contre le cylindre ;
« Une rondelle en plomb ou en cuivre, conique à l’intérieur ;
« Une rondelle en cuir conique à l’extérieur et ajustée à frottement doux sur le tube central ;
« Un poids qui a dans le cylindre un jeu facile. Si je laisse retomber ce poids, il entraîne la troisième rondelle sur la deuxième ; les deux cônes s’adaptant parfaitement ensemble, toute communication se trouve interrompue. »
Ce piston ne présente aucune analogie avec le piston en cuir embouti, et là n’était même pas l’objection que l’on faisait à M. Franchot. Un brevet d’addition obtenu par M. Joanne le 17 mai 1833, paraît avoir donné lieu à l’assertion mentionnée plus haut.
La lampe de M. Joanne se compose d’un corps cylindrique dans lequel se meut librement un piston. « Le piston, dit l’auteur, se compose actuellement d’un poids en plomb dont la pesanteur surpasse celle de la colonne d’huile, assez pour la porter au-dessous du bec et pour combattre le frottement du piston ; 2o d’un piston en cuir bouilli offrant, au centre, une ouverture à bords rentrants, puis une surface sphérique plate, puis un rebord extérieur aussi recourbé et rentrant. Ce piston, dès qu’il est abandonné sur l’huile qui retrousse son bord extérieur, est tenté de s’ouvrir et de s’agrandir, ce qui le rend toujours parfaitement juste avec le cylindre. »
La lampe est traversée verticalement par un tube central terminé au bas par une partie mobile montée à baïonnette et qui sert à régler ou à fermer au besoin l’ouverture servant à l’introduction de l’huile de la lampe dans ce tube.
La pièce mobile se termine à sa partie inférieure par une partie cassée en une pyramide tronquée, s’adaptant dans un évidement de même forme pratiqué dans le fond de la lampe. En appuyant sur le tube, on fait pénétrer la pièce dans son évidement, ce qui l’arrête solidement, et, en faisant tourner le tube, on ouvre ou ferme l’ouverture.
Pour remonter la lampe, on saisit l’extrémité supérieure d’un tube que l’on soulève. Ce tube en montant saisit par deux crochets, le dessous du piston et l’entraîne avec lui de bas en haut. L’huile versée au-dessus du piston passe au-dessous. On abandonne alors le piston à lui-même, et on repousse le tube. Le poids du piston presse sur l’huile qui remonte dans le tube par le trou.
À l’intérieur du tube est disposée une soupape qui se ferme lorsqu’on remonte la lampe, et s’ouvre lorsque le piston agit. La tige de cette soupape porte à son extrémité inférieure une éponge qui vient alors s’appliquer contre le siège de la soupape et modère l’ascension de l’huile.
On voit, d’après ce qui précède, qu’en effet M. Joanne a eu l’idée d’appliquer à sa lampe astéare ou lampe-chandelle, un piston à bords retroussés analogue au piston en cuir embouti déjà employé dans quelques pompes et notamment dans les presses hydrauliques, en raison de ses propriétés étanches.
Or, on remarquera que, si le piston en cuir retroussé et bouilli de M. Joanne permet de supprimer la soupape d’aspiration, l’auteur paraît ne pas y avoir songé, puisque, au lieu d’utiliser la flexibilité des bords du cuir, pour le passage de l’huile du dessus au-dessous du piston, il a ménagé à la pièce du tube un étranglement qui, ne remplissant plus entièrement le trou central du piston, lorsqu’on remonte la lampe, laisse passer toute l’huile par ce trou.
Supprimer une soupape, était une simplification assez importante pour que l’auteur en fît mention et donnât à ce sujet quelques explications. On ne peut donc lui donner le bénéfice de son silence, en tirant du vague et de l’incorrection de son dessin des simplifications peut-être faciles à imaginer, mais auxquelles il n’est pas vraisemblable que l’auteur ait songé, puisqu’il n’a pas su en tirer les conséquences pratiques.
M. Franchot peut donc avec raison maintenir que, le premier, il a employé dans sa lampe à modérateur le piston-soupape disposé ad hoc.
Nous ferons en outre observer que, même à première vue, la disposition du piston de M. Franchot diffère de celle du piston en cuir bouilli de M. Joanne.
Une autre simplification importante introduite par M. Franchot dans la lampe à piston, est la suppression de la soupape de retenue employée par M. Joanne.
L’huile, dit M. Franchot dans son brevet, ne cesse pas d’arriver au bec tandis qu’on remonte le piston, au contraire, elle surabonde en ce moment. Cet effet est dû à la tige du piston, laquelle, en raison de son épaisseur, foule l’huile en montant beaucoup plus vite qu’elle ne pourrait s’écouler dans le conduit rétréci du régulateur.
Brevet Allard. — Lampe à huile ascendante au moyen d’air comprimé, et qui se régularise en faisant filtrer l’huile à travers une éponge.
Le tuyau d’ascension de l’huile que décrit l’inventeur dans son brevet primitif est en effet muni, à son extrémité inférieure, d’une botte contenant une éponge serrée entre des morceaux de toile métallique. On peut, dit l’inventeur, remplacer ce tuyau par un jonc poreux.
La pression produite sur l’huile ascendante par un coussin d’air comprimé agit sur l’éponge en resserrant les pores qui ne laissent passer l’huile qu’en en retardant la marche.
À mesure que le coussin d’air se détend, et que par suite il tend à faire monter l’huile avec moins de force, l’éponge moins comprimée offre à cette dernière une résistance moindre. L’ascension de l’huile se trouve ainsi régularisée à un certain degré.
Dans une première addition du 25 juillet 1828, M. Allard dit que l’éponge et le jonc filtrant, s’obstruant au bout de quelque temps par l’accumulation des impuretés de l’huile, il les remplace par un tube capillaire, « l’expérience ayant démontré que, pour un même orifice de tube, et une même pression, la quantité d’huile fournie dans un temps donné est en raison inverse de la longueur du tube. »
Telle est en effet la théorie du régulateur de M. Franchot, mais il reste à trouver la manière de faire varier la longueur de ce canal capillaire pendant la détente du ressort. C’est ce que M. Allard n’indique nullement.
On a surtout opposé à M. Franchot le quatrième brevet d’addition obtenu par M. Allard le 31 décembre 1828. Voici la copie textuelle de l’exposé de cette addition :
« Je ferai remarquer ici que la loi suivant laquelle l’huile s’écoule à travers les tuyaux capillaires, ou à très-petits orifices, et qui a été expliquée dans le deuxième brevet de perfectionnement et d’addition, a également lieu pour tous les autres fluides et même pour les fluides élastiques, et qu’elle donne des résultats proportionnels à la longueur des tubes, au diamètre de leur orifice et à la densité spécifique des fluides avec de légères variations.
« Il résulte de là qu’on peut aussi bien se servir de tubes capillaires pour régler l’écoulement de l’huile que pour celui de l’air qui vient peser sur sa surface et faire même concourir les deux effets vers un même but : celui d’alimenter convenablement le bec. Il suffit pour cela d’employer comme moyen de communication, entre l’air et l’huile, un tube capillaire d’un calibre plus petit que l’on peut rétrécir au besoin en y introduisant et étendant, dans toute sa longueur, soit un fil de métal d’un diamètre convenable à l’effet qu’on se propose, soit un ou plusieurs fils de soie, etc. »
L’auteur n’indique rien de plus sur la manière de faire varier la longueur du canal suivant la décroissance de la pression. Il décrit un dispositif de réservoir, sorte de piston gazomètre, et qui n’a point pour effet de faire varier cette longueur.
Ainsi, M. Allard a réellement posé les conditions d’un bon régulateur, mais il n’a donné aucune solution applicable du problème qu’il s’est posé. Il s’est vraisemblablement borné, comme il le dit autre part dans son brevet, à régler son modérateur sur la pression la plus faible, ce qui ne constitue nullement un régulateur. En admettant que M. Franchot ait eu connaissance du brevet de M. Allard, il s’est borné à résoudre le problème posé, mais laissé sans solution par ce dernier.
Indépendamment de l’action régulatrice obtenue par la fixité de la tringle de fer de M. Franchot, combinée avec le mouvement du piston dans la tige duquel cette tringle pénètre, le va-et-vient relatif continuel de ladite tringle dans la tige creuse désobstrue ce canal rétréci. Le modérateur de M. Franchot sert donc à la régularisation et au dégagement tout à la fois[9].
Il ressort de cette discussion, que les divers organes de la lampe à modérateur avaient été, non-seulement trouvés, mais employés avant M. Franchot, et que le rôle de ce mécanicien se borna à réunir en un seul tous ces divers organes, en les perfectionnant dans leurs dispositions pratiques.
Si l’on voulait même rechercher l’inventeur fondamental de ce système de lampes, il faudrait remonter aux temps du premier Empire, et dire que cet inventeur primitif fut Astéar, qui avait imaginé la lampe-chandelle, c’est-à-dire une lampe dans laquelle l’huile était poussée dans le tuyau d’ascension par un ressort à boudin, ce qui permettait d’éclairer circulairement à la manière des chandelles, car c’était là le grand problème que l’on se posait alors. Les inventions que nous avons successivement passées en revue, se sont exercées, en définitive, sur la lampe d’Astéar ; elles avaient pour but de réaliser dans des conditions pratiques, l’idée de la lampe-chandelle du premier Empire.
Il nous reste à dire que les inventeurs de la lampe à modérateur, c’est-à-dire, Astéar, Joanne, Mallebouche, Allard, Franchot, n’ont retiré aucun profit de leurs travaux. M. Franchot céda, pour une somme de 10 000 francs son brevet d’invention de la lampe à modérateur à un lampiste, M. Jac, qui, associé avec M. Hadrot, réalisa plus d’un million de bénéfices en fabriquant et vendant la nouvelle lampe pendant toute la durée du brevet de M. Franchot. Ce dernier, avons-nous dit, obtint de l’Académie des sciences, en 1854, le prix de mécanique, récompense de 1 500 francs, insignifiante par sa banalité, et ce fut tout. Quant aux autres inventeurs qui avaient précédé M. Franchot et lui avaient préparé la voie, MM. Astéar, Joanne, Mallebouche, Allard, leur nom ne fut pas prononcé à l’Académie, et le public ne les connaît même pas aujourd’hui.
C’est là, d’ailleurs, l’éternelle histoire des inventeurs dans la société moderne. C’est un fait inouï que l’auteur d’une découverte importante pour l’avenir et le progrès de l’humanité, en ait retiré le moindre avantage. La calomnie, la persécution, la misère, lui font expier le tort qu’il a eu d’être utile à ses semblables.
Ces réflexions attristantes nous viennent en repassant dans notre esprit l’histoire des principales inventions qui ont été accomplies depuis la fin du dernier siècle, dans l’art de l’éclairage. Nous avons vu Argand, le créateur de la lampe moderne, épuiser ses forces en luttes inutiles contre les contrefacteurs, puis être obligé d’aller vivre à l’étranger pour y continuer l’exploitation de sa découverte, enfin, aux derniers jours de son existence, perdre la raison. Nous avons vu Carcel mourir pauvre et peu connu. Les inventeurs de la lampe à modérateur n’ont pas été mieux traités. Et nous ajouterons que tous ces hommes, auxquels leur siècle a refusé l’obole de la reconnaissance publique, fondaient l’une des industries les plus importantes de l’univers, l’industrie de l’éclairage, dont les produits annuels se chiffrent aujourd’hui par des millions en tous pays, et surtout en France. L’histoire des inventions scientifiques, que nous écrivons dans cet ouvrage, n’est que trop souvent l’histoire des souffrances des inventeurs et le martyrologe du génie.
CHAPITRE IX
Pour compléter cette étude sur l’éclairage par les corps gras liquides, il nous reste à dire quelques mots d’une lampe qui fut assez remarquée pendant quelque temps, et qui méritait, en effet, d’attirer l’attention, par la nouveauté de son principe. Nous voulons parler de la lampe dite solaire.
Dans cette lampe, qui fut imaginée vers 1840, par M. Neuburger, on obtient un très-vif éclat lumineux, sans employer aucune espèce de mécanisme, sans prendre la peine d’élever l’huile jusqu’à la mèche, et en se contentant de poser la mèche au milieu du réservoir d’huile, en la surmontant d’une cheminée de verre.
L’avantage essentiel de la lampe solaire, c’est qu’elle permet de brûler toutes sortes de combustibles, des corps gras sans valeur, comme des huiles rances, des graisses, du suif, de l’oléine, etc.
La lampe solaire consiste en un simple réservoir circulaire plein d’huile, sur lequel on place un bec d’Argand, c’est-à-dire une cheminée de cuivre, mais sans aucun verre, en faisant dépasser d’un centimètre à peine la mèche du niveau de l’huile. Dans ces conditions, la combustion ne tarderait pas à devenir imparfaite par suite de l’abaissement de niveau de l’huile. Mais le porte-cheminée étant disposé d’une manière toute particulière, la flamme subit, un peu au-dessus de la mèche, un étranglement dans lequel elle se mélange avec l’air. Elle s’allonge et s’élève alors un peu au-dessus du niveau de l’huile, en dégageant une lumière extrêmement vive (fig. 38), Grâce à ce moyen, les dépôts charbonneux qui, dans les flammes ordinaires, donnent une teinte rougeâtre, sont entièrement consumés.
La figure 39, qui donne une coupe de cette lampe, en fera comprendre le principe et le mécanisme.
A est le vase contenant l’huile. Un tube central B se prolongeant jusque dans le pied qui supporte le réservoir A, sert à amener l’air au centre de la flamme.
C’est le long de ce tube qui porte une cannelure hélicoïdale que monte et descend la mèche, qui est faite d’un tissu de coton très-épais, et qui est maintenue par une bague comme dans les lampes ordinaires.
Un second tube, C, enveloppe le premier. Il est percé de trous, pour laisser arriver l’huile à la mèche.
Une enveloppe, DD, de la même forme que le dessus du vase A, recouvre celui-ci sans le toucher et repose sur une galerie à jour FF, qui permet de laisser arriver un courant d’air autour de la flamme. Cette espèce de couverture est fixée par des vis de pression, elle est percée d’un orifice, E, plus petit lui-même que le diamètre de la mèche.
Enfin des tiges à crémaillère sont disposées sur cette enveloppe, pour engrener avec la bague qui maintient la mèche, et la faire monter ou descendre en la tournant à droite ou à gauche.
Par cette disposition du couvercle l’huile qui arrive en contact avec le point d’ignition de la mèche y entre en vapeur, et cette vapeur forcée de sortir par un trou bien plus petit que la mèche, se mélange d’une grande quantité d’air, et se brûle en entier. Aussi la combustion est-elle si complète que, quelle que soit l’huile employée, on ne sent aucune odeur. C’est là en réalité un appareil destiné à produire de la vapeur d’huile, et à la brûler à une certaine distance de son point de production, en la mettant en contact avec la plus grande quantité d’air possible.
La lampe solaire est restée en faveur pendant quelques années, mais elle est aujourd’hui entièrement délaissée.
Nous n’avons parlé jusqu’ici que des lampes de salon. La lampe intermédiaire, la lampe de la petite propriété, ne doit pourtant pas être oubliée dans la série d’inventions dont nous traçons le tableau.
Jobard, né à Dijon, et qui vécut surtout à Bruxelles, où il avait obtenu le poste de directeur du Musée de l’Industrie, homme d’un esprit inventif, mais trop souvent paradoxal, s’était appliqué à résoudre ce problème, et il y avait réussi en créant une petite lampe à huile, qui figura à l’Exposition de 1855. Ce modeste luminaire n’avait d’autre ambition que de remplacer la chandelle.
Les paysans du midi de l’Europe, ceux de l’Espagne et de l’Italie, quelquefois même ceux du midi de la France, se servent, pour s’éclairer, d’un globe de verre rempli d’huile, dans lequel plonge une mèche placée au centre du réservoir comme le représente la figure 40. Ce réservoir, peut avoir plusieurs becs, et l’on peut alors, en brûlant trois ou quatre mèches sur la même lampe, obtenir une illumination plus vive : c’est l’éclairage des soirs de fêtes, des réunions de famille, ou des longues soirées de travail en commun. Ce mode d’éclairage, qui doit remonter aux temps les plus anciens, est essentiellement économique et simple. Seulement, lorsque, par le progrès de la combustion, l’huile vient à baisser dans le réservoir, la capillarité devient insuffisante pour élever jusqu’à la mèche la quantité nécessaire du liquide combustible ; l’éclairage languit, et il se forme des champignons sur la mèche ; l’huile est dès lors dépensée sans profit, car elle est détruite et se consume sans éclairer.
C’est ce patriarcal système que Jobard a perfectionné. Sa lampe n’est autre chose que la veilleuse, mais la veilleuse améliorée par un physicien observateur. Elle se compose tout simplement d’un verre à pied, dans lequel on verse de l’huile. Un porte-mèche, fixé aux parois du verre, par une queue élastique en fer, fait plonger la mèche dans le liquide. Le vase de verre est fermé à sa partie supérieure, par un couvercle métallique, percé d’un trou à son centre et de plusieurs trous à sa circonférence. Cette espèce de chapeau-régulateur modère et dirige le courant d’air. Ainsi l’air d’alimentation s’introduit dans l’appareil per descensum, à l’inverse de toutes les lampes.
Nous avons fait dessiner (fig. 41) la lampe du pauvre de Jobard, d’après un modèle que l’inventeur laissa entre nos mains après l’Exposition universelle de 1855, et qui est peut-être le seul qui existe encore, car cette invention, comme il était facile de s’y attendre, vu son peu d’importance, n’a pas fait fortune, en dépit des espérances enthousiastes de l’auteur.
B est le porte-mèche que l’on peut élever ou abaisser, grâce à l’élasticité de la queue de fer, A, qui pince le verre à la hauteur que l’on désire ; C, est le couvercle en laiton : il est percé d’une grande ouverture centrale et de trous plus petits sur sa circonférence. La mèche est plate et taillée en angle aigu comme on le voit sur le dessin séparé, représentant ce dernier organe.
Ce petit luminaire ne brûle que pour un centime d’huile par heure. Quand on veut s’absenter ou dormir, on pose sur l’ouverture du couvercle un obturateur quelconque, une pièce de monnaie, par exemple : la lampe se transforme alors en veilleuse, et sa lumière est réduite à son minimum ; on ne brûle plus qu’un centime d’huile par nuit. Pour rendre à l’éclairage toute sa puissance, il suffit d’enlever l’obturateur.
Quand on couvre cette lampe d’un réflecteur de papier, on obtient, malgré sa faible consommation d’huile, un éclairage qui est encore suffisant pour lire, écrire, travailler. Mais faisons bien remarquer qu’une seule personne peut profiter de cette clarté, car la quantité d’huile consumée et celle de lumière produite sont réduites aux plus faibles proportions possibles, et calculées pour suffire exactement, mais non au delà, à l’éclairage d’une personne : c’est pour cela que la lampe Jobard avait été baptisée par Froment, du nom de lampe pour un. Je proposai, en 1855, à l’inventeur de l’appeler la lampe du pauvre, et ce nom lui est resté.
La lampe Jobard, qui brûle pendant une nuit entière sans laisser former de champignons sur la mèche, a donné lieu de découvrir la cause de la formation de ces champignons qui étouffent les veilleuses ordinaires. Il a été reconnu, d’après le fait de leur non-apparition sur les mèches de la lampe du pauvre, dans laquelle la combustion se fait en un vase fermé, que c’est à l’agitation de l’air qu’il faut attribuer la formation de ces champignons. Lorsque, par suite de l’agitation de la flamme, un point du lumignon d’une veilleuse se trouve exposé à l’air, ce point découvert rougit au contact de l’oxygène atmosphérique, et le carbone provenant de la combustion de l’huile, s’y accumule. Mais si le lumignon n’est jamais en contact direct avec l’oxygène atmosphérique, s’il reste toujours enveloppé par la flamme, c’est-à-dire par le gaz qui résulte de la combustion, aucune accumulation de carbone, c’est-à-dire aucune production de champignon, ne s’y observe. La lampe Jobard a donc permis de reconnaître la cause physique de ce petit phénomène, dont les anciens, dans leur impuissance à l’expliquer, avaient fait un mauvais présage :
Testa cum ardente viderent
Scintiliare oleum et putres concrescere fungos,
dit Virgile.
En résumé, la petite lampe dont nous parlons, a été imaginée pour réduire à la plus petite fraction possible la dépense de l’éclairage. Ce but a été parfaitement atteint.
Jobard, cet ingénieux et fertile inventeur qui semblait s’attacher à donner à son nom de perpétuels démentis, avait encore présenté à l’Exposition de 1855, une petite invention se rapportant à l’art de l’éclairage.
Les verres qui servent de cheminées à nos lampes, se cassent fréquemment, par les variations de température. Cet accident est une grande source de dépenses. Dans les lanternes à gaz consacrées à l’éclairage public, il y aurait un grand avantage à employer ces cheminées de verre, qui économisent une grande quantité de gaz, parce qu’elles rendent sa combustion complète. Mais on ne peut s’en servir en plein air, parce que le vent occasionne leur rupture. Il était donc utile de chercher à prévenir un accident si fâcheux. Tel est le résultat qui fut obtenu par Jobard.
Voulez-vous empêcher les verres de lampe de se casser, a dit Jobard, cassez-les. Ce qui signifie : la rupture des verres de lampe provient de leur refroidissement subit par un courant d’air, ou par un brusque abaissement de température, et cet accident arrive parce que la mauvaise conductibilité du verre pour la chaleur, provoque entre ses molécules une contraction rapide et inégale, un retrait subit, qui a pour résultat de produire la fêlure. D’après cela, si l’on pratique d’avance sur le verre, une fente légère, dans le sens de sa longueur, le retrait produit par un refroidissement subit, ne pourra plus occasionner de fêlure, parce que la matière du verre, jouissant alors d’un certain jeu, pourra varier librement dans ses dimensions, sans qu’il en résulte d’accident.
Ainsi avait raisonné Jobard, et cette idée, qui n’était qu’une prévision de la théorie, il parvint à la faire passer dans la pratique. Jobard avait imaginé une douzaine de procédés différents pour pratiquer sur les verres de lampe une fêlure longitudinale. Un seul ouvrier en fendait 1 500 par jour presque sans déchet. Nous ne pouvons donc que répéter avec Jobard : « Voulez-vous empêcher vos verres de se casser, cassez-les. » En d’autres termes, ayez des verres pré-fendus, pour ne pas les voir post-fendus.
CHAPITRE X
Jusqu’à l’année 1830, environ, l’éclairage par les corps gras solides se réduisait à la chandelle et à la bougie de cire d’abeilles purifiée. La bougie de cire était un éclairage de luxe, nécessairement interdit à la classe pauvre. Quant à la chandelle, elle fut longtemps considérée elle-même comme dispendieuse. Madame de Maintenon s’en servait encore lorsqu’elle était simple marquise, et cet éclairage était un véritable luxe à une époque où certains magistrats profitaient pour leur travail du soir, du feu et de la lampe de la cuisine.
Nous n’avons pas besoin de rappeler les inconvénients de la chandelle : son odeur désagréable ; — sa fusibilité, qui est si grande, que, dans les chaleurs de l’été, elle se ramollit à un tel point, que l’on peut à peine la toucher, et que, pendant sa combustion, au moindre obstacle, à la plus légère obstruction partielle des pores de la mèche, le suif déborde, et, en se répandant, salit tout ce qu’il rencontre ; — enfin, la nécessité de couper périodiquement la mèche, sous peine de voir la lumière perdre les quatre cinquièmes de son éclat.
Grâce aux progrès de la chimie et à l’application des arts mécaniques, le dispendieux éclairage à la cire est complètement abandonné. On ne confectionne plus aujourd’hui une seule bougie de cire pour l’éclairage des salons, et si la fabrication des cierges d’église ne faisait conserver encore, dans un petit nombre de pays, pour cette destination, l’usage de la cire, imposé par le rite catholique, le mot d’éclairage à la cire serait rayé du vocabulaire industriel.
L’éclairage par les corps gras solides ne comprend donc aujourd’hui que la chandelle et la bougie stéarique. En Angleterre et en Amérique, on leur ajoute les bougies de paraffine, et le blanc de baleine, qui servent à confectionner des bougies de luxe.
Pour traiter de l’éclairage par les corps gras solides, nous avons donc à parler de la chandelle et de la bougie stéarique, et à compléter ces données par quelques mots sur la préparation des bougies de paraffine et de blanc de baleine.
Tout le monde sait que la chandelle n’est autre chose que la graisse d’animaux herbivores (le bœuf et le mouton), modelée en longs cylindres, et pourvue d’une mèche de coton. On nomme suif la matière grasse extraite de la chair du bœuf ou du mouton, et axonge la graisse du cochon, graisse qui n’entre jamais, d’ailleurs, dans la composition des chandelles.
Le suif est acheté, dans les abattoirs, par les fabricants de chandelles. Détachée de l’animal par le boucher, cette graisse est livrée à ces fabricants, sous le nom de suif en branches, parce que la matière grasse n’est pas encore séparée des membranes qui la recèlent.
Le fabricant de chandelles doit donc commencer par séparer la graisse de l’animal, des cellules qui la renferment.
La première opération consiste à diviser le suif en fragments, qui permettront de le soumettre plus facilement à l’action de la chaleur ; la seconde, à retirer, par la chaleur, la matière grasse contenue dans ce tissu.
Pour diviser le suif en branches, un ouvrier place la matière brute venant de l’abattoir, sur une table, dans laquelle est fixé, par un anneau, un large couteau, dont la pointe est immobile, et dont l’extrémité mobile est pourvue d’un manche, comme le couteau du boulanger. Tenant de la main droite le manche de ce couteau, l’ouvrier élève et abaisse la lame tranchante ; tandis que, de la main gauche, il présente le suif à découper. Les fragments reçus dans une manne d’osier, sont portés de là dans la chaudière.
Cette chaudière est en fonte ou en cuivre. Elle est chauffée à feu nu, et non par la vapeur ; car la température de l’ébullition de l’eau ne serait pas suffisante pour chasser la matière grasse des cellules dans lesquelles elle est très-exactement enfermée. Un ouvrier remue constamment la matière chauffée, pour l’empêcher de se brûler au contact du métal trop chaud. L’action de la chaleur brise, ouvre les cellules adipeuses, et la chaudière se remplit peu à peu de graisse liquide ; tandis que les membranes qui constituaient les cellules et le tissu adipeux, se contractent et se réunissent à la surface du bain fondu, en produisant ce que l’on nomme des crettons dans le nord de la France, et des graillons dans le midi.
Quand tout le suif est fondu, un ouvrier le puise avec une cuiller de bois, et le verse sur une sorte de filtre, qui consiste en un simple panier d’osier, ou une écumoire en cuivre, et que l’on nomme baratte. Quelquefois un tamis de crin sert à opérer cette filtration, c’est-à-dire à séparer du suif fondu les crettons tenus en suspension dans la matière grasse liquide.
Quand le produit liquide ainsi filtré, est au moment de se figer, par le refroidissement, on le coule dans de petits tonneaux de bois, nommés caques, ou tinettes, et qui renferment environ 24 kilogrammes de suif fondu.
Les crettons, c’est-à-dire les membranes séparées du suif de mouton et de bœuf, pendant la fusion, retiennent emprisonnée une quantité notable de matière grasse. On la retrouve en jetant ces crettons dans une chaudière chauffée, qui en fait écouler la plus grande partie à l’état de liquide ; puis on porte le résidu à la presse.
Cependant les graillons, même après l’action de la presse, retiennent encore 5 à 6 pour 100 de suif. Ce résidu est excellent pour l’engraissement des bestiaux.
Quelques fabricants, après avoir fondu le suif une première fois, le purifient en le refondant avec de l’eau, et en y projetant un peu de sel marin, d’alun ou de tartre. On sépare, avec une écumoire, les impuretés qui se réunissent à la surface du bain. On puise ensuite le suif purifié, et on le laisse refroidir lentement dans un panier très-serré, où il s’égoutte. Avant de l’employer, on le fond une troisième fois, et on le maintient fondu, jusqu’à ce que toute l’eau qu’il peut retenir encore ait complètement disparu. Sans cette précaution, les chandelles fabriquées avec ce suif humide, couleraient et brûleraient en pétillant.
Tel est le moyen qui est encore suivi dans la plupart des pays de l’Europe, pour préparer les suifs destinés à la confection des chandelles. Un procédé plus savant, dû au chimiste d’Arcet, est suivi dans les villes manufacturières au courant du progrès industriel : c’est la fonte à l’acide.
Les crettons retiennent, avons-nous dit, malgré les meilleurs moyens d’expression, 5 à 6 pour 100 de graisse. D’un autre côté, les suifs chauffés à feu nu, répandent aux alentours de la fabrique, une odeur infecte, qui est même parfois dangereuse pour les habitants du voisinage. C’est pour remédier à ces inconvénients que le chimiste d’Arcet inventa, en 1820, la fonte des suifs à l’acide.
D’Arcet reconnut que l’acide sulfurique étendu d’eau, chauffé avec le suif en branches, dissout toutes les matières animales, en laissant surnager le suif parfaitement pur et non altéré.
Voici comment l’opération s’exécute. On se sert d’une chaudière autoclave, c’est-à-dire exactement fermée, et ne laissant pas échapper la vapeur au dehors. Dès lors, nous n’avons pas besoin de le dire, les parois de cette chaudière doivent être extrêmement résistantes. On remplit cette chaudière de 1 000 kilogrammes de suif en branches, que l’on arrose avec 10 kilogrammes d’acide sulfurique, étendu dans une quantité d’eau, qui varie de 200 à 500 litres, selon la qualité du suif. On ferme la chaudière ; puis on y dirige un courant de vapeur, qui entretient le liquide intérieur à la température de l’ébullition. On laisse agir l’acide bouillant pendant plusieurs heures. La température s’élève souvent dans cet espace clos, à 105 ou 110 degrés. Les membranes animales se dissolvent dans la liqueur acide, le suif se sépare, et vient former une couche au-dessus du bain acide. À la partie inférieure du liquide aqueux, se dépose une très-faible quantité de chairs, plus ou moins altérées. On retire de la chaudière le suif fondu, au moyen d’un robinet placé sur un côté de cette chaudière, et qui communique avec un tube à genouillère, dont l’extrémité aboutit à un flotteur assez léger pour se maintenir toujours à la séparation des deux couches liquides. Le suif liquide est dirigé de là, dans une vaste cuve, de 2 à 3 mètres cubes, en bois doublé de plomb, où il se refroidit. Quand il est au moment de se solidifier, on le verse dans les tinnes.
Grâce à ce procédé, on retire du suif en branches 85 pour 100 de suif fondu très-blanc ; tandis que la fonte du suif à feu nu, ne donne que 80 pour 100 d’un suif souvent coloré.
Ce procédé présente néanmoins un inconvénient sérieux. Les graillons étant imprégnés d’acide sulfurique, n’ont plus de valeur, car ils ne peuvent servir à engraisser les bestiaux, comme ceux qui sortent des anciennes fonderies de suif à feu nu.
Le même inconvénient a empêché d’adopter généralement un procédé d’extraction du suif à peu près semblable à celui que nous venons de décrire, et qui consiste à traiter la matière brute, au lieu d’acide sulfurique, par un alcali, la soude caustique, étendue d’eau.
Ce procédé, dû à M. Évrard, de Douai, s’exécute de la manière suivante. Dans une chaudière cylindrique ordinaire, et non autoclave, on place le suif brut, avec une dissolution de soude caustique, marquant 1° ou 1°,5 pour 100 kilogrammes de suif. On porte le liquide à l’ébullition. La liqueur alcaline bouillante pénètre dans les membranes, les gonfle, les rend perméables, en dissolvant les parties qui ont le moins de cohésion ; en sorte que la matière grasse fondue peut sortir facilement de ses enveloppes. Ce mode de traitement des suifs n’exige pas que la température du liquide dépasse 100 degrés. Il est donc inutile de recourir à la pression d’une chaudière autoclave, dont les dangers sont manifestes. Mais avec ce mode d’extraction des suifs, pas plus qu’avec le précédent, les résidus ne peuvent être donnés aux bestiaux ; ils ne sont bons qu’à être mis au fumier.
La figure 43 représente six cuves pour la fusion du suif au moyen de la vapeur, secondée par l’action des liqueurs alcalines. Le tuyau de vapeur qui sert à porter à l’ébullition la masse liquide, est visible sur les trois cuves du plancher supérieur. Il pénètre par le bas de ces cuves dans la masse à échauffer.
Quel que soit le moyen qui ait servi à extraire le suif des membranes animales, les opérations qui viennent d’être décrites fournissent un produit très-blanc, qui sert à confectionner les chandelles.
La matière qui sert à la confection des chandelles se compose de parties égales de suif, de mouton et de bœuf.
Les chandelles se font de deux manières différentes. Elles sont moulées, ou bien faites à la baguette.
Quel que soit le procédé suivi pour confectionner les chandelles, il faut commencer par préparer la mèche. Disons donc tout de suite la manière de s’y prendre.
Pour préparer les mèches de chandelles, il faut choisir du coton qui ne renferme aucun corps étranger, aucun nœud, aucun brin cassé, car la présence de tous ces corps dans la mèche, ferait couler les chandelles. On les dévide en écheveaux sur une planche, sur l’un des bords de laquelle on pratique une rainure, destinée à couper toutes les mèches de longueur égale. Les mèches sont ordinairement formées de neuf fils, qu’on attache ensemble au moyen d’un nœud de coton. Quand on les a ainsi assemblées par paquets, on coupe avec un couteau, tout le coton qui est dévidé sur la planche, ce qui donne à la fois une grande quantité de mèches.
Fig. 44. — Moule à chandelles. | Fig. 45. — Mèche dans le moule. |
Les moules sont faits ordinairement d’une partie d’étain et de deux parties de plomb. Ils présentent le corps du moule, cylindre creux bien poli à l’intérieur, et le chapeau, petit cône percé d’une ouverture à son sommet, par lequel passe la mèche (fig. 44).
Pour placer une mèche dans un moule, on munit l’extrémité de la mèche d’un petit morceau de bois ou de fil de fer, qui repose en travers sur les bords du chapeau, de sorte que la mèche arrêtée dans le chapeau, par cette traverse, pend dans l’intérieur et sort par la petite ouverture qui se trouve à la partie inférieure. On saisit le bout de mèche qui passe par la petite ouverture, et on le tire de manière à tendre fortement la mèche. On le fixe et on le maintient dans cet état, avec un petit morceau de bois qu’on passe par ce trou, et qui fait office de coin. C’est ce que représente la figure 45. AB, est la coupe du chapeau du moule, sur lequel on pose la traverse qui arrête l’un des bouts de la mèche. C, est la pointe du moule dans laquelle l’autre bout de la mèche est fixé par l’éclat de bois ; D est une pièce circulaire qui s’applique sur le chapeau. Comme les bords de ce disque sont tranchants, un demi tour qu’on lui imprime, coupe le bout de la mèche.
Pour fabriquer les chandelles par le moulage, on commence par placer les mèches dans les moules, comme il vient d’être indiqué. Ensuite on dépose ces moules verticalement dans les trous d’une table, leur extrémité pointue tournée en bas, et le chapeau du moule placé en haut, au niveau d’un canal qui est creusé dans la table. On verse le suif dans ces moules, à l’aide d’une cuiller ou d’un pot de fer-blanc, pourvu d’un bec (fig. 46). On a soin de ne le verser dans les moules que lorsqu’il commence à se figer. Si, en effet, on versait le suif trop chaud dans les moules, la matière grasse adhérerait au métal et les chandelles ne s’en retireraient pas facilement.
La fabrication des chandelles à la plonge ou à la baguette, ne se fait plus que dans les fabriques arriérées. Quelques consommateurs, surtout dans les campagnes, les recherchent encore, parce qu’elles coûtent moins, et brûlent un peu plus longtemps. Quoi qu’il en soit, voici comment on les confectionne.
On suspend à une baguette de bois les mèches, en les tenant à une certaine distance les unes des autres, puis on les passe dans un bain de suif fondu, pour leur donner une certaine rigidité, et on les roule entre les mains ou sur une table. On attache ces baguettes à un châssis circulaire suspendu par une corde, au-dessus d’une chaudière, dans laquelle le suif est tenu en fusion ; puis avec une cuiller l’ouvrier prend un peu de suif, et le verse sur chaque cylindre (fig. 47).
Souvent on rend mobile le cercle porteur des mèches. À cet effet, une poutre fixée au plafond et équilibrée par un contre-poids, sert à faire descendre et à relever le châssis qui supporte les mèches. En abaissant ce châssis, on trempe les mèches dans le bain de suif fondu ; puis on les retire. À chaque immersion, suivie d’une sortie, le suif en se refroidissant, forme une nouvelle couche solide, et la superposition de ces couches finit par donner la chandelle avec la grosseur voulue. Un calibre est placé à la portée de l’ouvrier. De temps en temps, il fait passer la chandelle par le trou de ce calibre, et il arrête enfin ses plongées lorsque la chandelle ne glisse plus qu’avec difficulté.
Il ne reste plus qu’à former le bout effilé de la chandelle. L’ouvrier y parvient en rognant avec une espèce de couteau le suif autour de l’extrémité de la chandelle de manière à la terminer en cône.
Si l’on veut remédier à l’extrême fusibilité du suif, et obtenir des chandelles perfectionnées, on ajoute au suif une petite quantité de cire, qui augmente la consistance de la chandelle et l’empêche de couler. Quelquefois, au lieu de mêler le suif à la cire, on fond la cire à part, et on l’introduit dans le moule à chandelle, que l’on roule ensuite horizontalement, jusqu’à ce que ses parois soient couvertes de cire. Ensuite on coule du suif à la manière ordinaire dans le moule, et l’on obtient ainsi une chandelle entièrement revêtue de cire, dont l’aspect est agréable et le prix peu élevé. Ces chandelles enrobées de cire, qui furent d’abord une véritable falsification, quand on les vendait comme de véritables bougies, ont été un perfectionnement très-avouable, quand on les a vendues sans dissimuler leur mode de fabrication.
Les chandelles, au sortir des moules, sont jaunâtres. Pour les décolorer, il suffit de les exposer au grand air, à la rosée et au serein, dans des lieux à l’abri du soleil.
CHAPITRE XI
Depuis la loge du portier jusqu’à la mansarde, en passant par les aristocratiques salons du premier étage, la bougie stéarique se trouve aujourd’hui partout. Il sera donc utile d’entrer dans quelques détails au sujet de son invention.
La bougie stéarique n’est autre chose, en définitive, que la partie la plus concrète du suif, séparée et moulée comme la chandelle. Comment les chimistes sont-ils parvenus à effectuer cette séparation par des procédés simples et économiques ? Quelle est la véritable nature de ce corps gras concret ? Pour répondre avec clarté à ces questions, il faut commencer par rappeler les différences qui existent entre la bougie stéarique et la chandelle.
La bougie stéarique diffère de la chandelle par sa consistance physique. La matière qui la compose est bien moins fusible que le suif ; il en résulte qu’elle ne coule pas pendant sa combustion. On peut ajouter qu’elle ne salit pas les objets sur lesquels elle vient à se répandre ; ou du moins que les taches qu’elle laisse par le refroidissement de la matière fondue, disparaissent par un simple frottement.
La bougie stéarique n’a pas besoin d’être mouchée. Cet avantage provient de la structure particulière de la mèche, que l’on forme de trois fils de cotons tressés, c’est-à-dire tordus en sens opposé. À mesure que la bougie brûle, cette torsion est détruite, et par suite de plus grande longueur et de la tension plus forte donné à l’un des brins, la mèche s’infléchit légèrement ; elle parvient ainsi dans la partie extérieure, ou dans le blanc de la flamme. Mis, de cette manière, en contact avec l’air extérieur, le charbon qui provient de la mèche, y brûle, et se trouve bientôt réduit en cendres, ce qui dispense de moucher la bougie.
Nous ferons remarquer, en passant, que cet ingénieux artifice n’aurait pu s’appliquer à la chandelle. Si l’on eut courbé la mèche de côté, pour la faire consumer hors de la flamme, l’extrême fusibilité du suif aurait eu pour résultat de faire fondre une telle quantité de corps gras, qu’il en serait résulté un coulage considérable de la chandelle.
En tout cela, le fait essentiel, c’est, on le voit, d’avoir transformé le suif en une matière sèche et peu fusible. Faire connaître l’invention de la bougie stéarique, c’est donc exposer les moyens à l’aide desquels on a pu atteindre ce dernier résultat. Il sera nécessaire de commencer cet exposé par quelques considérations chimiques ; on comprendra sans peine ensuite les procédés de fabrication que met en œuvre l’industrie qui va nous occuper.
Tous les corps gras sans exception, ceux qui proviennent d’origine végétale comme ceux qui sont fournis par les animaux, sont toujours constitués par le mélange de deux substances, dont l’une est solide et l’autre liquide. La prédominance du produit solide ou de la matière liquide, dans ce mélange naturel, détermine l’état physique particulier du corps gras, et c’est à la variation de ces deux principes qu’est due la différence de consistance, ou d’état physique, que nous présentent les huiles, les beurres et les suifs, les premiers étant toujours liquides, les seconds demi-fluides et les derniers affectant la forme solide.
Un savant auquel la chimie est redevable de beaucoup d’idées originales et de découvertes utiles, Braconnot, mort, en 1854, à Nancy, sa ville natale, a le premier saisi et mis en évidence ce grand fait scientifique. Pour en démontrer la réalité, Braconnot fit l’expérience suivante, qui porte avec elle ses conclusions. À l’aide d’une forte presse, il comprima, entre des doubles de papier joseph, de la graisse de mouton, et il parvint, par cette simple opération mécanique, à séparer ce corps gras en deux produits : l’un, constamment liquide à la température ordinaire, l’autre toujours solide. En soumettant à une opération semblable de l’huile d’olive, préalablement solidifiée par l’action du froid, on arrive au même résultat, et l’on peut partager cette huile en deux corps gras, dont l’un est toujours liquide et l’autre toujours solide à la température ordinaire.
Le produit liquide, qui fait partie de la plupart des corps gras, a reçu des chimistes le nom d’oléine, le corps solide celui de stéarine. Un autre produit solide, qui joue le même rôle que la stéarine, et qui l’accompagne dans beaucoup de corps gras naturels, porte le nom de margarine. Avant que ces dénominations fussent connues, Braconnot avait appelé la partie solide du suif, suif absolu, et la partie liquide, huile absolue.
Nous avons dit que l’inconvénient principal qui s’oppose à l’emploi général de la chandelle, comme moyen d’éclairage, c’est sa fusibilité extrême, qui fait qu’à la température ordinaire, elle salit tout ce qu’elle touche, et que, pendant sa combustion, elle coule avec une facilité déplorable. On voit donc que le fait découvert par Braconnot, concernant la constitution générale des corps gras, pouvait conduire à perfectionner, d’une manière avantageuse, l’éclairage au moyen du suif. Puisque le suif est un mélange de deux substances, dont l’une est liquide et l’autre solide à la température ordinaire, il suffisait, pour faire disparaître la plus grande partie des inconvénients que les graisses présentent dans leur application à l’éclairage, de les priver de leur élément liquide, en les réduisant à la partie solide qu’ils renferment.
Dans une notice biographique sur Braconnot, remplie de faits intéressants et peu connus, M. Nicklès, professeur de chimie à la Faculté des sciences de Nancy, nous apprend que Braconnot essaya de fabriquer industriellement, avec l’aide d’un pharmacien de Nancy, F. Simonnin, des bougies composées de la partie solide du suif.
« Dès 1815, dit M. Nicklès, Braconnot avait entre ses mains l’acide stéarique, qui ne fut réellement découvert qu’en 1820 par M. Chevreul. Braconnot avait cependant reconnu que ce corps pouvait s’obtenir en traitant les corps gras soit par l’acide sulfurique, soit par les alcalis ; il avait remarqué qu’il s’unissait facilement avec les acides et qu’il était très-soluble dans l’alcool ; cependant, il ne sut pas reconnaître sa nature et se borna à le considérer comme une espèce de cire. Un pas de plus, et il constatait le véritable caractère de ce composé, qui a donné le jour à une grande et belle industrie, celle de la bougie de l’acide stéarique.
« Toutefois, il songeait à ce mode d’éclairage plus commode et moins insalubre, et un chimiste de ses amis, pharmacien à Nancy, M. F. Simonnin, avait pris l’initiative de la fabrication en grand. Dès 1818 il fabriqua de la bougie avec de la stéarine et en livra une assez grande quantité au commerce, mais ce n’était pas encore de l’acide stéarique, ou, si l’on veut, c’était, comme l’a fait voir M. Chevreul, cet acide, plus de la glycérine, moins de l’eau ; les bougies de stéarine avaient donc encore une grande partie des inconvénients de la chandelle, elles ne se mouchaient pas toutes seules, car les mèches tressées et imprégnées d’acide borique n’étaient pas inventées ; les temps, comme on le voit, n’étaient pas encore venus, la question n’était pas encore mûre ; aussi, pour l’amener à maturité, n’a-t-il fallu rien moins qu’une vingtaine d’années de travaux accomplis dans les divers centres civilisés[10]. »
M. Nicklès cite le texte du brevet d’invention qui fut décerné à Braconnot et Simonnin, pour l’exploitation de la bougie composée de stéarine et d’un peu de cire, que les inventeurs nommaient céromimène. Comme le fait remarquer M. Nicklès, cet épisode de l’histoire de la bougie stéarique est complètement ignoré des chimistes. Aussi rapporterons-nous le texte de cet important brevet.
La demande a été faite le 1er juillet 1818, le certificat a été délivré le 29 du même mois.
Voici la description des procédés relatés dans ce certificat.
« Le nouvel art que veulent créer les sieurs Braconnot et Simonnin, et pour lequel ils demandent à être brevetés par Sa Majesté, consiste dans la fabrication en grand d’une matière analogue à la cire et pouvant la remplacer dans plusieurs de ses usages, particulièrement pour l’éclairage. Cette matière, trouvée par le premier de ces chimistes dans toutes les graisses animales, en est retirée par le procédé suivant :
« On étend la graisse ou le suif dont on veut extraire la matière concrète avec une quantité variable d’une huile volatile, ordinairement celle de térébenthine. Le mélange est placé dans des boîtes circulaires, revêtues intérieurement de feutre et dont les parois latérales ainsi que le fond sont percés d’une multitude de petits trous, et soumis à une pression graduée et très-forte qui en exprime l’huile volatile ajoutée, et avec elle la partie la plus fluide de la graisse employée. La substance solide restée dans les boîtes en est retirée, on la fait bouillir longtemps avec de l’eau pour lui enlever l’odeur de l’huile volatile. Tenue ensuite en fusion pendant quelques heures avec du charbon animal récemment préparé, elle est filtrée bouillante. Refroidie, cette substance est d’un blanc éclatant ; elle est demi-transparente, sèche, cassante, sans saveur ni odeur.
« Cette matière très-propre à l’éclairage ne peut cependant dans cet état être employée à cet usage à cause de sa trop grande fragilité qui n’en permet ni le roulage ni le transport ; il est indispensable de lui faire subir quelques modifications, on parvient à lui donner une sorte d’élasticité et de ténacité par un léger contact avec du chlore ou de l’hydrochlore : son alliage avec un cinquième de cire d’abeilles donne le même résultat, alors son emploi est facile et on en moule des bougies d’un usage aussi agréable que celui de celles faites avec de la cire. À raison de ses propriétés, cette substance a été nommée Céromimène ou qui imite la cire.
« L’huile exprimée, ou la partie la plus fluide de la graisse employée contenant, outre l’huile volatile que l’on peut séparer par la distillation, une quantité assez considérable de matière concrète qu’elle entraîne et tient en solution, étant épurée et blanchie par le charbon d’os, est éminemment propre à la fabrication de savon excellent pour les arts et l’usage domestique, son odeur étant faible et point trop désagréable. Cette huile animale, saponifiée d’abord par la potasse des Vosges, est transformée ensuite en savon dur à base de soude, par le sulfate de soude, de peu de valeur et très-abondant dans les eaux salées du département. Ce procédé a l’avantage d’offrir au commerce du sulfate de potasse recherché pour les fabriques d’alun. Les travaux longs et multipliés des sieurs Braconnot et Simonnin, sur cet objet, leur permettant de donner à cette nouvelle branche d’industrie une grande extension, ils pourront utiliser beaucoup de matières grasses jusques alors rejetées comme n’étant propres à peu ou point d’usages, telles que les graisses de chevaux, de chiens, d’os, celles gâtées, les beurres rances, etc., etc. L’échantillon de céromimène ci-joint a été extrait du suif de mouton.
« Paris, le 26 juillet 1818. Le Sous-secrétaire d’État au département de l’intérieur. »
Braconnot ne poussa pas plus loin ses recherches sur les corps gras, parce qu’il savait que M. Chevreul s’occupait alors de cette étude. En effet, M. Chevreul commençait à cette époque, une longue série de travaux chimiques sur les corps gras.
L’application pratique des travaux de M. Chevreul, fut de donner le moyen de séparer plus facilement que ne l’avait fait Braconnot, les deux principes, solide et liquide, que l’on peut retirer de la plupart des corps gras.
Voici comment les recherches théoriques de M. Chevreul ont conduit à cette application pratique.
Par l’ensemble de ses analyses, M. Chevreul a réussi à dévoiler la véritable constitution chimique des divers principes immédiats, stéarine, oléine, margarine, dont Braconnot avait, le premier, découvert l’existence, et qu’il avait désignés sous les noms de suif absolu et d’huile absolue. M. Chevreul a prouvé que la stéarine, l’oléine, la margarine, peuvent être considérées comme une espèce de sel organique, renfermant une base, qui est la même pour tous, la glycérine, unie à un acide gras : l’acide stéarique, quand il s’agit de la stéarine ; l’acide oléique, quand il s’agit de l’oléine, etc. La stéarine est donc un stéarate de glycérine, l’oléine un oléate de glycérine[11]. On peut mettre ce fait hors de doute en soumettant à l’action des alcalis caustiques, tels que la potasse ou la soude, les principes immédiats retirés des corps gras naturels. Si l’on fait bouillir de la stéarine, par exemple, avec de la soude caustique, ce produit est décomposé ; la glycérine, mise en liberté, se dissout dans l’eau, et l’acide stéarique, se combinant avec la soude, forme du stéarate de soude, qui se sépare du liquide.
Mais l’opération qui consiste à décomposer les corps gras par les alcalis caustiques, est bien connue dans les arts : c’est celle qui donne naissance au savon, c’est la saponification. Ainsi, les recherches théoriques de M. Chevreul ont eu pour résultat de dévoiler la constitution chimique, la composition du savon, produit en usage depuis des siècles, et dont rien n’avait pu, jusqu’à nos jours, expliquer la nature et le mode de formation. On sait, d’après les travaux de ce chimiste, que le savon ordinaire, par exemple le savon obtenu au moyen de l’huile d’olive, est un mélange de deux sels à base minérale et à acide gras, un mélange d’oléate et de stéarate de soude.
Puisque l’on donne naissance à de l’acide stéarique, c’est-à-dire au principe solide du suif, par la saponification des corps gras, il suffit d’exécuter cette opération pour préparer industriellement de l’acide stéarique applicable à l’éclairage. En saponifiant le suif à l’aide d’un alcali, tel que la potasse, la soude ou la chaux, et décomposant ensuite ce savon par un acide minéral, on peut mettre en liberté les acides stéarique et oléique, c’est-à-dire le produit solide et le produit liquide qui existent dans le suif. En séparant ensuite, ce qui n’offre aucune difficulté, l’acide stéarique solide, de l’acide oléique, qui est liquide, on peut consacrer l’acide stéarique à la confection des bougies.
Par cette série d’inductions théoriques, on était donc conduit à créer une branche toute nouvelle d’industrie, la fabrication de bougies composées d’acide stéarique offrant tous les avantages que l’on cherchait dans les bougies de cire.
Cette conclusion ne pouvait échapper à l’auteur de ces découvertes. Aussi M. Chevreul se mit-il en devoir d’appliquer à l’éclairage le résultat de ses observations scientifiques.
M. Chevreul avait commencé, en 1813, à publier ses travaux sur les corps gras. Ses mémoires sont au nombre de huit, et le dernier parut en 1823. C’est aussi en 1823 que fut publié l’ouvrage intitulé Recherches chimiques sur les corps gras d’origine animale, qui résumait dix années de travaux. Deux ans après, au mois de janvier 1825, M. Chevreul prenait, de concert avec Gay-Lussac, des brevets, en France et en Angleterre, pour l’application des acides gras à la fabrication des bougies. Le contenu de ces brevets témoigne des prévisions habiles et de la sagacité des deux auteurs, qui comprirent dans la spécification de leurs procédés, une foule de moyens, dont plusieurs sont restés infructueux ou sans application, mais dont un grand nombre, modifiés par l’expérience et la pratique, ont trouvé place dans les opérations manufacturières.
Cependant, entre une donnée scientifique et son application efficace à l’industrie, il existe un intervalle immense, et les qualités du savant sont loin d’être une garantie de réussite dans une opération industrielle. L’échec complet qu’éprouvèrent MM. Gay-Lussac et Chevreul, dans leur essai de fabrication des acides gras, serait une preuve suffisante de cette vérité, si elle avait besoin de démonstration. Conformément à leur brevet, MM. Gay-Lussac et Chevreul entreprirent de saponifier le suif par la soude ; ils décomposaient ensuite par l’acide chlorhydrique le savon ainsi formé. Indépendamment de la pression employée pour séparer les acides concrets de l’acide oléique, on faisait usage d’alcool, pour enlever ce dernier acide. De tels moyens n’avaient rien de manufacturier, aussi ne purent-ils être mis en œuvre industriellement.
Peu de temps après, un autre essai fut tenté pour la fabrication industrielle des acides gras, par un ingénieur des ponts et chaussées, M. Jules de Cambacérès, qui fut plus tard préfet du département du Bas-Rhin. Le père de M. de Cambacérès était à la tête d’une manufacture pour l’éclairage. S’inspirant des leçons et des conseils de MM. Chevreul et Gay-Lussac, le jeune ingénieur voulait obtenir l’honneur d’appliquer à l’industrie les données récemment acquises à la science.
Mais cette tentative n’eut aucun succès. Elle fut, de la part de son auteur, plutôt un essai de fabrication sur une petite échelle, qu’une fabrication manufacturièrement organisée. Ses procédés pratiques demeurèrent à l’état d’ébauche. À l’exemple de MM. Chevreul et Gay-Lussac, M. de Cambacérès saponifiait le suif par un alcali caustique. Ses bougies étaient d’une couleur jaunâtre, qui provenait en partie de l’impureté de l’acide stéarique, et en partie du cuivre enlevé au vase dans lequel l’opération s’exécutait. Elles étaient grasses au toucher et d’une odeur désagréable. Les mèches, qui avaient été plongées dans de l’acide sulfurique étendu, pour faciliter leur combustion, étaient sensiblement altérées par cet agent chimique ; elles disparaissaient quelquefois au sein de la bougie, qui ne pouvait plus brûler faute de mèche. M. de Cambacérès renonça à continuer l’essai qu’il avait entrepris.
Cependant, cette tentative du jeune ingénieur ne fut pas tout à fait inutile aux progrès futurs de l’industrie stéarique. C’est M. de Cambacérès qui eut, le premier, l’idée d’employer pour les bougies stéariques les mèches nattées et tressées dont on se sert aujourd’hui, et qui reconnut qu’il est indispensable de traiter préalablement la mèche par un acide. L’acide sulfurique fut employé par M. de Cambacérès, pour approprier les mèches de coton à la combustion des acides gras. Plus tard on substitua à l’acide sulfurique l’acide borique.
Les mèches de coton, telles qu’on les emploie pour les chandelles, ne pouvaient servir pour les bougies stéariques. Quand on allumait une de ces bougies portant une mèche de coton ordinaire, comme l’acide stéarique charbonne beaucoup en brûlant, il se formait bientôt, à l’extrémité de la mèche, un champignon, qui arrêtait l’ascension de la matière fondue. Dès lors, le liquide, ne pouvant parvenir jusqu’au point où s’effectuait la combustion, dégorgeait et coulait le long de la bougie. Après avoir essayé de parer à cet inconvénient par l’emploi d’une mèche creuse à l’intérieur, et présentant à l’extérieur le tissu d’une étoffe, M. de Cambacérès imagina la mèche actuellement en usage, et qui se compose de trois brins de fil de coton tressés et tissus au métier. MM. Gay-Lussac et Chevreul avaient bien, il est vrai, indiqué, dans leur brevet, l’usage de mèches ou creuses, ou tissées, ou filées ; mais on ne trouve pas dans ces désignations la natte telle qu’elle fut employée par M. de Cambacérès, et telle qu’elle est encore appliquée à la bougie stéarique. On n’y trouve pas surtout indiquée la nécessité de traiter la mèche par un acide, avant de la placer dans le moule à bougie.
Cette modification à la contexture et à la préparation des mèches, était d’une importance de premier ordre. Sans cette remarque, si peu importante en apparence, mais fondamentale en réalité, l’industrie stéarique aurait été arrêtée dès ses premiers pas. C’est ce qui nous engage à rapporter ici le passage très-curieux d’un mémoire que M. de Cambacérès a présenté à l’Académie des sciences, le 17 janvier 1858, et dans lequel l’auteur raconte par quels tâtonnements successifs il fut amené à reconnaître la nécessité de traiter les mèches par des procédés particuliers, et de leur imprimer une courbure pendant la combustion.
« Donnant en 1821, dit M. Jules de Cambacérès, quelques conseils à une fabrique qui s’occupait de ces applications, je fus conduit à examiner sous ce rapport les diverses transformations des corps gras que la science avait fait connaître, et en particulier les acides gras solides, dont l’identité avec l’adipocire avait été constatée. Mais je fus longtemps arrêté par un inconvénient que présentaient, dans leur combustion, les acides stéarique et margarique confectionnés en bougies, inconvénient d’autant plus grave que, s’il n’avait pas été levé, l’emploi de ces substances dans l’éclairage aurait été impossible.
« La fabrication des bougies ne présentait aucune difficulté ; mais, lorsqu’on allumait une de ces bougies faites avec une mèche ordinaire de coton, la mèche, après quelques instants, se resserrait dans sa partie supérieure, en se charbonnant et en se réduisant promptement en cendres. Dans sa partie moyenne, au milieu de la flamme, elle n’était presque pas noircie ; et, dans sa partie inférieure, elle était trop imbibée de la substance en fusion pour être même attaquée par la chaleur. L’ascension de cette substance étant ainsi ralentie par le resserrement de la mèche dans la partie supérieure, l’engorgement du liquide se produisait dans la partie inférieure, et l’intervalle le long duquel s’opérait la combustion, devenait trop court. Une partie du liquide était bientôt projetée dans cet espace par l’ébullition, et donnait lieu à des jets de lumière, jusqu’à ce que l’excédant coulât en dehors de la bougie. La combustion reprenait alors son activité, mais pour être arrêtée un instant après par le renouvellement du même effet.
« Cet inconvénient dans la combustion des acides gras solides au moyen d’une mèche ne se présentait pas toujours au même degré. Il variait selon que la quantité d’acide oléique était plus ou moins grande dans les bougies, et selon que la matière grasse saponifiée était restée plus ou moins de temps, dans sa préparation, en contact avec l’eau. Ayant reconnu qu’il était impossible de l’éviter, si l’on voulait fabriquer économiquement les acides gras solides, nous fûmes conduit à chercher, dans les moyens de combustion plutôt que dans les moyens de préparation de ces substances, la solution de la difficulté qui arrêtait leur emploi dans l’éclairage.
« L’acide oléique surtout ne pouvait être brûlé dans une lampe avec une mèche ordinaire ou tissée. La mèche était presque instantanément détruite. Il n’en était plus de même, lorsqu’elle était faite, non avec une substance végétale, telle que le coton, mais avec une substance minérale, telle que l’amiante. La combustion s’opérait alors comme une huile ordinaire. Mais comme, dans les bougies ou chandelles, la mèche doit être brûlée à mesure qu’elle est mise à découvert par la combustion du corps qui l’alimente, on ne pouvait employer, pour la confection de cette mèche, qu’une substance végétale. Il fallait donc régler son incinération, de manière à empêcher le resserrement trop prompt des fils.
« Dans ce but, nous fîmes l’essai de petites mèches tissées creuses, telles qu’on les emploie dans l’éclairage des lampes. Ces mèches creuses favorisaient la transformation en vapeur de la substance grasse, façonnée en bougies, et suppléaient ainsi au défaut de tirage provenant du resserrement du tissu, au moins pendant le temps nécessaire pour la combustion du corps gras.
« Mais des mèches pleines, dont les fils étaient très-rapprochés, soit par la torsion, soit par le tissage, s’opposaient plus efficacement aux inconvénients reconnus. Elles participaient en quelque sorte par la fixité des fils de la nature des mèches d’amiante. Aussi furent-elles préférées dès que l’obstacle provenant de la roideur, qui s’opposait à leur incinération, eut été levé par une courbure, qui leur permettait de sortir de la partie supérieure de la flamme.
« C’est ainsi que nous avons proposé, dans le temps, pour la combustion de l’acide oléique des mèches d’amiante, et, pour celle des bougies faites avec les acides gras, d’abord une mèche tissée creuse, puis une mèche pleine, et de préférence une mèche tressée, qui se courbait d’elle-même pendant la combustion. Par sa confection très-simple, cette mèche devait avoir la préférence sur toutes celles qui remplissaient le même but, mais qui auraient présenté plus de difficultés dans la fabrication et l’usage ; telles sont les mèches dont les fils auraient été roulés en spirales, comme les cordes métalliques de musique, ou auraient été façonnées en zigzag, etc.
« À mesure que la fabrication fut établie sur une plus grande échelle, nous ne tardâmes pas à reconnaître que, dans les limites qu’il fallait accorder au degré de pureté des substances grasses, les effets d’une combustion incomplète pouvaient ne pas être toujours détruits par l’action des mèches tissées, surtout pour les bougies qui contenaient une quantité sensible d’acide oléique. Il fallait donc s’opposer par une autre action au resserrement des fils.
« Une remarque nous avait frappé d’autant plus vivement, qu’elle avait donné lieu de croire, dès l’origine, que l’inconvénient signalé dans la combustion des acides gras était purement accidentel, et ne se reproduirait pas constamment dans la pratique, lorsque la préparation de ces acides serait perfectionnée. Le phénomène ne se montrait pas toujours au moment même où la bougie était allumée, mais souvent plusieurs minutes après, lorsque la partie de la mèche, d’abord enflammée, avait été incinérée et remplacée par la partie suivante que la combustion avait mise à découvert
« Ce fait, dont nous n’avions pas su d’abord tirer toutes les conséquences, nous fit penser plus tard qu’en charbonnant par un agent chimique les fils dont la mèche était composée, nous empêcherions par ce moyen leur rapprochement qui supprimait la longueur des intervalles capillaires ; nous fûmes ainsi conduit, dix-huit mois après les premiers essais, à imbiber les mèches dans une dissolution acide, telle que l’alcool ayant quelques gouttes d’acide sulfurique, pour rendre leur carbonisation immédiate aux premières impressions de la chaleur, et dès ce moment toutes les difficultés de combustion furent levées dans la pratique.
« On conçoit, du reste, pourquoi il est nécessaire de charbonner ainsi la mèche. Dans l’acte de la saponification, le principe colorant, inhérent à la partie huileuse du corps gras, absorbe plus ou moins d’eau. Cette eau, ainsi fixée dans les acides gras, forme un composé qui brûle avec émulsion en montant le long des fils de la mèche. Dès lors ces fils, dans la partie supérieure, n’étant pas entièrement imbibés, se rapprochent les uns des autres par l’effet de la chaleur résultant en partie de leur combustion ; car on sait que les substances végétales, une fois enflammées, développent par leur propre combustion la chaleur nécessaire pour que le phénomène continue, pourvu qu’elles aient le contact de l’air. La mèche, ainsi brûlée dans sa partie supérieure, ne suffit plus au tirage du liquide ; et de là la combustion imparfaite des bougies d’acide stéarique. Mais si, avant d’allumer ces bougies, on charbonne rapidement les fils de la mèche sans altérer leur forme, la vive combustion de cette mèche ne peut plus avoir lieu ; par conséquent le resserrement des fibres charbonnées n’est plus possible au même degré, et les canaux capillaires étant conservés, l’ascension du liquide n’éprouve plus d’obstacle.
Cette prompte carbonisation de la mèche a lieu naturellement lorsqu’on allume une bougie, parce que la mèche est soumise d’abord à l’action de la chaleur sans être encore imbibée de liquide. C’est ce qui explique pourquoi, dans cette circonstance, avec une mèche ordinaire, les effets de combustion avec jets de lumière et écoulement de liquide sont retardés. Elle est favorisée en partie par les tissus ou les fils fortement tordus, qui sont moins imbibés par les corps gras que les mèches ordinaires, et qui s’opposent d’ailleurs à un resserrement trop inégal des fils le long de la partie de la mèche où s’opère la combustion, ou, ce qui revient au même, sont brûlés moins facilement que les fils des mèches ordinaires.
« On a substitué plus tard, dans la préparation des mèches, à l’acide sulfurique divers acides, et en dernier lieu, l’acide borique qu’on emploie aujourd’hui généralement partout. L’acide borique et tous ses analogues, tels que l’acide arsénieux, etc., agissent d’une manière différente de celle de l’acide sulfurique. Ce n’est pas en charbonnant rapidement la mèche au moment de la combustion qu’ils s’opposent au resserrement des fils de la partie supérieure de cette mèche ; c’est en rendant le coton moins combustible qu’ils empêchent la destruction trop rapide de cette partie supérieure. On remarque, en effet, que le coton imbibé d’acide borique brûle sans flamme, et en se charbonnant seulement. Il en est de même, si l’on trempe ce coton dans une dissolution d’un sel, tel que le sel marin, le chlorure de chaux, etc. Peut-être aussi que ces substances donnent aux fils d’une mèche imbibée, de la roideur et de la fixité, et qu’elles maintiennent ainsi les canaux capillaires : c’est une espèce d’apprêt que recevraient les fils de cette mèche. Mais elles agissent surtout en retardant la combustion du coton, qui se charbonne à sa partie supérieure sans brûler avec flamme. Ainsi l’action de ces acides solides, qu’une fausse analogie a fait substituer à l’acide sulfurique, est tout à fait différente de celle de ce dernier acide.
« La courbure que prend la mèche tressée pendant la combustion, et qui est nécessaire pour que cette mèche sortant de la flamme soit frappée par l’air et réduite en cendres, est due à l’enlacement des brins de fil les uns dans les autres ; mais au premier abord on ne voit pas très-bien comment l’inflexion se produit. En examinant attentivement la tresse à trois brins, par exemple, la plus simple de toutes, et celle dont on fait usage pour les mèches des bougies, on remarque que sur chacune des deux faces les brins forment une série d’angles dont les côtés sont parallèles, et présentent, dans l’une, leurs sommets en bas comme des V, et dans l’autre, leurs sommets en haut comme des V renversés (V). Sur cette dernière face, si l’on considère les côtés parallèles à droite ou à gauche de l’axe, il est facile de voir qu’ils sont formés par des brins dont le supérieur est croisé par l’inférieur, et peut, par conséquent, tourner autour de lui comme autour d’un point fixe, tandis que sur l’autre face le brin supérieur s’enroule bien autour de l’inférieur, mais c’est en passant de l’autre côté de l’axe. Il en résulte qu’il est tout à fait indépendant du brin parallèle, qui est placé immédiatement au-dessous de lui, et qu’il ne peut tourner autour de ce brin, comme autour d’un point fixe au moment de la combustion. La mèche, en brûlant, doit donc s’incliner du côté de l’autre face, c’est-à-dire du côté où l’on remarque les V renversés »[12].
M. J. de Cambacérès avait donc découvert la meilleure mèche à adapter aux bougies composées d’acide stéarique. Cependant, il ne put, comme nous l’avons dit, parvenir à trouver un procédé régulier pour la fabrication des acides gras. Il n’alla pas plus loin dans cette direction que MM. Chevreul et Gay-Lussac.
CHAPITRE XII
Après les deux tentatives infructueuses de MM. Gay-Lussac et Chevreul, d’une part, de M. de Cambacérès, de l’autre, l’application des acides gras à l’éclairage semblait ne devoir jamais fournir des résultats industriels. Cette fabrication fut donc abandonnée. C’est dans ces circonstances, et cinq années après la délivrance du brevet de M. Chevreul, que M. de Milly commença à s’occuper de la production manufacturière des acides gras, et à poser les premiers fondements d’une industrie qui devait prendre en France et à l’étranger un développement extraordinaire.
M. de Milly était, avant la révolution de 1830, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi Charles X. La chute de la branche aînée des Bourbons lui ayant ravi son avenir, il se voua à une existence nouvelle et indépendante. Il profita des connaissances qu’il avait acquises pour entrer dans la carrière industrielle, et, secondé par un de ses amis, M. Motard, docteur en médecine, il commença à s’occuper de la fabrication industrielle des acides gras. M. Chevreul avait découvert l’acide stéarique, M. de Milly entreprit d’en établir la production sur des bases économiques.
C’est en 1831, époque à laquelle on avait renoncé à tout essai de fabrication des bougies stéariques, que M. de Milly commença cette tâche ardue. Quoique les difficultés d’une telle entreprise fussent graves et nombreuses, il ne se laissa pas rebuter, et en quelques années, il parvint à élever l’industrie stéarique sur des bases définitives et durables.
La première usine de M. de Milly fut établie près de la barrière de l’Étoile, à Paris : de là le nom de bougie de l’Étoile, qu’a reçu et que porte quelquefois encore, en France, la bougie stéarique.
La découverte la plus importante de M. de Milly, celle qui permit de procéder tout aussitôt industriellement à la fabrication des acides gras, fut la substitution de la chaux à la soude caustique, pour la saponification du suif. L’emploi des alcalis caustiques, proposé pour cette opération, par MM. Gay-Lussac et Chevreul, était, comme nous l’avons dit plus haut, impraticable industriellement. La chaux, matière à vil prix, substituée à la dissolution caustique, détermina véritablement la création de l’industrie stéarique. Traité par la chaux, le suif donne un savon calcaire, lequel, décomposé ensuite par l’acide sulfurique, laisse en liberté les deux acides gras, stéarique et oléique. Par la pression, exercée d’abord à froid, ensuite à chaud, on sépare, sans aucune difficulté, l’acide stéarique concret de l’acide oléique liquide.
Mais la combustion des bougies formées d’acides gras, présentait une difficulté particulière. La chaux employée dans la fabrication, restait retenue en très-petite quantité, dans l’acide stéarique. Pendant la combustion de la bougie, elle se réunissait et s’accumulait sur la mèche ; engagée entre les fils, elle finissait, en diminuant la capillarité, par engorger la mèche, et la combustion languissait. M. de Cambacérès, qui avait, le premier, reconnu cet obstacle, avait essayé d’y parer en immergeant préalablement, comme nous l’avons dit, les mèches dans l’acide sulfurique ; mais le coton était corrodé par cet acide. C’est M. de Milly qui imagina le moyen employé aujourd’hui pour débarrasser la mèche de la chaux provenant des opérations de fabrique, comme aussi des cendres laissées par la combustion du coton. Avant d’être placée dans la bougie, la mèche est immergée dans une dissolution d’acide borique. Pendant la combustion, cet acide joue le rôle suivant. À mesure que le corps gras brûle, et laisse des cendres, l’acide borique, dont les affinités chimiques sont puissantes surtout à une température élevée, se combine avec la chaux et les autres bases minérales qui font partie des cendres. Ces borates, étant très-fusibles, se convertissent, à l’extrémité de la mèche, en une petite perle brillante, qui tombe, après l’entière combustion de la mèche. L’addition de l’acide borique a ce grand avantage, qu’il réduit considérablement le volume des cendres laissées par la mèche. Ainsi converties en borates fusibles, les cendres, sous la forme d’un imperceptible globule, tombent dans le godet de la bougie. Chacun peut constater, en regardant pendant quelque temps la marche de la combustion d’une bougie stéarique, la formation, à certains intervalles, de ce très-petit globule fondu, qui finit par tomber dans le godet de la bougie, quand il a acquis un volume un peu plus grand.
La combustion d’une bougie stéarique, qui, au premier abord, paraît fort simple, se compose donc, en réalité, de plusieurs effets délicats, et le résultat qui, seul, frappe nos yeux, est la conséquence d’une série d’artifices ingénieux, rassemblés par une science prévoyante.
Parmi les nombreuses difficultés que l’industrie stéarique eut à surmonter dans ses débuts, on peut signaler encore celle qui provenait de la cristallisation de l’acide stéarique, pendant le moulage des bougies. Dans les premiers temps de la fabrication, les bougies n’offraient point l’aspect uni et mat qu’on leur voit aujourd’hui. Après avoir été coulé dans les moules, l’acide stéarique y cristallisait en fines aiguilles entre-croisées. La matière refroidie présentait dès lors une texture cristalline et une demi-translucidité, qui la différenciait trop, par son aspect, de la bougie de cire qu’elle était destinée à remplacer.
Cette difficulté arrêta pendant assez longtemps l’essor de la naissante industrie. Le premier essai que l’on avait tenté pour conjurer l’effet fâcheux dont nous parlons, avait été malheureux. On avait reconnu que l’acide arsénieux, ajouté en petite proportion à l’acide stéarique fondu, a le privilège d’empêcher sa cristallisation par le refroidissement. On avait donc fait usage d’acide arsénieux pour obtenir des bougies d’un aspect mat. Mais la présence au sein des bougies, d’un poison aussi actif que l’arsenic, avait pour l’hygiène publique de grands inconvénients. Quelque faible que fût la proportion du toxique employé, il pouvait se répandre, par suite de sa volatilité, dans l’atmosphère des appartements, et la rendre dangereuse à respirer. L’autorité dut intervenir pour interdire l’emploi de l’arsenic dans cette fabrication.
Le créateur de l’industrie stéarique se trouva alors dans un cruel embarras, car il ne voyait aucune matière propre à remplir le rôle du composé proscrit, et il était ainsi menacé d’échouer au port, après mille traverses heureusement franchies. M. de Milly découvrit heureusement que l’addition d’une faible quantité de cire à l’acide stéarique fondu, trouble et empêche sa cristallisation.
La pratique a permis, plus tard, d’atteindre, sans aucuns frais, au même résultat. C’est M. de Milly qui a reconnu lui-même ce fait important, que pour s’opposer à la cristallisation de l’acide stéarique, il suffit de le laisser refroidir jusqu’à une température voisine de son point de solidification, avant de le verser dans le moule, que l’on a, d’ailleurs, préalablement chauffé. Le refroidissement de l’acide stéarique, que l’on a soin d’agiter pendant ce refroidissement, donne une sorte de pâte, assez liquide pour être versée dans le moule, où elle se concrète sans aucun effet de cristallisation.
La bougie stéarique, alors désignée sous le nom de bougie de l’Étoile, parut, pour la première fois, en 1834, dans nos Expositions publiques. M. de Milly en était encore seul fabricant ; sa production était même assez bornée, et ses bougies à peine connues hors de la capitale. Cependant, deux années après, la bougie de l’Étoile était adoptée dans l’économie domestique. Les procédés de fabrication s’étaient perfectionnés, et M. de Milly avait trouvé pour l’emploi de l’acide oléique, jusque-là sans usage, le débouché qui lui manquait, en le consacrant à la préparation des savons. Ces deux circonstances avaient permis d’abaisser d’une matière notable le prix, jusque-là trop élevé, de la nouvelle bougie.
À l’Exposition de 1839, les fabriques de bougies stéariques se présentèrent au nombre de neuf ; elles étaient toutes situées à Paris ou dans la banlieue. D’autres fabriques semblables avaient été fondées dans plusieurs départements : M. de Milly avait donc cessé d’être le seul fabricant.
C’est à partir de cette époque que l’industrie stéarique a pris en France et dans le monde entier, un développement immense. En Autriche, on vit s’établir la fabrique connue sous le nom d’Apollo-Reisen, et en Angleterre s’éleva la puissante Société Price et Cie. Chaque centre de population voulut dès lors avoir sa fabrique de bougies stéariques. On en rencontre aujourd’hui dans les contrées les plus reculées du globe, à Sydney (Nouvelle-Hollande), à Calcutta, et jusqu’au fond de la Sibérie.
À l’Exposition universelle de 1855, on comptait, pour la France seule, plus de trente fabricants de bougies stéariques. Nous renonçons à dénombrer la quantité d’exposants de la même industrie et de ses débouchés innombrables, qui figuraient à l’Exposition universelle de 1867.
Les questions de priorité, tant scientifique qu’industrielle, se rattachant à la découverte et à l’emploi des acides gras, ont été l’objet, dans ces dernières années, de beaucoup de contestations ; l’opinion des savants eux-mêmes n’est que très-imparfaitement fixée sur ce point de l’histoire de l’industrie. Nous nous sommes efforcé, dans les pages qui précèdent, de rendre à chacun, avec la plus rigoureuse impartialité, la part qui lui revient dans cette suite de découvertes utiles. Pour mettre encore plus de précision dans cet exposé, nous croyons nécessaire de présenter, dans une sorte de tableau, le résumé de ce qui vient d’être dit.
Ce résumé peut se formuler par les propositions suivantes :
I. C’est Braconnot, de Nancy, qui, le premier, a découvert ce fait général, que les graisses se composent de deux principes immédiats, organiques, l’un solide, la stéarine, ou la margarine, l’autre liquide, l’oléine, principes que Braconnot désignait sous les noms de suif absolu et d’huile absolue.
II. Les recherches de M. Chevreul ont fait connaître les modifications profondes que les graisses subissent par l’action des alcalis ; et les travaux de ce savant ont donné lieu d’espérer que les graisses, ainsi modifiées dans leur constitution chimique et physique, pourraient un jour être avantageusement appliquées à la fabrication des bougies.
La part étant faite à la science, passons à l’industrie.
I. C’est en 1813 que fut découvert l’acide stéarique ; c’est en 1831 que ce produit commença à être heureusement appliqué à la fabrication. Les dix-huit années qui s’écoulèrent entre la découverte et son application, indiquent assez qu’il existait de sérieuses difficultés à vaincre, pour faire sortir de ces données scientifiques une industrie nouvelle.
II. M. Jules de Cambacérès a eu le mérite de se livrer le premier, avec quelque suite, à la fabrication industrielle des acides gras.
III. Les difficultés de toute sorte que présente la production manufacturière des nouvelles bougies, ont été surmontées par M. de Milly, qui, le premier, est parvenu à fonder, en France, la fabrication stéarique, et qui a propagé ensuite cette fabrication dans toute l’Europe.
IV. Les principales bases de fabrication posées par M. de Milly ont été les suivantes :
1o La saponification au moyen de la chaux. Cette opération était sans précédent dans les opérations manufacturières, et présentait de grandes difficultés d’exécution. Substituée à la saponification par la soude, elle permit d’abaisser sensiblement le prix des bougies.
2o La décomposition du savon calcaire, pratiquée dans des vases de bois, au moyen du chauffage à la vapeur.
3o La pression dans les presses hydrauliques, les unes verticales, les autres horizontales, ces dernières construites d’une manière toute spéciale et chauffées pendant la pression. C’est en Angleterre que M. de Milly fut obligé de faire exécuter les premières presses dont il fit usage.
4o L’emploi de l’acide borique dans la préparation des mèches, moyen indispensable à une bonne combustion des bougies.
5o Enfin, le moulage des bougies pratiqué avec la matière à demi solidifiée, et au moyen d’une égalité de température entre le moule et l’acide stéarique qui va être converti en bougies, ce qui empêche la cristallisation de l’acide stéarique, et produit des bougies lisses, unies et parfaitement moulées.
CHAPITRE XIII
Après cet historique de la découverte des acides gras et de leur application à l’éclairage, nous décrirons les divers procédés qui servent à préparer l’acide stéarique, dans les manufactures actuelles.
Le plus ancien en date de ces procédés, celui qui est encore suivi dans beaucoup de fabriques, c’est le procédé de la saponification au moyen de la chaux.
Dans un vaste cuvier en bois, doublé en plomb et chauffé par une circulation de vapeur, on introduit le suif qui doit servir à la préparation de l’acide stéarique. Quand la masse est bien fondue, on y verse peu à peu de la chaux vive délayée dans l’eau : on emploie de 14 à 15 parties de chaux pour 100 parties de suif. Ce mélange étant maintenu à l’ébullition pendant environ huit heures, le suif se trouve entièrement saponifié par la chaux, et l’on obtient un savon de chaux, c’est-à-dire un mélange d’oléate, de stéarate et de margarate de chaux.
La figure 51 représente plusieurs de ces cuves à saponification. La vapeur d’une chaudière s’introduit par un tube conducteur de cette vapeur, quand on tourne un robinet. Autrefois on disposait dans ces cuves des agitateurs mécaniques mus par une machine à vapeur, mais on préfère aujourd’hui remuer la masse à bras d’homme, à l’aide d’une simple pelle de bois.
Par le refroidissement, le savon calcaire se prend en une masse dure et solide. Dans les premiers temps de cette fabrication, on retirait cette masse du cuvier, et on la brisait en petits fragments, en la faisant passer entre des cylindres concasseurs. Mais il fallait détacher, à coups de pioche, la masse compacte du savon, et ce travail prenait beaucoup de temps. Aujourd’hui on laisse le savon calcaire dans le cuvier même où il s’est formé, et l’on y ajoute directement l’eau étendue d’acide sulfurique, qui doit décomposer le savon calcaire et mettre les acides gras en liberté, en formant du sulfate de chaux.
L’intervention de la chaleur est nécessaire pour que cette décomposition par l’acide sulfurique s’effectue rapidement. On introduit donc, au moyen du tube adducteur, de la vapeur d’eau bouillante, qui porte bientôt le mélange à l’ébullition.
Le savon calcaire est attaqué peu à peu par l’acide sulfurique. Le sulfate de chaux résultant de cette combinaison, se précipite au fond de la cuve, tandis que les acides margarique, stéarique et oléique, ainsi rendus libres, remontent à la surface.
Au bout de six à sept heures, le savon calcaire a disparu. On laisse reposer la liqueur, et le lendemain, au moyen d’un monte-jus, on retire les acides gras encore liquides, et on les envoie aux cuves de lavage.
Il faut plusieurs jours pour que ces deux opérations soient terminées. Aussi place-t-on dans le même atelier plusieurs cuves, comme on l’a représenté dans la figure 51. Pendant que l’action se termine dans l’une des cuves, on commence, dans une autre, l’attaque par l’acide.
Les acides gras arrivés aux cuves de lavage sont lavés à l’eau pure, pour les débarrasser de l’acide sulfurique libre qui les imprègne. On les verse alors, à l’état de fusion, dans de petites caisses de fer-blanc, superposées dans un tel ordre, qu’il suffit de verser la matière fondue dans les caisses supérieures, pour qu’elle se répande, par cascades uniformes, dans les caisses placées inférieurement. Les acides gras se refroidissent dans ces sortes de moules et s’y concrètent en un gâteau solide.
La figure 52 représente l’ingénieuse disposition adoptée pour remplir les moules d’acides gras. Ce système est de l’invention de M. Binet.
Fig. 52. — Moulage des acides gras en pains. | Fig. 53. — Pressage à froid des acides gras, au moyen de la presse hydraulique verticale. |
Pour séparer l’acide stéarique solide de l’acide oléique, les gâteaux d’acides gras sont retirés du moule, après leur entier refroidissement, et on les soumet, à froid, à l’action de la presse, en les enveloppant dans des tissus de laine, les étageant les uns au-dessus des autres, et les séparant par des plaques de tôle. La plus grande partie de l’acide oléique s’écoule par cette pression à froid, exercée par une forte presse hydraulique.
La figure 53 représente le pressage à froid des acides gras. I est la tige du piston de la presse hydraulique, dont le canal et la pompe de compression sont établis dans une pièce séparée ; P, P, sont les sacs de laine contenant les acides gras, et qui forment trois étages séparés par des plaques de tôle. H, est la table, pourvue d’une rigole, par laquelle l’acide oléique s’écoule à mesure qu’il exsude de la matière comprimée. R, R, sont deux autres rigoles. L’acide oléique se rend, de ces rigoles, dans le bassin qui sert à le recueillir et qui est en contre-bas de la pièce.
Il faut cinq ou six heures pour que le pressage à froid soit terminé.
Pour le débarrasser des dernières portions d’acide liquide, l’acide concret est soumis à une seconde pression, laquelle se fait à chaud. À cet effet, on revêt les gâteaux d’acides gras d’une bonne enveloppe de crin, et on les place entre des plaques de fer autour desquelles circule un courant de vapeur.
La figure 54 représente la disposition employée dans plusieurs fabriques, pour effectuer le pressage à chaud des acides gras. A, est le tuyau de pression de la presse hydraulique ; C, le corps de pression de la même presse hydraulique, c’est-à-dire la capacité pleine d’eau qui reçoit et multiplie la pression partant du tuyau A. Un manomètre, S, indique à l’extérieur le degré de cette pression. P, est le piston de la presse hydraulique qui vient comprimer horizontalement les gâteaux d’acides gras, E, E, contenus dans la bâche.
Pour que les pains d’acides gras soient maintenus chauds, pendant qu’ils sont ainsi comprimés par la presse hydraulique horizontale, on fait circuler dans la bâche qui les renferme, un courant de vapeur d’eau bouillante. Cette vapeur arrive par le tube V. Quand on ouvre la valve qui lui donne accès, en abaissant la manivelle RR′, elle pénètre dans les tubes T, T, et vient circuler autour des plaques E, E renfermant les pains d’acides gras. L’articulation dont sont munis les tubes, permet de les changer de place ou de les mouvoir en différents sens. L’acide oléique qui exsude des pains d’acides gras s’écoule par le fond de la bâche.
Après un temps de pression suffisant, les tourteaux sont débarrassés de leur enveloppe. Ils présentent alors une masse sèche et friable qui se compose d’acides stéarique et margarique, c’est-à-dire de la matière de la bougie dite stéarique.
M. de Milly, le créateur de l’industrie stéarique, a réalisé une importante amélioration dans le procédé de saponification du suif par la chaux. Nous avons dit plus haut que, pour saponifier le suif au moyen de la chaux, il faut employer de 14 à 15 pour 100 de chaux vive. En modifiant le mode opératoire dans cette partie de la fabrication, M. de Milly est parvenu à réduire à 4 ou 5 pour 100, la quantité de chaux nécessaire pour la saponification. Ce résultat est d’une grande importance économique, non-seulement parce qu’il permet de supprimer les deux tiers de la chaux employée jusqu’ici, mais surtout parce que la quantité d’acide sulfurique qu’il faut faire agir plus tard pour saturer cette chaux, se trouve réduite dans la même proportion. Voici en quoi consiste ce nouveau mode de saponification calcaire, qui n’est que depuis peu de temps en usage dans l’usine de M. Milly.
Mélangé à 4 ou 5 pour 100 seulement de chaux préalablement délayée dans une petite quantité d’eau, le suif est placé dans une chaudière fermée, dans laquelle on fait arriver un courant de vapeur d’eau, à la tension de 3 ou 4 atmosphères. Par suite de l’état particulier du savon ainsi formé (lequel est sans doute un stéarate acide), ou simplement par l’effet de la haute température de la matière, le savon calcaire est plus fluide, plus fusible, plus facilement émulsionné par l’eau, que celui que l’on obtient dans l’opération telle qu’on la pratique d’ordinaire, c’est-à-dire à l’air libre. Cette fluidité du savon calcaire permet de le verser directement dans la cuve où se trouve l’acide sulfurique destiné à le décomposer. On n’est donc plus obligé, comme dans les premiers temps de la fabrication, de passer par cette longue opération qui consiste à laisser refroidir le savon de chaux, à le détacher de la cuve à coups de pioche, à le diviser en fragments, et à le transporter dans la cuve à acide sulfurique. Il suffit d’ouvrir le robinet de la chaudière où la saponification s’est opérée, pour faire couler directement le savon calcaire, émulsionné et fondu, dans la cuve à acide où il doit être décomposé. Cette simplification dans la main-d’œuvre, jointe à l’économie de deux tiers de la quantité de chaux et d’acide sulfurique, a permis de réaliser dans la fabrication des acides gras au moyen de la saponification calcaire une économie notable.
CHAPITRE XIV
Nous avons maintenant à étudier un mode nouveau de préparation des bougies, plein d’intérêt à divers titres, et qui, différant essentiellement du procédé par la saponification calcaire, est venu apporter à l’industrie stéarique des ressources et un complément de la plus haute importance. Nous voulons parler de la fabrication des bougies au moyen de la distillation.
La saponification des matières grasses par la chaux, donne d’excellents produits, quand on opère avec des matières pures ou peu altérées, avec le suif par exemple. Mais, indépendamment du suif, dont le prix est élevé, il existe un grand nombre de matières grasses, d’origine animale ou végétale, qui peuvent fournir des acides gras concrets, propres à l’éclairage. Telles sont les graisses altérées, — les huiles de poisson, — les graisses retirées des os, ou celles qui proviennent des eaux grasses des cuisines et des restaurants ; — les matières grasses que l’on retire du désuintage des draps, — les résidus et dépôts des huiles d’olive de France, d’Italie et d’Espagne, — les graisses dites de boyaux provenant des raclures d’intestins, — les dépôts des huiles de foie de morue et de baleine. Telle est enfin et surtout, cette substance demi-solide, que l’Afrique fournit en si grande abondance, et qui porte le nom d’huile de palme. Tous ces produits, qui sont à bas prix dans le commerce, si on les soumettait au procédé ordinaire de saponification par la chaux, ne donneraient que de fort mauvais résultats. L’huile de palme même ne saurait par aucun moyen être avantageusement traitée par la saponification calcaire. La découverte d’un procédé spécial pour le traitement de ces diverses matières grasses, et pour leur conversion en acides gras, était donc d’une haute importance pour l’industrie stéarique. C’est ce résultat que permet d’atteindre l’emploi du procédé désigné sous le nom de distillation. Traités par cette méthode, les produits les plus altérés, les graisses les plus rances, les résidus noirs et impurs des fabriques, enfin l’huile de palme, fournissent des acides concrets, qui ne diffèrent en rien de ceux que donne le suif soumis à la saponification calcaire.
Les brevets pris en France pour la préparation des acides gras par la distillation, étant tombés depuis l’année 1856, dans le domaine public, tous nos fabricants sont en libre possession de ce procédé, et partout on le met en pratique. Il sera donc nécessaire de l’exposer ici avec quelques détails. Comme la question de priorité dans l’invention de cette méthode a fait naître beaucoup de discussions, et soulevé des contestations de toute nature, nous essaierons, en même temps, de fixer, avec toute impartialité, les titres qui nous semblent revenir à chacun dans sa découverte et dans son application pratique.
Pour plus de clarté, nous commencerons par établir en quoi consiste la méthode de préparation des acides gras par la distillation, ou plutôt par l’action réunie de l’acide sulfurique et de la distillation.
Si l’on traite les corps gras par 6 à 15 pour 100 de leur poids, d’acide sulfurique concentré, et que l’on élève, à l’aide de la vapeur, la température du mélange, on produit, par l’action chimique de l’acide sulfurique, le même effet auquel les alcalis donnent naissance en réagissant sur les graisses, c’est-à-dire qu’on saponifie ces graisses. L’acide sulfurique peut provoquer à lui seul, et sans le concours d’une base, le dédoublement d’un corps gras en glycérine et en acides gras. Seulement, tandis que, dans la saponification par les alcalis, la glycérine reste libre et inaltérée, ici elle est détruite. Mais cette dernière circonstance ne peut être d’aucune influence sur le résultat de la fabrication, car la glycérine, dans les manufactures d’acides gras, est un produit sans importance, du moins jusqu’à ce jour ; on ne se donne pas la peine de la recueillir, on la rejette avec les eaux qui proviennent de la saponification, où elle se trouve à l’état de dissolution. Ainsi, l’emploi de l’acide sulfurique permet de saponifier les matières grasses sans recourir à aucune base alcaline, comme la soude, la potasse ou la chaux.
Cette curieuse action de l’acide sulfurique sur les corps gras, a été étudiée de nos jours par l’un de nos meilleurs chimistes, M. Frémy, qui, dans un mémoire remarquable, publié en 1836, démontra que l’action des acides puissants sur les matières grasses, et en particulier celle de l’acide sulfurique, présente la plus grande analogie avec celle des alcalis.
La connaissance du fait général de la saponification des corps gras par l’acide sulfurique, est pourtant beaucoup plus ancienne qu’on ne le croit ; elle remonte à l’année 1777. Achard, de l’Académie de Berlin, Cornette et Molluet de Souhey, ont étudié et décrit sous le nom de savons acides le produit qui résulte de l’action de l’acide sulfurique sur les graisses, produit qui est formé d’acides gras, mais dont la véritable nature était nécessairement ignorée à la fin du dernier siècle.
On trouve dans le Dictionnaire de chimie de Macquer, à l’article Savons acides, l’analyse des travaux d’Achard, de Berlin, sur la saponification par l’acide sulfurique. La citation qui va suivre, montrera suffisamment que le fait de la décomposition des corps gras par l’acide sulfurique, avait été signalé par les anciens chimistes.
« Le procédé qui a réussi à M. Achard, pour faire des savons acides en combinant l’acide vitriolique avec les huiles, tant concrètes que fluides, tirées des végétaux par expression ou par ébullition, a consisté à mettre deux onces d’acide vitriolique concentré et blanc dans un mortier de verre, à y ajouter peu à peu, et en triturant toujours, trois onces de l’huile dont il voulait faire un savon, et qu’il avait fait chauffer presque jusqu’à l’ébullition. M. Achard a obtenu par ce procédé, des masses noires, qui, refroidies, avaient la consistance de la térébenthine.
« Suivant la remarque de l’auteur, ces composés sont déjà de véritables savons ; mais, pour les réduire en une combinaison plus parfaite et plus neutre, il faut les dissoudre dans environ six onces d’eau distillée bouillante. Cette eau se charge de l’acide surabondant qui pourrait être (et qui est probablement toujours) dans le savon, et les parties savonneuses se rapprochent par le refroidissement, et se réunissent en une masse brune de la consistance de la cire, qui quelquefois occupe le fond du vase, et quelquefois nage à la surface du fluide, suivant la pesanteur de l’huile qu’on a employée. Si le savon contenait encore trop d’acide, ce que l’on peut facilement distinguer au goût, il faudrait le dissoudre encore une fois dans l’eau distillée bouillante, et réitérer cette opération, jusqu’à ce qu’il ait entièrement perdu le goût acide : de cette manière on obtient un savon dont les parties composantes sont dans un état réciproque de saturation parfaite.
« M. Achard remarque encore, que l’acide vitriolique concentré agit très-fortement sur les huiles, et avertit qu’il faut avoir attention de ne pas y ajouter l’huile trop subitement et en trop grande quantité, parce que dans ce cas l’acide devient trop fort, décompose l’huile, et la change en une substance charbonneuse ; on s’aperçoit de cette décomposition à l’odeur d’acide sulfureux volatil qui s’en dégage.
« Lorsque ces savons sont faits avec exactitude, ajoute M. Achard, ils se durcissent en vieillissant ; mais s’ils contiennent de l’acide surabondant, ils s’amollissent à l’air, parce qu’ils prennent l’humidité.
« Ce chimiste a composé des savons acides vitrioliques par ce procédé, avec diverses huiles, telles que celles d’amandes douces, d’olives, de beurre de cacao, la cire, le blanc de baleine, l’huile d’œuf par expression…
« L’auteur avertit que la trop grande chaleur occasionne la décomposition de l’huile par l’acide vitriolique, et la convertit en un corps demi-charbonneux et demi-résineux ; ce qu’on reconnaît toujours, comme dans les mélanges du même acide avec les mêmes huiles non volatiles, à l’odeur d’acide sulfureux volatil, qui ne manque pas de se faire sentir quand l’acide agit sur l’huile jusqu’à la décomposer : c’est là la raison de toutes les précautions de refroidissement qu’il faut prendre lorsqu’on fait ces combinaisons, et qu’il faut porter jusqu’à ne point faire bouillir l’eau qu’on ajoute au savon après qu’il est fait, pour lui enlever ce qu’il contient d’acide surabondant…
« On ne peut douter, comme le dit fort bien l’auteur, que toutes ces combinaisons d’acide vitriolique et de différentes espèces d’huiles, ne soient de vrais composés savonneux, des savons acides bien caractérisés, quand la combinaison a été bien faite : car il s’est assuré par l’expérience qu’il n’y a aucun de ces composés qui ne soit entièrement dissoluble, soit par l’eau, soit par l’esprit de vin, et décomposable par les alcalis fixes ou volatils, par les terres calcaires, par plusieurs matières métalliques. Toutes substances qui s’emparent de l’acide vitriolique de ces savons, forment avec lui les nouveaux composés qui doivent résulter de leur union réciproque, et dégagent l’huile, de même que les acides séparent celle des savons alcalins[13]. »
Plus tard, en 1821, quand la véritable nature des corps gras eut été dévoilée par les travaux de M. Chevreul, M. Caventou signala le premier, l’analogie que présente l’action de l’acide sulfurique sur les graisses, avec celle que les alcalis exercent sur le même groupe de corps.
Voici comment s’exprimait à cet égard M. Caventou, dans une Lettre adressée à M. Boullay, rédacteur du Journal de Pharmacie, relativement à la priorité de la découverte de l’acidification des corps gras par l’acide sulfurique concentré :
«… Je désirais ardemment, dit M. Caventou, étudier quels phénomènes pouvaient se passer dans cette opération et produire un tel résultat, car, d’après les nombreux travaux de M. Chevreul sur la saponification des corps gras par les alcalis, il m’était impossible de me satisfaire par une explication convenable à l’égard de la saponification par l’acide sulfurique ; ce n’est cependant qu’en février 1821 que je pus faire les premières expériences propres à m’éclairer sur cet objet.
« Je fis d’abord un savon acide, d’après la méthode indiquée depuis près de trente-huit ans par M. Camini, mais j’employai l’huile d’amandes douces au lieu d’huile d’olives ; je parvins à faire un savon qui, sans se dissoudre précisément dans l’eau, ainsi que l’indique l’auteur italien, s’y délayait assez parfaitement pour former une espèce d’émulsion ; c’est alors que, désirant connaître la modification qu’avait pu éprouver le corps gras dans cette circonstance, je traitai à froid la liqueur acide savonneuse par le sous-carbonate de chaux en excès afin de saturer tout l’acide sulfurique ; j’évaporai le tout avec précaution jusqu’à siccité, et je soumis le résidu à l’action de l’alcool bouillant ; j’obtins une liqueur alcoolique sensiblement acide, et qui, par l’évaporation, laissa un corps gras, dans lequel il me fut impossible de découvrir aucune trace d’acide sulfurique.
« Je répétai l’expérience d’une autre manière. Après avoir saturé à froid, par le sous-carbonate de chaux, la liqueur acide savonneuse, je filtrai et reçus sur le filtre l’excès de sous-carbonate de chaux, la plus grande partie du sulfate formé de la même base, ainsi que le corps gras éliminé : je mis à part la liqueur aqueuse filtrée, pour l’examiner. Ultérieurement, je portai toute mon attention sur le corps gras que j’isolai par l’alcool absolu. Après avoir évaporé la solution alcoolique, j’obtins encore un corps gras acide, dans lequel je ne pus distinguer aucune trace d’acide sulfurique, et en tout semblable au précédent.
« D’après ces expériences, je conclus donc, contre toute attente et à mon grand étonnement, que l’acide sulfurique concentré agissait sur l’huile d’amandes douces, et probablement sur tous les corps gras, d’une manière analogue à celle des alcalis ; et il me parut très-curieux d’avoir obtenu un même résultat par des moyens aussi opposés [14]. »
Les travaux postérieurs de MM. Chevreul et Frémy sur le même sujet, ont donné une sanction définitive et scientifique aux faits antérieurement observés par les chimistes que nous venons de nommer.
Les acides gras, qui sont formés à la suite du traitement des matières grasses par l’acide sulfurique concentré, sont noirs et comme charbonneux. Aussi serait-il très-difficile de purifier ces produits par une opération chimique. Mais si on les place dans un alambic, et qu’on les soumette à la distillation, en ayant le soin de faciliter leur volatilisation par un courant de vapeur d’eau, qui traverse incessamment cette masse, les acides gras se volatilisent parfaitement, grâce au courant continu de vapeur d’eau, qui renouvelle sans cesse pour eux l’espace où ils peuvent se répandre. On obtient donc dans le récipient où les produits de la distillation viennent se condenser et se concréter, des acides gras, oléique, stéarique, etc., qui sont sans couleur et sans odeur sensibles. Ce mélange d’acides gras est soumis ensuite à la pression, comme à l’ordinaire, pour séparer les produits liquides de l’acide gras concret ; et ce dernier peut servir, comme celui qui provient de la saponification calcaire, à confectionner des bougies.
Tel est le procédé pour la préparation des acides gras, que l’on désigne sous le nom de procédé par distillation, ou de préparation par voie sèche. Essayons maintenant de rechercher à qui l’on doit rapporter la découverte de cette méthode.
C’est un fait assez remarquable que le procédé de préparation des acides gras au moyen de la distillation, soit mentionné, du moins en partie, dans le brevet qui fut pris en Angleterre, en 1825, par MM. Chevreul et Gay-Lussac, pour la préparation des bougies stéariques. Nous disons que ce moyen n’est mentionné qu’en partie dans ce brevet. En effet, Gay-Lussac y signale la possibilité d’obtenir les acides gras par distillation, mais il ne dit rien du traitement préalable par l’acide sulfurique. Or, cette opération est la base et le point de départ de ce procédé, car la simple distillation ne pourrait fournir aucun résultat utile, sans l’action préalable de l’acide sulfurique, qui met à nu les acides gras.
Le mérite d’avoir décrit, le premier, une méthode de saponification par l’acide sulfurique, appartient à un industriel anglais, M. George Gwinne, qui exposa avec détails, dans un brevet pris en mai 1840, un procédé consistant à traiter les matières grasses par l’acide sulfurique, et à distiller ensuite dans le vide le produit de cette opération, au moyen d’un appareil semblable à celui dont on se sert dans les raffineries de sucre pour évaporer les dissolutions sucrées.
Mais la nécessité de faire et de maintenir un vide exact dans un vase de dimensions considérables, apportait un tel obstacle à l’exécution de ce procédé, que l’on ne put réussir à le mettre en pratique.
Un autre industriel, anglais, M. George Clarke, avait, de son côté, essayé de tirer parti, pour les manufactures, du fait scientifique signalé par M. Frémy ; mais il n’avait pas eu recours à la distillation. La difficulté de retirer l’acide stéarique pur des corps gras traités par l’acide sulfurique concentré, devait faire échouer la tentative de M. Clarke.
Cette importante question, qui avait été abordée sans succès en Angleterre, devint ensuite l’objet des études de l’industrie française.
En 1841, M. Dubrunfaut prit un brevet pour la distillation des corps gras. Il opérait, comme Gay-Lussac, en provoquant la volatilisation des acides gras par un courant de vapeur, qui traversait les matières distillées. Mais, pas plus que Gay-Lussac, M. Dubrunfaut n’avait songé à faire intervenir l’action préalable de l’acide sulfurique, car la purification des huiles était surtout l’objet qu’il avait en vue. La question n’était donc pas plus avancée qu’auparavant.
La méthode qui nous occupe ne pouvait exister qu’à la condition de faire marcher concurremment la saponification par l’acide sulfurique et la distillation par l’intermédiaire de la vapeur. Or, la combinaison de ces deux moyens a été pour la première fois réalisée en Angleterre par M. Wilson.
Une patente prise en 1842, par MM. William Coley, Jones et George Wilson, spécifie, en effet, l’emploi combiné de l’acide sulfurique et de la distillation.
La préparation des acides gras au moyen de cette méthode nouvelle, fut établie en Angleterre, vers 1844, par M. Wilson, dans les ateliers de la Société Price. À partir de cette époque, elle fut employée industriellement chez M. Wilson. Ce procédé était appelé à jouer un rôle de la plus haute importance en Angleterre, puisque l’huile de palme, qui ne peut être traitée par la saponification calcaire, est le produit presque exclusivement exploité dans ce pays.
La fabrication des bougies au moyen de la distillation, a été établie en France, pour la première fois, par deux manufacturiers de Neuilly, MM. Masse et Tribouillet, cessionnaires du brevet Dubrunfaut. Leur exploitation commença vers 1846. Mais ces industriels, qui eurent à combattre tous les obstacles que rencontre une fabrication établie sur des données toutes nouvelles, furent obligés de s’arrêter en présence de difficultés financières. MM. Moinier et Jaillon, qui se chargèrent de la suite de leur établissement, continuèrent avec succès la fabrication des bougies au moyen de la distillation.
À partir de l’année 1856, époque à laquelle expiraient les brevets d’invention, la préparation des acides gras au moyen de l’acide sulfurique et de la distillation, s’est répandue d’une manière générale dans les fabriques de Paris. Voici comment on opère aujourd’hui, en suivant le procédé pratique dû à M. Knabb.
On commence par traiter le corps gras par l’acide sulfurique, en ne laissant l’action s’exercer qu’un temps fort court. L’acide sulfurique provoque la décomposition du corps gras en glycérine et en acides sulfo-gras, décomposables par l’eau bouillante, qui met en liberté les acides gras.
La figure 55 représente l’appareil qui sert dans l’industrie, pour cette opération. A, est un réservoir en bois doublé de plomb, et contenant l’acide sulfurique. Cet acide est maintenu à la température de 90 degrés, par un courant de vapeur d’eau amené d’une chaudière à vapeur par un tube qui se replie en serpentin. B, est un cuvier en bois doublé de plomb, contenant le corps gras à saponifier. Comme le réservoir d’acide sulfurique, le cuvier à graisse est parcouru grâce à un tube et à un serpentin, par un courant de vapeur d’eau, qui maintient le corps gras à la température de 90 degrés. La cuve F, dans laquelle doit se faire le traitement par l’acide sulfurique, est placée au-dessous du réservoir, B, des matières grasses. Un ouvrier introduit dans la petite caisse, D, placée au-dessus de la cuve à décomposition, F, 50 kilogrammes de matières grasses (huile de palme, graisses vertes, résidus gras, etc.), en ouvrant le robinet adapté à cette cuve. Puis il recueille dans un vase de plomb, C, qui peut basculer sur lui-même au moyen d’une tige qui le supporte et autour de laquelle il peut osciller, D, 15 kilogrammes d’acide sulfurique (30 p. 100) en ouvrant le robinet du tonneau à acide, B. Il mélange rapidement le corps gras et l’acide dans la caisse C et agite ce mélange, au moyen d’un râteau. Une réaction très-vive s’établit, et la masse se colore en noir. Au bout d’une minute environ de contact, l’ouvrier fait basculer la caisse C, et jette le mélange acide dans la cuve F, qui est remplie d’eau tenue en ébullition par un courant de vapeur. Les acides sulfo-gras qui viennent d’être formés par l’action de l’acide sulfurique, sont décomposés par l’eau bouillante, en acide sulfurique, en acides gras et en glycérine.
Quand la cuve est laissée en repos, deux couches liquides se séparent, en raison de la différence de leur pesanteur spécifique, La couche inférieure, H′, est formée d’eau, chargée d’acide sulfurique et de glycérine ; la couche supérieure, H, constitue les acides gras (stéarique, margarique, oléique). On sépare la couche inférieure à l’aide d’un robinet E, placé dans la cuve à la hauteur convenable, et on la dirige dans une autre cuve, où on lave à l’eau chaude, les acides gras ainsi isolés.
Comme ces acides gras sont noirs et chargés d’impuretés, provenant de l’action de l’acide sulfurique sur les matières étrangères contenues dans les graisses, il faut, comme nous l’avons dit, les distiller pour les obtenir purs.
La distillation des acides gras exige certaines précautions. Si on chauffait ces produits à feu nu, ils ne distilleraient qu’en se décomposant en partie. Mais si on les distille en faisant passer sur la masse chauffée un courant de vapeur d’eau, ils passent, sans s’altérer, avec la vapeur d’eau qui parcourt l’alambic.
On a trouvé avantage à surchauffer la vapeur, avant de l’introduire dans l’appareil distillatoire, c’est-à-dire à lui communiquer une température de 250 degrés environ, au lieu de la température de 100 degrés, propre à la vapeur d’eau bouillante formée à la pression ordinaire. À cet effet, on fait passer le tuyau de vapeur dans un fourneau où il se replie plusieurs fois sur lui-même, de manière à communiquer à la vapeur qu’il renferme, à peu près la température de 250 degrés.
La figure 56 représente l’appareil distillatoire employé dans les fabriques d’acide stéarique.
B, est une chaudière de cuivre contenant les acides gras qu’il s’agit de distiller. Elle est fermée par un couvercle boulonné, et pourvue d’un trou d’homme, C, à la partie supérieure du couvercle. Les acides gras maintenus à l’état liquide par la chaleur, dans le réservoir, A, s’introduisent dans cette chaudière, par le tube D, quand on ouvre le robinet S. Le corps gras est chauffé, dans cette chaudière, par un foyer F, et par l’intermédiaire d’un banc de sable, c’est-à-dire d’une couche de sable, déposée dans une calotte de fonte, qui enveloppe la chaudière à l’extérieur. Un thermomètre T placé à l’intérieur de la chaudière, et dont la tige dépasse à l’extérieur de cette chaudière, permet d’apprécier la température de la masse ainsi chauffée. Quand cette température est arrivée à 250 degrés, on fait arriver le courant de vapeur, en ouvrant le robinet R, et en veillant à ce que la température de cette vapeur soit toujours de 250 à 300 degrés. La vapeur formée dans une chaudière chauffée par le foyer, H, se surchauffe en traversant les carneaux M, N. Un thermomètre, placé sur le trajet du tube de vapeur, près du robinet R, indique, à chaque instant, cette température.
Dans ces conditions les acides gras sont entraînés en vapeurs, avec le courant de vapeur d’eau surchauffée. Ils passent, avec cette vapeur d’eau, dans le tube E, de là dans le récipient G. Ce vase est une sorte de premier condenseur, analogue à celui qui sert à recevoir le goudron et les matières empyreumatiques, dans les usines à gaz. En ouvrant un robinet, L, dont ce vase est pourvu, on peut recueillir et séparer les premières portions distillées, qui se composent d’acide sulfurique, d’acroléine, et de produits étrangers aux acides gras.
Les vapeurs d’acides gras, mélangées d’eau, traversent ensuite le double serpentin, K, qui est refroidi par un courant d’eau continu, et elles s’y condensent. Les liquides condensés arrivent à l’extrémité du serpentin par le tube U, et sont recueillis dans un récipient. Les acides gras, plus légers, s’écoulent par le robinet V, placé au niveau supérieur de ce récipient, et l’eau par le robinet X, placé plus bas.
La distillation dure de douze à quinze heures, avec un alambic chargé de 1 000 kilogrammes environ de matière à distiller.
Il reste dans la cucurbite, un résidu brun fluide, qu’il faut extraire, pour pouvoir procéder à une opération nouvelle. Comme on ne pourrait démonter la chaudière, on fait usage d’un appareil particulier, appelé vidange à soupape. C’est une sorte de pompe aspirante, Y, pourvue d’une soupape s’ouvrant par le poids du liquide, lequel s’introduit dans la pompe quand on la fait manœuvrer. Comme on le voit sur la figure, ce tube de vidange est placé à la partie inférieure de la chaudière.
Par le refroidissement, le résidu extrait de la chaudière, se concrète, et forme une masse noire, semblable à de l’asphalte. Le résidu, laissé par la distillation, est de 6 à 7 pour 100 du poids de la matière distillée.
Telle est la méthode d’extraction des corps gras par la saponification sulfurique et la distillation. Si l’on demande quelle quantité d’acide gras fournit ce procédé, nous répondrons qu’il donne environ 75 pour 100 d’acides gras, en opérant sur l’huile de palme. Ces 75 pour 100 d’acides gras, soumis à la pression, pour en séparer l’acide oléique, laissent, en définitive, 50 pour 100 d’acide stéarique. Ainsi, par ces traitements et après la séparation de l’acide oléique, l’huile de palme fournit la moitié de son poids d’acide stéarique propre à la confection des bougies.
Appliqué au suif, ce mode de traitement fournit un rendement en acide stéarique supérieur à celui que donne la saponification par la chaux. On peut, en effet, obtenir par la méthode de la distillation, jusqu’à 60 pour 100 d’acide stéarique avec le suif, tandis que la saponification par la chaux ne donne que 45 pour 100 du même produit.
L’opération de la distillation est pourtant difficile et coûteuse ; elle exige des soins attentifs. Il était donc important d’essayer de supprimer cette dernière partie de l’opération, et, tout en conservant la saponification par l’acide sulfurique, de pouvoir purifier les acides gras sans avoir recours à la distillation. M. de Milly a cherché pendant bien des années à résoudre ce problème fondamental, et le succès a fini par couronner ses efforts. Aujourd’hui, M. de Milly prépare par la saponification sulfurique, des acides gras, qui n’ont pas besoin d’être distillés, et qui, par les simples opérations du lavage et de la pression, sont assez blancs, assez purs, pour servir directement à la confection de la bougie.
Comment M. de Milly est-il arrivé à ce dernier résultat ? En employant, pour effectuer la saponification, de l’acide sulfurique concentré, mais en ne laissant l’action s’exercer que deux ou trois minutes, et l’arrêtant tout aussitôt, en jetant la matière dans l’eau bouillante.
Cette méthode nouvelle de traitement des suifs par la saponification sulfurique sans distillation, a été décrite dans un rapport présenté le 12 juillet 1867, à la Société d’encouragement pour l’industrie, par M. Balard, professeur de chimie à la Faculté des sciences de Paris. Voici comment s’exprime M. Balard :
« Dans son usine, que nous avons visitée en compagnie de plusieurs savants étrangers, désireux de profiter, pour leur pays, de cette communication que M. de Milly nous a faite sans réticences d’aucun genre, du suif chauffé à 120° s’écoule et se mêle avec 6 pour 100 de son poids d’acide sulfurique concentré. Le mélange devient intime au moyen d’une agitation dans une baratte en fonte. L’action se produit, mais au bout de deux ou trois minutes on l’arrête entièrement en faisant couler le mélange dans un grand cuvier plein d’eau bouillante où se délaye la glycérine, inaltérée ou régénérée, et où se séparent, à la surface de l’eau, des acides gras extrêmement colorés. Mais, contrairement à ce qui était arrivé dans les tentatives qui ont eu lieu il y a quatorze ans, ces acides sont colorés par une matière complètement soluble dans l’acide liquide. On conçoit donc qu’en pressant cette matière à froid, puis à chaud, on parvienne à en extraire des acides gras d’une blancheur parfaite et propres à être immédiatement coulés en bougies. L’opération entière ne dure pas plus d’une heure. Cependant il est préférable, quand la pression a donné un acide gras déjà solide mais encore impur, de le refondre de nouveau et de le couler en pains plus épais qui, à la pression dernière, donnent des plaques plus épaisses aussi d’acides gras épurés, identiques avec ceux que fournit la saponification par la chaux, et propres dès lors à la fabrication des bougies de luxe ; 100 parties de suif donnent ainsi 52 pour 100 d’acides gras, fusibles à 54°.
« On conçoit que, par ce mode d’opération, une certaine quantité d’acide gras solide doit se concentrer dans sa partie liquide et colorée, et rester empâtée par ce magma oléagineux comme le sucre cristallisable dans la mélasse. M. de Milly soumet cet acide à la distillation et en retire, outre l’acide oléique distillé, 9 à 10 pour 100 d’acides gras solides. Il subit ainsi, sans doute, les inconvénients attachés à cette opération, mais il les concentre sur un cinquième au plus des produits solides qu’aurait fournis par la distillation la matière première sur laquelle il a agi.
« On voit que, grâce à cette méthode, qui réunit à la fois les avantages de la saponification calcaire et de la distillation, on obtient les quatre cinquièmes au moins du rendement maximum en acide propre à la fabrication des bougies de luxe, et l’autre cinquième avec les défauts de l’acide obtenu par la distillation, et qui le rendent propre seulement à la fabrication des bougies économiques.
« Votre comité des arts chimiques a été heureux de constater que cette nouvelle et importante amélioration dans la production de l’acide stéarique était encore due à l’industriel éminent, que l’on peut regarder comme le principal créateur de cette fabrication. »
Nous ne terminerons pas ce sujet sans dire quelques mots d’un mode de préparation des acides gras, qui a été mis en usage en Angleterre et en France, vers 1865, mais auquel le nouveau procédé de M. de Milly, que nous venons de décrire, a enlevé beaucoup de son utilité. Nous voulons parler de la préparation des acides gras par la seule action de l’eau, portée à une très-haute température.
Nous venons de voir que les corps gras neutres (stéarine, oléine, margarine), qui sont constitués chimiquement par l’union des acides stéarique, oléique et margarique avec la glycérine, peuvent être décomposés en glycérine et en acides gras de bien des manières, c’est-à-dire par la saponification au moyen d’un alcali, et par l’acide sulfurique. Ce dédoublement des corps gras neutres que l’on provoque par l’action des acides puissants, peut aussi s’effectuer par l’action de l’eau seule.
Un chimiste américain, M. Tilgman, a trouvé, en effet, le moyen de provoquer, par la seule action de l’eau, la saponification des corps gras. M. Tilgman prit un brevet, en Amérique, pour l’application d’un procédé qui consiste à émulsionner, c’est-à-dire à mélanger intimement, par une agitation convenable, la matière grasse avec l’eau, et à introduire ce mélange dans les tubes de fer, que l’on expose à une température de 330 à 340 degrés. Mais l’emploi de cette méthode, qui exposait à la rupture des tubes et à l’incendie, présentait trop de dangers pour qu’elle fût adoptée dans l’industrie.
Un chimiste belge, M. Melsens, a reconnu ensuite que l’addition d’une petite quantité d’acide à la matière grasse émulsionnée par l’eau, favorise singulièrement la saponification de la graisse par le calorique. M. Melsens fait usage d’une eau contenant des traces d’un acide puissant, comme l’acide sulfurique, ou des quantités un peu plus fortes d’un acide faible, tel que l’acide borique. Il renferme ce mélange dans un autoclave, c’est-à-dire dans un vase métallique aux parois épaisses, extrêmement résistant et hermétiquement clos. Cet autoclave étant exposé à l’action du calorique, la vapeur formée à l’intérieur, acquiert la pression et la température suffisantes pour déterminer la saponification du corps gras. On sépare ensuite, selon le procédé ordinaire, l’acide liquide de l’acide concret.
Mais cette méthode expose aux mêmes dangers que la précédente, et l’on trouverait difficilement un industriel osant faire fonctionner un autoclave qui renfermerait de la vapeur portée à la pression de 12 à 15 atmosphères.
Le résultat des tentatives nouvelles qui avaient pour but la préparation des acides gras au moyen de l’eau et d’une température élevée, a conduit le directeur de la Société Price, M. Wilson, à une nouvelle modification de cette méthode de distillation des corps gras. M. Wilson supprime l’eau, et distille directement l’huile de palme, à une température, toujours fixe, de 400 degrés. Ce mode fort simple de traitement des corps gras paraît fournir de très-bons résultats ; mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit de l’Angleterre, c’est-à-dire d’un pays où le public se montre peu difficile sur la qualité des bougies. Tout corps gras qui brûle sans odeur, qui est peu coloré, et qui peut recevoir une mèche se mouchant toute seule, est, en Angleterre, réputé de bon usage. Ces procédés, qui sont peut-être suffisants pour traiter l’huile de palme, et qui ne constituent guère qu’un moyen de blanchir ce produit et de le solidifier, donnent des produits qu’il serait difficile de faire accepter en France.
Cette méthode constitue une brillante application des théories modernes de la chimie organique. Mais les pressions énormes auxquelles il faut avoir recours pour saponifier les graisses par l’eau seule, inspirent, avec raison, de sérieuses craintes aux fabricants. Il est difficile de croire d’ailleurs, que ce procédé continue d’être suivi en présence de l’importante modification apportée en 1867 par M. de Milly, à la fabrication des acides gras, et qui permet de produire du premier coup, par la seule action de l’acide sulfurique, et sans distillation, de l’acide stéarique pur.
CHAPITRE XV
Quel que soit le moyen qui ait servi à obtenir l’acide stéarique, ce produit chimique se présente sous l’aspect de masses solides, blanches et cassantes. Nous avons à décrire, pour terminer cette partie de notre sujet, la fabrication des bougies avec l’acide stéarique. Comme leur fabrication ne diffère que par quelques détails, de celle des chandelles, qui a été exposée plus haut, nous pourrons abréger cette description.
La première chose à faire, quand on fabrique la bougie stéarique, c’est de préparer les mèches, et de les disposer dans les moules. Nous rappellerons ce que nous avons déjà dit, dans un des chapitres précédents, à savoir que la mèche est en coton natté avec trois fils. La mèche en coton simplement tordu employée dans les chandelles, aurait nécessité le mouchage, absorbé une trop grande quantité de matière, et trop abrégé la durée de la bougie.
Cette mèche de coton natté exige elle-même une préparation. Les cendres qu’elle laisse par sa combustion, l’empêcheraient de brûler entièrement, et laisseraient un résidu demi-charbonneux. Ce résidu, tombant dans le petit godet que forme la bougie en brûlant, ferait fondre l’acide stéarique, et par conséquent couler la bougie. M. de Cambacérès, comme nous l’avons dit, avait essayé de traiter la mèche par l’acide sulfurique. M. d’Arcet avait proposé l’acide azotique, et mieux l’azotate d’ammoniaque, pour brûler entièrement la mèche ; mais M. de Milly résolut le problème en imprégnant la mèche d’acide borique ou phosphorique, qui, formant avec les cendres de la mèche, un borate ou un phosphate fusible, vitrifie les cendres, et forme un globule, lequel fond, coule et tombe dans le godet de la bougie, sous la forme d’un grain imperceptible. Le poids de ce petit globule à l’extrémité de la mèche, favorise, d’ailleurs, son incurvation. La cause première de cette incurvation de la mèche, c’est le tressage de trois fils qui la composent, et dont l’un étant plus long, plus fort, plus incliné que les autres, se redresse quand la mèche brûle et que le coton est ainsi détordu.
Ainsi les cendres de la mèche, sont éliminées sans inconvénient, et la mèche se coupant toute seule, par sa combustion, n’a pas besoin d’être mouchée.
Pour préparer les mèches on les fait tremper, pendant trois heures, dans une dissolution aqueuse d’acide borique, contenant 2 kilogrammes d’acide borique pour 100 litres d’eau. Quand on les a retirées du bain, on les exprime, et on les fait sécher dans une étuve.
Les mèches sont placées dans les moules, comme nous l’avons expliqué en parlant des chandelles. Une douille percée d’un trou, du côté de l’entonnoir du moule, reçoit un bout de la mèche ; l’autre bout est arrêté dans la partie conique, par un petit tampon de bois, comme nous l’avons expliqué et figuré en parlant des chandelles.
Pour couler, dans ces moules, les acides gras, il faut certaines précautions. Si on les versait chauds, ils cristalliseraient dans le moule, et donneraient une bougie feuilletée et cassante. Il ne faut verser la matière que lorsqu’elle est à demi figée par le refroidissement, c’est-à-dire quand elle présente un aspect laiteux. On prend, dans des poêlons métalliques, pourvus d’un bec, une certaine quantité de cette matière à demi figée, et on la verse dans les moules.
Pour que le refroidissement ne soit pas trop brusque, ces moules doivent être maintenus chauds. À cet effet, la caisse qui les renferme, est elle-même contenue dans une autre caisse de métal ; et l’on fait circuler dans leur intervalle un courant de vapeur à la température de 50 à 60 degrés.
La figure 57 représente la caisse contenant les moules. PP est la caisse extérieure, NN, la caisse intérieure. Autour de la caisse NN circule la vapeur d’eau. Un robinet, T, laisse sortir l’air. Un robinet, T′, placé au bas de la caisse, fait écouler l’eau liquide provenant de la condensation de la vapeur. M est la masselotte, c’est-à-dire la masse des acides gras qui surmonte les bougies moulées.
Quand les moules sont refroidis, on ôte la cheville qui retient chaque mèche, et, saisissant à deux mains la masselotte, on retire d’un seul coup toutes les bougies. On casse la masselotte, et l’on obtient la bougie. Les déchets et la masselotte sont renvoyés à la fonte.
Les bougies moulées ne seraient pas assez blanches. On les blanchit en les exposant à l’air et à la lumière. On les dispose une à une, sur des grillages, et on les abandonne ainsi, pendant une ou deux semaines, à l’action de l’air. La lumière détruit le principe colorant brun qui existait dans la matière grasse, et l’air s’interposant entre les particules cristallines de la substance, la rend moins transparente et la fait ainsi paraître plus blanche[15].
Les bougies sont, après cette exposition à l’air, un peu salies par des corps étrangers. Pour les nettoyer, il faut les laver dans une dissolution de carbonate de soude, puis les placer sur une toile sans fin : le frottement mutuel de ces petits cylindres achève leur nettoyage.
Mais pour communiquer à la bougie le lustre et le poli tout particuliers qu’on lui connaît, il faut faire usage d’une machine que rien ne peut remplacer, la machine à polir et à rogner les bougies, inventée par M. Binet.
La figure 58 représente, en coupe, cette machine.
Les bougies sont placées horizontalement dans une caisse M. Un rouleau N, muni de cames, les fait arriver au devant d’une scie circulaire, P, qui les rogne. De là elles tombent sur un drap de laine sans fin, supporté par de petits rouleaux V, V, V, V et de plus grands T, T′, et passant sous les cylindres ou tambours, S, S′, S″ Pendant que le drap de laine circule, trois gros tambours S, S′, S″, recouverts d’un drap semblable, sont mus dans le sens horizontal par les trois pignons des roues dentées R, R′, R″. Les bougies, roulant sur elles-mêmes, avancent ainsi sous cette double impulsion, et elles arrivent au dernier rouleau, d’où elles tombent dans le récipient B. Ainsi frottées longitudinalement durant tout leur trajet entre deux draps de laine, les bougies sont parfaitement polies et lustrées quand elles tombent dans le récipient B, où on les prend pour les mettre en paquets.
Telle est la série d’opérations nécessaires pour confectionner les bougies d’acide stéarique, extrait des corps gras de diverses provenances.
Peu d’industries ont été favorisées d’un succès aussi complet et aussi rapide que la stéarinerie, comme on l’appelle quelquefois. Destinée à remplacer la bougie de cire, la bougie stéarique a, comme on le sait, atteint ce but d’une manière absolue, car on ne confectionne plus aujourd’hui une seule bougie de cire pour l’éclairage des salons.
Sous le rapport de l’élégance, de la propreté et de tous les avantages de ce genre, la bougie stéarique ne laisse rien à désirer ; on regrette seulement la faible intensité de son pouvoir éclairant. Ce défaut provient surtout de la suppression, que font aujourd’hui nos fabricants, d’une certaine quantité de cire, que, dans l’origine, on ajoutait aux acides gras, au moment de les couler dans les moules pour confectionner les bougies. Cette addition de cire, qui était, au premier temps de la fabrication, de 25 à 30 pour 100, a été ensuite réduite à 10, plus tard à 5, et enfin entièrement supprimée. On a pu, de cette manière, abaisser le prix de la bougie, et satisfaire aux exigences du public sur le prix de ce genre d’éclairage. La bougie stéarique est donc moins chère qu’autrefois, mais elle éclaire beaucoup moins. Pour compenser la diminution de ce pouvoir éclairant, le consommateur est obligé de brûler un plus grand nombre de bougies, quand il veut obtenir le même effet lumineux. Pour s’éclairer comme avec une bougie de cire ou une chandelle, il faut aujourd’hui brûler deux ou trois bougies. Ce résultat s’explique d’ailleurs. Qu’est-ce, en effet, que la bougie stéarique ? C’est du suif que l’on a dépouillé de sa partie liquide, l’oléine, qui était l’élément le plus éclairant de cette graisse animale. En transformant le suif en acide stéarique, on a rendu la chandelle plus sèche, moins fusible, plus élégante, mais on l’a privée, à poids égal, d’une bonne partie de sa puissance d’éclairage.
CHAPITRE XVI
La bougie de cire est complètement abandonnée aujourd’hui, et les rares fabricants de cire qui existent en Europe, n’ont plus à s’occuper de confectionner des bougies pour les salons. Sans parler davantage de la bougie de cire, nous terminerons l’étude de l’éclairage par les corps gras solides, en disant quelques mots des bougies de blanc de baleine et de paraffine, qui sont aujourd’hui en usage en Angleterre et en Amérique, concurremment avec les bougies stéariques.
On appelle blanc de baleine, une matière grasse, solide à la température ordinaire, mais qui existe, à l’état fluide, autour du cerveau des grands cétacés, principalement du cachalot. Les chimistes appellent cétine la matière solide pure du blanc de baleine. Chez le cachalot, elle est unie à une certaine quantité d’oléine.
Pour extraire la cétine pure de l’huile brute, qui est contenue dans le crâne du cachalot, on filtre cette huile à travers des sacs de toile serrée. L’oléine traverse le tissu ; et la cétine, c’est-à-dire le blanc de baleine plus ou moins pur, reste dans le sac. On presse plusieurs fois la matière, pour la séparer de l’oléine qu’elle retient ; puis on la fait fondre, et on la laisse cristalliser par le refroidissement. Cette cristallisation donne la cétine dans une assez grande pureté. Il suffit de l’exprimer sous des presses, pour la débarrasser de l’oléine qu’elle retient encore, enfin de la faire bouillir avec du carbonate de soude, pour lui enlever les dernières traces de cette huile liquide.
Le produit, pressé et fondu de nouveau, est une matière blanche très-pure. Elle sert à confectionner des bougies, qui tirent leur mérite, aux yeux des consommateurs, de leur remarquable transparence. Les bougies de blanc de baleine sont des bougies diaphanes, d’un aspect reluisant, que l’on admire beaucoup en Angleterre ; mais nous sommes en France assez indifférents à cette qualité.
Pour que la bougie de paraffine ait une grande transparence, il faut, quand on la coule, empêcher sa cristallisation, qui donnerait de l’opacité à la matière, par l’entrelacement intérieur des aiguilles des cristaux. On a donc soin, avant de couler dans les moules les bougies de spermaceti, d’agiter la masse, pour la brouiller et empêcher les cristaux de se former. L’addition de 3 pour 100 de cire blanche, empêche également la cristallisation, et donne un produit extrêmement diaphane.
Les bougies de blanc de baleine, que l’on colore quelquefois des nuances bleu tendre, rose, violet, etc., sont d’une admirable pureté. Elles brûlent avec une flamme très-vive et très-claire. Seulement leur point de fusion est très-bas. Elles fondent à 44 degrés, tandis que la bougie stéarique fond à 54 degrés. Il en résulte qu’elles coulent plus facilement que les bougies stéariques.
La bougie de blanc de baleine est un éclairage de luxe. Elle coûte 6 francs le kilogramme, tandis que les bougies stéariques ne dépassent guère le prix de 2 fr. 50 le kilogramme. En Angleterre, la classe riche peut donc se procurer un éclairage d’une élégance irréprochable. Mais comme la bougie stéarique est assez peu répandue chez nos voisins d’Outre-Manche, la classe peu aisée est, sous ce rapport, beaucoup moins favorisée qu’elle ne l’est parmi nous, où le plus pauvre ménage peut s’éclairer avec le même luxe qu’un ministre ou un financier.
La paraffine est une matière grasse que l’on trouve dans beaucoup de produits naturels, ou dans les résidus de différentes industries. On la retire en abondance des composés qui se forment pendant la distillation de la houille, pour la préparation du gaz de l’éclairage. Elle existe dans divers pétroles, et surtout dans le pétrole de Rangoon (Empire birman), qui est importé par grandes masses en Angleterre.
M. Aimé Girard, dans le Dictionnaire de chimie industrielle, décrit comme il suit, le procédé suivi en Angleterre, pour l’extraction de la paraffine du goudron de Rangoon.
« On commence par distiller à la vapeur soit le goudron de Rangoon, soit l’huile de schiste contenant la paraffine ; on élimine de cette façon tous les hydrocarbures aisément volatils. Le résidu de la distillation qui, pour le goudron, ne s’élève pas à moins de 75 pour 100 est fondu, puis traité par 2, 4, 6 ou même 8 pour 100 d’acide sulfurique, qui produit un abondant précipité noir. La matière liquide surnageante est lavée soigneusement à l’eau, puis introduite dans un alambic où elle est distillée au moyen de la vapeur surchauffée. Les produits de la distillation sont fractionnés soigneusement ; jusqu’à 150°, ils ne renferment pas de paraffine ; à 150°, celle-ci apparaît dans les produits, et la proportion en augmente jusqu’à la température de fusion du plomb (330°) ; à ce moment la paraffine devient très-abondante, les matières distillées se solidifient par le refroidissement et deviennent susceptibles d’être pressées comme les pains d’acides gras. Les produits distillant près de 150°, et qui sont encore liquides, sont soumis à des distillations fractionnées successives, de manière à isoler la paraffine et à l’amener au même état que les produits distillés depuis 200 et quelques degrés jusqu’au point de fusion du plomb.
« La paraffine brute est fondue et abandonnée à un refroidissement très-lent, qui lui fait prendre l’état cristallin ; on la presse alors lentement, de manière à exprimer la plus grande partie de l’huile qu’elle renferme. On la refond de nouveau, et on la traite par 50 pour 100 d’acide sulfurique à la température de 180°. En deux heures, la paraffine se sépare de l’acide ; on la lave deux fois à l’eau bouillante, on la coule en gâteaux, puis on la presse une dernière fois entre des étreindelles, en chauffant légèrement les plaques de la presse. On la refond alors, on lui ajoute 5 pour 100 de stéarine, et on la coule dans les moules à la manière ordinaire.
« Cette méthode a été modifiée d’une manière aussi heureuse qu’élégante par MM. Cogniet. Ces habiles industriels ont remarqué que si l’on mélange la paraffine impure avec du sulfure de carbone, celui-ci exerce son action dissolvante sur les goudrons noirs qui la souillent, avant d’agir sur la paraffine. Partant de cette observation, ils prennent la paraffine brute et colorée, l’empâtent avec une petite quantité de sulfure de carbone, puis soumettent le tout à une pression modérée ; le sulfure de carbone s’écoule et entraîne avec lui les matières colorantes (brai et goudron) qui souillent la paraffine, de telle sorte qu’en répétant deux ou trois fois cette opération, on obtient la paraffine dans un état de pureté et de blancheur parfaites. MM. Cogniet emploient d’ailleurs des hydrocarbures légers et volatils, comme le pétroléum, aussi bien que le sulfure de carbone. Il ne reste plus alors qu’à refondre la paraffine et à la couler pour la transformer en bougies d’une translucidité remarquable[16]. »
Comme la bougie de blanc de baleine, la bougie de paraffine est d’un prix élevé ; elle ne peut donc figurer que dans les éclairages de luxe.
CHAPITRE XVII
Pendant que l’éclairage par les lampes à huile marchait lentement vers sa perfection, un rival s’élevait à côté de lui, qui devait bientôt le reléguer à une place inférieure, par suite des avantages immenses qu’allaient offrir et ses qualités lumineuses et l’économie de sa fabrication. Tout le monde a nommé le gaz (gaz hydrogène bicarboné).
L’éclairage par le gaz n’est qu’une suite très-simple des découvertes chimiques accomplies au siècle dernier. On savait depuis longtemps, que la combustion de certains fluides aériformes s’accompagne d’un dégagement de lumière et de chaleur, et dès la fin du xviie siècle, l’expérience avait appris que la houille, soumise, en vases clos, à une haute température, fournit un gaz susceptible de brûler avec éclat. Mais jusqu’à la fin du siècle dernier, personne n’avait songé à tirer parti de ce fait. L’idée d’appliquer à l’éclairage les gaz combustibles qui se forment pendant la décomposition de certaines substances organiques, appartient incontestablement à un ingénieur français, nommé Philippe Lebon. Les moyens employés par notre compatriote pour appliquer à l’éclairage les gaz qui résultent de la décomposition du bois reçurent, en France, un commencement d’exécution ; mais ils ne furent pas poussés très-loin : la mort de l’inventeur arrêta cette industrie naissante. L’idée de Philippe Lebon fut reprise en Angleterre par l’ingénieur W. Murdoch, et les procédés imaginés alors pour l’extraction du gaz, eurent pour effet de créer définitivement cette industrie, qui se répandit bientôt en France, en Allemagne et dans toute l’Europe.
Telle est, en un trait général, l’histoire de l’invention qui va nous occuper. Examinons maintenant avec détails, les faits historiques qui se rapportent à cette question.
Le gaz hydrogène carboné qui sert à l’éclairage, et que l’industrie humaine fabrique aujourd’hui en quantités immenses, est fourni, depuis des siècles, par la nature, dans un certain nombre de pays, particulièrement en Perse, dans le Caucase, dans l’Inde et la Chine, enfin dans le Nouveau Monde.
C’est dans les environs de Bakou, port de la mer Caspienne, en Perse, que se trouvent les effluves les plus curieux de gaz inflammable.
Ce gaz naturel provient de l’intérieur de la terre, qui recèle, dans ces contrées, d’abondantes sources d’huile de pétrole. Cette huile, dont le centre de production est situé aux environs de Bakou, est utilisée par les habitants des environs, qui la font brûler dans des plats de fer peu profonds, et remplis de sable imprégné d’huile.
À 4 kilomètres de ces sources de pétrole, est un lieu nommé Ateschjah (la Demeure du feu), qui présente le plus curieux exemple connu d’effluves gazeux inflammables. À mesure qu’on approche de ce lieu, on sent une odeur sulfureuse, qui se répand dans un rayon d’un demi-kilomètre. Au centre de cet espace, quand le temps est sec, on voit s’élever une longue flamme, d’un blanc bleuâtre, dont l’intensité s’accroît à l’approche de la nuit.
Au pied d’une colline voisine, se trouve une source d’huile de pétrole, qui s’enflamme très-facilement et brûle même sur l’eau.
En été, lorsque l’atmosphère est échauffée par le vent du sud, qui règne presque continuellement sur ces rivages pendant la saison chaude, la quantité de gaz résultant du voisinage des sources d’huile volatile est considérable, et leur inflammation accidentelle produit de magnifiques phénomènes.
Aux jours de réjouissance publique, et par un temps calme, les gens du pays versent quelques tonneaux de cette huile dans une petite baie de la mer Caspienne, et vers le soir, ils y mettent le feu. Le faible balancement des vagues n’éteint pas cette flamme, qui s’étend peu à peu à perte de vue, ce qui donne bientôt le spectacle étonnant d’une mer couverte de feux (figure 59).
Les traditions du pays font remonter à plusieurs millions d’années ce feu, qui a ses adorateurs et ses prêtres, nommés Guèbres, ou prêtres du feu sacré.
Ce feu sacré n’est autre chose que la vapeur de l’huile de pétrole mélangée d’une proportion plus ou moins considérable d’hydrogène bicarboné. Cette vapeur sort de terre lorsqu’on y pratique un trou, et elle s’allume alors de la même manière que notre gaz d’éclairage.
À quelque distance de ce curieux foyer naturel, c’est-à-dire près Ateschjah, des Indiens adorateurs du feu se sont construit de petites maisons de pierre. Le terrain sur lequel reposent les murs de ces maisons, est recouvert d’un lit d’argile, de l’épaisseur de 0m, 50, afin que la vapeur ne puisse percer cette couche ; mais des ouvertures, bouchées par un tampon, sont laissées çà et là. Lorsqu’un des habitants a besoin de feu pour sa cuisine, ou de lumière, le soir, il enlève un de ces tampons, et présente une allumette enflammée à l’ouverture ; aussitôt la vapeur s’allume. Quelle que soit la largeur de l’ouverture, la flamme a le même diamètre que cette ouverture, mais sa hauteur et son intensité augmentent à mesure qu’elle est plus resserrée.
La nuit, pour obtenir une lumière qui soit à la hauteur des objets que l’on veut éclairer, on enfonce, dans de petits trous faits dans le sol, des roseaux, dont l’intérieur a été barbouillé d’eau de chaux. On obtient, par ce moyen, à telle place qu’on le veut, une sorte de bec de gaz, qui donne une flamme de 0m, 15 à 0m, 16, de hauteur, avec une lumière très-vive et toujours égale.
Les tisserands qui habitent ces contrées, éclairent de cette manière les deux côtés de leurs métiers, et ils n’éprouvent aucun embarras pour entretenir et renouveler leur lumière, qui ne leur coûte aucuns frais. Tout autre feu leur est inutile, car la chaleur du gaz naturel est si grande, qu’elle les force à tenir les croisées et la porte ouverte.
Les habitants d’Ateschjah emploient ce gaz non-seulement aux usages domestiques, mais encore à chauffer les fours à chaux, et à consumer les corps de leurs parents, après leur mort.
Fait bien curieux ! Les Persans de la secte des adorateurs du feu font commerce de ce gaz inflammable. Ils le recueillent dans des bouteilles, et l’expédient dans des provinces éloignées de la Perse, Le contenu de ces bouteilles brûle encore parfaitement après des mois entiers, et ce prestige sert aux prêtres de ce pays à entretenir la superstition de leurs sectateurs.
Il existe en Chine des feux naturels tout semblables. Ils sortent des puits d’eau salée qui sont répandus dans les districts de Young-Hian et de Wer-Yuan-Hian, où ils occupent une étendue considérable. Les Chinois, savent diriger ce gaz naturel au moyen de tuyaux de bambous. Ils s’en servent pour chauffer et éclairer les usines dans lesquelles le chlorure de sodium est extrait des sources salées. Le gaz enflammé sert à évaporer ces eaux ; et les ateliers sont éclairés par le même moyen.
Dans la presqu’île de Java, on a signalé des feux naturels tout semblables.
Beaucoup de sources brûlantes existent dans les États-Unis, surtout près de Canandaigne, capitale du comté d’Oritano ; à Bristol et à Middlessex, dans la partie sud-ouest de l’État de New-York. Ces effluves naturels sont composés d’un gaz qui sort des lacs ou des rivières, et qui s’enflamme dès qu’on en approche un corps en ignition. Rien de plus curieux que ce feu qui court sur les eaux des rivières ou des lacs. Mais c’est surtout quand la neige couvre la campagne, que ce spectacle est bizarre et magnifique. Du sol tapissé de neige ou des cours d’eau recouverts d’une couche de glace, on voit s’élancer des gerbes de feu. La nuit, ces illuminations naturelles éclairant des espaces infinis, revétus d’un manteau de neige, sont d’un effet saisissant.
Les Américains savent mettre à profit cette source économique de chaleur. Ils disposent des tubes qui conduisent le gaz jusqu’au foyer de leur cuisine ou de leur atelier. Ce feu sert à cuire leurs aliments ou à favoriser le travail de leur industrie.
En Europe, on trouve ces sources brûlantes dans diverses localités. Citons, par exemple, la Fontaine ardente du Dauphiné, les feux de Pietra-Maia, situés sur la route de Bologne, à Florence ; ceux de Barigazzo, près de Modène, etc.
Les anciens connaissaient ce phénomène, qu’ils avaient signalé comme un prodige inexplicable. C’est ainsi que Pline parle avec admiration des feux naturels du mont Chimère, sur la côte de l’Asie Mineure, feux qui ont été reconnus, de nos jours, dans le même lieu, par le capitaine Beaufort, en 1811.
La première observation véritablement scientifique qui ait été faite sur ces feux naturels, remonte à l’année 1659. Elle est consignée dans les Transactions philosophiques de Londres, dans les termes suivants :
« Vers la fin du mois de février 1659, revenant de voyage dans mon habitation à Wigan, on me parla d’une source singulière située, si je ne me trompe, sur la propriété d’un M. Hawkley, à environ un mille de la ville, sur la route qui mène à Warrington et Chester.
« Le public de cette ville assurait hardiment que l’eau de cette source brûlait comme de l’huile ; c’est une erreur dans laquelle on tombait, faute d’avoir observé les particularités suivantes.
« Quand nous arrivâmes, en effet, près de ladite source (nous étions alors cinq ou six personnes) et que nous eûmes approché une lumière de la surface de l’eau, il est vrai qu’une large flamme se produisit subitement en brûlant avec énergie ; à sa vue, ils se mirent tous à se moquer de moi, parce que j’avais nié ce qu’ils m’avaient positivement affirmé ; mais moi, qui ne me regardais pas comme battu par des plaisanteries sans fondement, je me mis à examiner ce que je voyais, et, observant que la source jaillissait au pied d’un arbre croissant sur un talus voisin, et que l’eau remplissait un trou qui se trouvait à l’endroit même où brûlait la flamme, j’approchai la chandelle allumée, de la surface de l’eau contenue dans le trou, et je trouvai, comme je m’y attendais, que la flamme s’éteignait au contact de l’eau.
« Puis, je pris une certaine quantité d’eau à l’endroit où la flamme se produisait et j’y plongeai la chandelle allumée qui s’éteignit aussitôt ; j’observai cependant qu’au même endroit l’eau bouillonnait et écumait comme un pot-au-feu, bien qu’en y plongeant la main je ne pusse découvrir la moindre élévation de température.
« Je pensai que cette ébullition devait provenir du dégagement de vapeurs bitumineuses ou sulfureuses, d’autant plus qu’à moins de trente ou quarante yards de distance se trouvait l’orifice d’une mine de houille ; et, en effet, Wigan, Ashton, et toute la contrée à quelques milles à l’entour, sont riches en houillères. Alors, approchant ma main de la surface de l’eau, à l’endroit où la flamme s’était manifestée, je sentis un souffle analogue à un courant d’air.
« Je fis faire alors un barrage pour empêcher l’arrivée d’une nouvelle quantité d’eau dans le trou, et fis puiser toute celle qui s’y trouvait ; puis, approchant la chandelle allumée de la surface du terrain sec à l’endroit même où l’eau brûlait auparavant, les vapeurs prirent feu en produisant une flamme forte et brillante ; cette flamme s’élevait à un pied au-dessus du sol, en forme d’un cône dont la base était de la dimension du bord d’un chapeau. Je fis alors jeter un seau d’eau sur la flamme qui s’éteignit, et mes compagnons, qui commençaient à croire que ce n’était pas l’eau qui brûlait, cessèrent de me plaisanter.
« Je ne remarquai pas que la flamme eût la couleur de celles produites par les corps sulfureux, ni qu’elle manifestât aucune odeur. Les vapeurs sortant de la terre ne présentaient pas d’élévation de température sensible à la main, à ce que je me rappelle. »
En 1664, le docteur Clayton observa un phénomène tout semblable, à la surface d’une mine de houille. En approchant un corps en ignition de certaines fissures de la veine de charbon, on voyait aussitôt apparaître une flamme. Clayton attribua ce fait à une vapeur spontanément dégagée du charbon, et pour vérifier sa conjecture, il soumit le charbon de cette mine à la distillation.
Il reconnut que la houille décomposée par la chaleur, fournissait de l’eau, une substance noire, qui n’était autre chose que du goudron, et un gaz (spirit) qu’il ne put parvenir à condenser. Enflammé au bout d’un tube placé à l’extrémité de l’appareil, ce gaz brûlait, en émettant beaucoup de lumière. Clayton désigna ce produit sous le nom d’esprit de houille, s’imaginant que ce combustible était le seul corps qui pût lui donner naissance.
Hales, qui répéta, cinq ans après, cette expérience fondamentale de James Clayton, reconnut que le charbon de terre soumis à la calcination, fournit un tiers de son poids de vapeurs inflammables[17].
Le savant évêque de Landaff, le docteur Watson, qui s’occupa, en 1769, des produits de la distillation du charbon et du bois, annonça également qu’il avait retiré de ces matières un gaz inflammable, une huile épaisse ressemblant à du goudron et un résidu de charbon poreux et léger[18].
En 1786, lord Dundonald avait établi plusieurs fours pour la distillation de la houille, afin d’en retirer du goudron. On reconnut que les vapeurs dégagées pendant l’opération, étaient très-inflammables. Mais, loin de tirer parti de ces produits comme agents lumineux ou combustibles, on les laissait échapper par toutes les ouvertures des appareils, on les brûlait à la bouche des fourneaux. On imagina seulement de disposer des tuyaux métalliques pour conduire hors de l’atelier le gaz, que l’on fit brûler à l’extrémité de ces tubes. On produisait ainsi de la lumière à une certaine distance des fours.
Cependant on ne voyait, en tout cela, qu’un phénomène curieux, qui servit longtemps de jeu aux ouvriers de l’usine. Un Allemand, nommé Diller, jugea à propos d’en faire à Londres, une exhibition publique, sur le théâtre du Lycée. Il faisait brûler des flambeaux alimentés par les gaz provenant de la distillation de la houille : on désignait ce phénomène sous le nom de lumière philosophique.
Le pouvoir éclairant du gaz qui prend naissance pendant la calcination de la houille, a donc été observé de bonne heure en Angleterre ; mais le gaz qui se forme dans cette circonstance, était regardé comme un produit exclusivement propre au charbon de mine. Ce fait, découvert par hasard et en dehors de toute idée scientifique, n’avait conduit à aucune vue générale ; il ne peut rien enlever au mérite des travaux de Philippe Lebon, qui reposent, au contraire, sur un ensemble de déductions théoriques, et représentent toute une série d’applications de la science, longuement raisonnées.
Philippe Lebon, dit d’Humbersin, pour le distinguer de l’un de ses frères, était né à Brachay, près de Joinville (Haute-Marne), le 29 mai 1767. Son père, ancien officier de la maison de Louis XV, eut quatre enfants. L’aîné, dit Lebon d’Embrout, était, pendant le siège de Lyon, en 1792, aide de camp du général de Précy, qui osa disputer à la Convention, au nom du roi, la seconde capitale de la France. Lebon d’Embrout fut tué pendant le siège.
Son frère, le jeune Philippe Lebon d’Humbersin, avait été envoyé à Paris, pour compléter ses études. Jusque-là, il n’avait eu pour maître que l’instituteur de Brachay. Il se distingua bientôt parmi ses camarades.
Au sortir du collège, Philippe Lebon se rendit à Châlon-sur-Saône. Il y étudia le dessin et les mathématiques, dans le lieu même où devait s’élever plus tard l’École des arts et métiers de cette ville. Il retourna ensuite à Paris.
Le 10 avril 1787, Philippe Lebon d’Humbersin fut admis à l’École des ponts et chaussées, avec le numéro 10, d’après l’examen d’entrée. À l’examen de sortie, il obtint le premier numéro, avec le titre de major. C’est en cette qualité, d’après une pièce de son dossier, qui existe dans les archives de l’École des ponts et chaussées, qu’on lui confia le soin « de professer successivement toutes les parties des sciences suivies dans l’école. »
Les succès obtenus à l’École des ponts et chaussées, par Philippe Lebon, n’étaient que le prélude de plus sérieuses conquêtes de son esprit investigateur.
L’histoire de l’industrie n’a conservé jusqu’ici le nom de Lebon que pour la découverte de l’éclairage par le gaz ; mais il est maintenant établi que Philippe Lebon avait travaillé avec grand succès au perfectionnement de la machine à vapeur, alors à ses débuts. Nous n’entrerons pas dans les détails de ses travaux sur ce point.
L’ensemble des projets de Philippe Lebon sur la machine à vapeur, lui mérita le prix du concours, qui avait été institué à cette époque, entre les élèves sortis de l’École des ponts et chaussées. Bientôt après, une récompense nationale de 2 000 livres lui fut accordée, sur la proposition de MM. Borda, Périer, Hassenfratz et Detrouville, comme témoignage de la reconnaissance publique pour ses travaux sur la machine à vapeur. L’acte qui décerne cette récompense au jeune ingénieur des ponts et chaussées « pour continuer des expériences qu’il a commencées sur l’amélioration des machines à feu, » est daté du 18 avril 1792.
C’est vers 1791 que Philippe Lebon porta son attention sur la possibilité d’extraire, du bois soumis à la calcination en vase clos, un gaz susceptible de servir tout à la fois à l’éclairage et au chauffage. C’est chez son père, à Brachay, que cette pensée lui était venue, dans des circonstances qui méritent d’être rapportées.
Pendant son séjour à la campagne, Philippe Lebon étudiait les propriétés de la fumée. Un jour, il remplit une fiole de verre d’une certaine quantité de sciure de bois, et plaça sa fiole sur des charbons. Il vit alors que de la fumée se dégageait par l’orifice de ce vase de verre : cette fumée s’enflammait à l’approche d’une bougie allumée. Ce phénomène n’était peut-être pas ignoré des chimistes, mais personne ne l’avait encore sérieusement étudié, surtout dans les applications que l’on pouvait en attendre.
Le gaz qui se dégage du bois calciné, est accompagné de vapeurs noires ; son odeur empyreumatique annonce la présence de substances huileuses et goudronneuses. Pour que ce gaz pût servir à l’éclairage, il fallait donc le débarrasser de tous ces produits étrangers. Pour y parvenir, Lebon fit passer le tuyau de dégagement du gaz dans un vase rempli d’eau. L’eau condensait les vapeurs acides et les matières bitumineuses, tandis que le gaz se dégageait plus pur.
Une telle opération nous paraît aujourd’hui fort simple ; mais à l’époque dont nous parlons, il fallait le coup d’œil d’un esprit supérieur pour créer de pareils procédés. On ne saurait assez admirer la force de tête et la justesse d’appréciation dont Lebon fit preuve, en comprenant, dès l’origine même de ses expériences sur le gaz extrait du bois, toute l’extension que devait prendre un jour cette opération exécutée en grand. Philippe Lebon vit parfaitement et du premier coup la possibilité d’obtenir du gaz éclairant, en se servant de tous les corps combustibles. Il comprit que ce gaz pourrait servir à la fois d’agent de chauffage et de moyen d’éclairage. Il aperçut, en même temps, les avantages que l’on trouverait, au point de vue industriel, à tirer parti du goudron et de l’acide pyroligneux, qui sont les autres produits de la distillation du bois.
C’était toute une révolution dans l’industrie de l’éclairage. Lebon le sentait parfaitement ; aussi son esprit s’exaltait-il, à ce propos, jusqu’à l’enthousiasme. On se rappelle encore, dans son village natal, le délire de sa joie : « Mes amis, disait-il aux paysans, je vous chaufferai, je vous éclairerai de Paris à Brachay. » Et les bonnes gens haussaient les épaules, en disant : « Il est fou. »
Lebon continua, à la campagne, ses expériences, qui ne tardèrent pas à prendre une véritable importance. Dans la cour de la maison de son père, il bâtit un petit appareil en briques, qu’il remplit de bois, et qu’il chauffa fortement, au moyen d’un fourneau placé par-dessous cette espèce de cornue. Un tuyau était ménagé, pour recueillir les vapeurs et les gaz dégagés du bois. Ce tuyau arrivait dans une cuve pleine d’eau, qui s’élargissait de manière à former une sorte de gazomètre. Par l’action de la chaleur, le bois se carbonisait ; les vapeurs et les gaz provenant de sa décomposition, une fois parvenus dans la cuve d’eau, se purifiaient, en abandonnant le goudron et l’acide pyroligneux. À la sortie de cette cuve, le gaz était assez pur pour donner une lumière très-vive, ce qui faisait espérer un véritable succès après une épuration plus complète.
Ayant fait ce premier pas dans une carrière aussi nouvelle, Philippe Lebon revint à Paris, et communiqua ses idées à Fourcroy, qui l’engagea à persévérer dans ses études. Il fit ses premières expériences sérieuses dans la maison qui lui appartenait et qu’il occupait rue et île Saint-Louis, en face de l’hôtel de Bretonvilliers. C’est là qu’il recevait les visites et les conseils de Fourcroy, de Prony et d’autres savants de cette époque. Il fut amené à faire des dépenses considérables pour perfectionner son invention. En l’an VII, ses expériences étaient assez avancées pour qu’il pût lire à l’Institut un mémoire sur ses travaux.
L’année suivante Lebon demanda un brevet d’invention, qui lui fut accordé le 6 vendémiaire an VIII (28 septembre 1799). Il est bon de dire que les brevets d’invention ne s’accordaient pas alors, comme aujourd’hui pour des objets insignifiants. Un examen sérieux présidait aux demandes des inventeurs, de sorte qu’un brevet était un titre sérieux et réel. Le brevet accordé à Philippe Lebon, est inséré dans le Recueil des brevets d’invention (tome V, p. 121). Il est délivré « pour de nouveaux moyens d’employer les combustibles plus utilement, soit pour la chaleur, soit pour la lumière, et d’en recueillir les différents produits. »
Dans la description qui accompagne ce brevet, l’inventeur établit qu’en distillant du bois on obtient « du gaz hydrogène dans un état de pureté plus ou moins grande, suivant les moyens employés pour le purifier, des acides, de l’huile et divers produits analogues aux combustibles qui se réduisent en charbon. »
Après avoir indiqué les divers genres d’applications que peut recevoir le thermolampe, Lebon ajoute les réflexions suivantes :
« Je ne parle pas des effets que l’on pourrait obtenir en appliquant encore la chaleur produite aux chaudières de nos machines à feu ordinaires, ni des applications sans nombre de la force qui se déploie dans ces nouvelles machines. Tout ce qui est susceptible de se faire mécaniquement est l’objet de mon appareil, et la simultanéité de tant d’effets précieux rendant la dépense proportionnellement très-petite, le nombre possible d’applications économiques devient infini. Dans les forges on néglige et l’on perd tout le gaz inflammable, qui offre cependant des effets de chaleur et de mouvement si précieux pour ces établissements. La quantité de combustible que l’on y consomme est si énorme, que je suis persuadé qu’en le diminuant considérablement, on pourrait, en suivant les vues que j’indique, non-seulement obtenir les mêmes effets de chaleur, mais même donner surabondamment la force que l’on emprunte du cours d’eau, souvent éloigné des forêts et mines, et dont la privation donne lieu, dans les sécheresses, à des chômages d’autant plus nuisibles qu’ils laissent sans travail une classe nombreuse d’ouvriers. En général, tous les établissements qui ont besoin de mouvement, ou de chaleur, ou de lumière, doivent retirer quelque avantage de cette méthode d’employer le combustible à ces effets.
« Cependant le plus grand nombre des applications du thermolampe devant avoir pour objet de chauffer et d’éclairer, je vais les considérer particulièrement sous ce point de vue.
« La forme des vases dans lesquels le combustible est soumis à l’action décomposante du calorique peut varier à l’infini, suivant les circonstances, les besoins et les localités. Je me contenterai d’indiquer quelques dispositions qui me paraissent intéressantes à connaître, et qui d’ailleurs donneront une idée de la multiplicité des formes dont ces vases sont susceptibles. »
Ici Lebon indique les dispositions les plus convenables à donner au cylindre destiné à contenir le bois soumis à la distillation sèche. Il termine en ces termes :
« Le gaz qui produit la flamme, bien préparé et purifié, ne peut avoir les inconvénients de l’huile ou du suif ou de la cire employés pour nous éclairer. Cependant l’apparence d’un mal étant quelquefois aussi dangereuse que le mal même, il n’est pas inutile de faire remarquer combien il est facile de ne répandre dans les appartements que la lumière et la chaleur, et de rejeter à l’extérieur tous les autres produits, même celui résultant de la combustion de ce gaz inflammable. Voici, pour cet objet, ce qui est exécuté chez moi.
« La combustion du gaz inflammable se fait dans un globe de cristal, soutenu par un trépied et mastiqué de manière à ne rien laisser échapper au dehors des produits de la combustion. Un petit tuyau y amène l’air inflammable ; un second tuyau y introduit l’air atmosphérique, et un troisième tuyau emporte les produits de la combustion. Celui de ces tuyaux qui conduit l’air atmosphérique, le prend dans l’intérieur de l’appartement quand on veut le renouveler, ou autrement il le tire de dehors. Comme ces tuyaux s’unissent au-dessous du globe, il est nécessaire que celui du tirage s’élève verticalement dans une autre partie de sa course, et qu’il y soit un peu échauffé au commencement de l’opération, pour déterminer le tirage. D’ailleurs, chacun de ces tuyaux peut avoir un robinet ou une soupape, afin que l’on puisse établir le rapport que l’on peut désirer entre les fournitures du gaz et le tirage.
« On conçoit, sans qu’il soit besoin de l’expliquer, que le globe peut être suspendu et descendu du plafond ; que dans tous les cas, il est facile, par la disposition des tuyaux, de rendre prompte et immédiate la combinaison des deux principes de la combustion, de distribuer et modeler les surfaces lumineuses, et de gouverner et suivre l’opération ; et qu’enfin, par ce moyen, la chaleur et la lumière nous sont données après avoir été filtrées à travers du verre ou du cristal, et qu’elles ne laissent rien à craindre des effets des vapeurs sur les métaux. Il n’est point indispensable cependant, pour absorber les produits de combustion, qu’elle ait lieu dans un globe exactement fermé ; un petit dôme ou capsule de verre ou de cristal, de porcelaine ou d’autres matières, peut les recevoir pour les introduire dans un tuyau qui, par son tirage, les pousserait continuellement [19]. »
Philippe Lebon signale dans son brevet, les matières grasses et la houille comme propres à remplacer le bois. Cependant, dans son thermolampe, le bois seul était employé. Il plaçait dans une grande caisse métallique des bûches de bois, qui étaient soumises à la distillation sèche. En se décomposant par l’action du feu, la matière organique donnait naissance à des gaz inflammables, à diverses matières empyreumatiques, à de l’acide acétique et à de l’eau. Il restait du charbon, comme résidu de la distillation. Lebon consacrait le gaz à l’éclairage, et il utilisait la chaleur du fourneau pour le chauffage des appartements. De là le nom de thermolampe pour cet appareil, qu’il voulait faire adopter comme une sorte de meuble de ménage.
Cependant Philippe Lebon n’était pas entièrement libre de consacrer son temps à ses expériences particulières, ni de demeurer à Paris autant que l’exigeaient les travaux industriels qu’il avait entrepris. Il appartenait au corps des ingénieurs des ponts et chaussées, et il faisait partie d’un service public. Il dut se rendre, comme ingénieur ordinaire des ponts et chaussées, à Angoulême. Il avait alors une telle passion pour les études scientifiques, qu’il voulait faire des mathématiciens de tous ses amis, y compris le gendre de son ingénieur en chef. Il les poursuivait de ses leçons ; toutes les rencontres étaient pour lui une occasion de conférences.
L’ingénieur en chef finit par trouver que son subordonné était trop savant. Bien qu’il eût reçu de lui quelques services pendant les orages révolutionnaires, il se plaignait sans cesse au ministre des défauts ou des inexactitudes du service de Lebon. Tantôt il proposait de l’interner à Saintes, loin des chantiers de travaux, dans une désolante sinécure ; tantôt, par une de ces habiletés diplomatiques, qui servent à se débarrasser d’un confrère gênant, ses rapports, pleins d’estime apparente, ne sollicitaient rien moins qu’une destitution.
« Lorsque, disait-il, la nécessité de ses affaires qui sont d’importance majeure, permettra au citoyen Lebon de reprendre ses fonctions, on pourra proposer au ministre de le placer dans un autre département, où les talents mûris par l’expérience de cet ingénieur, pourront être très-utiles au service. »
Les dénonciations de son chef parurent mériter une enquête contre Lebon. Une commission qui fut nommée pour examiner les griefs articulés contre lui, déclara « l’ingénieur Lebon à l’abri de tous reproches. »
Il est certain que tout occupé de son projet pour la création de l’éclairage au moyen du gaz extrait du bois, Lebon quittait trop souvent les chantiers de la Charente, et qu’il allait tantôt à Paris, tantôt dans sa retraite de Brachay, perfectionner sa découverte. C’est ce que l’on peut reconnaître dans la lettre suivante, qu’il adressait au Ministre, à l’occasion des plaintes que continuait de formuler contre lui son ingénieur en chef. Cette lettre passionnée peint parfaitement le caractère de notre inventeur, et donne, en même temps, un digne spécimen du style en usage dans ces temps d’agitation et de fièvre publique.
« Ma mère, écrit Philippe Lebon au Ministre, venait de mourir ; par suite de cet événement, j’ai été forcé de me rendre précipitamment à Paris… Tel est le caractère de ma faute. L’amour des sciences et le désir d’être utile l’a encore aggravée. J’étais tourmenté du besoin de perfectionner quelques découvertes… Enfin j’avais eu le bonheur de réussir, et d’un kilogramme de bois j’étais parvenu à dégager, par la simple chaleur, le gaz inflammable le plus pur, et avec une énorme économie et une abondance telle, qu’il suffisait pour éclairer pendant deux heures avec autant d’intensité de lumière que quatre à cinq chandelles. L’expérience en a été faite en présence du citoyen Prony, directeur de l’École des ponts et chaussées ; du citoyen Lecamus, chef de la troisième division ; du citoyen Besnard, inspecteur général des ponts et chaussées : du citoyen Perard, un des chefs de l’École polytechnique… J’étais heureux, parce que je me promettais de faire hommage au Ministre du fruit de mes travaux ; un mémoire, qui avait déjà obtenu l’approbation du citoyen Prony et de plusieurs savants, sur la direction des aérostats, devait également vous être présenté lorsque les mêmes affaires m’ont rappelé à Paris. Il fallait qu’elles fussent bien impérieuses pour m’arracher d’occupations qui faisaient mes délices ! Mais qu’elles seraient affreuses, si elles me forçaient d’abandonner un corps dans lequel les chefs ont bien voulu couronner mes premiers efforts par les divers prix, et me confier le soin d’y professer successivement toutes les parties des sciences suivies dans l’École des ponts et chaussées ! Je ne puis me persuader que les circonstances où je me trouve, la fureur de cultiver les sciences, d’être utile à la patrie et de mériter l’approbation d’un ministre qui ne cesse de les cultiver, d’exciter, d’appeler et d’encourager les sciences, et qui m’a même rendu en quelque sorte coupable, puisse me faire encourir une peine aussi terrible. Je vais me rendre à Paris : la plus affreuse inquiétude m’y conduit, mais l’espérance m’y accompagne. »
Le Ministre de l’intérieur, à qui Lebon s’adressait, comprit que la fièvre d’esprit d’un inventeur ne lui permet pas toujours de plaire à tout le monde. Il rendit à Philippe Lebon la justice qu’il méritait, et le renvoya à son poste, avec de bonnes paroles.
Mais les chantiers de la Charente étaient à peu près déserts. Les fonds pour les travaux du canal, ne venaient plus, car la guerre les absorbait. C’était au moment de l’admirable campagne de Bonaparte en Italie. Les travaux publics s’accordent mal avec ces crises glorieuses. Aussi Philippe Lebon, l’ingénieur d’Angoulême, n’avait-il plus autre chose à faire qu’à contrôler le travail des cantonniers de route. Triste besogne pour une imagination aussi ardente ! La République ne payait pas mieux ses ingénieurs que ses ouvriers. C’est en vain que Lebon écrivait des lettres pressantes, pour obtenir qu’on lui envoyât les sommes dues sur ses émoluments. Rien n’arrivait. Sa femme vint à Paris, pour obtenir satisfaction, et elle eut enfin l’avis que, vu sa détresse, elle recevrait bientôt l’ordonnancement d’une petite somme. Madame Lebon, fière comme une républicaine, répondit à cet avis par une lettre qui existe aux archives de l’École des ponts et chaussées. Au-dessous du triangle égalitaire, on lit ce qui suit, écrit d’une main virile :
« Ce n’est ni l’aumône ni une grâce que je vous demande, c’est une justice. Depuis deux mois, je languis à 120 lieues de mon ménage. Ne forcez pas, par un plus long délai, un père de famille à quitter, faute de moyens, un état auquel il a tout sacrifié… Ayez égard à notre position, citoyen ; elle est accablante et ma demande est juste. Voilà plus d’un motif pour me persuader que ma démarche ne sera pas infructueuse auprès d’un ministre qui se fait une loi et un devoir d’être juste.
« Salut et estime. Votre dévouée concitoyenne,
Peu de temps après, Lebon, fatigué de son oisiveté dans la Charente, demanda à venir à Montargis, où devaient commencer des travaux de canalisation, et à se rapprocher ainsi de Paris, « l’incomparable foyer d’étude. »
C’est à Paris même qu’on l’appela. Il fut attaché au service de M. Blin, ingénieur en chef du pavage.
Deux mois après, il obtint le grade d’ingénieur en chef du département des Vosges. Il ne crut pas devoir accepter ce nouveau poste, préférant demeurer à Paris, pour continuer à y poursuivre son projet d’éclairage au gaz.
Il prit en 1801 un nouveau brevet d’invention, trois ans après celui qu’il avait déjà obtenu pour ses procédés de distillation. Selon M. J. Gaudry, ce brevet d’addition est un véritable mémoire scientifique, plein de faits et d’idées.
« Là, dit M. J. Gaudry, sont spécifiés l’hydrogène, le thermolampe, leurs divers produits et leurs applications nombreuses, sans oublier les machines motrices, le chauffage des chaudières à vapeur et les aérostats. Toute une fabrique de gaz est décrite avec fourneau de distillation, appareils condenseur et épurateur, y compris les brûleurs de gaz dans des globes fermés, pour empêcher les émanations de se répandre dans les appartements. »
Le 30 novembre an VIII, Lebon proposa au gouvernement de construire un appareil pour le chauffage et l’éclairage publics. Mais cette proposition ne fut pas adoptée.
Pour convaincre le public de la réalité et des avantages de sa découverte, Philippe Lebon loua l’hôtel Seignelay, situé rue Saint-Dominique-Saint-Germain, près de la rue de Bourgogne. Il y établit des ateliers et un vaste thermolampe qui « distribuait la lumière et la chaleur dans de grands appartements, dans les cours, dans les jardins décorés de milliers de jets de lumière sous la forme de rosaces et de fleurs. » La foule se pressait dans les jardins de l’hôtel Seignelay éclairés par le gaz extrait du bois. On admirait surtout une fontaine illuminée par des jets lumineux. Des urnes déversaient l’eau, au milieu des flammes.
Au mois d’août 1801 (an X), Lebon fit paraître une sorte de prospectus, destiné à annoncer sa découverte au public. Ce mémoire, que nous avons sous les yeux, et qui se compose de douze pages d’impression in-quarto, présente un grand intérêt, comme retraçant la première tentative pratique de l’éclairage au gaz. Il a pour titre : Thermolampes, ou poêles qui chauffent et éclairent avec économie et offrent avec plusieurs produits précieux, une force motrice applicable à toutes sortes de machines. L’auteur y expose sans emphase, et avec un accent de sincérité qui est un sûr garant de la force de ses convictions, les résultats avantageux que sa découverte doit assurer au public :
« Il est pénible, dit-il, et je l’éprouve en ce moment, d’avoir des effets extraordinaires à annoncer ; ceux qui n’ont point vu, se récrient contre la possibilité ; ceux qui ont vu, jugent souvent de la facilité d’une découverte par celle qu’ils ont à en concevoir la démonstration. La difficulté est-elle vaincue, avec elle s’évanouit le mérite de l’invention ; au reste, j’aime mieux détruire toute idée de mérite, plutôt que de laisser subsister la plus légère apparence de mystère ou de charlatanisme. »
Lebon énumère ensuite les avantages que doit présenter, sous le double rapport de l’éclairage et du chauffage, l’emploi du gaz inflammable obtenu par la distillation du bois :
« Ce principe aériforme, nous dit-il, est dépouillé de ces vapeurs humides, si nuisibles et désagréables aux organes de la vue et de l’odorat, de ce noir de fumée qui ternit les appartements. Purifié jusqu’à la transparence parfaite, il voyage dans l’état d’air froid, et se laisse diriger par les tuyaux les plus petits comme les plus frêles ; des cheminées d’un pouce carré, ménagées dans l’épaisseur du plâtre des plafonds ou des murs, des tuyaux même de taffetas gommé, rempliraient parfaitement cet objet. La seule extrémité du tuyau, qui, en livrant le gaz inflammable au contact de l’air atmosphérique, lui permet de s’enflammer et sur lequel la flamme repose, doit être de métal.
« Par une distribution aussi facile à établir, un seul poêle peut dispenser de toutes les cheminées d’une maison. Partout le gaz inflammable est prêt à répandre immédiatement la chaleur et la lumière, les plus vives ou les plus douces, simultanément ou séparément suivant vos désirs : en un clin d’œil, vous pouvez faire passer la flamme d’une pièce dans une autre ; avantage aussi commode qu’économique, et que ne pourront jamais avoir nos poêles ordinaires et nos cheminées. Point d’étincelles, point de charbons, point de suie qui puissent vous inquiéter, point de cendres, point de bois qui salissent l’intérieur de vos appartements, ou exigent des soins. Le jour, la nuit, vous pouvez avoir du feu dans votre chambre sans qu’aucun domestique soit obligé d’y entrer pour l’entretenir, ou surveiller ses effets dangereux. Rien ici, pas même la plus petite portion d’air inflammable, ne peut échapper à la combustion ; tandis que, dans nos cheminées, des torrents s’y dérobent, et même nous enlèvent la plus grande partie de la chaleur produite. Quelle abondance d’ailleurs de lumière ! Pour vous en convaincre, comparez un instant le volume de la flamme de votre foyer à celle de votre flambeau. La vue de la flamme récrée, celle des thermolampes a surtout ce mérite ; douce et pure, elle se laisse modeler et prend la figure de palmettes, de fleurs, de festons. Toute position lui est bonne : elle peut descendre d’un plafond sous la forme d’un calice de fleurs, et répandre, au-dessus de nos têtes, une lumière qui n’est masquée par aucun support, obscurcie par aucune mèche, ou ternie par la moindre nuance de noir de fumée. Sa couleur, naturellement si blanche, pourrait aussi varier et devenir ou rouge, ou bleue, ou jaune : ainsi cette variété de couleurs, que des jeux du hasard nous offrent dans nos foyers, peut être ici un effet constant de l’art et du calcul…
« Pourrait-on ne pas aimer le service d’une flamme si complaisante ? Elle ira cuire vos mets, qui, ainsi que vos cuisiniers, ne seront point exposés aux vapeurs du charbon ; elle réchauffera ces mêmes mets sur vos tables, séchera votre linge, chauffera vos bains, vos lessives, votre four, avec tous les avantages économiques que vous pouvez désirer. Point de vapeurs humides ou noires, point de cendres, de braises qui salissent et s’opposent à la communication de la chaleur, point de perte inutile de calorique ; vous pouvez, en fermant une ouverture qui n’est plus nécessaire pour introduire le bois dans votre four, comprimer et coërcer des torrents de chaleur qui s’en échappaient. »
Lebon termine en annonçant qu’il veut soumettre au public, le seul juge dont il recherche le témoignage et l’approbation, les avantages de sa découverte. À cet effet, il annonce que sa maison sera ouverte une fois par décade au public, moyennant un droit d’entrée.
« Ce moyen, dit-il, n’est aujourd’hui à ma disposition qu’après de nombreux sacrifices : c’est avec mon patrimoine que j’ai subvenu aux frais de tant d’essais, d’expériences et souvent d’écoles ; aujourd’hui ce sont des résultats que j’offre au public. J’ouvrirai incessamment une souscription pour l’acquisition des thermolampes ; mais, quoiqu’elle soit mon but essentiel, elle n’aura lieu que du moment où l’opinion publique l’aura d’elle-même provoquée. En conséquence, ma maison sera ouverte une fois par décade. Il serait certainement impossible de présenter, dans une séance, tous les effets que j’ai obtenus dans le courant de plusieurs années ; j’aurai soin seulement que, dans chacune d’elles, on puisse apprécier les effets de chaleur, de lumière, d’économie, et les beautés dont ce genre d’illumination est susceptible pour décorer l’intérieur des appartements ou pour embellir les jardins. De puissants motifs ne me permettent point de faire gratuitement les expériences ; ceux que cette découverte peut intéresser pourraient-ils exiger que j’ajoutasse à tant d’avances déjà faites, une dépense considérable, si elle portait sur moi seul, et qui, subdivisée, devient presque insensible ? D’ailleurs, me sauraient-ils gré de cette épargne mesquine, qui les exposerait aux inconvénients d’une foule moins attentive aux avantages solides et économiques que curieuse des effets que peut offrir une illumination extraordinaire ? Le prix des billets sera de 3 francs. On aura l’attention d’en proportionner le nombre à l’étendue du local. »
Le public fut admis pendant plusieurs mois dans l’hôtel Seignelay. On payait 3 fr. le billet d’entrée, et 9 francs pour un abonnement. On se porta en foule chez l’inventeur, pour être témoin de ce spectacle nouveau, et l’on put se convaincre de la réalité des faits curieux qu’il avait avancés.
Il était pourtant impossible, dès le début, de parer à tous les inconvénients que devait présenter un tel système. Le gaz était enflammé tel qu’il sortait des appareils distillatoires, et sans avoir subi de purification ; aussi répandait-il une odeur fétide. Le public qui, surtout en France, approuve ou condamne sur ses impressions premières, décida que ce mode d’éclairage était impraticable, et qu’il ne fallait le considérer que comme une bagatelle brillante, comme un essai ingénieux, mais sans portée. Il ne restait cependant que bien peu à faire pour perfectionner l’invention de l’ingénieur français. En soumettant le gaz à des lavages avec une liqueur alcaline, dans un appareil qu’il était facile d’imaginer, on l’aurait débarrassé de toute odeur désagréable, et l’on aurait fait ainsi disparaître le défaut qui avait excité tant de critiques.
Le 30 messidor an XI, après les illuminations de l’hôtel Seignelay, l’Athénée des arts invita Lebon à sa séance publique « pour être présent aux témoignages d’estime que l’on voulait rendre à ses talents. » Le Ministre de la marine, Forfait, nomma ensuite une commission pour examiner ses appareils. Le général de Saint-Aouën, rapporteur, déclara dans ce rapport que « les résultats avantageux qu’ont donnés les expériences du citoyen Lebon ont comblé et même surpassé les espérances des amis des sciences et des arts. »
L’éclairage par le gaz hydrogène, était assurément bien loin encore d’être parvenu à son degré de perfection. Mais l’inventeur s’en occupait avec la plus grande ardeur, et les produits secondaires de la carbonisation, c’est-à-dire le goudron et l’acide pyroligneux, promettaient des bénéfices qui auraient assuré le succès de la découverte, joints à la production du gaz inflammable.
Pour justifier cette dernière partie de son programme, Philippe Lebon sollicita l’adjudication d’une portion de pins de la forêt de Rouvray, près du Havre, afin d’y fabriquer du goudron. La concession lui fut accordée le 9 fructidor an XI, à la condition de fabriquer cinq quintaux de goudron par jour. La délivrance de la concession eut lieu le 1er vendémiaire an XII.
Lebon se mit à l’œuvre immédiatement, associé avec des Anglais, que la paix d’Amiens, du 6 germinal an X, avait attirés en France, et que la rupture du 2 pluviôse an XI, n’avait pas encore forcés de retourner en Angleterre.
De vastes appareils, consacrés à la distillation du bois, furent établis au cœur de la forêt de Rouvray ; ils livraient, à la marine, des quantités notables de goudron. L’usine de cette forêt fut visitée à deux reprises par les princes russes Galitzin et Dolgorowki. Après leur seconde visite, ces nobles étrangers proposèrent à Lebon, au nom de leur gouvernement, de transporter en Russie son invention et ses procédés, en le laissant maître de fixer les conditions. C’était pour lui une fortune assurée ; mais son patriotisme lui fit refuser ces offres brillantes. Lebon répondit que sa découverte appartenait à son pays, qui seul devait profiter du fruit de ses labeurs.
Cependant, combien son existence à Rouvray était pénible ! Une mauvaise cabane était sa demeure. Pendant une nuit d’orage, la toiture fut emportée, et la famille se réveilla sous la voûte du ciel. Peu de temps après, le feu dévora une partie de l’usine. Une autre fois, des enfants chargés de rapporter le seul argent qui pût alors venir à la maison, le perdirent en route.
Les affaires de Philippe Lebon étaient, néanmoins, en voie de prospérité. La fabrique avait à peu près couvert ses frais de fondation, et elle entrait dans la période des bénéfices. Mais une mort mystérieuse et tragique vint tout à coup changer ces espérances en désastre.
Lebon avait conservé son titre d’ingénieur en chef des ponts et chaussées. Il fut invité, en cette qualité, à venir assister au sacre de l’Empereur. Il se rendit donc à Paris le jour de la cérémonie du sacre, et il reçut de ses camarades des ponts et chaussées un chaleureux accueil.
Le soir même, c’est-à-dire le 2 décembre 1804, après avoir assisté, dans l’église Notre-Dame, à la cérémonie officielle, avec le corps des ingénieurs des ponts et chaussées, Lebon traversait les Champs-Elysées, qui n’étaient alors qu’un cloaque désert. Que se passa-t-il en ces ténèbres ? Qui rencontra le malheureux ingénieur ? On l’ignore. Tout ce que l’on peut dire, c’est que le lendemain, au point du jour, quelques personnes relevèrent, dans les quinconces des Champs-Élysées, le corps d’un homme percé de treize coups de couteau. C’était celui de Philippe Lebon. On le rapporta chez lui. Ni sa famille ni ses amis ne purent recevoir ses dernières paroles, et l’on pensa qu’il avait été frappé par des malfaiteurs qui en voulaient à sa bourse. Au milieu des préoccupations du moment, la cause de la mort de Lebon ne fut point, d’ailleurs, sérieusement recherchée, et son nom grossira la liste de ces inventeurs malheureux qui n’ont trouvé auprès de leurs contemporains que l’indifférence ou l’oubli.
« Si l’on veut son portrait, dit M. Jules Gaudry, qu’on regarde celui de Bonaparte à l’époque de Marengo. L’analogie est frappante : c’est la même figure, pâle, méditative, illuminée par des yeux de feu, ce sont les mêmes cheveux tombants et plaqués sur le front, le même habit boutonné et à grands revers ; la même taille mince, plus élevée chez l’ingénieur Lebon, mais un peu courbée par l’habitude du travail assis. Son caractère était ardent, confiant et généreux ; il était de ces hommes dont l’avidité du spéculateur abuse facilement, et même, avant les dépenses du thermolampe, il avait conquis plus d’estime que de fortune. »
La veuve de Lebon restait avec un fils mineur et sans fortune, car son patrimoine avait été compromis et presque anéanti par des essais et des expériences de six années. Un associé infidèle fit disparaître les bénéfices déjà obtenus sur la fabrication du goudron dans la forêt de Rouvray. L’opération fut abandonnée, et sa famille resta sans ressources, exposée aux poursuites du Domaine, pour une somme de 8 000 francs, qui restait due sur le prix de la concession.
Cependant madame Lebon s’arma de courage pour conserver les travaux de son mari. Elle proposa au Ministre de la marine d’établir un thermolampe au Havre, et le Ministre, dans une lettre datée du 16 messidor an XIII, lui annonçait l’intention de faire établir un thermolampe au Havre, aux frais du gouvernement, dans le cas où la dépense serait reconnue peu considérable, pour favoriser, dans l’intérêt public, une invention qui commençait à se répandre. Mais après examen plus approfondi, ce projet fut rejeté par le Ministre. Quand on parcourt l’histoire des inventions scientifiques en France, on trouve toujours quelque ministre intelligent, qui se trouve, comme à point nommé, pour arrêter les progrès d’une découverte utile.
La veuve de Lebon, dont l’intelligence égalait l’énergie, se mit alors à l’œuvre elle-même, aidée de quelques personnes sur la fidélité desquelles elle croyait pouvoir compter. En 1811, sept ans après la mort de Philippe Lebon, elle loua au faubourg Saint-Antoine, rue de Bercy, no 11, une maison avec cour et jardin. Elle y établit un thermolampe, décora de jets de lumière les appartements, les cours et les jardins, comme son mari avait décoré et chauffé, en 1801, l’hôtel Seignelay de la rue Saint-Dominique. Elle appela le public à venir, comme la première fois, admirer les merveilles de l’éclairage et du chauffage par le gaz hydrogène extrait du bois.
En 1811, comme en l’an X, l’invention reçut les plus honorables approbations.
Le 1er février de cette année, le Courrier de l’Europe écrivait ce qui suit :
« Le 22 du mois de janvier, le prince Repnin, accompagné de plusieurs personnes de haute distinction, a honoré de sa présence, pour la troisième fois, les travaux de madame Lebon sur l’éclairage au moyen du gaz hydrogène, porté par cette dame au plus haut point de perfection. S. A. ayant témoigné ensuite le désir de voir une épreuve de simple carbonisation, madame Lebon s’est empressée de la satisfaire… Le prince a été entièrement satisfait. »
Le 10 février 1811, la Société d’encouragement pour l’industrie nationale avait annoncé qu’elle proposait un prix de 1 200 francs, « pour des expériences faites en grand sur les divers produits de la distillation du bois. » C’était un appel fait à l’une des parties accessoires de l’industrie qui s’étaient développées par l’inventeur du thermolampe, et pourtant cette partie seule excitait, on le voit, l’intérêt de la Société d’encouragement.
Madame Lebon s’empressa de répondre à cet appel. Le 29 avril 1811, elle remit à la Société un mémoire remarquable sur la distillation du bois et des houilles, d’après les procédés de son mari, tout en réservant les principaux avantages du chauffage et de l’éclairage par le gaz qui prend naissance pendant la même opération.
D’Arcet fut chargé par la Société d’encouragement d’apprécier les travaux de madame Lebon ; son rapport fut une constatation publique des services rendus par Lebon à la science et à l’industrie.
« Le conseil, dit-il, a entre les mains une foule de pièces qui prouvent bien authentiquement l’application en grand du thermolampe de M. Lebon…
« Nous savons, 1o avec quel succès les Anglais ont appliqué chez eux l’heureuse idée qu’a eue M. Lebon de faire servir à l’éclairage le gaz hydrogène, qui se dégage pendant la conversion du charbon de terre en coke. Ce procédé si économique est appliqué dans un grand nombre de fabriques anglaises, et il parait même que l’on commence à en faire usage pour éclairer les rues de Londres, et pour l’éclairage des phares et fanaux. Il est donc hors de doute que M. Lebon est l’inventeur de ces nouveaux procédés ; 2o que les mêmes procédés sont aujourd’hui portés, en Angleterre, au plus haut point de perfection, et que sous ce rapport il ne reste rien à chercher ; 3o qu’il ne faut plus, en France, que les appliquer en grand pour en retirer les mêmes bénéfices que les Anglais en retirent. »
À l’occasion du prix proposé pour la distillation du bois, d’Arcet avait examiné tout ce qui se rattachait à cette invention, et il n’hésitait pas à proclamer les droits d’inventeur de Philippe Lebon.
Le Conseil d’administration de la Société proposa de décerner le prix à madame Lebon, et demanda, en outre, « que les services rendus par Philippe Lebon à notre industrie, et la position malheureuse de sa famille fussent mis sous les yeux de Son Excellence le Ministre de l’intérieur, pour lui faire obtenir la bienveillance du gouvernement, et pour la mettre à portée de pouvoir solliciter l’application en grand de ses nouveaux moyens d’éclairage. »
Le prix fut décerné à madame Lebon, le 4 septembre 1811.
Trois mois après, le Ministre de l’intérieur, M. de Montalivet, adressait à madame Lebon un décret, qui lui accordait une pension viagère de 1 200 francs. « M. Lebon, disait le ministre, a enrichi les arts d’une découverte d’un grand intérêt ; il m’a été agréable d’appeler l’attention de Sa Majesté sur ses services, et de la prier de faire jouir la veuve d’une récompense qu’elle mérite à tant de titres. »
Le décret porte, en effet, ces mots : Il est accordé une pension viagère de 1 200 francs à Françoise-Thérèse-Cornélie de Brambilla, veuve du sieur Lebon, inventeur du thermolampe.
La veuve de Philippe Lebon ne jouit pas longtemps de cette pension. Elle mourut en 1813. Dès 1811, trompée par des hommes qui lui avaient offert leurs dangereux services, elle avait été obligée d’abandonner les travaux de son mari.
Nous signalerons, en terminant ce chapitre, un fait que nous n’avons trouvé consigné dans aucun des documents que nous avons consultés pour les récits que l’on vient de lire[20]. En 1811, un industriel belge, nommé Ryss-Poncelet, qui avait essayé d’éclairer par le gaz extrait de la houille l’usine de Poncelet, à Liège, proposa à la veuve Lebon d’unir à son propre procédé celui de Philippe Lebon, Ryss-Poncelet avança une petite somme pour faire ces essais, et il appliqua ce mode d’éclairage, c’est-à-dire le gaz extrait de la houille, dans deux ou trois boutiques du passage Montesquieu, à Paris. Mais Ryss-Poncelet, homme de peu de mérite, avait mal établi ses appareils. Placés dans la cave d’une maison, ils laissaient dégager des vapeurs dangereuses. Le chimiste d’Arcet qui les visita, par ordre de la Société d’encouragement, à l’occasion du rapport dont nous venons de parler, ne put que les blâmer.
C’est ce qui résulte du passage suivant des Mémoires de la Société d’encouragement publiés à la fin de 1811 :
« Dans le Bulletin du mois d’octobre dernier nous rendîmes compte des succès obtenus à Liège par M. Ryss-Poncelet, dans l’éclairage par le gaz hydrogène extrait de la houille, et nous annonçâmes en même temps qu’incessamment l’un des passages de la capitale serait éclairé par ce nouveau moyen. Ce mode d’éclairage est établi depuis un mois dans les galeries Montesquieu, Cloître-Saint-Honoré. Dans chacun de ces passages, trois lampes à double courant d’air, garnies de réflecteurs paraboliques et suspendues dans des lanternes de verre, répandent une lumière blanche très-éclatante ; le gaz hydrogène obtenu de la houille dans un appareil placé dans la cave, arrive à ces lampes par des tuyaux en fer-blanc disposés le long des murs du passage. Le public se porte en foule pour jouir de cet éclairage, et son opinion commence à se former sur son utilité. En effet, il réunit tous les avantages qu’on peut désirer : économie de dépense, facilité de service et intensité de lumière. On peut le regarder dès à présent comme une branche active de notre industrie, et l’on éprouve déjà les heureux effets qu’a produits le prix que la Société a décerné à madame Lebon dans sa séance générale du 4 septembre 1811, pour le thermolampe inventé par feu son mari. Le gouvernement a senti toute l’importance des services rendus à l’industrie par cet habile ingénieur et les avantages que ne peut manquer de produire sa découverte. La Société ayant recommandé sa veuve à la bienveillance de S. Exc. le Ministre de l’intérieur, il lui a été accordé une pension de 1 200 francs annuellement.
« Les commissaires nommés par la Société pour examiner l’appareil de M. Ryss-Poncelet, se sont assurés que l’odeur qui s’est fait sentir parfois dans le passage ne doit pas être attribuée au gaz hydrogène qui pourrait échapper à la combustion dans le tube de la lampe, mais seulement à la fumée du charbon de terre provenant des fourneaux qui sont placés dans les caves, et qui ont été construits à la hâte.
« On doit un juste tribut d’éloges à M. Marcel, qui a construit les lampes et les réflecteurs employés par M. Ryss-Poncelet, et qui a ainsi contribué au succès de cette entreprise, et en général à l’adoption de ce nouveau moyen d’éclairage, qui n’est sujet à aucun accident, comme on paraissait le craindre.
« Les commissaires de la Société rendront un compte plus détaillé des travaux de M. Ryss-Poncelet, et établiront, d’après des expériences comparatives, le rapport d’intensité de lumière qui existe entre la lampe au gaz hydrogène, la lampe à huile, la chandelle et la bougie. »
Le rapport annoncé dans cette note, rédigée par d’Arcet, ne parut pas. C’est que les appareils que Ryss-Poncelet avait établis dans la cave d’une maison du passage Montesquieu, répandaient, comme nous l’avons dit, des vapeurs de charbon ou d’hydrogène sulfuré qui incommodaient les voisins. Après l’examen qu’en fit d’Arcet, ces appareils furent enlevés, par ordre de la police. Ryss-Poncelet, sans fortune, ne put reprendre ces essais ; de sorte que ce ne fut qu’en 1816 que l’on vit faire à Paris, ainsi que nous le dirons plus loin, les premiers essais de l’éclairage au gaz de la houille, par l’Anglais Winsor.
CHAPITRE XVIII
Pendant que Philippe Lebon échouait dans ses tentatives, et ne trouvait en France aucun encouragement pour le développement de ses idées, un ingénieur d’un grand mérite, William Murdoch, qui avait eu connaissance des résultats obtenus à Paris, par Philippe Lebon, mettait en pratique les mêmes idées, en substituant au bois, qui est rare et cher en Angleterre, la houille, qui abonde dans ces contrées. Les écrivains anglais prétendent que, dès l’année 1792, Murdoch aurait fait dans le comté de Cornouailles, sa patrie, quelques expériences relatives aux gaz éclairants fournis par différentes matières minérales ou végétales.
On lit ce qui suit dans le Traité pratique de l’éclairage au gaz par Samuel Clegg :
« Le berceau de l’éclairage par le gaz fut Redruth, dans le duché de Cornouailles, et tout le mérite de cette invention, l’application pratique du gaz de houille à l’éclairage artificiel, appartient à M. William Murdoch. On ne sait pas l’époque précise à laquelle ce gentleman commença ses expériences sur la distillation de la tourbe, du bois, de la houille et d’autres substances inflammables. Mais, en 1792, nous le voyons fabriquer du gaz avec un appareil construit par lui-même, et éclairer sa maison et ses bureaux. Non content de cela, il étonne bien davantage encore ses voisins en appliquant le gaz à l’éclairage d’une petite voiture à vapeur, qui lui servait à se rendre aux mines qui se trouvaient à une distance considérable de son habitation et de la direction desquelles il s’occupait tous les jours. Lorsqu’il partit en Écosse, M. Murdoch continua ses expériences, et, en 1797, il éclaira sa propriété à Old-Gunnoch, en Ayrshire, comme il l’avait fait cinq ans auparavant en Cornouailles[21]. »
Bien que l’auteur anglais que nous venons de citer fasse remonter à l’année 1792 les premières tentatives de Murdoch pour l’éclairage au moyen du gaz extrait de la houille, aucun document authentique ne peut être invoqué, concernant les expériences de Murdoch avant l’année 1798.
Ce n’est en effet qu’à la fin de l’année 1798 que Murdoch établit dans la manufacture de James Watt, à Soho, près de Birmingham, un appareil destiné à l’éclairage du bâtiment principal. Ce système ne fut pas même adopté alors dans l’usine de Soho ; les expériences y furent souvent abandonnées et reprises.
Nous avons raconté dans le premier volume de cet ouvrage, que Watt avait fondé avec Boulton, une fabrique de machines à vapeur, à Soho, près de Birmingham. Cette usine, d’où sortirent les premières machines à vapeur, fut donc aussi le théâtre du premier essai de l’éclairage par le gaz de la houille.
D’après un écrivain allemand, M. Schilling, auteur d’un excellent Traité d’éclairage par le gaz, la rencontre et l’abouchement de Murdoch avec James Watt, pour l’essai de l’éclairage par le gaz dans la manufacture de Soho, auraient été accompagnés de quelques circonstances romanesques. Cet écrivain s’exprime en ces termes :
« Watt, qui avait travaillé trente ans auparavant avec Robinson à Glasgow, comme mécanicien de l’université, à résoudre le problème de la locomotion à vapeur, entendit parler des voitures à vapeur de Murdoch ; de son côté, Murdoch eut connaissance de l’établissement de Watt à Soho, qui lui parut le terrain propre à la réalisation de ses idées sur l’éclairage au gaz. Par une de ces coïncidences merveilleuses, qu’on est plus habitué à trouver dans les romans que dans la vie réelle, tous deux, qui ne se connaissaient pas personnellement, furent réciproquement poussés à se rechercher. Ils quittèrent le même jour leur maison, s’arrêtèrent à moitié chemin pour passer la nuit dans la même auberge, et là, en causant comme deux voyageurs au coin du feu, ils se racontèrent l’objet de leur voyage. Le résultat de cette rencontre curieuse et de l’entente réciproque de ces deux penseurs fut l’émigration de Murdoch, qui partit à la fonderie de Soho pour y continuer ses essais sur une grande échelle, et y appliquer l’éclairage au gaz[22]. »
La figure 62 représente la cornue dont Murdoch fit usage en 1798, pour essayer, dans l’usine de Soho, l’application à l’éclairage du gaz extrait de la houille. C’est tout simplement un creuset de fonte, E, rempli de charbon, et placé dans le foyer, F. Le gaz se dégageait par le tube D. On rechargeait la cornue, après chaque opération, par l’orifice du creuset refroidi. Rien, on le voit, n’était plus grossier. Aussi l’essai fait en 1798 dans l’usine de Soho, ne reçut-il alors aucune suite.
Ce ne fut qu’en 1803 que l’on songea sérieusement, dans la fabrique de Watt et Boulton, à éclairer les ateliers par le gaz. On avait préludé à cette entreprise par une illumination extérieure de la façade de la maison, à l’occasion de la paix d’Amiens (mars 1802). Murdoch s’était contenté de placer dans un fourneau une cornue semblable à celle que nous avons figurée plus haut, et de diriger le gaz à l’extérieur, au moyen d’un tube. Il produisit ainsi aux deux bouts de la façade, deux grosses flammes, pareilles à ce que nous appelons en France feux de Bengale.
En 1802, l’usine de Soho n’était donc nullement éclairée au gaz, comme l’ont dit si souvent les écrivains anglais. On s’y servait, de l’aveu de Samuel Clegg, de lampes à huile, et non de gaz. En 1803 seulement la fonderie de Soho commença, comme nous venons de le dire, à être éclairée au gaz extrait de la houille. Les appareils de fabrication et de distribution qui furent employés, étaient, d’ailleurs, fort grossiers. Le gaz, au sortir de la cornue, était conduit directement et sans recevoir aucune purification, dans un gazomètre, contenant à peine 8 mètres cubes. Il se rendait de là, à travers des tuyaux de cuivre soudés, dans des becs, qui donnaient une flamme en forme d’ergot de coq.
M, cornue ; R, foyer ; P, tuyau de cheminée ; N, conduit donnant issue au gaz.
La figure 63 représente l’appareil que Murdoch employa dans l’usine de James Watt, à Soho, pour distiller la houille. Il ne diffère, on le voit, du premier, qu’en ce que la cornue est placée horizontalement dans le fourneau au lieu d’y être posée verticalement. Seulement, la cornue M est divisée en deux parties, réunies par des boulons. Pour retirer le coke et recharger la cornue, on enlevait la partie antérieure. Le gaz se dégageait par le tube N.
Comme le gaz, mal préparé et non purifié, avait toutes sortes d’inconvénients, ce ne fut qu’en 1805 que l’éclairage par le gaz fut adopté définitivement dans la fabrique de James Watt. Peu de temps après, le bel établissement pour la filature du lin de MM. Phillips et Lée, à Manchester, fut éclairé à son tour par ce moyen nouveau.
Cette usine avait été construite sous la direction de Murdoch, qui était alors attaché à cet établissement. Ce travail suscita beaucoup de difficultés et dura près de deux ans. Plusieurs parties des appareils étaient très-défectueuses. On fut obligé de placer des poches à goudron, sur tout le parcours des tuyaux, pour recueillir le goudron qui s’y condensait. Le gaz n’étant pas épuré, car l’emploi de la chaux était encore inconnu pour cet usage répandait une odeur infecte.
Il ne sera pas sans intérêt de reproduire ici un compte rendu écrit au début de cet entreprise par Murdoch, sur les appareils établis chez MM. Phillips et Lée. Murdoch lut ce travail à la Société royale de Londres le 25 février 1805. C’est le premier document scientifique qui se rapporte à l’éclairage au gaz extrait de la houille.
« Les faits qui sont exposés dans cette note résultent d’observations faites pendant l’hiver dernier à la filature de coton de MM. Phillips et Lée, à Manchester, où l’usage du gaz extrait de la houille, comme éclairage, a lieu sur une très-grande échelle. Les appareils de fabrication et de distribution ont été construits par moi dans les ateliers de MM. Boulton, Watt et Cie, à Soho.
« Tous les ateliers de cette filature, qui est, je crois, la plus considérable du Royaume-Uni, ses bureaux et ses magasins, et la maison d’habitation de M. Lée, qui est contiguë, sont éclairés par le gaz de houille. La quantité de la lumière totale produite pendant les heures d’éclairage, déterminée par la comparaison des ombres, a été trouvée égale à la lumière donnée par 2 000 chandelles moulées, de six à la livre ; chacune des chandelles, prises pour termes de comparaison, brûlait 4/10 d’once (11gr,375) de suif à l’heure.
« La quantité de lumière est nécessairement sujette à quelques variations, à cause de la difficulté de régler toutes les flammes de manière à ce qu’elles restent parfaitement constantes ; mais la précision et l’exactitude admirables avec lesquelles cette filature est conduite, m’ont fourni un excellent moyen de faire les essais comparatifs que j’avais en vue, pour me rendre compte de ce qui devait arriver en grand, et les expériences ayant été faites sur une si grande échelle et dans une période de temps considérable, on peut les regarder, je crois, comme suffisamment précises pour déterminer les avantages qu’on doit attendre de l’emploi de l’éclairage au gaz dans des circonstances favorables.
« Je n’ai pas l’intention, dans cette note, d’entrer dans la description détaillée des appareils employés pour la fabrication du gaz ; mais je dirai seulement que le charbon est distillé dans de larges cornues de fonte, qui sont constamment en travail pendant l’hiver, sauf les intervalles nécessaires pour les changer ; le gaz qui s’en échappe est conduit par des tuyaux de fonte dans de grands réservoirs ou gazomètres, où il est lavé et purifié avant d’être porté par d’autres tuyaux ou conduites jusqu’à la filature.
« Ces conduites se divisent en une infinité de ramifications formant une longueur totale de plusieurs milles dont le diamètre diminue à mesure que la quantité de gaz qui doit y passer devient moins considérable. Les becs, où le gaz est brûlé, sont en communication avec ces tuyaux par de petits tubes, dont chacun est muni d’un robinet pour régler le passage du gaz dans chaque bec, et le fermer au besoin tout à fait. Cette dernière opération peut aussi s’opérer instantanément sur l’ensemble des becs d’une pièce, en manœuvrant un robinet dont chaque tuyau est muni à son entrée dans cette pièce.
« Les becs sont de deux espèces ; les uns sont construits sur le principe de la lampe d’Argand, et lui ressemblent en apparence ; les autres se composent d’un petit tube coudé terminé par un cône percé de trois trous ronds d’environ un trentième de pouce de diamètre (8/10 de millimètre), l’un au sommet du cône, et les deux autres latéralement ; le gaz sort de ces trous en produisant trois jets de flamme divergents qui présentent l’aspect d’une fleur de lis. La forme et l’aspect de ce tube lui ont fait donner par les ouvriers le nom de bec en ergot de coq.
« Le nombre des becs de tout l’établissement est de 271 becs d’Argand et 633 en ergot de coq ; chacun des premiers donne une lumière égale à celle de quatre chandelles et chacun des autres une lumière égale à 2 1/4 des mêmes chandelles. Ainsi réglés, la totalité de ces brûleurs consomme par heure 1 230 pieds cubes (35 393 litres) de gaz extrait du cannel-coal ; la qualité supérieure et la quantité du gaz produit par cette matière lui ont fait donner la préférence sur toutes les autres sortes de charbon, malgré son prix élevé............
« L’introduction de ce mode d’éclairage dans l’usine de MM. Phillips et Lée s’est faite graduellement ; on a commencé, dans l’année 1805, par éclairer deux salles de la filature, les bureaux et les appartements de M. Lée ; on a étendu ensuite ce système à toute la manufacture et aussi vite que le permettait l’établissement des appareils. Tout d’abord quelques inconvénients résultèrent de l’imparfaite combustion et de l’incomplète épuration du gaz, qu’on peut attribuer, en grande partie, aux travaux que nécessitèrent les modifications successives apportées dans les appareils. Mais quand les appareils furent terminés, et à mesure que les ouvriers se familiarisèrent avec leur maniement, cet inconvénient disparut, non-seulement dans la filature, mais aussi dans la maison de M. Lée, qui est brillamment éclairée au gaz, à l’exclusion de toute autre lumière artificielle.
« La douceur et l’éclat propres à cette lumière, ainsi que la constance de son intensité, l’ont mise en grande faveur auprès des ouvriers ; et, comme elle est exempte du danger que présentent les chandelles par les étincelles qu’elles produisent, et de l’inconvénient qu’elles ont de devoir être mouchées fréquemment, elle offre l’avantage énorme de diminuer les chances d’incendie, auxquelles les filatures de coton sont si exposées.
« Ces faits montrent, comme on le voit, les avantages principaux que l’on peut attendre de l’éclairage au gaz. »
La figure 64 représente l’appareil qui fut employé dans l’usine de MM. Phillips et Lée. La cornue, E, était assez grande pour contenir 762 kilogrammes de houille. Le tube D donnait issue au gaz. Pour recharger la cornue, on l’avait munie d’un tube latéral, G. Pour introduire la houille dans la cornue, on plaçait les morceaux de charbon dans une cage de bois, que l’on soulevait au moyen d’une grue. Le même moyen servait à retirer le coke, après chaque opération, et quand la cornue s’était refroidie. On reconnut pourtant que la forme de cette cornue la rendait incommode et coûteuse, et on adopta une cornue en fonte beaucoup plus longue.
À la même époque où Murdoch installait ses appareils chez MM. Phillips et Lée, c’est-à-dire en 1805, Samuel Clegg, alors élève de MM. Boulton et Watt, commença à s’occuper de l’éclairage au gaz. Il entreprit d’éclairer par ce moyen la filature de M. Henry Lodge, à Sowerby-Bridge, près de Halifax.
Mais, dans ces divers établissements, le gaz était brûlé sans être aucunement purifié. Il devint bientôt évident qu’à moins de faire usage de moyens puissants de purification, le gaz ne pourrait être introduit sans inconvénient dans des habitations privées. Les émanations insalubres provenant de sa combustion dans des pièces closes, causaient des maux de tête et irritaient les poumons.
Samuel Clegg essaya un moyen très-efficace pour purifier le gaz. Dans la première usine qu’il fut appelé à éclairer (celle de M. Harris, de Coventry), il ajouta de la chaux éteinte à l’eau de gazomètre, et au moyen d’un agitateur, il mit le gaz en contact avec la chaux. Le gaz arrivait dans l’eau qui remplissait le bassin du gazomètre, à 1 ou 2 pouces (0m,025 à 0m,050) au-dessous de la surface de l’eau, y trouvait un lait de chaux, dans lequel il barbotait, et se trouvait ainsi débarrassé de l’acide carbonique et de l’hydrogène sulfuré.
Samuel Clegg fit encore usage ici, pour la première fois, d’un appareil qu’il nomma condenseur. C’est une série de tuyaux verticaux, placés sur le parcours du gaz, entre les cornues et le gazomètre, et qui sert à refroidir le gaz qui sort brûlant des cornues.
La purification au moyen d’un lait de chaux, répondait assez bien aux besoins ; mais il était très-difficile de renouveler le lait de chaux quand il était placé dans la citerne même du gazomètre.
En 1807 Samuel Clegg appliqua le gaz dans le Collège catholique de Stonghurst, dans le Lancashire. La coûteuse expérience qu’il venait de faire dans l’usine de M. Harris, à Coventry, lui avait démontré que l’épuration du gaz, au moyen de la chaux délayée dans l’eau de la citerne du gazomètre, était un système fort peu satisfaisant, à cause de la difficulté de se débarrasser du lait de chaux qui avait servi à l’opération. Il songea alors à placer le lait de chaux dans un appareil distinct du gazomètre, et dans lequel ce liquide pût être facilement renouvelé après l’opération. Le dépurateur fut alors inventé. Le gaz traversait cet appareil avant de se rendre au gazomètre.
La figure 65 représente le premier appareil dépurateur dont Samuel Clegg fit usage.
Le lait de chaux était renfermé dans une caisse cylindrique de fonte, P, P, P′, P′. Dans cette même caisse se trouve une boîte cylindrique en tôle, BB, fixée de telle sorte que son bord inférieur soit distant d’environ un décimètre du fond de la caisse de fonte PPP′P′. Le gaz, arrivant par le tuyau A, se répand dans la boîte BB, puis, surmontant la pression du liquide, il traverse le lait de chaux CC, et se répand dans la partie supérieure, DD, de la caisse. Pendant qu’il traverse le lait de chaux, le gaz rencontre un diaphragme percé de trous, dd, et se divise ainsi en petites bulles, ce qui rend son contact aussi complet que possible avec la matière épurante. Quand il a atteint la partie supérieure de la caisse DD, le gaz s’échappe par le tuyau E, et se rend au gazomètre. Un agitateur TT, mû au sein du liquide, par la manivelle M et la tige aa, entretient ce liquide en mouvement et multiplie les contacts du gaz et de la matière alcaline. Après chaque opération, on renouvelait l’eau de chaux en vidant la caisse par le robinet R et la remplissant de nouveau de la liqueur alcaline au moyen de l’entonnoir G.
Tel est le premier dépurateur dont Samuel Clegg fit usage, mais nous devons dire que les embarras que présente dans les usines le maniement des liquides, rendaient cet appareil d’un emploi très-difficile dans la pratique.
Jusqu’à l’année 1808 les procédés pour l’épuration du gaz extrait de la houille, furent donc très-infidèles. Le gaz préparé à Londres par Murdoch, ne l’emportait guère sur celui que Philippe Lebon avait préparé à Paris, dix ans auparavant, au moyen du bois. Il était même nécessairement plus chargé de produits étrangers que le gaz du bois, car tout le monde sait combien sont multiples les produits de la distillation de la houille. Ce gaz, mal épuré, renfermait tous les produits qui se mêlent, pendant la distillation de la houille, à l’hydrogène bicarboné, et lui communiquent des propriétés nuisibles. Ce genre d’éclairage, dans les conditions où il se trouvait à cette époque, ne pouvait être toléré que dans une manufacture. De là à l’emploi général du gaz dans l’éclairage public et privé, il y avait un pas immense à franchir. Ce but important ne devait être atteint qu’après bien des années et par une suite de persévérants travaux.
Un Allemand, nommé F.-A. Winsor, avait traduit en allemand et en anglais, le mémoire de Philippe Lebon sur le thermolampe, et il parcourait différentes villes de l’Allemagne, montrant à prix d’argent, et comme une expérience digne d’attirer la curiosité de la foule, la distillation du bois et la production du gaz inflammable. En 1802, Winsor publia à Brunswick, une nouvelle édition de la traduction de l’ouvrage sur le thermolampe, et il la dédia au duc régnant, qui avait été témoin, avec toute sa cour, de ses expériences sur l’éclairage au moyen de la distillation des bois de chêne et de sapin.
Winsor continua à donner ses représentations publiques dans les villes de Brème, Hambourg et Altona ; enfin il se rendit à Londres, et exécuta les mêmes expériences en public sur le théâtre du Lycée. Les succès obtenus par Murdoch avec le gaz retiré de la houille, attirèrent toute l’attention de Winsor. Admis auprès de l’ingénieur anglais, il obtint de prendre part à ses travaux, et le seconda dans l’établissement définitif de l’éclairage de l’établissement de Watt à Soho, et dans quelques fabriques de Birmingham. Convaincu dès lors de l’avenir réservé à cette industrie, il prit en Angleterre un brevet d’invention, et s’occupa de former une société industrielle pour appliquer le gaz à l’éclairage dans l’intérieur des habitations.
Ce n’était pas une tâche facile que de fonder, au milieu de tant d’intérêts opposés, cette entreprise nouvelle. Les industries qui existaient à cette époque, pour l’éclairage domestique, devaient susciter contre ce projet des obstacles de tout genre. Élever au milieu des villes, des réservoirs immenses d’un gaz inflammable, placer le long des rues des conduits souterrains, conduire enfin ce gaz dans l’intérieur des maisons, en présence de tant de matières sujettes à l’incendie, c’était évidemment heurter toutes les habitudes reçues, et provoquer des craintes sans nombre, assez fondées, d’ailleurs, à une époque où l’expérience n’avait encore rien appris sur l’innocuité de telles dispositions.
Ces premières difficultés auraient pu, à la rigueur, s’évanouir devant la pratique, si le gaz proposé avait offert dans ses qualités des avantages évidents. Mais, obtenu par les procédés mis en usage à cette époque, le gaz extrait de la houille présentait toutes sortes de défauts. Son odeur était fétide ; il attaquait les métaux ; il donnait naissance, en brûlant, à de l’acide sulfureux ; enfin, on ne connaissait pas les moyens de prévenir les explosions qu’il occasionne lorsqu’il se mélange accidentellement avec de l’air atmosphérique.
Toutes ces conditions si défavorables auraient fait reculer le spéculateur le plus hardi : elles n’arrêtèrent pas Winsor. En effet, tout semblait se réunir chez cet homme singulier, pour en faire le type de l’industriel audacieux, qui, loin de céder aux résistances que soulèvent contre lui les intérêts contraires, y trouve un motif de plus de persister dans ses desseins, et qui, à force de hardiesse, de persévérance et de courage, par l’exagération de ses assertions et de ses promesses, finit par contraindre l’opinion de plier à ses vues. Tout ce que Winsor avança d’affirmations téméraires, de promesses chimériques, est presque inimaginable. Cependant ne blâmons pas trop haut ces manœuvres : c’est à elles que nous devons le rapide établissement de l’éclairage au gaz en Europe.
Winsor publia à Londres, en 1804, le prospectus d’une compagnie nationale « pour la lumière et la chaleur. » Il promettait à ceux qui prendraient une action de 100 francs, dans sa compagnie, un revenu annuel de 12 450 francs, lequel, ajoutait-il, était probablement destiné à atteindre un jour dix fois cette somme. Comme on avait manifesté la crainte que l’extension de son système d’éclairage n’amenât peu à peu l’épuisement des mines de houille, Winsor déclarait, avec assurance, que le coke, résidu de la distillation de la houille, donnerait deux fois plus de chaleur en brûlant, que le charbon qui l’avait fourni !
Le capital de 1 250 000 francs, demandé par Winsor, fut entièrement souscrit ; mais cette somme, au lieu de produire les revenus fabuleux que l’on avait annoncés, fut tout entière absorbée par les expériences.
Winsor ne se découragea pas. Appuyé par une commission de vingt-six membres, choisis parmi ses anciens actionnaires, et qui se composait de banquiers, de magistrats, de propriétaires, d’un médecin et d’un avocat, il enchérit si bien sur ses premières affirmations, qu’il se fit accorder une somme de 480 000 francs pour continuer ses expériences.
Mais ce premier résultat ne suffisait point. Le grand but à atteindre, c’était d’obtenir une charte royale pour la société. Pour y parvenir, Winsor ne recula devant aucun moyen.
Le problème de l’épuration du gaz était encore bien loin d’être résolu ; les produits qu’on obtenait étaient d’une impureté extrême, leur action fâcheuse sur l’économie vivante était de toute évidence. Cependant Winsor n’hésitait pas à proclamer que le gaz hydrogène extrait de la houille, était doué d’une odeur des plus agréables, et que, loin de redouter les fuites qui pourraient se produire dans les tuyaux conducteurs du gaz, il viendrait un jour où l’on y pratiquerait tout exprès une petite ouverture, afin de pouvoir respirer continuellement son odeur. À l’entendre, le gaz était encore un remède excellent ; il jouissait de puissantes propriétés sédatives contre les irritations de poitrine.
« Les médecins habiles, disait-il, recommandent d’en remplir des vessies et de les placer sous le chevet des personnes affectées de maladies pulmonaires, afin que, transpirant peu à peu de son enveloppe, il se mêle à l’air que respire le malade, et en corrige la trop grande vivacité. »
Puis, se laissant aller sur cette pente, il ajoutait :
« Dans le foyer même de l’exploitation, l’air, au lieu d’être infecté d’une fumée nuisible, ne contient que des atomes de goudron et d’huile en vapeurs, d’acide acétique et d’ammoniaque. Or on sait que chacune de ces substances est un antiseptique. L’eau goudronnée s’emploie comme médicament à l’intérieur ; les huiles essentielles sont aussi utiles qu’agréables à respirer ; l’acide acétique ou vinaigre est un antiputride, et l’ammoniaque est, comme l’hydrogène, un puissant sédatif. »
Il terminait en disant que les navigateurs qui entreprennent des voyages de long cours, feraient bien d’emporter, à titre de substance hygiénique, quelques tonneaux des résidus provenant de la fabrication du gaz.
Winsor avait à lutter, à cette époque, à peu près contre tout le monde. Les résultats fâcheux de ses premiers essais avaient laissé dans tous les esprits une impression très-défavorable. D’un autre côté, Murdoch, irrité de se voir contester par un rival, ses droits d’inventeur, lui suscitait mille entraves. La plupart des savants, qui ne pouvaient connaître encore toutes les propriétés du gaz de l’éclairage et les moyens de parer à ses dangers, se réunissaient pour combattre le novateur, qui, assez ignorant lui-même en ces matières, ne faisait que fournir des armes à ses contradicteurs, par ses réponses erronées. Un chimiste, qui nous est connu par un Traité des manipulations traduit en français, Accum, se distinguait entre tous par l’insistance et la force de ses objections. Il prouvait que le gaz, tel que le préparait Winsor, était d’un emploi difficile, d’un maniement dangereux, et qu’il devait exercer sur l’économie une action très-nuisible.
Toutes ces critiques, qui agissaient de la manière la plus fâcheuse sur l’esprit du public anglais, n’ébranlèrent pas un instant les projets ni la ferme assurance de Winsor.
Le 1er mars 1808, il convoqua les actionnaires de sa compagnie. Il exposa les travaux exécutés jusque-là et l’état présent de l’exploitation. N’ayant pu obtenir l’autorisation d’éclairer les principales places de Londres, on avait dû se borner à l’éclairage de la grande rue Pall-Mall. Winsor annonçait en outre, qu’il avait adressé au roi un mémoire, dans lequel il demandait, pour la compagnie, le privilège exclusif de l’exploitation de sa découverte dans toute l’étendue des possessions britanniques. Le mémoire présenté à George III promettait un bénéfice de 670 pour 100 sur les fonds avancés. Mais le roi avait répondu « qu’il ne pouvait accorder la charte d’incorporation demandée par le mémoire qu’après que l’on aurait obtenu du parlement un bill qui autorisât la société. »
Sur cette déclaration, une enquête fut ouverte, le 6 mai 1809, devant la Chambre des communes. Dans cet intervalle, Winsor n’avait pas perdu son temps. Par sa remuante activité, il avait fini par multiplier singulièrement le nombre des partisans du gaz ; l’opinion publique commençait à fléchir du côté de ses idées. Ce n’est du moins que par cette conversion unanime que l’on peut expliquer ce qui se passa devant la commission d’enquête de la Chambre des communes.
Tous les témoignages invoqués, toutes les autorités consultées, se montrèrent favorables au nouveau système d’éclairage. Winsor fit comparaître d’abord des vernisseurs, qui employaient beaucoup d’asphalte étranger, et qui vinrent affirmer que le goudron, ou l’asphalte du gaz, donnait un noir d’un lustre bien supérieur ; qu’il se dissolvait et séchait plus vite, et pouvait être employé sans mélange avec la résine. Des teinturiers vinrent ensuite annoncer que les eaux ammoniacales provenant de l’épuration du gaz, l’emportaient de beaucoup sur les préparations analogues dont ils faisaient usage dans leurs ateliers. Un contre-maître de calfats déclara le goudron de Winsor bien supérieur aux produits de ce genre d’une autre origine. Un chimiste vint faire savoir que l’ammoniaque, appelée à remplacer le fumier, rendrait un jour à l’agriculture des services immenses. Enfin, les membres de la commission d’enquête ayant demandé à recueillir, sur ces différents sujets, l’avis d’un chimiste spécialement versé dans la connaissance des propriétés du gaz de l’éclairage, Winsor n’hésita pas à désigner, pour remplir cet office, Accum, c’est-à-dire précisément le savant qui jusque-là avait le plus vivement combattu ses idées par ses discours et ses écrits. À l’étonnement général, Accum déclara, en réponse aux questions qui lui furent posées par sir James Hall, président de la commission d’enquête, que le gaz obtenu par Winsor n’avait aucune mauvaise odeur, qu’il brûlait sans fumée ; enfin que le coke, formant le résidu de sa fabrication, était supérieur à tous les autres combustibles.
En dépit de ce concours inattendu de témoignages favorables, le bill d’autorisation fut refusé par la Chambre des communes.
Winsor se tourna aussitôt vers la Chambre des pairs. En 1810, les démarches qui avaient été faites auprès des membres de la Chambre des communes, recommencèrent pour les membres de la Chambre des lords. Elles eurent cette fois un résultat plus heureux, car le bill d’autorisation fut approuvé par la Chambre haute. Dès lors Georges III put délivrer la charte royale qui instituait le privilège de la compagnie du gaz.
En possession de ce privilège, la compagnie fixa son capital à 5 millions. Elle commença alors à entrer d’une manière étendue et régulière, dans l’exploitation de l’éclairage public. Les appareils pour l’épuration et pour la distribution du gaz, les formes les plus convenables pour la disposition des becs, tout ce qui se rattachait directement à la pratique de cette industrie nouvelle fut soumis à des expériences suivies, qui finirent par porter l’ensemble de ses procédés à un état de perfection remarquable. Samuel Clegg, le principal créateur de cette industrie, après William Murdoch, se distingua par plusieurs innovations heureuses, universellement adoptées aujourd’hui.
Pendant que tout cela se passait à Londres, quelques filatures de coton du Lancashire s’éclairaient par le gaz. Tel fut, par exemple, le grand établissement de M. Greenaway, à Manchester. C’est là que Samuel Clegg inventa et mit en usage pour la première fois, le barillet pour la condensation du goudron, appareil qui est resté depuis en usage dans toutes les usines à gaz.
En 1812, Clegg éclaira aussi la filature de coton de MM. Samuel Ashton et frères, à Hyde, près de Stakport, où il introduisit le dépurateur à chaux en poudre humide, moyen d’une efficacité reconnue. Il adopta des cornues cylindriques et parvint à régulariser la pression du gaz dans le gazomètre.
Dans la même année Samuel Clegg éclaira l’établissement d’Ackerman, marchand de tissus dans le Strand, à Londres.
L’éclairage au gaz, qui était alors une nouveauté, excita une surprise générale. On raconte qu’à cette occasion, une dame de haut parage fut si étonnée et si ravie de l’éclat d’une lampe qu’elle voyait fixée sur le comptoir d’un marchand de la Cité de Londres, qu’elle pria de la lui laisser emporter dans sa voiture, offrant de payer le prix qu’on lui demanderait. Cette prétention naïve prouve à quel point la nature du gaz d’éclairage était encore mal comprise à cette époque.
Il importe de remarquer ici que le gaz était préparé alors dans la maison même où il devait être employé, c’est dire qu’il n’y avait pas encore d’usine générale établie pour la fabrication du gaz, et par conséquent aucune canalisation sous le pavé des rues.
Cependant les plaintes s’élevèrent contre les appareils employés dans l’établissement d’Ackerman, à cause de l’écoulement de l’eau de chaux dans les égouts. Pour remédier à cet inconvénient, Samuel Clegg employa la chaux sèche ; mais on dut bientôt l’abandonner à cause de la quantité énorme qu’il fallait en perdre. On ne savait pas encore qu’il fallait disposer la chaux humectée d’eau en couche mince et sur une grande surface, pour obtenir, sans aucun embarras, une épuration irréprochable.
Ce n’était pas seulement dans le public anglais que régnaient de grandes préventions contre le gaz. Les savants eux-mêmes partageaient ces craintes. Le chimiste Humphry Davy, sans doute par un effet de l’humeur noire qui assombrit les derniers temps de son existence, était peu favorable à un système qu’il aurait dû, au contraire, appuyer de toutes ses forces, en sa qualité de chimiste plein d’autorité dans son pays. Il trouvait tellement ridicule le projet d’exécuter en grand l’éclairage par le gaz hydrogène, qu’il demanda si l’on avait l’intention de prendre le dôme de la cathédrale de Saint-Paul pour gazomètre. « J’espère, répondit Samuel Clegg, qu’il viendra un jour où les gazomètres ne seront pas plus petits que le dôme de Saint-Paul. »
Pour triompher des résistances du public et l’édifier sur les avantages de ce mode d’éclairage, une nouvelle compagnie qui s’était formée, et qui avait pris pour ingénieur Samuel Clegg, appropria et éclaira gratuitement un certain nombre de boutiques et de maisons dans la Cité de Londres. Mais les propriétaires ne consentaient qu’avec répugnance à se prêter à ces essais. On s’imaginait que les tuyaux de conduite du gaz devaient être toujours chauds, et par conséquent, exposer à l’incendie les lambris des maisons. Lorsqu’on éclaira au gaz les couloirs de la Chambre des communes, l’architecte insista pour que les tuyaux fussent placés à 10 ou 12 centimètres de distance du mur, crainte d’incendie. On voyait souvent les curieux appliquer leur main contre ces tuyaux, pour se rendre compte de la température.
Il était si difficile alors de se procurer des tuyaux de distribution pour le gaz, qu’on était obligé de les faire avec de vieux canons de fusils, que l’on vissait les uns au bout des autres.
Les compagnies d’assurance, cela va sans dire, faisaient objections sur objections contre l’emploi du gaz dans les habitations privées.
Cependant la question faisait des progrès, les résistances commençaient à diminuer, et l’on put songer à créer une usine à gaz. Elle fut établie en 1813, à Peter-Street (Westminster ) sous la direction de Samuel Clegg.
Dès que l’usine fut achevée, sir Joseph Banks et quelques autres membres de la Société royale de Londres, furent chargés d’examiner les appareils, et de faire un rapport sur les dangers ou l’utilité de cet établissement. La commission conclut qu’il fallait obliger la Compagnie à construire des gazomètres ne contenant pas plus de 170 mètres cubes chacun, et de plus, enfermés entre des murs très-solides.
Pendant que sir Joseph Banks et quelques autres membres de la commission, se trouvaient dans le bâtiment du gazomètre, et s’expliquaient avec vivacité sur les dangers qui résulteraient de l’approche d’une lumière près d’une fuite arrivée à un gazomètre, Samuel Clegg commanda d’apporter un foret et une chandelle. Puis il pratiqua avec le foret un trou dans l’enveloppe métallique du gazomètre, et à la grande frayeur de tous les assistants, il approcha la lumière du gaz qui s’en échappait à flots. Plusieurs des honorables savants, frappés de terreur, s’étaient empressés de se retirer loin du théâtre de cette téméraire expérience (fig. 66). Mais, à l’étonnement général, aucune explosion n’eut lieu.
Cette preuve matérielle de la sécurité des gazomètres ne put cependant détruire les préventions de la commission, et la Compagnie fut obligée de construire, à grands frais, de petits gazomètres, entourés de gros murs.
Du reste, dès l’origine de l’éclairage au gaz, on avait conçu de vives craintes contre les gazomètres de grande dimension. C’est ainsi que dans le Collège catholique de Stonghurst, dont nous avons parlé plus haut, la capacité du gazomètre était seulement de 28 mètres cubes. Le supérieur du collège complimenta Samuel Clegg sur la réussite de son appareil ; seulement il l’engagea à diminuer les dimensions du gazomètre. Il trouvait la capacité de 28 mètres cubes imprudente, et insista beaucoup pour qu’on fît usage de deux gazomètres de 14 mètres cubes chacun. On était loin, on le voit, de la dimension des gazomètres actuels, qui mesurent 10 000 mètres cubes, et peuvent atteindre jusqu’à 25 000 mètres cubes.
À la fin de 1813, une explosion eut lieu dans l’usine de Westminster. Elle fut causée par le gaz qui s’échappa d’un épurateur placé dans le voisinage des ateliers de distillation, et qui vint s’enflammer au foyer des cornues. Les fenêtres des maisons voisines volèrent en éclats, et Samuel Clegg fut gravement blessé. Cet événement, qui impressionna beaucoup le public, vint justifier les appréhensions générales.
Le 31 décembre 1813, le pont de Westminster fut éclairé au gaz. Ce spectacle amusa beaucoup les promeneurs ; mais les craintes persistaient dans l’esprit de tout le monde. Souvent les allumeurs refusaient de remplir leur office. Ils craignaient de provoquer, en mettant le feu dans les lanternes, une explosion, dont ils seraient les victimes ; de sorte que Samuel Clegg fut obligé, pendant plusieurs soirs, d’aller lui-même allumer les réverbères sur le pont de Westminster.
Les autorités de la paroisse de Sainte-Marguerite, à Westminster, furent les premières qui firent un marché pour l’éclairage de leurs rues. Le 1er avril 1814, les vieilles lampes à huile furent mises de côté, et remplacées par de brillants becs de gaz. Des centaines d’individus suivaient les allumeurs, pour les voir faire. À cette époque, on se servait alors de torches pour l’allumage ; on leur substitua plus tard la lanterne à main, inventée par Grafton.
Pendant longtemps, il fut impossible de vaincre le préjugé des propriétaires des maisons contre les candélabres appliqués aux murs. Beaucoup de discussions et de débats eurent lieu entre la Compagnie du gaz et les autorités de la paroisse de Sainte-Marguerite, pour obtenir la permission de placer des candélabres contre les murs des maisons.
Quand la « Chartered Company gas », c’est-à-dire la Compagnie du gaz autorisée par charte royale, eut vaincu les principales difficultés, et que les oppositions contre l’usage du gaz furent un peu apaisées, d’autres compagnies se formèrent, pour construire des usines dans différentes villes de l’Angleterre. Samuel Clegg dirigea les travaux pour l’éclairage de Bristol, Birmingham, Chester, Kidderminster et Worcester.
Les illuminations qui furent faites à Londres, pour célébrer la paix de 1814, donnèrent une occasion solennelle d’étaler à tous les yeux le spectacle du gaz. Les décors, motifs et devises en becs de gaz, surpassèrent, par leur splendeur, tout ce qu’on avait vu jusque-là. Le principal sujet d’illumination figurait une pagode, qui fut dressée dans le parc de Saint-James. Elle avait 20 pieds de haut, et devait présenter l’aspect d’une masse de feu. Malheureusement, un feu d’artifice placé dans le voisinage, et que l’on avait cru devoir essayer la veille, enflamma la carcasse de la pagode, la mit hors d’usage, et dans la soirée de la fête l’illumination par le gaz ne put s’effectuer. Cet accident donna de nouvelles armes aux adversaires de l’éclairage au gaz. Le lendemain, on faisait circuler le bruit que le gaz avait mis le feu à la pagode, et il fut impossible de détruire complètement cette erreur dans l’esprit du peuple.
En 1815 Guildhall, c’est-à-dire l’Hôtel de ville de Londres, fut éclairé au gaz. L’inauguration avait été réservée pour le plus grand jour de fête de la ville, le 9 novembre. L’éclat de la lumière du gaz fut fort admiré.
Le gaz se vendait à cette époque, 58 centimes le mètre cube, et il ne trouvait que de rares débouchés. Comme le compteur n’était pas encore inventé, la quantité de gaz brûlé était estimée avec assez de justesse, quand on prenait les précautions convenables, mais trop souvent les estimations étaient loin de la vérité. Aussi les actionnaires de la Compagnie ne recevaient-ils aucun dividende. On était continuellement obligé de modifier ou de transformer les appareils des usines, de sorte que les revenus étaient absorbés entièrement par les changements, les réparations ou la construction de nouvelles machines, et par des essais pour arriver à de meilleurs résultats.
Tous les objets nécessaires à une usine à gaz coûtaient extrêmement cher. On ne pouvait à aucun prix se procurer des ouvriers. Il fallait les créer, c’est-à-dire que l’on avait d’abord à trouver des hommes capables et désireux d’apprendre, et ensuite à les instruire dans cet art nouveau.
En 1815, Samuel Clegg inventa et fit breveter le compteur à gaz. Cet appareil consista d’abord simplement en deux vessies, renfermées dans des caisses d’étain, et qui se remplissaient et se vidaient alternativement par le gaz qui les traversait avant de se rendre aux becs. Leur communication avec les becs était établie au moyen de soupapes hydrauliques à mercure. Mais les vessies étaient détruites par les impuretés que le gaz y déposait. On essaya ensuite, mais sans de meilleurs résultats, le cuir et d’autres membranes recouvertes d’un vernis et de feuilles d’or. On eut recours alors à des vases métalliques fonctionnant de la même manière que les vessies, mais on ne s’en trouva pas mieux. Le compteur sec fut alors abandonné, et le compteur à eau, chef-d’œuvre de mécanique, fut enfin imaginé par Samuel Clegg.
Cependant tous ces essais ne s’exécutaient pas sans des dépenses considérables. Jusqu’à l’année 1816 la Compagnie (Chartered Company gas) se traîna sans faire de pertes ni de bénéfices. Il fut reconnu, à cette époque, qu’elle allait être ruinée si l’on n’augmentait ses privilèges, et si on ne lui accordait à perpétuité l’exploitation de l’éclairage dans toute la Grande-Bretagne.
Pour atteindre ce but suprême, Winsor, qui faisait partie des directeurs de la Compagnie, mit tous les ressorts en jeu. Un nouveau comité d’enquête ayant été institué auprès de la Chambre des communes, il fit de nouveau passer sous les yeux de la commission, une série de témoins officieux, qui rendirent aux qualités du gaz un hommage sans réserve. Tout le monde demandait que la nouvelle industrie fût encouragée. Les marchands et les manufacturiers assuraient tous que le gaz avait des avantages bien supérieurs à ceux de l’huile. Il n’y eut pas jusqu’aux agents de police qui vinrent déclarer que le gaz était pour eux un puissant auxiliaire, et qu’à sa clarté ils apercevaient bien mieux un voleur.
Ce qu’il y avait de sérieux dans ces témoignages, et ce qui frappa surtout le parlement, c’est que l’établissement de ce système d’éclairage devait créer en Angleterre, avec de grands débouchés pour les houilles du pays, d’autres produits nouveaux, tels que du goudron, des huiles minérales, des sels ammoniacaux, etc., susceptibles de recevoir dans l’industrie des applications utiles.
Il restait néanmoins un point essentiel à éclaircir. On avait signalé des explosions dans les boutiques de Londres, et la commission d’enquête voulait être bien édifiée sur ce fait. On demanda, en conséquence, des renseignements positifs sur les chances d’explosion que présente un mélange de gaz et d’air atmosphérique. Avec son assurance accoutumée, Winsor répondit que, dans sa propre maison, en présence de Sir Humphry Davy et de Sir James Hall, on était entré avec une bougie allumée, sans provoquer de détonation, dans une chambre bien fermée et qui avait été remplie de gaz pendant trois jours et trois nuits. Enchérissant sur cette première assertion, il ajouta que l’expérience avait été répétée sans accident après avoir rempli la chambre de gaz pendant sept jours et sept nuits. Et comme les membres de la commission, élevant quelques doutes sur ce fait, demandaient quel était l’homme assez courageux pour avoir tenté une pareille épreuve : « C’est moi ! » répondit Winsor.
Avec de tels procédés, avec une manière si hardie de lever les obstacles, le succès ne pouvait être douteux. Un bill définitif, réglant les derniers privilèges de la Compagnie fut accordé le 1er juillet 1816, et sanctionné par Georges III. On l’autorisa à porter à 10 millions son capital, qui plus tard s’éleva jusqu’à 22 millions.
La Compagnie royale s’organisa dès ce moment d’une manière définitive. On établit dans le quartier de Westminster trois grands ateliers d’éclairage. Plusieurs autres usines s’élevèrent bientôt, par les soins de la même Compagnie, dans les faubourgs de Londres et dans plusieurs villes de la Grande-Bretagne. Enfin l’éclairage par le gaz prit en quelques années un tel développement en Angleterre, qu’en 1823 il existait à Londres plusieurs compagnies puissantes, et que celle de Winsor avait déjà posé à elle seule, sous le pavé des rues, un réseau de cinquante lieues de tuyaux.
CHAPITRE XIX
La faveur qui commençait à accueillir en Angleterre, le gas-light inspira à Winsor la pensée de transporter en France cette industrie. Mais il devait rencontrer parmi nous les mêmes obstacles, et soutenir les mêmes luttes dont il avait triomphé dans son pays. Comme il y a un enseignement utile à retirer de ces faits, nous allons rappeler les circonstances principales de l’opposition, presque universelle, que rencontrèrent en France les débuts de l’éclairage au gaz. On va voir de quels obstacles fut hérissée, dans notre pays, la route de cette précieuse et utile invention.
Winsor vint à Paris en 1815. La rentrée de l’Empereur et les troubles des Cent-jours apportèrent un premier obstacle à ses projets. Ce ne fut que le 1er décembre 1815 qu’il put obtenir le brevet d’importation qu’il avait demandé. Lorsqu’il s’occupa ensuite de mettre sérieusement ses vues en pratique, il trouva à Paris une résistance générale, et qui aurait été de nature à déconcerter un homme moins habitué que lui à combattre les préjugés publics. Beaucoup de savants et d’industriels de Paris entreprirent contre les idées de l’importateur du gaz, une croisade, que nous voudrions pouvoir dissimuler ici. Ce qui rend moins excusables encore ces discussions, qui durèrent plusieurs années, c’est le peu de valeur des arguments qu’on invoquait. On prétendait que les houilles du continent seraient tout à fait impropres à la production du gaz, assertion dont la pratique ne tarda pas à démontrer l’erreur. On ajoutait que l’introduction du gaz porterait à l’agriculture française un dommage considérable, en ruinant l’industrie des plantes oléagineuses. Tous les principes de l’économie publique faisaient justice de cette dernière appréhension. Clément Désormes, manufacturier pourtant fort instruit, alla jusqu’à avancer que le gaz de l’éclairage ne pourrait jamais être adopté en France, en raison des dangers auxquels il expose. Les gens de lettres eux-mêmes se mettaient de la partie, et Charles Nodier se fit remarquer, parmi ces derniers, par la vivacité de ses attaques.
Pour combattre les préventions que jetait dans le public la résistance des savants, Winsor pensa qu’il était nécessaire de parler d’abord à l’esprit. Voulant ramener à lui l’opinion et rectifier des faits dénaturés, il publia en 1816, une traduction du Traité de l’éclairage au gaz que l’Anglais Accum venait de faire paraître, augmenté, comme il est dit sur le frontispice, par F.-A. Winsor, auteur du système d’éclairage par le gaz en Angleterre, fondateur de la Compagnie royale de Londres, et breveté par Sa Majesté pour l’emploi de ce système en France. Cependant cet ouvrage ne réussit qu’à demi à dissiper des erreurs trop fortement accréditées.
N’ayant pu convaincre en s’adressant à l’esprit, Winsor se décida à parler aux yeux. Il fit, à ses frais, un petit établissement, et donna un spécimen du nouvel éclairage dans un salon du passage des Panoramas. Cette exhibition eut le résultat qu’il attendait. Il reçut une offre d’association de MM. Darpentigny et Perrier, propriétaires d’une fonderie. On lui proposait de fabriquer ses appareils à Chaillot et d’y établir une usine à gaz. Mais la faillite de cette maison, survenue peu de temps après, empêcha de donner suite à ce projet.
Une seconde compagnie pour la création de l’éclairage au gaz à Paris, se présenta ; seulement les actionnaires demandaient, avant de rien conclure, que le passage des Panoramas fût éclairé tout entier. Cet essai décisif fut exécuté par Winsor, et terminé en janvier 1817. Le public put dès lors se convaincre de la supériorité de ce nouveau système d’éclairage, et l’opinion se prononça en sa faveur d’une manière non douteuse.
Les marchands du Palais-Royal suivirent l’exemple de ceux du passage des Panoramas, et Winsor reçut une demande de plus de quatre mille becs. Il y eut, en même temps, une grande émulation pour obtenir des actions dans l’entreprise. Le capital de la compagnie fut constitué au chiffre de 1 200 000 francs. Le grand référendaire de la Chambre des pairs, était à la tête des actionnaires, et il exigea, en cette qualité, que l’on commençât par éclairer le palais du Luxembourg.
Malheureusement, Winsor, dont l’esprit remuant et actif était éminemment propre à lancer, comme on dit aujourd’hui, une entreprise industrielle, était loin de posséder les qualités qui sont nécessaires pour administrer une exploitation importante. Au bout de deux ans, la compagnie s’affaissait sous le poids des difficultés, et elle dut se mettre en liquidation, après avoir établi seulement l’éclairage du palais du Luxembourg et celui du pourtour de l’Odéon.
Les adversaires du gaz réussirent à paralyser ce premier essai. On prétendit que les appareils du chimiste anglais inquiétaient les habitants du quartier du Luxembourg, et les mettaient dans des transes continuelles par la possibilité d’une explosion. Sur les réclamations de quelques voisins, la police fit supprimer cet éclairage, ainsi que les appareils de la Compagnie de Winsor.
L’année suivante, c’est-à-dire en 1817, un ingénieur français demanda l’autorisation de construire, rue des Fossés-du-Temple, no 43, une usine comprenant vingt cornues seulement, et destinée à éclairer les petits théâtres du boulevard. Un projet du même genre fut conçu pour le passage Delorme, près des Tuileries. Mais l’autorisation nécessaire fut refusée à chacun de ces établissements.
Un petit café situé sur la place de l’Hôtel-de-Ville et le propriétaire des bains de la rue de Chartres, furent plus heureux, car ils obtinrent l’autorisation de s’éclairer au gaz au moyen d’un appareil établi dans les caves de la maison. La petite taverne de l’Hôtel-de-Ville portait pour enseigne, en lettres colossales, Café du gaz hydrogène, et le gaz hydrogène éclairait, en effet, avec magnificence, ce chétif établissement, hanté par des laquais. Les valets, il est permis de le dire, étaient, à plus d’un titre, mieux éclairés, plus clairvoyants que leurs maîtres, qui allaient, dans les salons de l’Hôtel-de-Ville, persiffler les partisans de l’invention nouvelle.
Cependant ces tentatives isolées avaient commencé d’exciter l’attention du public, et faisaient concevoir quelques espérances. Les industriels surtout paraissaient disposés à accueillir avec faveur un système d’éclairage qui avait au moins l’avantage d’être économique. C’est en vue de satisfaire à ces premières réclamations, qu’une usine à gaz, d’une certaine importance, fut construite, au commencement de l’année 1818, dans le quartier du Luxembourg. On l’installa dans une ancienne église, qui dépendait autrefois du séminaire Saint-Louis, et qui était située derrière la fontaine de Médicis du jardin du Luxembourg, c’est-à-dire près de la rue d’Enfer. Le projet de cet établissement avait été conçu, deux années auparavant, par Winsor, pour servir à l’éclairage de la Chambre des pairs, du théâtre de l’Odéon et d’une partie du faubourg Saint-Germain ; repris en 1817, il fut définitivement exécuté en 1818. En même temps on mit en activité des appareils déjà construits dans l’intérieur de l’hôpital Saint-Louis, pour l’éclairage de cet établissement. Ces appareils avaient été exécutés d’après les plans et les indications d’une commission nommée par le préfet de la Seine, M. de Chabrol, et composée de savants et de praticiens expérimentés.
En présence des notables progrès que l’éclairage par le gaz faisait dans l’opinion et dans l’estime du public, les industries diverses qui voyaient dans son adoption la cause de leur ruine, s’empressèrent de réunir leurs efforts pour l’accabler. La voie scientifique parut la plus favorable pour combattre un adversaire issu des travaux des savants. C’est dans cette vue qu’en 1819, Clément Désormes, publia, sous le titre d’Appréciation du procédé d’éclairage par le gaz hydrogène du charbon de terre, un mémoire, fort étudié, dans lequel il s’efforçait de mettre en évidence les inconvénients du gaz hydrogène bicarboné comme agent d’éclairage.
Nous donnerons quelques extraits de ce mémoire de Clément Désormes, afin de montrer comment les savants eux-mêmes peuvent, de très-bonne foi d’ailleurs, plaider la cause de l’obscurantisme.
« Priver, dit Clément Désormes, l’humanité de la découverte la moins importante en la repoussant injustement, serait une action bien coupable sans doute ; mais adopter tout ce qui se présente avec l’attrait de la nouveauté, recommander, exécuter tous les procédés nouveaux, sans une étude approfondie de leur utilité, ce ne serait pas discerner le bon du mauvais, ce serait courir le risque de mal faire et de diminuer la richesse au lieu de l’augmenter. Personne n’a peut-être porté plus loin que moi les espérances que l’humanité peut encore avoir, et personne n’a une plus haute idée des succès que l’avenir réserve aux hommes de génie ; mais, je sais aussi quels risques immenses leur offre la nature des choses, et je ne crois à l’utilité qu’après démonstration. Quels moyens avons-nous d’acquérir cette certitude ? L’expérience, les discussions qu’elle amène et les conséquences qu’on en peut tirer. »
Après ce préambule, Clément Désormes commence à étudier le gaz sous le rapport économique. Il conclut de l’examen du prix de sa fabrication à Paris et dans les diverses villes de l’Angleterre, que le gaz est beaucoup plus dispendieux que l’huile. Comparant ensuite l’éclairage à l’huile avec les nombreuses opérations nécessaires pour obtenir le gaz hydrogène et le purifier, il trouve bien plus d’avantages dans le système qui consiste à brûler tout simplement les corps gras dans les lampes, que dans celui qui consiste à décomposer les mêmes corps gras dans des cornues chauffées au rouge, pour en retirer du gaz hydrogène bicarboné. Clément Désormes établit, à ce propos, une comparaison très-élégante entre ces deux genres de distillation, qui conduisent, en définitive, au même résultat chimique : bien entendu qu’il met tous les avantages du côté de l’éclairage à l’huile.
« L’huile, nous dit-il, n’est-elle pas de l’hydrogène carboné liquide, plus chargé de charbon qu’aucun autre à l’état de gaz, et par cela même n’est-il pas celui qui, à égalité, donne la plus vive lumière ?
« Est-ce que l’état liquide de l’huile n’est pas infiniment plus commode dans l’usage que la forme gazeuse ?
« Est-ce que la mobilité du gaz, cette faculté qu’il a de suivre les conduits qu’on lui offre pour arriver à toutes les destinations qu’on lui indique, n’est pas plus que compensée par la dépense des conduits et par l’extrême commodité d’emporter l’huile partout où l’on a besoin de lumière ?
« La distillation est sans doute une belle opération de chimie, mais en économie, le beau n’est que l’utile ; et d’ailleurs, l’huile ne se distille-t-elle pas, quand elle brûle autour d’une mèche ardente ? En effet, figurons-nous bien ce qui se passe dans cette opération si simple, et pourtant bien belle, mais que nous n’admirons pas parce qu’elle a toujours été sous nos yeux. Un réservoir de lampe n’est-il pas l’équivalent du gazomètre ? Quand il contient un litre d’huile ne remplace-t-il pas un volume de 4 240 litres de gaz hydrogène du charbon de terre ? Cela résulte de notre calcul sur le rapport du pouvoir lumineux des gaz à celui de l’huile.
« Les conduits qui transportent le gaz sont d’une longueur immense. Dans nos lampes, c’est un petit tuyau de fer-blanc de quelques centimètres de longueur, qui sans doute paraîtra vingt mille fois moins dispendieux.
« Le fourneau de l’appareil distillateur, c’est la mèche, elle est encore à la fois la cornue incandescente d’où s’échappe le gaz lumineux dont nous recherchons l’éclat.
« Quant au charbon qui brûle sous les cornues dans les appareils à produire le gaz, quant aux machines si variées, et trop compliquées, pour le lavage du gaz, je ne peux pas en trouver les analogues dans l’ancien procédé, mais je ne suppose pas que personne veuille en faire un argument contre ce procédé.
« Ainsi, en résumant cette comparaison, nous voyons que si nous trouvons dans l’éclairage à l’huile des analogues avec l’éclairage au gaz, tout est à l’avantage du premier système. Le gazomètre, le fourneau et les conduits sont, dans ce système, mille et mille fois moins grands, moins dispendieux que dans le nouveau système.
« On a fait valoir à l’avantage de l’éclairage au gaz jusqu’aux moindres détails : il évite, dit-on, les taches d’huile et de suif. Oui, sans doute, c’est un inconvénient de l’ancien procédé de pouvoir faire des taches par maladresse ; mais la maladresse aussi, dans le nouveau procédé, n’aura-t-elle pas occasion de causer des accidents ? Est-il, par exemple, impossible que le gaz s’échappe dans un corridor, dans un cabinet peu spacieux, et qu’il s’y accumule assez pour faire explosion et causer de grands malheurs, quand on y arrivera avec une bougie à la main ? Cette chance vaut bien celle des taches d’huile et de suif. »
Clément Désormes résume dans les lignes suivantes, l’ensemble de ses réflexions :
« Si nous nous informons du prix de cet éclairage, nous le trouverons beaucoup plus cher que notre éclairage à l’huile, et avantageux seulement en Angleterre à cause du prix élevé de l’huile dans ce pays. En France, le procédé nouveau offrirait une très-grande perte.
« Si nous portons nos vues plus loin que le présent, nous rejetons le nouveau procédé, parce que nous voyons avec plus de plaisir cultiver nos champs incultes pour en obtenir de l’huile, qu’exploiter notre charbon de terre, dont nous devons être avares.
« Envisageons-nous les deux procédés comme chimiste, toute la supériorité, toute la simplicité, et par conséquent tout le génie est dans l’éclairage à l’huile.
« La nouveauté pourrait-elle nous tenter ? Mais les lampes à double courant d’air sont nouvelles ; c’est de nos jours qu’Argand a fait cette belle découverte, et nous pouvons en glorifier notre époque même ; d’ailleurs des perfectionnements dans le mécanisme et dans la forme y sont encore ajoutés tous les jours.
« Ainsi la conclusion à laquelle nous arrivons de toute manière, c’est que l’éclairage au gaz, tel qu’il est pratiqué maintenant en France et en Angleterre, est excessivement loin d’être plus économique ou plus ingénieux que celui de l’huile tel que nous le possédons[23]. »
Clément Désormes termine son mémoire par une idée assez piquante, et qui fit fortune un moment. Il suppose que les hommes aient, de tout temps, connu l’éclairage au gaz, et que tout à coup, on annonce que l’on vient de découvrir le moyen de condenser le gaz en un liquide huileux et en une matière solide propre à nous éclairer. Avec quelle reconnaissance n’eût-on pas accueilli cette amélioration apportée aux procédés de l’éclairage ! Avec un tel système, plus d’usines à construire, plus de réservoirs immenses à élever, plus de dangers à craindre ! La substance éclairante peut se transporter d’un lieu à un autre, sans appareil particulier. Sous sa forme liquide, elle brûle dans les lampes avec le plus grand éclat ; sous la forme solide, on la façonne en chandelles et en bougies. Dans ces deux cas, le volume de la matière est prodigieusement diminué ; on se passe de tubes conducteurs ; on n’a plus besoin d’appareils hermétiquement clos, de conduits creusés à grands frais sous le sol, etc. Enfin les lumières n’ont plus dans l’appartement de position fixe et déterminée :
« Supposons, nous dit Clément Désormes, que l’éclairage au gaz ait été le premier connu, qu’il soit partout en usage, et qu’un homme de génie nous présente une lampe d’Argand ou une simple bougie allumée. Que notre admiration serait grande devant une si étonnante simplification ! et s’il ajoutait que la lampe si éclatante de lumière est plus économique que l’ancien éclairage au gaz, celui-ci ne serait-il pas abandonné à l’instant ? Ainsi dépouillé de la faveur de la nouveauté, ce procédé n’excite absolument aucun intérêt. »
Ce dernier argument, qui fit alors beaucoup d’impression, et que l’on a reproduit quelquefois depuis cette époque, n’avait cependant rien que de spécieux. À cet homme de génie, présentant la bougie et la lampe à l’huile comme un perfectionnement de l’éclairage au gaz, il suffisait de répondre que le pouvoir éclairant du gaz retiré de l’huile est près de trois fois supérieur au pouvoir éclairant de ce dernier combustible brûlé dans les lampes ; et que, comme dans l’industrie, l’économie constitue toujours le progrès, son génie intervertissait les dates. Il avait tout juste le mérite de celui qui proposerait de remplacer les chemins de fer par les diligences.
Les critiques de Clément Désormes portèrent leurs fruits. L’usine de l’hôpital Saint-Louis avait été établie pour éclairer en même temps la maison de Saint-Lazare, les Incurables et l’hôpital Dubois ; les tuyaux de conduite étaient même disposés, à cet effet, sous la voie publique. Ce projet fut réduit, et l’on se borna à l’éclairage de l’hôpital Saint-Louis.
Le succès de cet éclairage à l’hôpital Saint-Louis fut néanmoins complet, et dissipa toutes les craintes que l’on avait élevées sur sa prétendue insalubrité. Dans un rapport administratif, intéressant à consulter encore aujourd’hui, on trouve consignés les bons effets du nouvel éclairage, et les détails des dépenses d’installation des appareils dans l’hôpital Saint-Louis.
Cependant le suffrage de quelques centaines de pauvres malades ne suffisait pas pour concourir au succès d’une invention utile. Le secours que les malades de l’hôpital Saint-Louis n’avaient pu apporter à la propagation du gaz, lui vint par une source toute différente, par les danseuses de l’Opéra.
Le désir d’ajouter à l’éclat et aux magnificences de ce théâtre, inspira à la cour de Louis XVIII la pensée d’y introniser le gaz. En 1819, le ministre de la maison du roi (car l’Opéra était alors dans la dépendance de la liste civile), décida l’introduction de ce nouveau système d’éclairage dans la salle de l’Académie royale de musique. On envoya à Londres une commission, chargée de recueillir tous les renseignements nécessaires pour construire une vaste usine qui fut établie bientôt après à l’extrémité du faubourg Montmartre, rue de la Tour-d’Auvergne. D’Arcet et Cagniard de la Tour avaient répondu, avec autant de talent que de zèle, aux intentions du roi.
À la première nouvelle de l’introduction prochaine du gaz à l’Opéra, le public se montra assez inquiet. Les uns, ne comprenant rien au nouveau système d’éclairage, déclaraient qu’il était impossible de l’installer au milieu d’un théâtre ; d’autres prédisaient d’épouvantables explosions et l’incendie de tout le quartier. On avait annoncé que le lustre serait un vrai soleil, illuminé par le gaz ; et chacun de se récrier contre l’imprudence et les inconvénients d’une telle innovation. La grande opposition venait des dames habituées de l’Opéra ; car on avait très-habilement répandu ce préjugé, que la lumière du gaz pâlissait le teint, accusait les moindres rides du visage et rougissait les yeux. Les dames du monde menaçaient donc de déserter l’Opéra ; et de son côté, le corps de ballet méditait d’être malade ou de s’engager à l’étranger. Le directeur, M. Lubbert, le maître du chant et de la danse, les inspecteurs des beaux-arts et l’administration supérieure, tout le monde était aux abois.
Un homme intelligent fit taire fort à propos ces scrupules. Il proposa d’adapter à tous les becs de gaz de la salle, les globes de cristal dépoli, récemment inventés. La lumière, tamisée par ces globes, sans rien perdre de son éclat, devait être assez adoucie, pour ne rien accuser avec crudité.
L’Opéra fit relâche pendant huit jours pour réparations extraordinaires, et une répétition générale eut lieu, dans laquelle on fit l’essai du nouvel éclairage. On jouait les Filets de Vulcain, ballet à grand spectacle. La répétition fut splendide.
Le soir de la représentation venu, tout marcha à la satisfaction générale. Le gaz hydrogène fit merveille. La lumière ne parut pas trop vive ; ni la beauté ni la parure ne perdaient rien à cette illumination nouvelle. Pas une dame, en effet, ne se servit du store établi dans chaque loge, ou ne s’abrita derrière son éventail. Quant, aux danseuses, comme la scène était mieux éclairée que jamais, elles trouvèrent que tout était pour le mieux.
Cependant, à mesure que l’éclairage au gaz gagnait du terrain, ses adversaires redoublaient d’efforts et d’audace pour le combattre. L’introduction de cet éclairage dans la salle de l’Opéra et dans quelques autres théâtres, devint le signal de plusieurs tentatives coupables, destinées à jeter des inquiétudes dans la population sur les dangers attachés à son emploi. Les boutiques, les passages et les établissements publics, se trouvèrent plus d’une fois soudainement plongés dans l’obscurité, par suite de l’extinction subite du gaz, occasionnée par la malveillance. Quelques accidents, qui étaient inévitables à cette époque, furent démesurément grossis, et les craintes qu’ils éveillaient étaient exploitées avec une habileté perfide.
Une explosion de gaz eut lieu le 26 août 1821, au Palais-Royal, chez le restaurateur Prévost. Aucun individu ne se trouvait dans la salle au moment de l’explosion, ce qui n’empêcha pas d’affirmer que trente personnes avaient été blessées par suite de cet accident.
À la même époque, une grande cuve de bois qui servait de réservoir d’eau au gazomètre de l’usine du Luxembourg, étant venue à se rompre, par suite du poids trop considérable du liquide, les eaux se répandirent dans tout le quartier, inondèrent la rue de Tournon, et s’écoulèrent dans la rivière, par l’égout de la rue de Seine, exhalant sur leur trajet une odeur méphitique. Tout Paris retentit des plaintes qui s’élevèrent à propos de cet accident. On publia que ces eaux infectes, déversées dans la Seine, y avaient fait périr une grande partie du poisson, et que, dans la rue de Tournon, un homme était mort asphyxié par les émanations du liquide répandu sur la voie publique. L’autorité se vit même contrainte de faire démentir ce dernier bruit.
En même temps les journaux politiques, entre autres le Drapeau blanc, la Gazette de France et la Quotidienne, qui manifestaient, dans cette question, une hostilité toute particulière, ne perdaient pas une occasion de rapporter, en les amplifiant, les événements fâcheux qui s’étaient produits à Londres par suite de l’emploi du gaz dans l’éclairage public. Enfin, les habitants du faubourg Poissonnière adressaient une pétition au ministre de l’intérieur, pour protester contre l’autorisation accordée le 13 octobre 1821, à la Compagnie Pauwels, d’élever une usine à gaz dans l’ancien hôtel du comte François de Neufchâteau. Les dimensions, considérables pour cette époque, du gazomètre de cette usine, remplissaient d’effroi des habitants de ce quartier, qui conjuraient le ministre d’écarter de leur voisinage « ce foyer incendiaire, situé au centre de sept pensions de jeunes demoiselles, de deux maisons de santé, d’un établissement de charité contenant trois cents jeunes filles, et d’une vaste caserne. »
Les alarmes du faubourg Poissonnière obtinrent d’ailleurs une juste satisfaction : le ministre Corbière annula l’acte de société accordé par le préfet de police Anglès, à la Compagnie Pauwels.
Mais de toutes les attaques qui furent dirigées, à cette époque, contre le gaz de l’éclairage, aucune ne produisit autant d’impression sur l’esprit du public, qu’une brochure, ou plutôt un pamphlet, qui fut publié au mois d’août 1823. Les noms des auteurs de l’ouvrage suffisaient, d’ailleurs, à exciter l’attention ; car il portait la signature de Charles Nodier et d’Amédée Pichot, docteur en médecine. Nous croyons qu’il ne sera pas inutile de citer quelques passages de la curieuse préface qui sert d’introduction à l’opuscule de l’ingénieux romancier et du docteur arlésien. Bien que consacrées à la défense d’un paradoxe, ces pages peuvent encore être lues avec profit, parce qu’elles présentent le reflet des opinions du moment, sur la question de l’éclairage au gaz, et parce qu’elles font bien comprendre tous les obstacles que rencontrent, en général, les débuts des inventions les plus utiles.
Dans la préface de son Essai critique sur le gaz hydrogène, Charles Nodier se met en scène avec son ami, le docteur Amédée Pichot. Il arrive d’un voyage, il vient de parcourir les ruines magnifiques d’Orange, de Nîmes, d’Arles et de Saint-Remi ; mais à son retour, il est tourmenté de sensations importunes, il ne reconnaît plus Paris. Une révolution subite a sans doute changé, dans la capitale, l’ordre et les lois de la nature, car il se trouve obsédé de mille impressions fâcheuses, dont il cherche vainement la cause. Cette cause, le docteur provençal la signale sans peine à son ami attristé : c’est l’existence, à Paris, du gaz de l’éclairage.
La victime affligée de toutes ces impressions pénibles, énumère alors les divers symptômes du mal inconnu qui l’assiège ; et le docteur, rappelant la mélopée de Crispin, dans le Légataire universel : C’est votre léthargie, répond chaque fois : C’est le gaz ! C’est le gaz hydrogène ! Mais laissons la parole au pauvre malade.
« Ce que j’éprouve, cher docteur, se compose d’une longue suite de légers malaises et de petites inquiétudes que je n’ai pu parvenir jusqu’ici à rattacher à une cause connue. Vous allez vous en faire une idée par les faits. Le lendemain de mon arrivée, je gagnai lentement, par le faubourg Montmartre et le boulevard du Panorama, ce petit cabinet littéraire auquel la fidélité de l’habitude me ramène tous les matins, où je parcours les journaux sans les lire, et que je quitte, après un quart d’heure d’occupation désœuvrée, aussi bien instruit que si je les avais lus. Quel est mon étonnement de trouver les rues labourées de sillons profonds et fétides, dont quelques parties sont à peine recouvertes de pavés inégaux, et au travers desquels l’esprit préoccupé de périls en périls, n’a pas même le loisir de poursuivre une rime ou de s’arrêter sur un hémistiche !
« Le docteur, à demi-voix. — C’est le gaz hydrogène.
« L’ami. — Comme ce fâcheux désagrément se renouvelle partout, je prends la secrète résolution de borner mes promenades aux boulevards. Vous savez combien j’ai toujours aimé cette riante ceinture d’arbres qui nous tient lieu, jusqu’à un certain point, des squares de Londres, et qui prête à la sombre monotonie de nos rues l’attrait séduisant de la verdure. Concevez mon chagrin : l’automne n’était pas commencé, et la plupart de nos grands ormes étaient déjà dépouillés de leurs ombrages ! Que dis-je ? ils ne s’en couronneront plus, et on croirait qu’une contagion mortelle a desséché leurs racines et flétri leurs rameaux.
« Le docteur. — C’est le gaz hydrogène.
« L’ami. — L’heure du dîner arrive ; elle est même un peu passée, et bien m’en a pris, quand j’arrive chez mon restaurateur ordinaire, au Palais-Royal, Pendant que je jette les yeux sur la carte, une explosion épouvantable brise les lustres, les quinquets, les glaces, les boiseries, et jonche des débris des solives, des poutres et du plafond la salle, heureusement déjà vide, où j’allais choisir une place.
« Le docteur. — C’est le gaz hydrogène.
« L’ami. — Après un dîner lestement improvisé chez Pestel, je prends le chemin de mon théâtre favori, par le passage Feydeau, où la Providence me préserve d’un nouveau danger. Je me dérobe, presque miraculeusement, à la chute d’un corps de maçonnerie destiné à contenir je ne sais quel appareil.
« Le docteur. — C’est le gaz hydrogène.
« L’ami. — Je ne fais qu’une courte station au café pour prendre un verre d’eau sucrée, que je porte à ma bouche avec une heureuse lenteur, et dont l’évaporation d’un gaz délétère trahit par hasard les propriétés homicides. Cette eau, produit d’une source voisine, connue par sa salubrité, avait été corrompue par le brisement accidentel d’un conduit qui voiture, je ne sais pour quel usage, un air méphitique et empoisonné.
« Le docteur. — C’est le gaz hydrogène.
« L’ami. — Enfin, je viens reprendre ma place d’habitude à l’entrée de l’orchestre des Variétés, et oublier facilement sans doute, les ennuyeuses tribulations et, comme vous dites en Angleterre, les tristes désappointements de ce jour d’épreuves. Auteurs pleins d’esprit et de gaieté, actrices charmantes, acteurs parfaits, tout paraît propre dans ce théâtre à conjurer les soucis de l’esprit et à délasser les fatigues de la pensée : pourquoi faut-il qu’une chaleur lourde, intense, malsaine, qui n’est pas produite par la constitution atmosphérique de la saison, y rende l’air moins élastique et moins respirable qu’à l’ordinaire ?
« Le docteur. — C’est le gaz hydrogène.
« L’ami. — Bientôt une irritation douloureuse me saisit à la gorge, et je suis obligé d’interrompre, en toussant, la roulade d’une jolie chanteuse, qui me répond sympathiquement par un accès de toux. Une odeur d’abord importune, et puis insupportable, se développe peu à peu ; et je me demande avec étonnement quel est l’agent funeste de ce phénomène pestilentiel, qui a transporté au milieu de Paris les exhalaisons des solfatares, le poison volatil des mofettes et les vapeurs malfaisantes qui dépeuplent tous les ans le bord des marais.
« Le docteur. — C’est le gaz hydrogène.
« L’ami. — Jusque-là, une impression pénible, dont je ne me rendais pas compte, m’avait empêché de lever les yeux. Je cherchais à les fixer sur ces loges où resplendissent une foule de femmes, belles à l’envi d’attraits et de parure, et que j’avais vues tant de fois éclipser toutes les clartés. Mes regards, jetés à l’étourdie sur un lustre inventé pour la prunelle des salamandres, se rabaissèrent éblouis sous mes paupières brûlées. Quant aux femmes, je ne les avais pas vues, et ce ne fut qu’avec de longues précautions que j’osai me hasarder à les chercher encore dans la lumière météorique dont elles étaient inondées, comme Sémélé dévorée par la foudre de Jupiter. Ici, je vous le jure, commence le plus triste de mes regrets : imaginez-vous tous ces jolis visages, éclairés d’une manière égale, monochrome et plate, comme de froides découpures de papier blanc, sans saillies, sans profils et sans couleurs, sur un plan maussade qui ne fait pas même valoir par quelques ombres le relief élégant de leurs formes et la gracieuse souplesse de leurs attitudes. Quel infernal artifice a donc employé le démon pour enlaidir les femmes ?
« Le docteur. — C’est le gaz hydrogène.
« L’ami. — Tout à coup, comme si l’appareil lumineux avait compris ma pensée, il s’abaisse et pâlit ; puis il verse des teintes livides et sulfurées qui frappent de reflets hideux les figures les plus ravissantes et transforment toutes ces grâces en sorcières et en lamies ; puis il s’éteint, et laisse l’assemblée épouvantée dans une obscurité profonde. Une main sur ma montre et l’autre sur ma bourse, je m’évade au milieu des cris de menace, au milieu des cris de terreur, en admirant l’instinct ingénieux de la police, qui a confié toutes les chances de la sécurité publique au caprice de je ne sais quelle lumière simultanée.
« Le docteur. — C’est le gaz hydrogène.
« L’ami. — Enfin, je rentre assez tristement chez moi, en évitant avec soin les fosses putrides que l’on creuse partout sous mes pas, mais à demi consolé de l’ennui d’un jour pénible par la ferme résolution de partir de Paris le lendemain, si je puis parvenir à vendre, dans la journée, mon petit champ de colza de Franche-Comté et ma petite maisonnette du faubourg Poissonnière. Quelle fatalité a voulu que toutes mes propriétés, dont la valeur était déjà presque indivisible, subissent, en si peu de jours, cinquante pour cent de rabais[24] ? »
Pour faire justice des innombrables méfaits du gaz de l’éclairage, le docteur et son ami se décident à prendre la plume : « Proximus ardet Ucalegon ! Écrivez, dit l’un d’eux, ou, si vous l’aimez mieux, écrivons ! » Après quelques moments consacrés à combattre certains scrupules, le docteur, cédant enfin aux bonnes raisons de son ami : « Vous le voulez, s’écrie-t-il, je vais écrire ! — Et moi, reprend l’ami, je vais tailler ma plume ! — Fiat lux ! disent en chœur ces deux partisans des lumières. » Et sur cette exclamation si bien placée, ils mettent la lumière sous le boisseau, ils essayent d’éteindre le gaz ; en d’autres termes, ils commencent d’écrire leur Essai critique sur le gaz hydrogène, long et lourd factum de cent soixante pages.
Charmant auteur de Trilby, aimable et brillant esprit qui avez répandu sur tant de sujets les trésors d’une imagination séduisante, et qui avez tenu suspendue à vos poétiques récits toute une génération littéraire ; vous que les études de votre jeunesse auraient dû réchauffer de quelque douce sympathie pour les progrès paisibles de la science et des arts ; par quelle étrange aberration, par quel oubli funeste, fûtes-vous conduit à vous enrôler sous la triste bannière de leurs ennemis, et à mettre à leur service votre plume ingénieuse et aimée ? Pouviez-vous laisser offusquer votre raison, par le préjugé et les préventions routinières, au point de croire transformées en autant de sorcières, les jolies femmes installées dans les galeries des théâtres, sous le favorable éclat de la lumière du gaz ? Ces sorcières, ami Nodier, étaient assurément de celles qui n’effrayent personne. Consolez-vous, d’ailleurs, nous n’aurons point la cruauté de vous reprocher vos erreurs avec trop d’amertume. Pour un esprit distingué et soigneux de lui-même, c’est une peine suffisante que d’avoir produit dans une cause, des arguments tels que celui que vous invoquiez en disant que le défaut du gaz, c’était d’éclairer trop. Et combien vous dûtes sentir l’étendue de votre faute, lorsque, après la publication de votre Essai critique sur le gaz hydrogène, un petit journal annonça que vous alliez adresser au conseil d’État une pétition contre la trop vive clarté du soleil.
Ainsi l’on s’égare, ainsi l’on tombe en des contre-sens barbares, quand on veut sortir du domaine naturel de ses connaissances. Et combien Voltaire, ce grand homme qui eut tant d’esprit, montra de bon sens, le jour où il dit à un profane, malencontreusement tourmenté d’une démangeaison littéraire : « Faites des perruques, mon ami, faites des perruques ! »
Quelle que soit l’influence que le talent et la renommée exercent, en France, sur les sentiments publics, il est de ces forces devant lesquelles toute puissance est contrainte de s’abaisser. L’éclairage au gaz était une de ces forces. Ni les calculs des savants, ni les écrits des littérateurs, ni les manœuvres des industriels, ne réussirent à paralyser son essor. À toutes les tentatives de ses détracteurs, il répondait à la manière du soleil de Lefranc de Pompignan :
Le gaz, poursuivant sa carrière,
Versait des torrents de lumière
Sur ses obscurs blasphémateurs.
Aussi, dès que son emploi dans les principaux établissements publics eut mis hors de doute ses avantages, dès que l’expérience acquise pour la fabrication et le mode de distribution du gaz, l’installation et l’entretien des appareils, eurent assuré au nouveau système la régularité et la perfection indispensables à un service public, l’autorité municipale de Paris prit-elle la résolution d’employer le gaz pour l’éclairage des rues.
C’est le 1er janvier 1819, que l’on vit réalisée à Paris la première application du gaz à l’éclairage de la capitale.
Par un beau soir d’hiver, quatre lanternes à gaz se montrèrent tout à coup, au milieu des réverbères à l’huile de la place du Carrousel. Le lendemain, une douzaine de lanternes semblables prirent rang sur la file des réverbères de la rue de Rivoli. Cette lumière, d’une blancheur éclatante, faisait rougir la clarté des réverbères placés dans son voisinage. La comparaison était aussi facile que convaincante, et la foule applaudissait. Elle ne trouvait pas, comme Charles Nodier et Amédée Pichot, que le gaz eût le défaut de trop éclairer.
Les premiers candélabres construits d’après le modèle qui devait devenir général, parurent dans la rue de la Paix et sur la place Vendôme, au mois d’avril 1819. Le 7 août, on éclaira la rue Castiglione ; le 1er septembre, le carrefour, la rue et la place de l’Odéon. Le 1er novembre, le duc d’Orléans fit établir le nouveau mode d’éclairage dans les galeries du Palais-Royal.
Pendant les années suivantes, l’administration municipale continua cette œuvre utile, avec une persévérance remarquable, et Paris vit en quelques années, la plupart de ses rues, de ses promenades, de ses places et de ses quais, s’embellir de ces élégants appareils d’illumination, qui vinrent lui donner un aspect original et nouveau. Dans son ardeur pour la diffusion de ce mode d’éclairage, M, de Rambuteau alla jusqu’à en doter un établissement où chandelle, huile et bougie, soleil même, doivent paraître, hélas ! assez indifférents : l’Institution des Aveugles.
Toutefois les usines établies ne prospéraient pas. La Compagnie Winsor avait dû se mettre en liquidation, et la Compagnie Pauwels était aux prises avec de grandes difficultés. Louis XVIII, qui voulait attacher son nom au souvenir de quelque création sérieuse, voyait avec peine qu’une industrie déjà florissante en Angleterre fût languissante parmi nous. Il ne fut donc pas difficile d’obtenir de la liste civile les fonds nécessaires pour continuer l’éclairage du Luxembourg et d’autres quartiers, éclairage que les compagnies existantes ne pouvaient exécuter. Le roi devint ainsi, par le fait, entrepreneur d’éclairage. Lorsque cette circonstance fut connue à la cour, on s’empressa de souscrire des actions, et de là est venu le nom de Compagnie royale que porta la nouvelle société. Cependant, lorsque le but qu’il s’était proposé se trouva atteint, Louis XVIII comprit qu’il en avait assez fait, et il ordonna la vente de l’usine à gaz. Elle fut adjugée pour la moitié de la somme qu’elle avait coûté.
La compagnie qui se forma dans ces circonstances, et qui prit le nom de Compagnie française pour l’éclairage au gaz, établit son siège près de la barrière des Martyrs. Elle ne prospéra pas néanmoins ; elle dut se mettre en liquidation, et le résidu de son capital fut réuni à celui d’une nouvelle compagnie qui s’était fondée, la Compagnie Manby-Wilson.
Cette dernière compagnie, fondée en 1824, en même temps que la Compagnie française, commençait à faire de beaux bénéfices. La fusion de la Société française, avec la Compagnie Manby-Wilson, doubla les forces de cette dernière, et à partir de ce moment ses affaires prirent un développement énorme. Directeurs et actionnaires firent, à cette époque, des fortunes princières. L’industrie du gaz, devenue enfin très-lucrative, enrichissait tous ceux qui s’y trouvaient engagés.
Bientôt six nouvelles compagnies furent fondées pour l’éclairage de Paris. C’étaient la Compagnie parisienne, dont l’usine était placée à la barrière d’Italie ; la Compagnie anglaise (barrière de Courcelles) ; la Compagnie française (à Vaugirard) ; la Compagnie de l’Ouest (à Passy) ; la Compagnie anglaise (avenue de Trudaine) ; la Compagnie Lacarrière (rue de la Tour). Ces usines se partageaient, on le voit, les différents quartiers de la ville.
Cependant la concurrence entre ces compagnies occasionnait quelques difficultés, surtout sur les limites du parcours des conduites souterraines. La fusion entre toutes les compagnies de gaz de la ville de Paris, fut décidée, et eut lieu le 25 décembre 1855. La Compagnie parisienne absorba toutes les autres, et laissa son nom à la société définitive.
La Compagnie parisienne, qui est en possession aujourd’hui du monopole de l’éclairage de la capitale, fabrique le gaz dans six usines, réparties dans les quartiers suivants : La Villette (porte d’Aubervilliers), les Ternes (boulevard de Courcelles), Passy (quai de Passy), Vaugirard (rue Mademoiselle), Ivry (route de Choisy), Saint-Mandé (cours de Vincennes), Belleville (rue Rebeval). Elle fait payer le gaz aux particuliers 30 centimes le mètre cube et 15 centimes seulement à la ville de Paris. Chacun est d’accord sur l’extrême cherté du gaz à Paris. Le prix de revient de cette matière n’étant que de 4 à 5 centimes le mètre cube, on ne surprendra personne en disant que le monopole dont est en possession la Compagnie parisienne, est un vrai Pactole pour cette compagnie. Les habitants de la capitale réclament en vain depuis longtemps, contre cet état de choses, vraiment onéreux pour le commerce et les particuliers. Le gaz n’est vendu à Londres que 20 centimes le mètre cube.
Nous n’avons pas besoin de dire qu’à partir de l’année 1855, l’éclairage au gaz fit de rapides progrès en France. La plupart des villes de quelque importance l’adoptèrent successivement.
CHAPITRE XX
Après cet historique des progrès de l’éclairage au gaz en Angleterre et en France, nous dirons quelques mots de sa propagation en Allemagne.
Ce fut une compagnie anglaise (Impérial continental Gas Association), qui introduisit en Allemagne cette industrie. Elle éclaira par le gaz de la houille, en 1826, la ville de Hanovre et celle de Berlin. Les industriels allemands commencèrent alors à tourner leurs vues de ce côté. Des essais furent tentés à la fois dans deux villes, à Dresde, par le conseiller Blochmann, et à Francfort-sur-le-Mein, par Knoblauch et Schiele, tous deux de Francfort. En 1825, Blochmann conclut un traité pour l’éclairage de Berlin. Le roi de Prusse le chargea d’organiser, en même temps, l’éclairage au gaz du Palais-Royal et des places environnantes. L’inauguration de cet éclairage eut lieu le 23 avril 1828, par une illumination faite en l’honneur de la naissance du prince royal.
Knoblauch et Schiele avaient essayé à Niederrad, près de Francfort, de fabriquer du gaz à l’huile. En 1828, après avoir vaincu des difficultés immenses, ils établirent ce mode de fabrication du gaz à Francfort, où, grâce à quelques modifications, il fonctionne encore aujourd’hui avec succès.
Tandis que Knoblauch et Schiele travaillaient en Prusse, Blochmann établissait des usines à gaz dans diverses villes de l’Allemagne. Il installa le gaz à Leipzig, en 1837 et 1838, et il créa, deux ans après, les usines municipales de Berlin, de Breslau et de Prague. Aidé et remplacé plus tard par son fils et par plusieurs de ses élèves, il éclaira un grand nombre de villes allemandes.
L’usine municipale de Berlin a son importance dans l’histoire de l’industrie du gaz en Allemagne, car c’est à l’occasion de cet établissement que la science allemande s’éleva, pour la première fois, au niveau de l’Angleterre et de la France. La Compagnie anglaise avait obtenu, depuis 1825 et pour vingt et un ans, le privilège exclusif de la fourniture du gaz à Berlin ; mais en 1836, les autorités municipales manifestèrent l’intention de modifier ce système d’éclairage, en raison des graves inconvénients qui provenaient de l’extension de la canalisation, et surtout à cause du prix élevé du gaz pour les particuliers. Elles chargèrent Blochmann, en 1844, d’exécuter une nouvelle usine. Les travaux commencèrent au printemps de 1845, et l’établissement fut inauguré le 1er janvier 1847.
Pendant ce temps, la nouvelle industrie avait progressé ailleurs. En 1842, l’usine à gaz de Heilbronn était construite par Schaüffelen ; en 1844, celle de Dentz par T. J. Schauste, et en 1847, celle de Carlsruhe par Spreng et Sonntag.
Le dernier établissement anglais fut créé en 1840 par Barlow et Manby ; mais, à la suite de mauvaises affaires, il fut vendu aux enchères, et adjugé à une compagnie française. Celle-ci ne prospéra pas non plus, et céda ses actions à la Société Badoise (Badisch Gesellschaft für Gasbereitung), fondée par Spreng et Sonntag.
Les entreprises de ces deux hommes actifs furent couronnées de succès. Outre Carlsruhe, Mayence, Manheim, Fribourg, Bruchsal et Nuremberg, des villes situées en dehors de l’Allemagne furent éclairées par Spreng et Sonntag. Ce dernier créa la première usine à Pesth (Hongrie), et cette usine fut le point de départ de la Compagnie générale autrichienne (Allgemeine osterreichische Gasgesellschaft), fondée par Maier-Kapferer et Stephani.
De son côté, la compagnie anglaise (Imperial continental Gas Association), dont nous avons parlé plus haut, redoublait d’efforts. Elle éclaira Aix-la-Chapelle, Cologne et Vienne ; et tandis qu’à Berlin, on fondait les usines municipales, pour faire échec aux prétentions exagérées de cette société, on l’autorisait, en 1844, à créer à Francfort, une concurrence à l’usine bâtie par Knoblauch et Schiele.
Le gaz fut introduit à Elberfeld, en 1839, par des Belges ; à Trieste, par une compagnie française ; à Hambourg, par une société composée d’Allemands et d’Anglais ; l’usine fut construite par les ingénieurs anglais Malam et Cresskill, qui la dirigèrent jusqu’en 1850.
En 1852, L. A. Reidinger arriva à Beyreuth. Il créa sa première usine à gaz, et posa les bases de la réputation dont il jouit aujourd’hui en Allemagne. Reidinger a construit plus de cinquante usines à gaz, tant en Allemagne qu’en d’autres pays.
Pendant la même année, Kühnell commence à Kœnigsberg une importante série de constructions du même genre.
En 1853, Unruh fonde l’usine de Magdebourg, et acquiert de la notoriété par la constitution de la Société continentale allemande, créée en 1854, à Dessau. Cette société possède aujourd’hui treize usines.
L’école de Blochmann s’efforçait de ne pas perdre un terrain si vivement disputé. Blochmann fils et son gendre, le docteur John, non contents d’avoir exécuté de grands travaux, sous la direction de Blochmann, construisirent, après 1850, un nombre considérable d’usines à gaz. Beaucoup d’autres de ses disciples, tels que Firle, Gruner, Schmidt, Lorenz, Franke, etc., ont établi l’éclairage au gaz dans un grand nombre de villes. Firle a construit à lui seul, en six ans, douze usines à gaz pour des villes, et huit plus petites pour des établissements industriels. W. Komhard est considéré aussi, en Allemagne, comme un des hommes les plus compétents dans cette industrie. E. Spreng, fils d’un des fondateurs de la Société Badoise d’éclairage par le gaz, s’est surtout distingué par la construction d’usines indépendantes, et l’éclairage d’un certain nombre de fabriques.
Les fils de Knoblauch et de Schiele se jetèrent aussi dans les nouvelles entreprises. Ce dernier créa les usines de Hanau et de Crefeld, ainsi que la nouvelle usine de Francfort. Raup et Dölling ont construit six ou sept usines dans le Sud-Est de l’Allemagne. Kellner en a créé un plus grand nombre encore, surtout sur le Rhin, ainsi que Mayer, Franke, Ritter, Braud, Heiden et Richter, dans la Prusse Rhénane, en Westphalie et dans le Hanovre. Churstin a éclairé plusieurs villes des environs de Hambourg.
En résumé, l’Allemagne, qui dut emprunter, pour la création de ses premières usines à gaz, le secours de l’étranger, a su bientôt se passer des ingénieurs de l’Angleterre et de la France. Depuis l’année 1850, le rôle de l’étranger dans le développement de l’éclairage en Allemagne, a été insignifiant.
CHAPITRE XXI
Toutes les matières organiques qui présentent dans leur composition, une prédominance de carbone et d’hydrogène, fournissent, étant soumises à une haute température, des gaz inflammables, doués d’un certain pouvoir éclairant. Mais les substances qui peuvent se prêter avec économie à la fabrication du gaz de l’éclairage, sont peu nombreuses. La houille est le composé qui présente, à beaucoup près, les meilleures conditions sous ce rapport. Les huiles de qualité inférieure, l’huile de poisson, les graisses altérées, la résine, donnent un gaz doué d’un pouvoir éclairant considérable, mais dont le prix de revient est assez élevé. La décomposition de l’eau au moyen du fer ou du charbon, fournit un gaz qui présente, sous le rapport de la pureté, une supériorité incontestable. Enfin, certaines matières organiques constituant des résidus sans emploi, telles que les graisses impures extraites des eaux savonneuses des fabriques de drap, la tourbe, la lie de vin, les débourrages de cardes et les huiles noires de schistes, peuvent encore servir à cette fabrication. Une substance bitumineuse, d’origine étrangère, le bog head, est tout à fait exceptionnelle pour la production du gaz. Elle fournit une quantité considérable d’un gaz doué d’un pouvoir éclairant extraordinaire. Mais c’est une substance rare et chère, et l’on ne peut en faire usage que pour des besoins spéciaux.
En définitive, la houille est, de toutes les substances que nous venons de nommer, celle qui présente les meilleures conditions, sous le rapport économique, en raison de cette circonstance tout à fait décisive, que la vente du coke qui forme le résidu de la fabrication du gaz, suffit à couvrir le prix d’achat de ladite houille. Examinons rapidement les procédés qui servent à la préparation du gaz de l’éclairage, au moyen de la houille.
Pour obtenir le gaz de la houille, on place cette matière dans de grandes cornues, disposées par groupes de sept, dans un large fourneau de briques. Ces cornues, qui peuvent contenir une centaine de kilogrammes de houille, ont à peu près la forme d’un demi-cylindre allongé. Leur section représente un rectangle à angles arrondis, de 66 centimètres de large et de 33 centimètres de haut. Elles sont en terre réfractaire et quelquefois en fonte. Les cornues de terre, qui coûtent environ un tiers de moins que celles de fonte, durent plus longtemps que celles-ci, et ne sont pas attaquées, à l’extérieur, par l’air et les produits de la combustion ; mais elles résistent moins que les cornues métalliques aux changements de température.
Les cornues de terre se fabriquent dans les usines mêmes, par des ouvriers potiers et cuiseurs. On se sert des débris des vieilles cornues, pour en fabriquer de nouvelles.
Au bout d’un certain temps de service, il se forme, à l’intérieur des cornues, des incrustations de charbon, provenant du goudron. On est obligé d’interrompre de temps en temps la fabrication du gaz, pour détruire ces dépôts, ce qui se fait simplement en continuant à chauffer la cornue librement ouverte à ses deux extrémités : le courant d’air fait disparaître, en les brûlant, les incrustations charbonneuses.
Les cornues sont établies à demeure dans le four ; on les charge de charbon et on les débarrasse du coke, c’est-à-dire du résidu de la distillation de la houille, en ôtant leur paroi antérieure, qui se compose d’un obturateur en fonte, fixé, au moyen d’une vis à large tête, au corps de la cornue en terre.
La tête en fonte, dont la cornue est munie, permet d’y ménager l’orifice de dégagement du gaz, ou plutôt des divers produits de la distillation de la houille.
La figure 68 représente un groupe de sept cornues établies dans un four, avec l’ensemble des appareils qui servent à la distillation de la houille. Les cornues, C, C, sont disposées de façon à être enveloppées par la flamme du foyer, qui se trouve au centre. La flamme et la fumée redescendent vers la sole du four, où elles trouvent un carneau, qui les conduit à un canal longitudinal qui règne sous tout le massif des fours : elles vont de là, dans le tuyau de la cheminée.
De la tête en fonte de chaque cornue, part un tube vertical, T, T, qui conduit les produits de la distillation jusqu’au barillet, BB. Le gaz arrive dans le barillet par les ajutages t. L’extrémité inférieure de ces ajutages, qui pénètre dans le barillet, plonge dans l’eau dont ce large conduit est à moitié rempli. Le gaz barbote dans cette eau, puis remonte par le tuyau vertical X, qui le mène au grand tube, ou collecteur général, DD.
Un siphon, S, est disposé à chaque extrémité du barillet, pour extraire le goudron qui se dépose à sa partie inférieure. Ce siphon verse ses produits dans un entonnoir placé en haut d’un tuyau qui les amène dans les bas-fonds de l’usine, où se trouve le réservoir du goudron.
Le lourd système des pièces métalliques qui compose le barillet, est soutenu par une forte colonne de fonte, AA.
Nous mettons sous les yeux du lecteur (fig. 69) l’atelier des cornues de l’usine à gaz de la Villette, l’usine la plus importante de la capitale.
On a représenté sur cette figure, toutes les opérations qui s’exécutent pour la distillation de la houille. On voit les cornues disposées par groupes de sept, dans une dizaine de fourneaux. Le barillet se voit à la partie supérieure et longitudinale des fourneaux ; le tube de sortie du gaz de chaque cornue, débouche dans ce barillet. Le gaz sort du barillet par deux grosses conduites de fonte placées aux deux extrémités droite et gauche du barillet, pour se rendre au conduit collecteur général, et de là aux condenseurs.
On voit sur cette figure un ouvrier occupé à ouvrir une cornue pour la décharger. En effet, après quatre heures de distillation, la houille a fourni les produits qu’on lui demande. Alors un ouvrier, après avoir ouvert la cornue, s’arme d’un long ringard, forte tige de fer terminée par un crochet, attire à l’extérieur le coke encore brûlant et flambant, et le fait tomber, directement de la cornue, dans un chariot de fer. Ce chariot plein de coke embrasé, ce véritable véhicule de fer et de feu, est traîné à bras, par deux hommes, hors de l’atelier, et déversé dans la cour de l’usine, où d’autres ouvriers s’empressent de l’éteindre, en l’arrosant avec des seaux d’eau.
Quand la cornue est ainsi vidée, l’ouvrier la recharge immédiatement de houille nouvelle, et la ferme solidement, en tournant la vis dont sa tête est munie. Cette dernière opération de la recharge d’une cornue, se voit à droite du même dessin.
Le degré de la température à laquelle on soumet la houille, influe beaucoup sur la quantité et sur la nature du gaz produit. L’expérience a montré que la température la plus convenable est le rouge-cerise vif. À une température trop basse, ou élevée trop lentement, une partie du goudron se volatilise sans décomposition, et se condense dans le barillet, sans produire de gaz. Si la température est trop élevée, le gaz hydrogène bicarboné dépose une partie de son carbone en touchant les parois trop échauffées des cornues, et devient moins éclairant.
Toutes les espèces de houilles ne donnent pas la même quantité de gaz. Le cherry-coal, ou la houille de Newcastle, que l’on emploie surtout en Angleterre, donne environ 320 litres de gaz par kilogramme ; la qualité moyenne du charbon anglais n’en fournit guère cependant que 210 litres par kilogramme. La houille dure de Mons, qui est employée dans le nord de la France, donne de 200 à 260 litres d’un gaz d’une assez grande pureté. La houille grasse de Saint-Étienne en fournit de 200 à 270 litres, mais ce charbon contient beaucoup de principes sulfureux qui altèrent la qualité du gaz.
Le bog-head, bitume naturel, de qualité exceptionnelle, donne, comme nous l’avons dit, un gaz doué d’un très-grand pouvoir éclairant. On n’a recours au bog-head que lorsqu’il s’agit de parer à l’insuffisance du pouvoir éclairant du gaz fourni par certaines houilles.
Les produits de la décomposition de la houille, sont très-nombreux. Au moment où il sort de la cornue, le mélange gazeux renferme les composés suivants : hydrogène bicarboné — hydrogène protocarboné — hydrogène pur — oxyde de carbone — acide carbonique — hydrogène sulfuré — sulfure de carbone — sels ammoniacaux — huiles empyreumatiques — goudron — et divers carbures d’hydrogène volatils.
Quand il est mêlé à ces différents produits, le gaz ne présente qu’un très-faible pouvoir éclairant. Son odeur est infecte, il exerce sur l’économie une action nuisible ; il attaque et noircit les métaux et les peintures dont l’oxyde de plomb est la base ; il répand, en brûlant, beaucoup de fumée, et fait éprouver une altération sensible aux couleurs délicates des étoffes. Ces différents effets sont dus à l’ammoniaque, aux huiles empyreumatiques, au sulfure de carbone, mais surtout à l’hydrogène sulfuré (acide sulfhydrique), lequel, en outre des résultats fâcheux qu’il occasionne à l’état de liberté, donne naissance, en brûlant, à de l’acide sulfureux, composé des plus nuisibles pour nos organes. Il faut donc débarrasser le gaz des produits qui le souillent, éliminer toutes les substances étrangères dont il est mêlé, et ne conserver que l’hydrogéne bicarboné, le seul qui soit d’un effet utile pour l’éclairage. Voici l’ensemble des moyens employés pour cette purification.
Le long des fourneaux et à leur partie supérieure, règne le large tube de fonte, à moitié rempli d’eau, qui porte le nom de barillet, et que l’on a déjà vu représenté sur les figures 68 et 69. En sortant de chaque cornue, les tubes qui conduisent le gaz, se rendent dans le barillet et viennent plonger dans l’eau qu’il renferme. Le goudron et les sels ammoniacaux se déposent en partie dans ce premier réfrigérant, qui a encore pour mission d’isoler chaque cornue, afin que les divers accidents qui peuvent arriver à l’une d’elles, ne puissent influer en rien sur le travail général.
La totalité du goudron n’est pas arrêtée dans le barillet, et les composés ammoniacaux ne le sont qu’en partie. Pour enlever plus complètement ces produits, le gaz, en sortant du barillet, est amené, par un tube de fonte, dans le condenseur. C’est une série de tubes de fonte, d’un diamètre médiocre, disposés verticalement et très-rapprochés les uns des autres. Tous ces tubes plongent dans une boîte de fonte, sous une couche d’eau de quelques centimètres. Les sels ammoniacaux se dissolvent dans l’eau du condenseur, le goudron s’y arrête, et en même temps le gaz se refroidit en parcourant la surface étendue que présente la série de ces tuyaux.
La figure 70 représente le condenseur de l’usine à gaz de la Villette. Cet appareil est nommé quelquefois jeu d’orgue, en raison de sa ressemblance apparente avec les tuyaux d’un orgue.
Le gaz, en traversant cette longue suite de conduits, dont la grande surface baigne dans l’air froid, se refroidit presque totalement. La plus grande partie des matières goudronneuses et empyreumatiques entraînées par le gaz, se condense, et se dépose dans l’eau sur laquelle reposent ces tubes. Mais toutes les matières étrangères ainsi emportées par le gaz sorti brûlant des cornues, ne pourraient se déposer dans le condenseur. En effet, le gaz entraîne avec lui en suspension, des globules de substances diverses. En le forçant à traverser des corps solides, qui offrent une surface considérable et toutes sortes d’aspérités, on provoque le dépôt de presque tous ces corps étrangers à la surface de ces mêmes corps solides.
L’appareil qui produit cet effet purement physique, et que l’on désigne en Angleterre par un mot qui veut dire râtisseur, s’appelle simplement en France, colonne à coke.
La figure 71 donne une coupe de la colonne à coke. Cet appareil consiste en un grand cylindre en fonte, ayant 2 mètres de diamètre et 6 mètres de hauteur (pour une usine qui alimente 8 000 becs). Un large trou d’homme, C, sert à remplir le cylindre de coke. On ferme cette ouverture avec un obturateur à vis. Une ouverture pareille, D, est placée à la partie inférieure de la colonne.
Les choses ainsi disposées, le gaz arrivant du condenseur, par le tube A, passe dans le cylindre plein de coke. Il s’élève, glisse et filtre au travers des nombreux interstices que présentent les fragments de coke, en déposant dans les anfractuosités et sur les surfaces multipliées contre lesquelles il frotte, les particules globulaires qu’il entraînait avec lui comme dans un brouillard. S’engageant ensuite dans le tube B, il se rend aux épurateurs, dont nous décrirons plus loin les effets.
La figure 72 représente les colonnes à coke de l’usine de la Villette.
Cette épuration toute physique, facilite beaucoup les réactions chimiques subséquentes, et prévient l’engorgement des appareils. Le coke employé n’est pas, d’ailleurs, perdu. On l’immerge dans l’eau, pour en extraire les sels à base d’ammoniaque ; puis on le fait sécher, et il peut servir comme combustible, dans les fourneaux de l’usine.
Après cette filtration au travers des fragments de coke, le gaz retient encore des produits ammoniacaux et des vapeurs à l’état globulaire. Dans les grandes usines, on condense ces produits en faisant arriver le gaz dans de grandes caisses en tôle, à demi pleines d’eau, sous une plaque horizontale criblée de trous, fixée elle-même presque au niveau du liquide. La surface totale de ce liquide est de 1 mètre carré par 1 000 mètres cubes de gaz passant en vingt-quatre heures.
Le gaz s’est débarrassé dans le condenseur, dans la colonne à coke, et dans les caisses à eau, quand elles existent, du goudron, d’une partie des sels ammoniacaux, et de tous les produits empyreumatiques. Mais il renferme encore de l’acide carbonique, de l’hydrogène sulfuré, du sulfhydrate d’ammoniaque et quelques vestiges de sels ammoniacaux. Après l’épuration physique à laquelle il vient d’être soumis, il faut lui faire subir une épuration chimique, qui le privera de ces divers produits étrangers. Le gaz sortant des colonnes à coke, est donc dirigé, à l’aide d’un tube, vers un nouvel appareil nommé épurateur.
L’épurateur employé autrefois en Angleterre, se composait de cuves à demi remplies d’un lait de chaux. Nous avons représenté dans la partie historique de cette notice, l’épurateur à eau de chaux, dont Samuel Clegg fit usage, dans les premiers temps de l’industrie qui nous occupe. L’eau de chaux absorbait l’hydrogène sulfuré, en produisant du sulfure de calcium ; elle s’emparait, en même temps, de l’acide carbonique, en formant du carbonate de chaux ; enfin les sels ammoniacaux étaient décomposés, et l’ammoniaque libre provenant de cette décomposition, pouvait être ensuite absorbée à son tour, en faisant passer le gaz dans une eau faiblement acidulée. Pour hâter l’absorption de l’acide carbonique, on multipliait les contacts du gaz avec la lessive calcaire, en imprimant de l’agitation au liquide.
Ce moyen d’épuration était très-efficace, mais il avait l’inconvénient d’augmenter la pression dans les cornues ; il était difficile en outre de se débarrasser des liquides provenant de l’opération. L’épuration par l’eau de chaux fut donc abandonnée, et l’on purifia le gaz en le faisant passer dans de vastes caisses de fonte remplies de foin ou de mousse, saupoudrée, couche par couche, de chaux éteinte. L’opération put s’effectuer ainsi sans augmenter la pression dans les appareils.
Dans la plupart des usines, l’épuration se fait aujourd’hui dans de grandes caisses de fonte ou de tôle, divisées en deux ou trois compartiments par deux diaphragmes horizontaux. Dans chaque compartiment on place une claie en fil de fer, sur laquelle on répand en couches de 8 à 10 centimètres de chaux éteinte en poudre, ou bien de toute autre matière capable, comme nous le verrons plus loin, de remplacer la chaux avec avantage. Le gaz arrive par la partie inférieure de la caisse, et sort par la partie supérieure : il est forcé ainsi de se tamiser à travers deux larges couches de chaux. La caisse est fermée par un couvercle, dont les bords plongent dans une gorge remplie d’eau, formant ainsi une fermeture hydraulique, qui donne une occlusion complète.
La figure 73 représente la coupe de l’épurateur, tel qu’il existe dans toutes les fabriques de gaz, G est le tube par lequel le gaz arrive dans l’appareil, en débouchant, comme on le voit, à sa partie inférieure ; H est le haut du tube de sortie du gaz ; M, la sortie. Sur les claies A′, A′, A″, est étalée la chaux vive, qui absorbe l’acide carbonique et l’hydrogène sulfuré. Le mode de fermeture hydraulique est indiqué par la gorge pleine d’eau FF. T est l’orifice de la caisse fermé par une vis ; O, un manomètre.
La figure 74 représente l’épurateur vu à l’extérieur.
Pour vider les claies de leur chaux, et les recouvrir de nouvelle, on commence par soulever le couvercle en manœuvrant le petit treuil roulant, T, à l’aide de la chaîne passant sur la poulie à gorge, R. Ce treuil mobile parcourt des espèces de rails, C, disposés à la partie supérieure des salles contenant les épurateurs, et portés par des colonnes en fonte. Il vient ainsi se placer au-dessus de l’appareil qu’on veut vider, et il suffit d’y accrocher les quatre chaînes fixées au couvercle même. Une fois le couvercle enlevé, on le recule au moyen du chariot à galets qui porte le treuil, et alors les ouvriers peuvent commencer l’opération de l’enlevage de la substance épuratrice.
A, est un trou d’homme ; B, un manomètre à eau ; E, est l’arrivée du gaz provenant des colonnes à coke ; V, est la valve qui lui donne accès dans le tube F pour aller aux gazomètres.
Depuis plusieurs années, la chaux n’est plus en usage, comme agent épurateur. D’abord, elle ne débarrasse pas entièrement le gaz des substances nuisibles, car elle n’absorbe pas le sulfhydrate d’ammoniaque, et de plus elle met toujours en liberté un peu d’ammoniaque. Ajoutons que la chaux qui a servi à l’épuration, exhale une odeur infecte, qui incommode le voisinage lorsqu’on vide les caisses, ou qu’on transporte les résidus. D’ailleurs il faut employer des masses énormes de chaux pour cette opération. Or, dans les grandes usines à gaz, les résidus de chaux provenant de l’épuration seraient excessivement encombrants ; il faudrait en emporter des quantités énormes aux décharges publiques. Ce n’est donc que dans les usines des petites villes que la chaux peut encore être conservée comme agent d’épuration du gaz.
Voyons quelles sont les substances qui ont été mises en usage pour remplacer la chaux dans cette même opération.
M. Mallet, professeur de chimie à Saint-Quentin, imagina, en 1841, un nouveau procédé d’épuration du gaz. Ce procédé consiste à employer des dissolutions aqueuses de sels de peu de valeur, tels que le sulfate de fer, ou le chlorure de manganèse qui reste comme résidu de la fabrication du chlore. Le gaz vient se laver dans ces liqueurs, qui le dépouillent de l’hydrogène sulfuré, de l’acide carbonique et de l’ammoniaque. Il s’opère entre les sels métalliques d’une part, et d’autre part entre l’hydrogène sulfuré et les sels ammoniacaux, une double décomposition : il se forme un sulfate ou un chlorhydrate d’ammoniaque soluble, et il se précipite du sulfate ou du carbonate de fer ou de manganèse.
L’opération s’exécute d’une manière méthodique. La dissolution saline est placée dans trois vases de fonte ou de tôle, communiquant entre eux au moyen d’un tube. Les dissolutions sont de force inégale : la première et la seconde, provenant d’une opération antérieure, ont déjà servi à épurer le gaz et sont en partie saturées ; la troisième, destinée à compléter le lavage, n’a pas encore servi, et jouit, par conséquent, de toute son action : au bout d’un certain temps, la saturation étant achevée dans le premier laveur, on en retire le liquide, qu’on remplace par celui du second ; dans celui-ci on met la dissolution provenant du troisième laveur, lequel reçoit enfin une nouvelle quantité de chlorure de manganèse ou de sulfate de fer.
Le procédé de M. Mallet a été appliqué à Saint-Quentin et à Roubaix ; il a été l’objet d’un rapport favorable à l’Académie des sciences. La pratique a montré, en effet, que ce moyen de lavage permet de débarrasser entièrement le gaz de l’hydrogène sulfuré et de l’ammoniaque. Par suite de l’absence des produits ammoniacaux dans le gaz purifié, le matériel de l’usine se détériore moins rapidement ; la consommation de la chaux est diminuée ; enfin, le prix des sels ammoniacaux recueillis compense les frais de l’opération.
Cette méthode n’a pourtant jamais été mise en usage à Paris, en raison de la difficulté que présente dans les usines le maniement des liquides, et de l’augmentation de pression que ces dissolutions aqueuses auraient occasionnée dans les appareils.
M. de Cavaillon a fait servir le plâtre humide à l’épuration du gaz de l’éclairage. Le plâtre provenant des plâtras retirés des vieux enduits abattus dans les démolitions, est mis en poudre, réduit en pâte avec de l’eau, et placé sur des claies de fer, dans un épurateur de forme ordinaire. Le sulfate de chaux qui constitue le plâtre, enlève au gaz le carbonate d’ammoniaque, par une double décomposition chimique : il se fait du carbonate de chaux insoluble, et du sulfate d’ammoniaque, qui reste dissous dans l’eau. Le plâtre qui a servi à l’épuration, est mis à part, pour en retirer le sulfate d’ammoniaque, dont le prix est assez élevé. Il suffit de lessiver ces résidus avec de l’eau, qui se charge du sulfate d’ammoniaque. Il ne reste plus qu’à évaporer cette liqueur, pour obtenir le sel cristallisé. 1 000 kilogrammes de houille soumis à la distillation fournissent, selon M. Payen, 6 kilogrammes de sulfate d’ammoniaque.
Cependant le gaz n’est pas dépouillé ainsi de l’hydrogène sulfuré ; il faut donc le débarrasser de ce produit, en le faisant passer dans un second épurateur contenant de la chaux.
Ce procédé d’épuration au moyen du plâtre, fut mis en usage avec succès en 1846 dans l’usine de la Compagnie parisienne.
Un autre moyen d’épuration du gaz, fondé, sur un ensemble très-curieux de réactions chimiques, a été imaginé en Angleterre. Il consiste à faire usage, sous forme sèche, de certains composés chimiques, qui, se régénérant après chaque opération, n’exigent l’introduction, dans l’usine, d’aucune substance nouvelle, ne donnent lieu à aucun résidu. Les substances dont il s’agit sont l’oxyde de fer et le chlorure de calcium. Voici comment et dans quel ordre l’opération s’exécute.
Le gaz arrive dans un premier épurateur contenant du chlorure de calcium, destiné à lui enlever, par une double décomposition chimique, le carbonate d’ammoniaque. Il passe ensuite dans un second épurateur, qui renferme un mélange d’oxyde de fer et de carbonate de chaux, divisé par de la sciure de bois. L’hydrogène sulfuré du gaz est transformé en sulfure de fer par l’oxyde de fer. Le sulfure de fer ainsi produit étant abandonné quelques heures au contact de l’air, s’y change en sulfate, par l’absorption de l’oxygène atmosphérique. Ce sulfate de fer décompose alors le carbonate de chaux qui fait partie du mélange, et, par suite d’une réaction chimique bien connue, il se produit du sulfate de chaux et de l’oxyde de fer. Ainsi l’oxyde de fer, transformé d’abord en sulfure, peut se régénérer et servir un très-grand nombre de fois à priver le gaz de son hydrogène sulfuré.
Ce procédé, qui présente une série d’applications remarquables de faits purement chimiques, est dû à M. Lamming, chimiste anglais. Un peu modifié dans ses dispositions pratiques, il est aujourd’hui le seul employé dans les usines de la capitale. En effet, on fait usage aujourd’hui dans les usines à gaz de Paris, d’un procédé d’épuration mixte, qui consiste à employer un mélange de sulfate de chaux et de sesquioxyde de fer hydraté. M. Payen, dans son Traité de chimie appliquée aux arts, décrit ainsi ce procédé d’épuration :
« On ajoute de la chaux éteinte, en proportion équivalente, au protosulfate de fer en menus cristaux. Le mélange, humecté par un courant de vapeur, est exposé à l’air ; on renouvelle la superficie par un hersage, qui hâte la formation du sesquioxyde de fer.
« La matière employée à cet état, sur des claies épurateurs, retient l’ammoniaque du carbonate à l’état de sulfate, et décompose l’acide sulfhydrique en produisant de l’eau, mettant du soufre à nu et formant du protoxyde et un peu de sulfure de fer. La lixiviation permet d’extraire le sulfate d’ammoniaque et un peu de carbonate qu’on sature ; le résidu lavé, étendu à l’air, ramène le fer à l’état de peroxyde hydraté, la portion sulfurée se changeant en sulfate et étant décomposée par le carbonate de chaux. On préfère maintenant épurer assez bien le gaz des sels ammoniacaux par le dernier laveur à diaphragme horizontal, pour se dispenser de laver les oxydes extraits des caisses d’épuration ; en tout cas, le soufre et une quantité notable d’hydrocarbures s’accumulent dans ces résidus que l’on doit renouveler après quarante ou cinquante opérations. Pour l’épuration de 1 000 mètres cubes de gaz, on emploie une quantité d’oxyde de fer représentée par une superficie de 4 mètres carrés et une épaisseur de 60 centimètres, en une seule couche ou en deux couches de 30 centimètres.
« Après l’épuration même méthodique dans deux séries d’épurateurs au sesquioxyde de fer, il reste dans le gaz assez d’acide carbonique pour nuire à son pouvoir éclairant. On peut éliminer cet acide gazéiforme en le faisant filtrer au travers d’une ou deux couches de chaux hydratée pulvérulente, représentant une surface horizontale de 2 mètres carrés sur une épaisseur totale de 40 centimètres pour 1 000 mètres cubes de gaz à épurer en 24 heures[25]. »
Purifié par l’un quelconque des divers moyens qui viennent d’être rapportés, le gaz de l’éclairage se rend dans le gazomètre, ou réservoir destiné à le contenir avant sa distribution.
Cet appareil se compose de deux parties : la cuve destinée à contenir l’eau, et la cloche dans laquelle le gaz est emmagasiné.
En France, les cuves destinées à recevoir le gazomètre et l’eau, sont creusées dans le sol, revêtues d’une maçonnerie solide et d’un enduit imperméable à l’eau. En Angleterre et en Belgique, où le fer est à bas prix, les cuves des gazomètres sont des bassins circulaires, formés de plaques de fonte assemblées avec des boulons. Construites de cette manière, elles peuvent être visitées de tous les côtés, et l’on peut réparer les fuites aussitôt qu’elles se manifestent. Quant à l’énorme cloche qui constitue le gazomètre, elle est toujours formée de plaques de forte tôle, recouvertes d’une couche épaisse de goudron.
Il est essentiel que le gazomètre puisse facilement monter et descendre, afin que le gaz qui s’y trouve contenu ne soit pas soumis à une pression trop forte. En effet, cette pression, en se propageant dans tout l’appareil, pourrait provoquer des fuites de gaz dans les conduites. Le moyen qui était autrefois employé pour la suspension du gazomètre, consistait à adapter à la cloche une chaîne de fer, qui, glissant sur deux poulies, était munie, à son extrémité, de poids de fonte, en quantité suffisante pour faire à peu près équilibre au gazomètre. Le poids de la chaîne et celui de la cloche sont calculés de manière que l’équilibre subsiste toujours et que la cloche, sortant de l’eau, et par conséquent augmentant de poids, diminue de poids dans le même rapport à l’aide de la portion de chaîne qui, s’enroulant sur les deux poulies, vient passer du côté des contre-poids de fonte et s’ajouter ainsi à leur poids primitif.
Le mode de suspension du récipient du gaz a été beaucoup simplifié de nos jours, dans les usines de Paris, par suite de l’adoption du gazomètre, dit de Pauwels, dans lequel le gaz arrive par le haut, au lieu d’y pénétrer par le bas, et dans lequel le tube d’introduction est articulé, de manière à pouvoir se plier en deux ou trois parties.
La figure 75 représente le gazomètre de Pauwels qui est aujourd’hui en usage dans toutes les usines à gaz de Paris. Le gaz arrive par le tube A et doit sortir par le tube B. Les tuyaux d’entrée et de sortie sont pourvus de trois genouillères g, g, g, en forme de T. Chaque genouillère renferme à l’intérieur deux tuyaux articulés, dont le jeu d’articulation se fait dans deux autres tuyaux qui les enveloppent entièrement ; c’est le système connu sous le nom de stuffing-box. Grâce aux trois brisures dont ils sont pourvus, ces tubes peuvent suivre le gazomètre pendant qu’il s’abaisse par suite de la consommation, et pendant qu’il se relève quand on le remplit de gaz.
On comprend qu’ici toute chaîne et tout contre-poids soient inutiles. À mesure que le gaz s’écoule par le tube B, le gazomètre s’abaisse, par son propre poids, dans la citerne pleine d’eau. Il est maintenu entre des piliers en fonte C, C, entre lesquels il s’élève ou s’abaisse.
Le gazomètre descend donc par son propre poids dans l’eau de la citerne DD′, laquelle a autant de profondeur que le gazomètre a de hauteur. Quand le gazomètre est entièrement vide de gaz, il est immergé entièrement dans la citerne. Pour le remplir de nouveau, on fait arriver le gaz par le haut, au moyen du tube articulé. Le gazomètre se remplissant de gaz, remonte peu à peu, en vertu de la légèreté spécifique du gaz hydrogène bicarboné.
Si l’on veut prendre une idée exacte de l’importance que présente à Paris la fabrication du gaz, et mesurer pour ainsi dire d’un coup d’œil, l’immense développement de cette industrie, il faut se rendre à l’usine de la Villette, la plus considérable des sept usines de la Compagnie parisienne, et parcourir le vaste espace consacré à l’emplacement des gazomètres. On verra alors, dans un terrain découvert, embrassant une dizaine d’hectares, douze gazomètres rangés comme en ordre de bataille, et dont chacun accumule dans ses flancs une provision de gaz qui suffirait à l’éclairage d’une soirée dans une petite ville.
La capacité de chacun de ces douze gazomètres, est de 10 000 mètres cubes. Leur hauteur est de 13 mètres, et leur diamètre de 32 mètres.
La figure 76 représente les gigantesques récipients à gaz de l’usine de la Villette.
Nous ajouterons qu’il existe à Paris des gazomètres plus vastes encore. L’usine de Saint-Mandé en a fait construire deux, renfermant, chacun, 25 000 mètres cubes de gaz, et deux autres contenant chacun 15 000 mètres cubes.
On voit que la prédiction de Samuel Clegg, que l’on fabriquerait un jour des gazomètres aussi grands que le dôme de l’église de Saint-Paul, à Londres, est maintenant réalisée.
Les gazomètres que nous venons de décrire, exigent une citerne d’une énorme profondeur, puisqu’elle doit avoir la même dimension que le gazomètre. Comme tous ces ouvrages de maçonnerie et de tôle sont fort dispendieux, on a imaginé un appareil d’un genre particulier, qui a reçu le nom de gazomètre télescopique, par suite de son analogie de structure avec le tube d’une lorgnette ou d’un télescope.
Le gazomètre télescopique (fig. 77) se compose de deux ou d’un plus grand nombre de cylindres rentrant les uns dans les autres. La partie inférieure de chaque cylindre, relevée en forme de rebord, à l’intérieur, s’agrafe à la partie supérieure du cylindre suivant, et en sens contraire. Quand il n’y a point de gaz dans l’appareil, toutes les parties sont emboîtées les unes dans les autres, et le cylindre supérieur est au niveau de l’eau dans la cuve. Quand le gaz arrive, il soulève, par sa pression, le premier cylindre, et le force à s’élever. Quand ce premier cylindre est plein de gaz, le second cylindre s’accroche dans le rebord plein d’eau du cylindre suivant, et s’élève à son tour, et ainsi de suite. Il ne peut jamais y avoir de perte de gaz, car il y a une fermeture hydraulique, déterminée par le rebord qui est toujours plein d’eau.
Le gazomètre télescopique, très-usité en Angleterre, est peu en faveur en France. On n’en voit aucun dans les usines de Paris. Avant de terminer, nous devons mentionner un appareil que nous avons passé jusqu’à ce moment sous silence, parce que nous aurions nui à la clarté de notre description, en interrompant l’exposé que nous donnions de la préparation et de la purification du gaz. Nous voulons parler de l’appareil connu dans les usines sous le nom d’extracteur.
Les cornues en terre ne pourraient supporter, sans qu’il y eût une perte de 10 à 15 pour 100 de gaz, la pression de 15 à 18 centimètres d’eau qu’occasionnent l’immersion des tubes dans le barillet, les frottements et les immersions dans les condenseurs, plus celle qui résulte du poids du gazomètre que le gaz doit soulever, à laquelle s’ajoute encore la pression nécessaire pour contrebalancer le poids de la colonne atmosphérique, quand l’usine se trouve placée au-dessous des lieux où le gaz doit être distribuée. Pour remédier à de si graves inconvénients, on a eu l’idée de réduire à très-peu de chose la pression, en aspirant, par des moyens mécaniques, le gaz dans le condenseur, pour le renvoyer de là, dans la série des appareils qui doivent servir à sa purification.
Pauwels, directeur de l’ancienne Compagnie de Paris, imagina un extracteur auquel il a donné son nom, et qui est resté assez longtemps en usage. Cet appareil se compose de trois cloches pleines d’eau, qui, s’élevant et s’abaissant alternativement, par l’action d’un moteur à vapeur, déterminent par leur ascension un vide, et par leur abaissement un refoulement. Par ce moyen, on aspire le gaz dans le condenseur et on le refoule dans les épurateurs. Dès lors les cornues ne sont plus soumises à la pression que leur donnerait le gaz en traversant tout le reste des appareils.
L’extracteur Pauwels, conception mécanique très-ingénieuse, n’est plus employé aujourd’hui que dans une seule usine de Paris, celle d’Ivry. Dans toutes les autres usines, en raison de la quantité considérable de gaz sur laquelle on opère, on a remplacé les cloches de Pauwels par une simple pompe aspirante et foulante, mue par la vapeur, et qui, aspirant le gaz dans une capacité, le refoule dans l’autre. Ces pompes à vapeur (extracteur anglais) ne demandent aucune description particulière. Elles ressemblent aux ventilateurs des mines. Nous dirons seulement qu’elles sont placées entre le condenseur, ou tuyau d’orgue, et la colonne à coke. Elles aspirent le gaz du condenseur et le refoulent dans la colonne à coke. Le gaz se répand, de là, dans la suite des appareils.
Pour résumer tous les détails descriptifs qui précèdent sur la préparation et la purification du gaz de l’éclairage, nous mettrons sous les yeux du lecteur, une planche (fig. 78) qui représente toute la série des appareils employés dans une usine à gaz. Cette sorte de tableau synoptique aura l’avantage de bien graver dans l’esprit les différentes opérations nécessaires pour la préparation du gaz de la houille, et le rôle de chacun des organes qui entrent en jeu dans cette fabrication. Nous ne présentons pas cette vue d’ensemble comme une peinture fidèle de la réalité, mais, encore une fois, comme une sorte de tableau théorique, groupant dans un même ensemble tout ce qui concerne la fabrication du gaz. La légende qui accompagne cette planche, suffit pour rappeler la destination de ces différents appareils.
En sortant du gazomètre, le gaz est amené par un large tuyau, aux conduits de distribution.
Les tuyaux de conduite, à la sortie de l’usine, présentant une large capacité, sont toujours en fonte ; ceux qui servent aux embranchements, peuvent être en plomb ou en tôle bituminée. Quant à ceux, d’un plus petit diamètre, qui servent à introduire le gaz dans l’intérieur des maisons, ils sont toujours en plomb.
CHAPITRE XXII
Les détails précédents sur l’extraction du gaz de la houille, rendront tout développement inutile pour ce qui concerne la préparation du gaz au moyen de l’huile ou de la résine.
Le gaz hydrogène bicarboné, qui prend naissance par suite de la décomposition de l’huile, ou d’autres corps gras soumis à l’action d’une température élevée, est d’une assez grande pureté, ou du moins il ne renferme aucun de ces gaz sulfurés ou de ces produits ammoniacaux qui rendent si difficile et si longue l’épuration du gaz extrait de la houille. Tout l’appareil nécessaire pour la préparation du gaz de l’huile, se réduit donc à la cornue, à l’épurateur à chaux destiné à absorber l’acide carbonique, et au gazomètre.
Dans la cornue, qui est d’ailleurs la même que celle qui sert à la préparation du gaz de la houille, on place des fragments de coke. Ce coke n’est nullement destiné à produire une action chimique ; il ne sert qu’à diviser l’huile qui tombe dans la cornue, et à faciliter sa décomposition par la chaleur, en multipliant les surfaces de contact. L’huile se répand dans la cornue au moyen d’un tuyau communiquant avec un réservoir supérieur, dont le niveau reste constant ; arrivée dans la cornue, elle se trouve en contact avec le coke porté au rouge, et se décompose aussitôt, en donnant naissance à du gaz hydrogène bicarboné et à une petite quantité d’oxyde de carbone et d’acide carbonique. Le gaz, s’échappant par un tube, vient plonger dans un réservoir, où il dépose la majeure partie de l’huile non décomposée qu’il avait entraînée avec lui ; il passe de là dans l’épurateur, qui le dépouille de son acide carbonique, et il se rend enfin au gazomètre.
Le gaz obtenu par la décomposition de l’huile, jouit d’un pouvoir éclairant deux à trois fois supérieur à celui du gaz de houille. Cependant, en dépit de cette circonstance, la question économique condamne son emploi. Le prix élevé des matières grasses, dans la plupart des pays, ne permet point de tirer parti de ce procédé, qui ne laisse aucun produit secondaire, susceptible de couvrir, comme le coke, une bonne partie de l’achat de la matière première.
Pour diminuer l’inconvénient résultant du prix élevé de l’huile, on a essayé de distiller directement les graines oléagineuses elles-mêmes ; mais on n’a obtenu, comme il était facile de le prévoir, que de mauvais résultats. Les graines végétales produisent, en se décomposant par l’action du feu, beaucoup de gaz oxyde de carbone, dont le pouvoir éclairant est nul.
Dans certaines circonstances, lorsque des matières grasses provenant d’une fabrique, existent en abondance et forment des résidus sans emploi, on peut les consacrer à la fabrication du gaz. D’Arcet a montré que l’on peut tirer parti, de cette manière, des eaux savonneuses qui proviennent du désuintage des laines. La ville de Reims a été longtemps éclairée par ce procédé.
Le gaz de la résine s’obtient par des moyens en tout semblables aux précédents. La résine, qui existe en abondance et à très-bas prix, dans les contrées du Nord, étant introduite, à l’état de liquéfaction, dans des cornues qui contiennent des fragments de coke incandescent, fournit un gaz très-pur, et qui jouit d’un pouvoir éclairant double de celui du gaz de houille.
Passons au gaz éclairant obtenu par la décomposition de l’eau.
Les chimistes savent que, quand on dirige un courant de vapeur d’eau sur le charbon porté au rouge, l’eau se décompose ; il se forme de l’acide carbonique, de l’oxyde de carbone, de l’hydrogène pur et de l’hydrogène carboné. Dans ce mélange gazeux, l’hydrogène pur est le corps qui prédomine. Mais le pouvoir éclairant de l’hydrogène est presque nul, et l’on ne pourrait songer à tirer parti, pour l’éclairage, du gaz fourni par la décomposition de l’eau, s’il n’existait des moyens de communiquer artificiellement la propriété éclairante à un gaz naturellement dépourvu de cette propriété. Ces moyens existent, et ils sont assez nombreux. La propriété éclairante d’un gaz ne tient nullement à sa nature particulière, mais bien, comme l’a montré Humphry Davy, à une simple circonstance physique, au dépôt d’un corps solide dans l’intérieur de la flamme. Le gaz hydrogène bicarboné doit sa propriété éclairante à ce fait seul, que sa combustion s’accompagne d’un dépôt de charbon, lequel, restant quelque temps contenu au sein de la flamme, avant d’être brûlé, s’y trouve porté à une température assez élevée pour devenir lumineux. Tous les autres gaz, tels que l’hydrogène phosphoré, qui abandonnent également, pendant leur combustion, une substance solide fixe, jouissent de la propriété éclairante. Il résulte de là qu’il est facile de communiquer le pouvoir éclairant à un gaz qui en est naturellement dépourvu. Si l’on mélange au gaz hydrogène, par exemple, la vapeur de certains liquides très-chargés de charbon, tels que l’essence de térébenthine, l’huile de schiste, de pétrole, ou divers autres carbures d’hydrogène volatils, on peut rendre sa flamme éclairante. L’essence de térébenthine ou le pétrole produisent, en effet, en brûlant, un résidu de charbon, qui, se déposant à l’intérieur de la flamme, devient lumineux, et réalise ainsi les conditions physiques nécessaires pour prêter à un gaz la propriété lumineuse. Tel est le moyen que Jobard avait prescrit, et que Selligue avait mis en pratique dans son usine de Batignolles, pour rendre éclairant le gaz provenant de la décomposition de l’eau. Selligue décomposait l’eau dans une cornue remplie de charbon de bois. Les gaz ainsi obtenus venaient ensuite se mêler avec des vapeurs d’huile de schiste.
Cependant le procédé employé par Selligue pour décomposer l’eau, ne pouvait donner des résultats avantageux au point de vue économique, et l’inventeur lui-même avait fini par y renoncer.
Des dispositions beaucoup plus convenables pour l’extraction du gaz hydrogène de l’eau, ont été imaginées par M. Gillard. Grâce aux procédés ingénieux imaginés par cet habile industriel, la préparation du gaz extrait de l’eau peut se faire dans des conditions pratiques assez avantageuses.
M. Gillard décompose l’eau dans des cornues de fonte, à l’aide du charbon de bois. La vapeur d’eau d’un générateur est dirigée à l’intérieur de la cornue, à l’aide d’un tube qui s’étend le long de toute sa capacité. Ce tube est percé de trous très-petits, qui donnent issue à la vapeur, et la mettent en contact avec le charbon incandescent.
Comme ces orifices, au bout d’un certain temps, s’altéraient, par suite de l’oxydation, ce qui rendait très-inégal le débit de vapeur, M. Gillard les pratiqua sur de petites lames de platine encastrées sur le fer de la cornue. Par suite de l’inoxydabilité du platine, les ouvertures donnant issue à la vapeur conservent toujours les mêmes dimensions. Enfin, par une substitution très-avantageuse sous le rapport de l’économie, M. Gillard a remplacé ces lames de platine par une languette de terre réfractaire, substance inaltérable au feu. Une fente pratiquée le long de cette languette de terre, donne issue à la vapeur, et conserve toujours ses mêmes dimensions, malgré un usage prolongé.
L’hydrogène pur est le produit principal qui prend naissance par la décomposition de l’eau, dans les appareils de M. Gillard. Les rapports entre l’hydrogène et l’oxyde de carbone, sont, en effet, dans la proportion de 92 du premier sur 8 du second. La quantité d’acide carbonique produit est très-faible. Aussi l’épuration est-elle fort simple. On se contente de diriger le gaz dans un épurateur contenant de la chaux, pour le priver d’acide carbonique ; il se rend ensuite directement au gazomètre.
Pour communiquer au gaz hydrogène le pouvoir éclairant qui lui manque, M. Gillard a fait usage d’un artifice curieux, et qui constitue une application remarquable de faits empruntés à la physique. Il a substitué à l’addition des essences dans le gaz, un mince réseau de fils de platine, interposé au milieu de la flamme (fig. 80). La présence de ce corps étranger au milieu du gaz en combustion, réalise les conditions physiques qui sont nécessaires pour provoquer l’effet lumineux. Le corbillon de platine, dans le gaz hydrogène pur, produit le même effet physique que dans la flamme de l’hydrogène bicarboné, le dépôt de carbone dont sa combustion s’accompagne. La combustion du gaz extrait de l’eau présente ce fait assez curieux, que sa flamme est à peu près invisible ; on n’aperçoit que le réseau de platine porté au rouge blanc, et qui répand le plus vif éclat. Aussi la lumière n’est-elle pas sujette à vaciller ; elle reste immobile, même au milieu d’un courant d’air.
Le gaz extrait de l’eau est d’une pureté extrême ; il ne renferme aucun de ces produits sulfurés contenus trop souvent dans le gaz de la houille, et dont les effets sont si nuisibles aux métaux précieux. Aussi ce mode d’éclairage a-t-il été quelque temps adopté dans les magasins et les ateliers de M. Christofle, consacrés à la dorure et à l’argenture galvaniques. Le gaz était préparé dans la maison même, car tout l’appareil n’exige qu’un petit emplacement.
Trois ou quatre villes, en France, sont éclairées aujourd’hui par le gaz à l’eau. La ville de Narbonne doit être citée ici, comme ayant reçu la première ce mode particulier d’éclairage.
En résumé, les moyens imaginés par M. Gillard pour l’extraction du gaz de l’eau, constituent une découverte intéressante. Cependant il faut dire que la question du prix de revient n’est pas à son avantage. Le gaz de houille peut être livré à un prix si bas, qu’il constitue un concurrent des plus redoutables pour tout produit nouveau qui tenterait de se substituer à lui.
Ajoutons que si l’on avait à s’occuper de la canalisation, il y aurait à craindre de grandes déperditions de gaz dans les tuyaux, en raison de la prodigieuse diffusibilité du gaz hydrogène pur, qui filtre et s’échappe à travers des fentes ou des fissures incapables de donner issue à un gaz plus lourd, comme le gaz ordinaire de l’éclairage (gaz hydrogène bicarboné).
Nous avons décrit l’ensemble des procédés qui servent à l’extraction du gaz de l’éclairage au moyen des diverses substances qui peuvent s’appliquer à sa préparation. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que le gaz de la houille est aujourd’hui presque le seul en usage. Le gaz de l’huile et celui de la résine se préparent dans un petit nombre d’usines, et le gaz extrait de l’eau est d’un prix de revient trop élevé pour avoir pris de l’extension. En Angleterre, en France, en Allemagne et en Belgique, le gaz de la houille est à peu près le seul employé.
CHAPITRE XXIII
Il nous reste à dire quelques mots du gaz portatif.
Dans les premières années de l’emploi du gaz, on redoutait beaucoup les frais considérables qu’entraîne la canalisation, c’est-à-dire la distribution du gaz au moyen de canaux souterrains ; on craignait de ne jamais couvrir les dépenses que nécessitaient la pose et l’achat des tuyaux. On eut donc l’idée de réduire le gaz à un petit volume, en le comprimant, à une pression considérable, dans des réservoirs susceptibles d’être transportés. Mais les désavantages de ce système ne tardèrent pas à se manifester. La difficulté de comprimer le gaz à trente atmosphères, sans amener de fuites, l’impossibilité d’obtenir, pendant la combustion, un écoulement de gaz constant, de manière que les dimensions de la flamme restassent les mêmes, enfin le danger qui résultait de l’emploi de ces appareils, obligèrent d’y renoncer. Le chimiste anglais, Faraday, a prouvé, d’ailleurs, que la compression du gaz de l’éclairage donne naissance à divers carbures d’hydrogène liquides, qui se forment aux dépens du gaz lui-même, et amènent ainsi une perte notable de produit. On a donc bien vite renoncé à ces fortes pressions.
M. Houzeau-Muiron, de Reims, a eu l’idée de transporter à domicile le gaz non comprimé. On renfermait le gaz dans des voitures immenses, et fort laides, composées de tôle mince, et contenant de grandes outres élastiques, munies d’un robinet et d’un tuyau. Quand il s’agissait de distribuer le gaz au consommateur, le conducteur de la voiture faisait agir une petite manivelle placée à l’extérieur ; la manivelle serrait des courroies qui comprimaient l’outre, et chassaient le gaz dans le gazomètre du particulier.
Ce système a été quelque temps adopté à Rouen, à Marseille, à Sedan, à Reims et à Paris. Il ne présente cependant aucun avantage particulier. Le réservoir de gaz comprimé dont chaque consommateur devait être muni, occupait une grande place, et l’écoulement du gaz était difficile à régler.
Le gaz non comprimé ne peut présenter, sous le rapport économique, aucune supériorité sur le système établi pour le gaz de la houille, lequel, chassé dans les tuyaux, sous une faible pression, ne coûte aucuns frais de transport. M. Dumas a dit, avec raison, à ce propos, dans son Traité de chimie : « L’économie revient à peu près à celle qu’on pourrait attendre en remplaçant par des porteurs d’eau les tuyaux principaux de conduite que l’on établit à grands frais dans toutes les rues. »
Le gaz portatif non comprimé avait beaucoup d’autres inconvénients. Il fallait d’abord trouver chez l’abonné, un emplacement convenable pour le gazomètre, ce qui était toujours difficile, vu ses grandes dimensions. Le consommateur n’était pas sans inquiétude pour l’incendie, avec cette masse considérable de gaz tenu en provision dans une habitation privée. La compagnie éprouvait de grandes difficultés ou de véritables pertes, lorsque, pour une raison quelconque, elle avait à interrompre cet éclairage, ou à cesser l’abonnement. Il fallait alors remporter le gazomètre à l’usine, ou l’établir chez un autre abonné. Ces opérations de déplacement et d’installation nouvelle, entraînaient de grands frais. Disons enfin que le gaz renfermé dans un gazomètre, perd de plus en plus de son pouvoir éclairant, par suite de la condensation, qui se fait au bout d’un certain temps, des vapeurs des divers hydrocarbures qui existent toujours dans le gaz de l’éclairage et qui ajoutent à son éclat. Une fois ces vapeurs revenues à l’état liquide, le gaz perd de son titre.
Pour toutes ces raisons, le gaz portatif n’est plus distribué aujourd’hui qu’à l’état comprimé.
Il existe à Paris, rue de Charonne, une usine de gaz portatif, d’une certaine importance. Quelques détails sur cette usine feront apprécier à sa juste valeur le rôle du gaz comprimé dans l’industrie de nos jours.
C’est le bog-head, cette espèce de schiste bitumineux si riche en gaz éclairant, que l’on distille à l’usine de Charonne, pour produire le gaz portatif. Le bog-head, que l’on extrait d’un de ses principaux gisements, situé en Écosse, aux environs de Glascow, est un silicate d’alumine, contenant près de 60 pour 100 de bitumes divers, lesquels, par la distillation, se réduisent presque totalement en gaz éclairant. Aussi le gaz extrait du bog-head est-il doué d’un pouvoir éclairant quatre fois supérieur à celui du gaz retiré de la houille.
On distille le bog-head, à l’usine de la rue de Charonne, dans des cornues qui diffèrent peu de celles que l’on emploie pour la fabrication du gaz ordinaire. Ce sont des cornues très-plates, en terre réfractaire, munies d’une tête en fonte, portant un obturateur en fonte, fixé lui-même par une vis. La distillation se fait très-rapidement. Le résidu extrait des cornues reçoit différents usages dans l’industrie, ou bien est vendu comme coke de qualité supérieure.
Le barillet, dans lequel se condense la plus grande partie des produits de la distillation du bog-head, est placé, suivant le système ordinaire, au-dessus des cornues. Les matières bitumineuses et goudronneuses qui s’y condensent, sont beaucoup plus abondantes et plus variées que celles qui proviennent de la distillation de la houille. Soigneusement recueillies, elles constituent l’un des produits les plus importants de cette industrie.
Le gaz achève de se débarrasser des matières goudronneuses et des hydrocarbures divers, dans le condenseur et dans la colonne à coke. Puis des épurateurs absorbent l’acide carbonique ou l’hydrogène sulfuré, et le gaz, ainsi purifié, se rend au gazomètre.
Le gazomètre, dans les usines qui préparent le gaz portatif, n’a pas l’importance qu’il présente dans les usines ordinaires. Ce n’est plus, à proprement parler, un réservoir destiné à accumuler de grandes quantités de fluide. Ce n’est qu’une sorte d’entrepôt, une capacité de petite dimension, dans laquelle le gaz est puisé par des pompes foulantes, et refoulé par les mêmes pompes dans des réservoirs cylindriques en tôle, qui sont disposés dans les voitures mêmes qui doivent le transporter chez l’abonné.
Dans l’usine de la rue de Charonne, il y a douze pompes aspirantes et foulantes, qui agissent sur l’unique gazomètre.
C’est, disons-nous, dans les réservoirs de tôle que portent les voitures, que le gaz est immédiatement refoulé et comprimé. Voici comment sont construits ces réservoirs, ainsi que la voiture qui sert à leur transport.
La voiture est une grande caisse de 3 mètres de long sur 2 de large, pesant 1 500 kilogrammes, et renfermant trois rangées de trois cylindres en tôle, en tout neuf cylindres, ou réservoirs. On peut condenser dans chacun de ces cylindres, 400 litres de gaz, mesuré à la pression ordinaire. Ils sont composés d’une tôle assez résistante, car ils doivent renfermer du gaz comprimé à 11 atmosphères. Les cylindres pèsent autant que la voiture, ce qui donne un poids total de 3 000 à 3 500 kilogrammes.
Chaque cylindre est muni d’un tube armé d’un robinet. Ces tuyaux communiquent avec un tuyau général, nommé rampe, qui est placé à l’arrière de la voiture, et qui porte un manomètre, destiné à indiquer le degré de compression du gaz intérieur. Cette rampe est un tube en cuivre, sur lequel sont montés autant de robinets qu’il y a de cylindres ; de sorte qu’en ouvrant un de ces robinets, on fait passer dans le cylindre le gaz contenu dans la rampe, et réciproquement.
La figure 81 représente l’une des voitures pour le transport du gaz portatif ; AB est la rampe, qui communique, au moyen de tubes infléchis, avec chacun des neuf cylindres. C, est un robinet placé au-dessous de la rampe, et communiquant avec elle, sur lequel on adapte le tube destiné à envoyer le gaz chez l’abonné.
Lorsqu’il s’agit de remplir de gaz une de ces voitures, on l’amène près de l’atelier des pompes de compression. On adapte à la rampe un tuyau de caoutchouc, doublé de forte toile, partant du gazomètre, puis, ayant ouvert le robinet de la rampe et les robinets des neuf cylindres, on fait agir la pompe aspirante et foulante. Le manomètre fait connaître la pression, qui est la même dans tous les cylindres, puisqu’ils communiquent tous entre eux, par l’intermédiaire de la rampe. On arrête l’introduction et la compression du gaz lorsque le manomètre indique 11 atmosphères. On ferme d’abord le robinet communiquant avec chaque cylindre, puis celui qui fait communiquer la rampe avec le gazomètre.
C’est dans la journée que les voitures de gaz comprimé se mettent en route, attelées de deux chevaux. Elles vont remplir les petits réservoirs existant chez chaque consommateur. Quand la voiture est arrivée devant la porte de l’abonné, le conducteur commence par appliquer un tuyau de conduite en caoutchouc, au robinet C (fig. 81) placé au-dessous de la rampe et des cylindres et communiquant avec eux. Il applique l’autre extrémité de ce tube sur le robinet du réservoir du particulier. Ensuite, il ouvre les deux robinets, et laisse le gaz s’écouler. Comme le gazomètre du particulier est vide, ou ne renferme guère que du gaz à 2 ou 3 atmosphères, reste de la consommation de la veille, tandis que le gaz de la voiture est comprimé à 11 atmosphères, le gaz est lancé avec force, par cette différence de pression, dans le réservoir de la maison. Le manomètre de ce dernier appareil indique la pression, au fur et à mesure de l’écoulement du gaz. On interrompt l’écoulement du gaz quand le réservoir de l’abonné est à la pression de 4 ou 5 atmosphères. Pour atteindre ce degré, il faut souvent vider plusieurs des cylindres de la voiture : le premier amène la pression à 3 ou 4 atmosphères, le second ou le troisième à 5.
Quand le réservoir de l’abonné est ainsi rempli, le conducteur de la voiture se rend chez un autre consommateur, où il exécute la même opération, en ayant soin de commencer par vider ceux de ses cylindres dont la pression est devenue la plus faible.
Les réservoirs existant chez les particuliers, sont des cylindres de tôle assez résistante. Ils ont seulement 2m,60 de hauteur, sur 0m,60 de diamètre, et par conséquent n’ont rien de gênant. Ils sont toujours munis d’un manomètre. Le gaz se dirige de ce réservoir dans les becs de la maison, par un robinet qui en règle l’écoulement.
L’établissement de Charonne dessert particulièrement les communes des environs de Paris, qui se trouvent à une trop grande distance des usines à gaz. Il va porter la lumière dans les populations de la banlieue ; telle est sa mission modeste, et on ne voit guère que le cercle de ses attributions puisse s’étendre à autre chose qu’à remplacer les conduites, quand les lieux à éclairer sont à une trop grande distance des usines. Autrefois, à Paris, un certain nombre d’administrations publiques et quelques théâtres, par exemple celui de l’Odéon, faisaient usage du gaz comprimé ; mais aucune raison particulière n’obligeant à maintenir plus longtemps ce système exceptionnel, on n’a pas tardé à y renoncer.
Il est, toutefois, une application qui pourrait être faite du gaz comprimé : nous voulons parler de l’éclairage des trains de chemin de fer. M. Hugon, directeur de l’usine de Charonne, fit, au mois de décembre 1858 et au mois de mai 1859, sur le chemin de fer de l’Est, plusieurs expériences assez concluantes sous ce rapport. Comme l’agitation de l’air pendant la marche, aurait eu pour effet d’éteindre le gaz, M. Hugon avait interposé entre le bec et les cylindres servant de réservoir de gaz, une espèce de caisse à air, dans laquelle venaient se produire et se perdre les agitations et ébranlements de l’air résultant de la marche. Le 11 décembre 1858, sur le train de Strasbourg à Paris, M. Hugon éclaira le convoi pendant treize heures, à raison de 40 centimes environ par lanterne et par heure d’éclairage.
Cette expérience était intéressante en elle-même ; mais on comprend qu’elle n’ait pas eu d’autre suite.
En Amérique, les bateaux à vapeur faisant de longs trajets nocturnes sur les fleuves ou sur l’Océan, ont été quelquefois éclairés au moyen du gaz comprimé. Les paquebots transatlantiques pourraient recevoir le même mode d’éclairage, car il paraît que le Great-Eastern, au bord duquel ce système a été établi, ne s’en est pas mal trouvé.
CHAPITRE XXIV
Le gaz de l’éclairage obtenu par la distillation de la houille, est brûlé dans des appareils très-simples, connus sous le nom de becs.
On peut les ramener à deux types : 1o le bec à un seul jet et à simple courant d’air, dans lequel le gaz, s’échappant par une fente, ou ouverture, de dimension variable, donne une flamme affectant différentes formes, comme celles d’éventail, de crête de coq, d’aile de chauve-souris, ou de simple cône allongé, comme est la flamme d’une bougie ; 2o les becs à jets multiples et à double courant d’air, c’est-à-dire le bec d’Argand réalisé au moyen d’un courant de gaz enflammé.
Le premier genre de becs est le plus répandu. La forme plate et étalée offrant à l’air une surface considérable, produit le même effet que le bec d’Argand, c’est-à-dire assure une combustion très-complète.
L’intérieur du bec à simple courant d’air, représente un cylindre déprimé, terminé par une calotte sphérique dans laquelle est pratiquée la fente, qui doit donner issue au gaz. La figure 82 représente la coupe du bec en éventail, qui est en usage pour l’éclairage des rues. Il est pourvu d’une fente transversale, et donne une flamme qui s’étale régulièrement en présentant la forme que retrace la figure 83.
Le bec Manchester (fig. 84) se compose de deux tubes inclinés l’un vers l’autre, sous un certain angle. Les deux jets de gaz se rencontrent à la sortie ; de ce choc résultent un aplatissement de la flamme, qui s’étale dans un plan perpendiculaire à l’orifice de sortie, et un ralentissement dans l’écoulement du gaz, qui brûle alors sous la forme d’une nappe aplatie. Ce genre de brûleur, lorsqu’il est réglé avec soin, fournit le maximum du pouvoir éclairant du gaz.
La forme de la flamme est celle qu’indique la figure 85.
Le bec Manchester n’est employé dans les lanternes à gaz de Paris, que pour les candélabres de grand modèle, qui se placent aux alentours des édifices, des fontaines, des refuges, etc.
Les dimensions et la largeur de la fente du bec, ont une influence immense sur le pouvoir éclairant du gaz, si bien que l’on a pu dire : tel bec, tel gaz. Les dimensions de la tête du bec, et la largeur de la fente, ont une telle influence sur le pouvoir éclairant du gaz, que l’on peut arriver, par de simples modifications dans les dimensions de la fente, à faire varier ce pouvoir éclairant du simple au triple.
Ce résultat tient à ce que, en élargissant la fente du bec, on diminue la pression, et qu’en général le gaz éclaire d’autant mieux, qu’il s’écoule avec une pression plus faible.
Ce principe nouveau fut mis en évidence pour la première fois, par M. Bouyon. Cet ingénieur prouva que, pour brûler efficacement, le gaz doit s’échapper lentement, sous une faible pression et par l’ouverture la plus large possible, maintenue toutefois dans des limites qui puissent assurer à la flamme une fixité et une forme convenables.
Les résultats obtenus par M. Bouyon ont été confirmés et poussés beaucoup plus loin, par MM. Dumas et Regnault, qui sont partis de ce fait pour augmenter, avec le plus grand bonheur, le pouvoir éclairant du gaz dans les candélabres de la ville de Paris.
Les essais faits dans cette direction, par MM. Dumas et Regnault, par l’ordre du Conseil municipal de Paris, sont consignés dans les Annales de physique et de chimie[26], dans un mémoire très-savamment rédigé par MM. Audouin et Paul Bérard.
M. Schilling, dans son Traité de l’éclairage par le gaz, résume dans les termes suivants les expériences de MM. Dumas et Regnault.
« MM. Dumas et Regnault ont examiné dix sortes de becs à fente, dont la dimension du bouton variait de 0,5 en 0,5 de millimètre ; et chaque sorte était munie d’une fente variant de 0,1 en 0,1 de millimètre. Dans tous les essais, on a atteint le maximum d’intensité de lumière avec le bec de 0,7 millimètre. Ce bec a donné, à consommation égale, une intensité lumineuse quadruple du bec à fente de 0,1 millimètre et sous une pression de 2 à 3 millimètres. Quant au diamètre du bouton, on a trouvé qu’il doit varier avec la consommation ; pour une dépense de 120 litres, ce diamètre doit être de 6 millimètres ; pour 150 litres, 7,5 millimètres ; pour 200 à 250 litres, 8 à 8,5 millimètres. On a essayé six sortes de bec à un trou, variant depuis 0,5 de millimètre de diamètre jusqu’à 3,5 millimètres de 0,5 en 0,5 de millimètre. Chacun de ces becs donne une dépense de gaz presque égale pour une même hauteur de flamme. En général, l’intensité augmente avec la dépense jusqu’à ce que la flamme atteigne une hauteur où elle fume. Ces essais ont donné le maximum d’intensité pour un trou de 2 millimètres de diamètre, 30 centimètres de hauteur de flamme et 123 litres de dépense à l’heure. En pratique, où l’on emploie ces becs pour imiter les flammes des bougies, la meilleure condition est 10 centimètres de hauteur de flamme et 34 litres de consommation à l’heure. Les becs-bougies d’un diamètre plus grand ne peuvent brûler que sous une pression très-faible pour ne pas fumer. Dans l’étude des becs Manchester ou à queue de poisson, on a fixé deux becs à un trou sur des genouillères mobiles, de manière à pouvoir examiner isolément chacune des flammes et les rapprocher en les inclinant de façon à obtenir une flamme unique, identique à celle du Manchester. Pour les trous les plus étroits, l’intensité des flammes réunies n’a pas été plus grande que le double d’une ou deux flammes isolées. À mesure que les trous augmentent de diamètre, la supériorité du bec Manchester sur le bec à deux bougies devient plus considérable. Enfin pour des diamètres de trous très-forts la flamme devient irrégulière et l’intensité devient inférieure à celle des deux bougies. Le maximum a lieu pour les trous de 1,7 à 2 millimètres de diamètre et une consommation de 200 litres à l’heure. Pour une consommation de 100 à 150 litres, il faut employer des becs avec trous de 1,5 millimètre. La pression la plus avantageuse est d’au moins 3 millimètres, c’est-à-dire un peu plus forte que pour les becs à fente ; avec une pression plus faible, la flamme est irrégulière et vacillante[27]. »
Les becs d’Argand, ou à double courant d’air, sont beaucoup moins employés que les becs simples. Ils se composent de deux cylindres concentriques, surmontés d’un anneau en fer ou en bronze, dont la partie supérieure est percée de trous donnant passage au gaz. En brûlant, le gaz forme autant de petits jets distincts qu’il y a de trous dans l’anneau de bronze. L’intervalle de ces trous est d’ailleurs assez rapproché pour que le gaz brûle sous forme de nappe cylindrique non interrompue. La somme des trous, qui peut varier de 8 à 25 sur un même anneau, présente au dégagement du gaz un orifice de sortie total relativement plus considérable que dans le bec-éventail à large fente. Aussi la flamme est-elle fuligineuse et peu stable. La flamme brûlant autour de cet anneau percé de trous, manquerait donc de pouvoir éclairant. De là la nécessité d’employer la cheminée de verre. Il faut seulement, comme dans l’éclairage à l’huile au moyen du bec d’Argand, régler l’appel d’air que détermine la cheminée de verre, de manière à produire une combustion complète.
L’avantage essentiel des becs de gaz pourvus d’une cheminée de verre, c’est de permettre d’augmenter ou de diminuer l’appel de l’air suivant les besoins, tandis que dans les becs brûlant à l’air libre, la flamme se trouve trop souvent chassée par le vent, dans les candélabres publics, ou dérangée par les courants d’air, à l’intérieur des maisons. La grandeur des orifices d’entrée et la hauteur de la cheminée de verre, permettent de graduer exactement la quantité d’air qui doit alimenter la flamme. Les premiers déterminent la section d’écoulement de l’air, la cheminée de verre règle la vitesse de son passage à travers la flamme.
Les becs d’Argand sont construits d’une manière très-différente sous le rapport de l’entrée de l’air. Ceux qu’on nomme becs sans ombre (fig. 87) ont la plus libre entrée d’air ; on les appelle ainsi parce que le corps du bec, étant très-petit, projette très-peu d’ombre. Ils ne conviennent qu’à un gaz d’un assez grand pouvoir éclairant.
On limite davantage d’ordinaire, l’entrée de l’air, en donnant à ces becs la forme représentée par la figure 88.
Dans les becs dits économiques, l’entrée de l’air est limitée jusqu’à l’extrême. Cette disposition réduit la dépense du gaz, mais elle donne souvent une flamme rouge et fumeuse, surtout lorsque, après un long usage, la poussière a obstrué une partie des ouvertures de l’anneau.
Dans le bec Dumas, qui est très-usité en France, on trouve réalisés, par une foule de dispositions secondaires, les obstacles au passage de l’air ayant pour effet d’amener l’échauffement préalable de l’air avant le moment de sa combustion. La figure 89 fait voir la route compliquée que doit suivre le gaz avant de parvenir jusqu’à la flamme. Arrivant par le tube A, le gaz s’engage dans le tube bifurqué BB. Il en sort par les petits orifices a, a ; puis, il arrive dans le canal annulaire qui est formé par les parois du cylindre D et celles de l’enveloppe dans laquelle est placé le même cylindre. Un cercle pourvu de cannelures, C, le divise et sert encore à retarder son passage, et à l’échauffer jusqu’à ce qu’il arrive enfin au contact de la flamme, qui brûle autour de la couronne ee.
La figure 90 représente en coupe les petites dispositions que représentait en élévation la figure 89. Les mêmes lettres indiquent les mêmes organes sur l’une et sur l’autre figure.
Nous donnons enfin (fig. 91) le bec Dumas dans son ensemble.
Fig. 89. Bec Dumas (partie intérieure). |
Fig. 90. Coupe du bec Dumas. |
Les becs à faible accès d’air produisent une flamme qui est d’un grand volume, relativement à leur faible consommation. C’est ce qui les a fait nommer becs économiques. Mais n’oublions pas que l’intensité lumineuse du gaz de l’éclairage diminue à mesure que la flamme s’agrandit.
On a proposé, sous différents noms, un nombre considérable de petits appareils, ayant pour but de réduire la dépense du gaz, tout en fournissant une même quantité de lumière. Presque tous ces appareils reviennent à interposer à l’intérieur de la flamme, au-dessus du bec, certaines matières, telles que de la pierre ponce, ou des disques de métal inoxydable. Ces corps étrangers n’ont d’autre résultat que d’agir comme régulateurs, en diminuant la vitesse d’écoulement du gaz. Quoiqu’ils ne fournissent pas le maximum d’effet éclairant, leur usage est cependant avantageux, parce que les corps étrangers ainsi interposés, ont la propriété de condenser de petites quantités d’hydrocarbures, qui brûlent dans la flamme et que le gaz aurait entraînées.
C’est sur le même principe qu’est fondé l’emploi d’un anneau de platine, placé dans la flamme, très-près de la fente du bec. Le platine n’agit point ici, comme on pourrait le croire, en émettant une lumière propre, par suite de son incandescence, car il s’échauffe à peine. Il ne fait qu’écraser, pour ainsi dire, le gaz à sa sortie, et mettre obstacle à son écoulement. Il ne produit pas, du reste, d’effet sensible sur le bec à large fente, ni sur le bec Manchester.
Des expériences furent faites, il y a quelques années, dans les candélabres de la ville de Paris, pour s’assurer des avantages de ce dernier système. On plaça près des becs, de petits corbillons de platine. Mais on ne constata aucun avantage particulier, et l’expérience ne fut pas poussée plus loin. Le platine peut, d’ailleurs, être remplacé ici par tout autre métal.
Pour terminer ce chapitre, nous parlerons des appareils destinés à l’éclairage des rues, et de ceux qui sont en usage dans les appartements.
Pour que l’éclairage des rues soit efficace, il faut placer les lanternes à environ 30 mètres de distance les unes des autres, avec des becs consommant de 125 à 140 litres à l’heure. La distance des lanternes ne doit pas être de plus de 40 mètres. On place les lanternes alternativement de chaque côté de la rue. Lorsqu’une rue débouche sur une autre, on cherche à répartir les lanternes de telle sorte qu’une d’elles se trouve soit à l’un des angles, soit en face de cette rue, de cette manière le gaz éclaire les deux rues à la fois. Si deux rues se croisent, on place la lanterne à un des deux angles. Sur les places, on n’éclaire souvent que les trottoirs le long des maisons ; mais si les places sont grandes, ou que la circulation y soit importante, il est bon d’éclairer le milieu, soit par plusieurs candélabres à une flamme convenablement répartis, soit par un seul candélabre à plusieurs flammes.
Les refuges pour les piétons, qui commencent à être établis dans les points de Paris où la circulation est très-active, offrent un emplacement excellent pour y établir un groupe de lanternes à gaz.
Les candélabres sont placés à quelque distance des maisons, le long du trottoir. Cependant, on commence à abandonner ce système, à Paris, pour en revenir aux consoles simplement plantées contre les façades des maisons. D’autres fois on applique un candélabre, de forme ordinaire, contre le mur même de la maison, c’est-à-dire à peine à quelques pouces de distance. Avec cette disposition, la circulation sur les trottoirs est débarrassée des colonnes des candélabres, mais la rue est moins éclairée, la flamme étant trop rapprochée du mur et, de plus, placée souvent trop bas.
Dans les premiers temps, tous les candélabres de Paris avaient trop de hauteur. C’était une grande perte de pouvoir éclairant, puisque l’intensité de la lumière décroît en raison inverse du carré de la distance du foyer. La meilleure hauteur à donner à la flamme des candélabres des rues, est de 3m,50 au-dessus du sol.
Un candélabre de rue doit présenter une certaine force de résistance, et s’enfoncer dans la terre à une profondeur suffisante pour pouvoir supporter, sans se briser, ni fléchir, le poids de l’ouvrier, quand celui-ci monte sur une échelle, qu’il appuie contre la colonne, pour nettoyer la lanterne. Le candélabre doit, en outre, offrir une base commode et solide pour asseoir la lanterne.
Les candélabres, en général, consistent en une colonne creuse, en fonte, avec une base percée à jour, d’environ 0m,60 à 0m,90 de longueur. Le tuyau de gaz suit l’intérieur de la colonne. Leur longueur est d’environ 2m,85 à 3m,30 au-dessus du sol, et leur poids varie de 140 à 240 kilogrammes. Au-dessous du poids de 140 kilogrammes, leur résistance n’est pas suffisante ; au delà de 200 kilogrammes, ils seraient trop massifs. C’est dans le pied du candélabre que se trouve le robinet donnant accès au gaz.
On munissait autrefois les candélabres d’un bras horizontal, servant à appuyer l’échelle de l’allumeur ; mais cette disposition, qui ôtait à l’appareil toute élégance, commence à être abandonnée.
Les candélabres sont quelquefois remplacés, avons-nous dit, par des consoles fixées contre le mur des maisons. Les becs se trouvent à la distance de 0m,75 à 1m,20 de la façade. Une console doit satisfaire aux mêmes conditions qu’un candélabre ; elle doit avoir la résistance nécessaire, être bien fixée au mur, et permettre d’y installer solidement la lanterne.
Les consoles sont scellées dans la maçonnerie au moyen de crampons de fer, ou bien, elles y sont appliquées au moyen de rosettes maintenues par des vis. Ce dernier moyen est celui qui offre le plus de solidité.
Les candélabres ou les consoles portent une lanterne dans laquelle la flamme du gaz est abritée contre le vent.
Les lanternes à gaz sont de forme conique, carrée ou hexagonale. Les figures 92 et 93 représentent les lanternes à gaz des rues de Paris.
La paroi inférieure de ces lanternes est à charnière et s’ouvrant de bas en haut, et du dehors en dedans. Il en résulte qu’on peut allumer le gaz au moyen d’une lampe spéciale, dite lampe d’allumeur, fixée au bout d’une longue perche, et sans avoir besoin de monter sur une échelle. Le carreau de vitre inférieur s’ouvre du dehors au dedans, de sorte que l’allumeur l’abaisse en introduisant sa lampe dans la lanterne. Lorsque le bec est allumé, il retire la perche et la trappe retombe par son propre poids.
La figure 94 représente la lampe d’allumeur. Le réservoir d’huile, A, a environ 0m,031 de largeur et 0m,044 de hauteur. Il est muni, à sa partie supérieure, d’un porte-mèche en cuivre vissé, avec une mèche plate de 0m,031 de largeur. Au-dessus du porte-mèche est un capuchon en tôle ou en cuivre, C, de 0m,122 à 0m,150 de longueur, dont la partie supérieure est percée d’un grand nombre de trous qui donnent issue aux produits de la combustion de l’huile, et au moment de l’allumage du gaz laissent s’introduire le gaz, qui doit s’enflammer à la lumière de la lampe. L’air atmosphérique arrive à la lampe par des trous percés à la partie inférieure. Le capuchon se termine par un col en tôle qui va en se rétrécissant vers le bas et qui s’emmanche, en B, dans une perche de bois.
Cette lampe est quelquefois armée d’un petit bras horizontal, de 0m,02 ou 0m,03 de longueur, qui sert à ouvrir ou à fermer le robinet du bec (bascule). Avec ce bras horizontal, l’allumeur abaisse la bascule que représente la lettre A, dans la figure 92. Pour allumer, il introduit la lampe dans la lanterne, en soulevant la paroi vitrée inférieure, qui s’ouvre de bas en haut, et il présente sa lampe près du bec. Le gaz pénètre à l’intérieur de la lampe et s’enflamme.
Quand la lampe d’allumeur n’a pas de bras horizontal, comme celle que nous représentons ici, l’ouvrier se sert d’une clef (fig. 95) portée à l’extrémité d’une perche, et qu’il introduit, pour ouvrir le robinet, dans la bascule que représente la lettre A dans la figure 93.
À Berlin, les trappes des lanternes à gaz se ferment au moyen d’un crochet, lequel est mobile autour d’une charnière et appesanti par une boule. L’allumeur repousse le crochet avec sa lanterne, et la porte n’étant plus maintenue par le crochet, s’ouvre vers le bas. Quand il a allumé le gaz, il relève la porte ; aussitôt le crochet la saisit et la maintient en place.
Autrefois l’allumeur montait à l’échelle, pour enflammer le gaz avec une lampe à main. Cet usage, peu commode sans doute, avait pourtant son utilité. L’allumeur était forcé d’approcher de la lanterne deux fois par jour, ce qui lui faisait découvrir les fuites qui pouvaient exister dans les robinets. Aujourd’hui l’allumeur ne peut atteindre à la lanterne qu’avec sa perche. La lanterne n’est donc visitée qu’au moment de la nettoyer, ce qui est une mauvaise condition.
Les allumeurs ont besoin, pour l’entretien des lanternes, d’une pince à bec, d’un flacon d’alcool, d’ustensiles de nettoyage, d’un ressort de montre pour nettoyer les becs à fente, et d’une épingle pour les becs à trous. Le flacon d’alcool sert à dissoudre la naphtaline qui s’attache quelquefois au bec. Il suffit, en effet, de quelques cristaux de naphtaline pour obstruer l’ouverture du bec. L’engorgement des lanternes n’est le plus souvent dû, selon M. Schilling, qu’à la naphtaline ; c’est cette substance qui produit presque toujours en hiver ce qu’on nomme improprement la congélation des becs.
Comme la consommation des flammes publiques n’est pas accusée par des compteurs, on les règle d’après un gabarit dont on a déterminé les dimensions au photomètre. On donne à chaque allumeur un de ces gabarits en tôle.
Passons aux appareils d’éclairage à gaz en usage dans l’intérieur des habitations.
Les appareils d’éclairage pour les appartements, sont fixés contre les murs, ou suspendus au plafond, par le conduit même du gaz. Par une ordonnance de police, parfaitement sage, ces conduits doivent être partout apparents à l’extérieur. Un tuyau qui s’engagerait dans une cavité inaccessible, serait une cause de dangers, car il serait impossible de reconnaître le lieu d’une fuite. Il faut donc que partout, même par-dessus les plus beaux plafonds des salons, les tuyaux de conduite demeurent accessibles à la vue. Quelquefois pourtant, les appareils d’éclairage privé jouissent d’une certaine mobilité. Un tube de caoutchouc, plus ou moins long, étant adapté au tuyau de conduite, à l’intérieur de l’appartement, permet de déplacer d’une certaine quantité la lampe à gaz.
Il y a donc trois espèces d’appareils : les lampes de murs, ou bras, les lampes suspendues (lustres, lyres, candélabres), et les lampes mobiles.
Un bras se compose d’un tuyau, plus ou moins orné, muni d’un robinet. Il est vissé d’un côté sur la muraille, et reçoit, à l’autre extrémité, le bec de gaz.
Quelquefois le tuyau d’un bras de gaz est muni d’une genouillère, pour que l’on puisse changer la direction de la lumière, éloigner ou rapprocher le bec. C’est ainsi que sont disposés les bras des ateliers, des cuisines, des bureaux, etc.
Les lampes suspendues se composent d’un tuyau descendant du plafond, et qui se termine par un bras, simple ou double, portant le bec.
Les lampes mobiles sont pourvues d’un tube de caoutchouc. Il faut que le caoutchouc soit vulcanisé. Malheureusement le caoutchouc, même vulcanisé, n’est pas toujours parfaitement imperméable au gaz, et des fuites peuvent se produire quand les tubes sont fatigués par l’usage.
Les becs que l’on pose sur les appareils d’appartements sont, comme nous l’avons déjà dit, des becs d’Argand. Nous avons déjà indiqué les différentes formes de ces becs, nous en donnerons ici une coupe (fig. 96.)
L’extrémité d’un petit cylindre bifurqué, F, F, amène le gaz dans un double cylindre creux, H, H, surmonté d’une couronne métallique, G, G, percée de 15 à 20 trous de 1/3 de millimètre de longueur. Les becs munis de moins de 20 jets ne donnent pas une lumière proportionnelle à la dépense de gaz. L’air destiné à brûler le gaz passe à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de la couronne métallique, comme dans le bec d’Argand des lampes à huile. Chaque bec porte une galerie, sur laquelle on pose une cheminée en verre, de 6 centimètres de diamètre sur 18 de hauteur, pour activer le tirage et défendre la flamme des courants d’air.
Cette cheminée est quelquefois recouverte d’une cloche de porcelaine, nommée fumivore, qui arrête la fumée de la flamme quand il s’en produit, ce qui est assez rare d’ailleurs, et témoignerait d’un défaut dans la nature du gaz ou dans les appareils d’éclairage. La figure 97 représente un fumivore adapté à l’appareil d’éclairage connu sous le nom de lyre.
M. Maccaud a perfectionné d’une manière ingénieuse la construction des becs ; il les entoure d’une toile métallique très-fine, destinée à ralentir le courant d’air, afin de remédier à l’instabilité de la flamme et d’en augmenter l’éclat. L’air étant forcé de pénétrer par les mailles de cette enveloppe, est retardé dans son mouvement, par suite du frottement qu’il éprouve dans les nombreux orifices qu’il doit traverser. La flamme devient parfaitement tranquille. En outre, l’air, échauffé d’avance par son contact avec les fils métalliques, n’enlève plus une si grande quantité de calorique à la flamme.
La figure 98 représente cette disposition de l’appareil.
La toile métallique peut être remplacée par une feuille de laiton, fendue longitudinalement et parallèlement dans tout son pourtour. L’effet est le même, avec cet avantage que la poussière s’y accumule moins. Le bec n’est autre chose alors que le bec Dumas que nous avons déjà représenté.
Depuis quelques années, la porcelaine a été substituée au cuivre. La figure 99 représente le bec de gaz à double courant d’air pourvu d’une cheminée de porcelaine, et d’un godet inférieur, de la même substance, percé de trous.
La porcelaine présente de grands avantages sur le cuivre. Elle est peu conductrice de la chaleur, plus dure que le cuivre ; elle est inaltérable à l’air, très-résistante au nettoyage ; elle exige moins d’entretien, et fournit une flamme plus régulière, parce que la dimension des trous reste toujours la même.
À l’origine, les compagnies basaient la vente du gaz sur la durée de l’éclairage. Mais ce système était défavorable pour elles, en ce que l’abonné pouvait clandestinement prolonger le temps de son éclairage, ou bien consommer une trop grande quantité de gaz, en employant, malgré les inconvénients qui en résultaient pour lui-même, une flamme de trop grandes dimensions. On a adopté depuis longtemps une mesure qui concilie tous les intérêts : on vend le gaz au volume.
Puisque le gaz est vendu d’après le volume de matière brûlée, il faut que les compagnies puissent, ainsi que le consommateur, déterminer exactement ce volume. Tel est l’objet des appareils connus sous le nom de compteurs. La disposition de ces appareils varie beaucoup, mais leur construction repose toujours sur le même principe, qui est d’ailleurs très-remarquable, comme conception mécanique.
Le compteur à gaz, dont l’invention est due à Samuel Clegg, consiste essentiellement en une capacité de dimensions connues, qui se remplit de gaz et s’en vide alternativement. Un tuyau amène le gaz dans un auget intérieur rempli d’eau. Cet auget se soulevant, permet au gaz de se répandre dans la partie supérieure de l’appareil, d’où il s’échappe par un tube qui le conduit aux becs. En même temps un second auget se remplit de la même manière. Pendant tout le temps de son passage, le gaz imprime un mouvement de rotation à la roue qui porte les deux augets. Le nombre des tours de cette roue est indiqué au dehors au moyen d’engrenages communiquant avec un cadran extérieur gradué. Quand on connaît la capacité des augets et le nombre de révolutions indiqué par l’aiguille du cadran, on peut déterminer le volume du gaz qui a traversé le compteur.
Les fabricants ont beaucoup modifié les dispositions secondaires du compteur à gaz. Nous représentons ici l’appareil qui est généralement en usage.
La figure 100 donne une coupe de la partie postérieure de cet appareil.
Le compteur proprement dit se compose, comme on le voit, d’une double caisse en tôle E′V (fig. 100), cette dernière tournant dans la première. En outre, la caisse V est divisée en quatre chambres, de capacités connues, par des hélices fixes. C’est cette caisse qui cube le gaz passant à travers le compteur.
Le gaz arrive par le tube A (fig. 101), il passe par la soupape régulatrice à flotteur B, remplit la capacité vide, et entre par le tube C, pour se rendre au compteur. Du tube C il passe dans la double enveloppe E′V (fig. 100), et il entre dans les chambres de jauge par des fentes f, f, f, f, qui sont ménagées près des ailes des hélices.
Le gaz entre dans ces chambres par les fentes du bas, c’est-à-dire sous l’eau qui remplit la caisse à moitié. Une chambre se remplit donc, et par suite de la forme des hélices, de la pression et de la légèreté spécifique du gaz, elle tourne et vient se présenter au-dessus du liquide. Le gaz s’échappe alors par le tube M pour aller à la consommation.
Tandis que cette chambre s’est vidée de son gaz, une autre s’est remplie, et l’action continuant, il en résulte un mouvement de rotation de l’axe de la caisse contenant les hélices. Connaissant donc la capacité des chambres à gaz, on déduit du nombre de leurs tours, la quantité qui a passé par l’appareil.
Pour pouvoir, à tout moment, connaître cette quantité, une série d’engrenages calculés inscrit le nombre des tours faits et les traduit en mètres cubes. À cet effet, l’axe de rotation se prolonge dans une caisse rectangulaire placée sur le devant du compteur (fig. 101). Il porte un pignon E, qui engrène avec une roue placée à l’extrémité d’un arbre vertical F, lequel communique le mouvement à l’aiguille du cadran G, qui donne les mètres cubes ayant passé par l’appareil. D’autres engrenages impriment le mouvement aux aiguilles des cadrans multiplicateurs, H, qui inscrivent les dizaines et centaines de mètres cubes. Enfin, une disposition trop longue à expliquer fait tourner le cadran horizontal L. L’objet de ce dernier cadran, c’est de montrer au consommateur les fuites qui peuvent se produire dans l’appareil. En effet, si, les robinets étant fermés, ce cadran continue de tourner, il indique par cela même, que du gaz traverse le compteur, et se perd sans arriver aux becs.
On remplit d’eau le compteur par l’orifice I, fermé par un bouchon à vis. Un siphon D, D′, régulateur du niveau, empêche de trop remplir l’appareil. Quand il faut verser l’eau, on ouvre le bouchon à vis J, et tant que l’eau ne s’écoule pas par cet orifice, on peut sans crainte verser encore. Si le niveau de l’eau baissait trop dans le compteur, la soupape à flotteur B se fermerait, et le compteur cesserait de fonctionner, car le gaz ne passerait plus.
La figure 102 représente le compteur vu à l’extérieur. Le gaz pénètre dans le compteur par le tube A, il en sort par le tube M. L’ouverture J (fig. 101), quand on a retiré la vis qui la bouche, permet l’écoulement de l’eau versée en excès.
On doit s’assurer tous les mois, que le compteur a conservé son niveau. S’il y a une petite différence, due à l’évaporation de l’eau du compteur ou à la condensation de l’eau apportée par le gaz, on ajoute ou on retire un peu d’eau, après avoir pris la précaution de fermer le robinet de communication avec la canalisation de la rue.
Puisque l’eau est employée dans cet instrument, il doit être placé dans un lieu à l’abri de la gelée, qui arrêterait la marche de l’appareil par la congélation de l’eau. Il doit, de plus, être parfaitement de niveau, et établi plus bas que les becs qu’il doit desservir.
Chercher à démontrer la supériorité de l’éclairage au moyen du gaz sur les anciens systèmes d’éclairage, serait plaider une cause depuis longtemps gagnée. Nous nous bornerons donc à rappeler quelques chiffres qui donneront la mesure de sa supériorité.
Il est reconnu qu’un bec à gaz, de la dimension adoptée par les compagnies, et qui est équivalent à un fort bec d’Argand, consomme, par heure, terme moyen, 140 litres de gaz de houille, 58 à 60 litres de gaz de résine et 34 litres seulement de gaz d’huile. D’où il résulte que, pour une soirée d’hiver, commençant à quatre heures et finissant à onze, un bec consume : 980 litres de gaz de houille, 406 à 420 litres de gaz de résine, et 238 litres de gaz de l’huile. Or, d’après M. Péclet, le prix d’une heure d’éclairage, à lumière égale, en prenant pour terme de comparaison la lampe Carcel, qui brûle 42 grammes d’huile à l’heure, revient à Paris, savoir :
centimes. | ||||||
Celle obtenue | de la chandelle | des 12 au kilogramme |
à | 9,80 | ||
des 16 au kilogramme |
12,00 | |||||
de la bougie de cire de 10 au kilogramme |
18,60 | |||||
de l’huile, dans l’appareil le plus avantageux |
5,80 | |||||
du gaz de l’huile ou de la houille |
3,90 |
Il résulte de là que la lumière fournie par les bougies de cire, est un peu plus de douze fois plus chère que celle du gaz, et que l’éclairage par le gaz présente une économie de près de moitié sur l’éclairage à l’huile, et des deux tiers sur celui de la chandelle. Ajoutons que les chiffres donnés ici par M. Péclet sont encore beaucoup au-dessous de la vérité, car ce physicien basait son calcul sur le prix de 72 centimes le mètre cube, prix trop élevé, attendu que les compagnies de gaz à Paris le livrent aujourd’hui aux consommateurs à 30 centimes.
D’après des évaluations plus récentes, on a établi le tableau suivant du prix comparatif des divers moyens d’éclairage, en prenant pour terme de comparaison, la lampe Carcel brûlant 42 grammes d’huile à l’heure.
Pour atteindre ce degré d’intensité lumineuse, il faut dépenser :
Ce n’est pas seulement sous le rapport de l’économie, que l’éclairage au moyen du gaz offre des avantages marqués. Son emploi met à l’abri d’un grand nombre d’inconvénients qui sont inséparables des anciens modes d’éclairage. Les chances multipliées d’extinction que présentaient autrefois les réverbères alimentés par l’huile, telles que la gelée, l’agitation de l’atmosphère, le défaut de mèches ou le mauvais entretien de l’appareil, n’existent plus avec le gaz. Dans l’intérieur des maisons, il permet d’éviter les ennuis du soin et de l’entretien des lampes, les pertes qu’occasionne trop souvent la mauvaise qualité du combustible, ainsi que les dangers qui résultent du coupage des mèches pendant l’ignition des lampes, et même les accidents qui peuvent arriver par l’inflammation spontanée de vieux linges ou d’étoupes imbibées d’huile, événement qui n’est pas aussi rare qu’on le pense. Il permet enfin d’éviter les vols domestiques de la substance éclairante.
Il existe encore bien des préjugés contre l’emploi du gaz ; mais quand on y regarde de près, il est facile de reconnaître que ces appréhensions sont mal fondées.
Le prétendu danger d’incendie, la crainte des explosions, voilà ce qui inquiète encore beaucoup de personnes. Mais les explosions de gaz sont extrêmement rares, et n’arriveraient jamais, si, après avoir reconnu par l’odeur l’existence d’une fuite de gaz, on ne pénétrait dans ce lieu avec une lumière. Quand une fuite s’est déclarée, ce qui est immédiatement révélé par l’odeur du gaz, ouvrir les fenêtres pour aérer la pièce dans laquelle elle s’est produite, après avoir fermé le robinet qui donne accès au gaz dans la maison, telle est la conduite à suivre. Et si l’on n’a pas l’imprudence de pénétrer dans la pièce infectée de gaz, avec une lumière, ou de chercher la fuite au moyen d’une bougie allumée, promenée le long des tuyaux, comme le font quelquefois certains ouvriers, il est impossible qu’une explosion se produise.
Le gaz est peut-être le moins dangereux de tous les modes d’éclairage. La meilleure preuve de ce fait, c’est qu’en Angleterre, les compagnies d’assurances contre l’incendie assurent les maisons éclairées au gaz aux mêmes conditions et même à des prix moins élevés, que celles qui ne font pas usage du gaz. Remarquons, en effet, que c’est déjà une grande cause de sécurité, que l’impossibilité de transporter la lumière d’un lieu dans un autre. La plupart des incendies provoqués par les bougies ou les lampes, proviennent de ce que l’on a, par distraction, transporté la lampe dans un lieu dangereux. Combien de morts d’hommes n’ont pas causées les lampes à schiste, à gazogène ou liquide Robert, à pétrole mal purifié ! À côté de ces liquides inflammables, le gaz est la sécurité même.
M. Schilling, dans son Traité sur le gaz, examine d’une manière approfondie la question de l’explosibilité d’un mélange d’air et de gaz. On ne peut, selon lui, préciser la quantité de gaz qui doit se répandre dans un espace déterminé, pour former un mélange explosif, parce que le mélange du gaz avec l’air n’est jamais que partiel, et que le hasard joue un grand rôle dans la formation de ce mélange explosif à un endroit déterminé d’une même pièce. Selon M. Schilling, un mélange de 4 volumes d’air et de 1 volume de gaz n’est pas encore explosif ; bien plus, lorsqu’on l’allume, il brûle simplement. Un mélange de 5 volumes d’air avec 1 volume de gaz est détonant, mais une proportion plus grande d’air n’offre plus aucun danger.
On reproche souvent au gaz de fatiguer la vue. Mais la lumière du gaz n’a aucune action malfaisante qui lui soit propre. C’est l’augmentation de l’intensité de la lumière qui fatigue les yeux, et non la nature même de cette lumière. Au lieu de travailler, comme on le faisait autrefois, avec une ou deux bougies, on emploie maintenant un bec de gaz, qui donne la lumière de 10 à 12 bougies stéariques. Cette lumière trop vive fatigue les yeux ; mais si l’on se contentait de la même intensité de lumière qu’autrefois, c’est-à-dire d’une clarté équivalant à deux bougies, on ne fatiguerait pas sa vue.
On peut faire la même remarque pour la chaleur que développe la combustion du gaz, et dont on se plaint souvent, surtout dans les pièces de faibles dimensions, et dans celles où l’on n’établit pas une ventilation suffisante. Pour une même intensité de lumière, le gaz ne développe pas plus de chaleur, en brûlant, que la cire ou l’huile.
Disons, toutefois, que la fixité obligée des appareils à gaz est un grand inconvénient pour l’éclairage des appartements. Sans ce défaut, à peu près irrémédiable, il est certain qu’en raison de l’économie extrême qu’offre son emploi, le gaz aurait détrôné tous les autres agents d’éclairage. La nécessité de conserver à l’intérieur des maisons les appareils mobiles d’éclairage, c’est-à-dire les lampes, flambeaux, bougies, etc., restreint seule l’usage du gaz dans l’éclairage domestique.
CHAPITRE XXV
Lorsqu’une industrie importante vient à s’élever, il semble toujours, au premier aperçu, qu’elle va anéantir les industries rivales, ou du moins apporter un obstacle considérable à leurs perfectionnements ultérieurs. Cependant l’expérience a toujours démenti cette prévision. Quand les bateaux à vapeur s’établirent sur nos fleuves, il sembla que les divers transports par la voie de terre allaient disparaître à jamais. Quand la fabrication des cotonnades et celle des toiles peintes furent introduites en France, pour la première fois, toutes les villes manufacturières du royaume se liguèrent contre cette industrie, qui paraissait les menacer d’une ruine inévitable. À l’apparition des premiers quinquets, les fabricants de chandelles se crurent réduits à la mendicité. On sait néanmoins que ces créations nouvelles ont produit des effets en tout contraires à ceux que l’on redoutait. L’éclairage par le gaz n’a pas apporté d’exception à ce fait général. Au lieu de faire disparaître les anciens systèmes d’éclairage, il a imprimé à chacun d’eux une impulsion nouvelle, et provoqué dans leur outillage des perfectionnements auxquels on était loin de s’attendre. Une fois accoutumé à l’éclat de la lumière du gaz, on a voulu la retrouver partout. Chacun a compris les avantages d’une lumière pure, égale et brillante ; et le désir généralement exprimé de voir perfectionner l’éclairage au moyen du suif et de l’huile, a conduit à une découverte nouvelle : nous voulons parler de l’éclairage par les hydrocarbures liquides.
La théorie avait depuis longtemps fait connaître la possibilité de remplacer l’huile végétale, ou le gaz, par des liquides naturels, formés, comme ce dernier produit, de carbone et d’hydrogène, et pouvant donner un éclairage plus économique, en raison de leur prix peu élevé. L’essence de térébenthine, — les huiles de naphte et de pétrole, — l’huile essentielle que l’on obtient en soumettant à la distillation divers schistes bitumineux que l’on trouve dans quelques terrains, et que l’on désigne sous le nom d’huile de schiste, — l’huile volatile que l’on retire des résines soumises à la distillation, etc., constituent autant de produits que la nature nous fournit avec une certaine abondance, et qu’il est permis de consacrer, avec de grands avantages, à l’éclairage. Seulement, ces liquides, très-volatils, beaucoup plus combustibles que l’huile végétale, et ne renfermant que peu ou point d’oxygène, ne pouvaient être brûlés dans les lampes ordinaires qui servent à la combustion de l’huile. Il fallait imaginer des dispositions particulières pour les appliquer à l’éclairage.
Cette dernière difficulté a été facilement résolue. Les lampes pour la combustion des hydrocarbures ne laissent rien à désirer.
La figure 103 représente la lampe employée pour l’éclairage au gazogène. C’est le bec le plus simple de tous. Une mèche de coton, en fils qui ne sont ni tressés ni tordus, et qui est maintenue dans un tube de cuivre, plonge dans le liquide, et fait élever ce liquide par capillarité jusqu’à une certaine hauteur. De là la vapeur de ce même liquide vient s’enflammer à l’orifice.
Quelquefois on se sert, pour activer l’allumage, d’un moyen assez curieux, que la physique nous explique. On prend un anneau de cuivre, que l’on a chauffé lui-même par un moyen quelconque, par exemple en faisant brûler à sa surface un peu d’huile de schiste, et l’on applique cet anneau autour de la partie supérieure du bec. La chaleur se propage jusqu’au fond du tuyau, par la conductibilité du métal, et une partie du liquide se réduit en vapeurs qui passent à l’intérieur du tube. Cette vapeur s’enflamme, et les vapeurs continuant d’affluer au bec, la combustion continue sans interruption.
Qu’est-ce que le gazogène, fort mal nommé quelquefois gaz liquide ? C’est le premier hydrocarbure liquide que l’on ait consacré à l’éclairage. Il se compose d’un mélange d’alcool et d’essence de térébenthine. Ces liquides sont très-inflammables tous les deux ; leur mélange brûle dans les lampes avec un très-grand éclat. La térébenthine seule donnerait une flamme très-fuligineuse ; la présence de l’alcool obvie à cet inconvénient. On appelle quelquefois ce système d’éclairage éclairage Robert, du nom de l’inventeur.
Le gazogène Robert n’est pas économique, vu la cherté de l’alcool, mais il a en sa faveur la propreté et l’absence de toute odeur pendant la combustion. Malheureusement, il est d’un usage très-dangereux, vu l’excessive inflammabilité des deux liquides qu’il renferme. Nous verrons tout à l’heure combien il faut tenir en défiance les liquides inflammables par eux-mêmes, et qui peuvent brûler sans l’interposition d’aucune mèche. Disons en attendant que, de tous les liquides dangereux comme agents d’éclairage, le liquide de Robert, c’est-à-dire le mélange d’essence de térébenthine et d’alcool, est assurément le plus à redouter.
Le gazogène n’est d’ailleurs aujourd’hui que d’un emploi très-limité.
L’hydrocarbure qui a d’abord remplacé le gazogène, c’est l’huile de schiste, qu’un certain nombre d’usines produisent encore aujourd’hui en quantité assez considérable, au moyen de la distillation des schistes bitumineux, qui se rencontrent dans divers terrains.
L’huile de schiste fournit un éclairage très-brillant, et qui offre, sous le rapport de l’économie, des avantages incontestables. Son prix ne dépasse pas 1 franc le litre. Aussi son usage est-il resté assez longtemps répandu dans les fabriques et dans les ateliers. On l’a même consacrée, dans quelques petites villes, à l’éclairage des rues.
Quelques renseignements sur l’extraction de l’huile de schiste, sur l’origine et sur les progrès de cette industrie, ne seront pas déplacés ici.
Les schistes bitumineux qui fournissent un carbure d’hydrogène liquide consacré à l’éclairage, se trouvent principalement dans le bassin d’Autun. Ceux que l’on trouve dans le midi de la France et dans les Alpes, sont des schistes imparfaits, c’est-à-dire des lignites, qui, par la distillation, fournissent des produits moins purs, et qu’il faut soumettre à plusieurs rectifications, pour les débarrasser de l’odeur désagréable qui les accompagne.
L’opération industrielle qui consiste à extraire les hydrocarbures éclairants des schistes bitumineux, est assez compliquée. Le fractionnement des différents produits obtenus dans les diverses périodes de la distillation, est le point difficile de cette fabrication.
Pour le retirer du sein de la terre, le minerai schisteux exige, comme premier travail, toute l’exploitation ordinaire d’une mine. Porté ensuite dans l’usine de première distillation, ce minerai y est concassé, puis jeté dans les cornues, qui sont disposées par couples dans les fourneaux. La distillation exige de douze à dix-huit heures. Les hydrocarbures en vapeur viennent successivement se condenser dans les appareils réfrigérants qui font suite aux appareils distillatoires. Ces derniers, une fois l’opération terminée, sont débarrassés du minerai épuisé, puis rechargés, et ainsi de suite.
Cette opération, qu’une usine sérieusement organisée ne peut effectuer sur moins de 25 000 kilogrammes par jour, ne procure au fabricant que le liquide brut. Il faut soumettre ce premier produit à des rectifications successives, qui ont pour but d’obtenir : 1o des essences de diverses densités, pour l’éclairage ; 2o des hydrocarbures plus consistants, qui peuvent servir à la fabrication des graisses pour les voitures, ou des goudrons asphaltiques pour les trottoirs des rues.
La production de l’huile éclairante de schiste est donc répartie dans trois centres d’exploitation : la mine, l’usine de distillation du minerai, et l’usine de rectification des liquides obtenus.
On n’a pu parvenir à trouver encore un emploi avantageux au résidu de la distillation des schistes bitumineux. Sous ce point de vue, l’extraction des hydrocarbures des schistes est loin d’offrir les avantages que présente l’extraction du gaz de la houille. La houille, en effet, laisse dans la cornue, le coke, dont les débouchés sont certains, tandis que le résidu laissé par le schiste n’a aucune valeur.
On avait proposé d’utiliser ce résidu, soit comme absorbant, soit comme désinfectant, soit comme amendement dans la culture ; mais les frais de transport deviendraient considérables ; il faudrait donc s’en servir sur place, chose impossible. La quantité de résidus résultant du travail de chaque jour est un véritable embarras ; elle finit par encombrer, en formant de petites collines, les environs des usines.
L’idée d’appliquer à l’éclairage les produits de la distillation des schistes, appartient à un manufacturier de Paris, Selligue, qui créa la première usine de ce genre. Dans l’origine, Selligue voulait consacrer l’huile de schiste à produire du gaz pour l’éclairage. La pensée lui vint plus tard de consacrer directement à l’éclairage, ce liquide, convenablement purifié. Seulement, il fallait construire des lampes d’une disposition spéciale. Selligue imagina et fit construire les premières lampes à schiste. Il fit élever l’huile jusqu’au bec par la simple capillarité de la mèche. Il adopta le bec d’Argand pour provoquer un double courant d’air, et il interposa au milieu de la flamme, un disque métallique horizontal qui étale et amincit cette flamme, et qui multiplie assez les contacts de l’oxygène de l’air avec la vapeur combustible pour que cette vapeur brûle sans qu’aucune portion échappe à la combustion. La richesse de l’huile de schiste en carbone fait qu’elle brûle avec un éclat extraordinaire.
La figure 104 représente la lampe à schiste inventée par Selligue. On voit posé par-dessus le bec, un mince disque métallique, a, qui étale la flamme en une sorte de couronne évasée, forme excellente pour assurer une combustion complète. L’air arrive au bec par la galerie bc.
Il existe un autre modèle de lampe à schiste, dans lequel l’air arrive par la base de la lampe et suit le long trajet que l’on voit indiqué sur la figure 105. L’entrée principale de l’air se trouve à la partie inférieure de la lampe. Une règle a, que l’on enfonce à volonté, sert à graduer le volume d’air qui doit servir à la combustion.
Après la mort de Selligue, une compagnie s’organisa pour développer cette industrie. On opérait la distillation dans des cornues cylindriques placées verticalement dans le fourneau. Cette disposition permettait de charger et de décharger facilement les cornues, mais la partie intérieure, le noyau du milieu, n’était presque jamais distillée. Aujourd’hui, après divers essais et diverses formes données aux cornues, on a adopté une forme plate et élevée. Ces cornues se chargent par-dessus et se déchargent par devant. On se sert quelquefois de cornues de forme allongée, comme les premières qu’employa Selligue, en les plaçant obliquement dans le fourneau.
Le mode de fractionnement des hydrocarbures bruts, est d’une grande importance dans une usine de schiste. Dans l’origine, le produit de la première distillation, c’est-à-dire l’huile brute, recevait deux emplois : on la rectifiait, pour en retirer le liquide destiné à l’éclairage, et le résidu de cette seconde distillation servait à la fabrication des graisses pour les voitures. Les fabricants actuels ont modifié cette manière d’opérer. Leur hydrocarbure brut subit des fractionnements plus nombreux, ce qui permet d’obtenir une plus grande quantité de liquide propre à l’éclairage. En concentrant davantage les résidus, ils obtiennent des goudrons asphaltiques pour les trottoirs. Quelquefois, ces derniers résidus sont consacrés à la production du gaz, car cette matière fournit quinze fois plus de gaz que la houille.
Après celle de Selligue, d’autres usines se sont élevées pour la préparation de l’huile de schiste, et se sont efforcées de réaliser des perfectionnements dans la fabrication de ce produit.
Après l’huile de schiste, qui est de tous les hydrocarbures analogues le produit le plus répandu, on doit citer l’huile essentielle, extrêmement éclairante et d’un usage très-économique, que l’on obtient en soumettant à la distillation le bog-head, variété de houille très-précieuse par le nombre et l’utilité des produits qu’elle fournit. MM. Mallet et Knab l’obtiennent en distillant cette houille dans un bain de plomb, et par l’intermédiaire d’un courant de vapeur qui traverse l’appareil. Une fabrique de Hambourg préparait, en 1860, des quantités considérables de ce liquide, qui servait alors à l’éclairage des rues dans un certain nombre de villes de l’Allemagne.
Nous pouvons citer encore, comme propre au même objet, l’hydrocarbure que l’on retire de la distillation de la résine par des procédés particuliers. Ce liquide éclairant offre cet avantage capital, de n’être point combustible par lui-même, et par conséquent, de ne pas offrir, dans son maniement, les dangers qui ont fait repousser avec raison l’huile de schiste de l’intérieur des habitations. La source de ce liquide est d’ailleurs trop limitée pour que l’on puisse espérer le voir jamais prendre une extension importante. La résine est d’une production assez bornée, et elle ne saurait suffire aux besoins d’une consommation qui dépasserait certaines limites.
C’est ici le lieu de faire remarquer que l’emploi dans l’éclairage, du gazogène, de l’huile de schiste et de tous les hydrocarbures volatils, est une source continuelle de dangers. Les huiles végétales ne sont pas inflammables par elles-mêmes, elles ne peuvent brûler que par l’intermédiaire d’une mèche de coton. C’est ce qui donne une sécurité absolue pour la conservation de ces matières dans les magasins, et pour leur maniement à l’intérieur de nos maisons. Au contraire, l’huile de schiste, l’essence de térébenthine mélangée d’alcool, c’est-à-dire le gazogène, les huiles volatiles provenant de la distillation du bog-head et d’autres bitumes, s’enflamment directement par l’approche d’un corps en combustion, tel qu’une allumette. Cette fâcheuse propriété commande toutes sortes de précautions et de soins dans la conservation et l’emploi de ces substances. Une traînée d’huile qui se répand sur le sol, est un accident désagréable ; mais une traînée d’huile de schiste qui coule sur le parquet, est une véritable cause de dangers, puisque le liquide peut aller s’enflammer à un foyer et mettre le feu à la maison.
Voilà le vice fondamental de tous les liquides combustibles par eux-mêmes. Aussi, dans les ateliers et les fabriques éclairés à l’huile de schiste, par exemple, a-t-on la sage précaution de fixer à demeure, les lampes contre le mur, ou de les suspendre invariablement au plafond, comme les appareils d’éclairage au gaz.
Malgré ces précautions, il se produit bien des accidents pendant le remplissage des lampes, par les bris de bouteilles, etc. Tous ces liquides sont donc une cause perpétuelle de dangers. La prudence exige qu’on leur interdise l’accès des habitations privées, qu’on les consacre uniquement à l’éclairage des rues, des cours des maisons et des lieux en plein air.
Il nous reste à dire que l’huile de schiste, et tous les hydrocarbures destinés à remplacer les huiles végétales, ont été détrônés et rejetés dans l’ombre, par un véritable coup de théâtre de la science et de l’industrie. Une huile minérale nouvelle, découverte au sein de la terre, et dont on commença à répandre dans l’industrie des masses considérables dès l’année 1863, a produit une véritable révolution subite dans l’art de l’éclairage. Nous voulons parler du pétrole. Au-dessous du sol de l’Amérique du Nord, on a trouvé d’immenses lacs de ce liquide combustible ; il suffit d’un trou de sonde pour faire jaillir une colonne continue de pétrole. Le même produit naturel a été trouvé ensuite, avec une certaine abondance, en Asie et dans quelques parties de l’Europe.
C’est vers l’année 1858 que les sources jaillissantes d’huile de pétrole furent découvertes en Amérique, pour la première fois. Comme ce liquide se prête merveilleusement à l’éclairage et qu’il n’est pas inflammable par lui-même, quand on a eu la précaution de le priver, par des distillations répétées et une épuration convenable, des hydrocarbures très-volatils qu’il renferme, il donne une certaine sécurité comme agent d’éclairage. Aussi l’usage de l’huile minérale de pétrole n’a-t-il pas tardé à se répandre en Amérique. Ce produit est parvenu rapidement en Europe, où son bas prix l’a fait promptement accepter. Le pétrole a commencé par détrôner l’huile de schiste et les autres liquides combustibles à bas prix qui étaient alors en usage pour l’éclairage des ateliers, et bientôt les perfectionnements apportés à sa purification, lui ont ouvert l’accès des appartements.
Mais ce sujet mérite d’être étudié avec une attention particulière. Nous consacrerons, en conséquence, quelques chapitres à son développement.
CHAPITRE XXVI
Il est bien surprenant qu’un produit d’une aussi grande utilité pour les hommes, que l’huile de pétrole, ait été connu de tout temps et utilisé en partie par la civilisation ancienne, et que son usage ne se soit pourtant répandu que de nos jours. En ce moment, nous sommes encore loin de tirer de cette matière précieuse tout le profit qu’on doit en attendre. L’huile de pétrole s’est à peine introduite depuis quelques années dans la consommation générale, et déjà l’on comprend qu’elle constituera l’une des plus grandes richesses de l’humanité, une matière égale au moins à la houille, et qui est appelée, comme cette dernière substance, à exercer une influence fondamentale sur les progrès de l’industrie et du bien-être des nations.
Il faut remonter à une époque très-reculée pour trouver la première mention faite dans l’histoire des matières bitumineuses pétrolifères. Les mines de Ninive nous donnent ce premier témoignage historique. Les murailles de cette vieille cité de l’Asie, sont, en effet, cimentées par un mortier asphaltique, résidu de l’évaporation naturelle du pétrole. Le même ciment avait servi à l’édification de Babylone, et par conséquent aussi à la construction des fameux jardins suspendus, si toutefois cette merveille parmi les sept merveilles du monde, ne doit pas être reléguée dans le domaine de la Fable. Le pétrole était tiré des sources d’Is, qui existent encore aujourd’hui, non loin des bords de l’Is, petit affluent de l’Euphrate, qui coule à 190 kilomètres environ au-dessus de Babylone.
Les anciens Égyptiens connaissaient le pétrole ; ils s’en servaient également pour la conservation des vivants et pour celle des morts. Ceux de leurs prêtres qui exerçaient l’art de guérir, administraient cette huile à leurs malades, et non sans raison, d’ailleurs, car le pétrole est un stimulant diffusible, au même titre que l’essence de térébenthine. C’est encore un excellent vermifuge, un remède héroïque contre le tœnia ou ver solitaire, et nulle part le tœnia n’est plus commun que dans la vallée du Nil. Le pétrole servait certainement aux embaumements ; il n’est pas difficile de reconnaître cette substance à l’odeur qu’exhalent encore aujourd’hui les bandelettes des momies égyptiennes.
Hérodote parle des puits de Zacynthe qui fournissaient une huile minérale. Zacynthe, dont parle Hérodote, était l’île de Zante, qui fait partie des îles Ioniennes.
Plutarque cite un lac d’huile naturelle qui brûlait près d’Ecbatane.
Pline et Dioscoride mentionnent les sources huileuses d’Agrigente, en Sicile. Les habitants les utilisaient pour l’éclairage. Cependant cet usage ne se généralisa pas, bien que l’Italie soit riche en gisements de pétrole.
Les Chinois, dont la civilisation est restée immuable depuis les temps les plus reculés, ont dû rencontrer fréquemment des sources de pétrole, dans les sondages à la corde qu’ils pratiquaient pour découvrir des sources d’eau salée. Leurs puits artésiens, chefs-d’œuvre de patience, atteignent à des profondeurs de 600 et même de 800 mètres. Par suite de cette excessive profondeur, qui va confiner aux parties brûlantes de l’intérieur de notre globe, il se dégage souvent de ces puits, des flammes et des jets de gaz, qui brûlent comme des volcans en miniature. Certains puits artésiens du Céleste Empire qui, par leur ancienneté, sont de véritables monuments archéologiques, laissent couler depuis des siècles, une huile inflammable, sans que le réservoir naturel semble près de tarir.
Les bords de la mer Caspienne sont riches en sources de pétrole. Nous avons déjà parlé dans l’histoire du gaz de l’éclairage, des sources de Bakou, situées sur les bords de la mer Caspienne, qui donnent naissance à des effluves gazeux inflammables. Ces feux naturels qui doivent leur combustibilité à des vapeurs de pétrole, brûlent depuis l’antiquité la plus reculée. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit concernant les temples du feu qui existent en Perse, et la secte des adorateurs de ce feu. Seulement nous présenterons (fig. 107) la vue de l’un de ces temples, d’après les dessins qu’a rapportés de ce pays un voyageur moderne, M. Flandin.
La mer Morte, ou lac Asphaltite, a tiré son nom des mêmes circonstances naturelles. Tout le monde connaît la légende biblique d’après laquelle Sodome et Gomorrhe, villes situées au bord de cette mer, périrent dans un embrasement général. Cette histoire a peut-être son origine dans quelque sinistre qui se produisit dans ces villes, par un de ces accidents dont les exemples, nous le verrons, n’ont pas de nos jours été rares en Amérique. Peut-être une source abondante et nouvelle qui vint tout à coup à surgir du sol, fut-elle enflammée par hasard, et, ruisselant en gerbes de feu parmi les campagnes et les villes, alla-t-elle répandre l’incendie et la mort dans ces malheureuses contrées. C’est sans doute par ce vulgaire accident que les débris de Sodome et de Gomorrhe dorment aujourd’hui sous les eaux tranquilles du lac Asphaltite.
De nos jours, en effet, l’huile semble sourdre continuellement des profondeurs de la mer Morte. Elle s’élève à sa surface, et souvent le touriste qui visite les bords solitaires de cette mer, admire les irisations de l’onde produites par la réfringence considérable du liquide bitumineux. Çà et là flottent des masses bitumineuses résultant de l’évaporation de l’huile minérale, et la plage est couverte d’épaves composées d’asphalte.
Il existe en Asie, en Afrique, en Amérique, des lacs plus riches encore en asphalte, c’est-à-dire en bitume provenant de l’évaporation de l’huile de pétrole.
Un grand nombre de sources de pétrole, peu abondantes, mais qui peut-être indiquent l’existence de grandes nappes souterraines, sont depuis longtemps connues en France et dans les autres pays de l’Europe. Nous citerons celle de Gabian, près de Pézénas (Hérault), qui avait dû sa réputation à ses vertus médicinales, — celle de Schwabwiller (Bas-Rhin), qui a été retrouvée en 1838, par M. Degousée ; — celles d’Amiano, découvertes en 1640, et qui ont longtemps servi à l’éclairage des rues de la ville de Gênes ; — enfin celles de Montechiaro, près de Plaisance ; celles de Modène ; de Lamperslock ; en Suisse ; dans le comté de Hanau ; et de Sehne, sur la frontière du Hanovre.
Mais la contrée la plus riche en pétrole, paraît être l’Amérique. L’existence de sources de pétrole, dans l’Amérique du Nord, avait été signalée par divers naturalistes, avant l’événement considérable que nous rapporterons plus loin, c’est-à-dire avant la découverte soudaine faite, en 1858, d’une quantité énorme de sources de ce produit bitumineux.
C’est ainsi qu’Alexandre de Humboldt avait signalé, dans l’Amérique méridionale, bon nombre de points dans lesquels les sources bitumineuses sortent de terre. Telle est, au sud de la pointe de Guataro, sur la côte orientale et dans la baie de Mayari, la mine de goudron de Chapapote, qui, selon Humboldt, produit, aux mois de mars et de juin, des éruptions, souvent accompagnées de flammes et de fumée.
Au sud-est du port de Naparimo, au milieu d’un sol argileux, existe un lac de bitume renommé.
On trouve encore du pétrole sur les eaux de la mer, à trente lieues au nord de l’île de la Trinité (la Trinidad), île de l’archipel des Antilles, située non loin du continent américain, presque sur la ligne de l’équateur ; et autour de l’île de Grenade, autre île du même archipel, dont le sol basaltique renferme un volcan éteint.
Le docteur Nugent, qui a visité le lac de la Trinidad, a donné la relation suivante de ce qu’il observa dans cette excursion :
« À une certaine distance, on dirait un grand bassin d’eaux mortes, rempli d’îlots, d’ajoncs et d’arbrisseaux ; en arrivant auprès, on est tout surpris de se trouver en présence d’un lac immense de goudron minéral, ayant une couleur cendrée, et entrecoupé, çà et là, par des crevasses remplies d’eau. Lors de notre visite, la surface avait assez de consistance pour nous porter, ainsi que les quelques animaux qui nous accompagnaient et qui purent y brouter en toute sécurité. Cependant elle n’était pas tellement dure qu’elle ne conservât parfois l’empreinte de nos pas. Mais, à l’époque de la sécheresse, la résistance est moins grande et la matière doit approcher de l’état fluide, comme semblent l’indiquer les troncs et branches d’arbres récemment enveloppés de bitume et qui, auparavant, dépassaient le niveau d’une hauteur de 30 centimètres.
« Les crevasses qu’on aperçoit sont très-nombreuses ; elles se ramifient dans toutes les directions, et les eaux qui les remplissent pendant la saison des pluies sont le seul obstacle qui ne permette pas de faire la traversée à pied. La profondeur de ces crevasses est en général, en raison de la largeur : elle a tantôt moins d’un mètre, et tantôt elle est insondable. Chose remarquable, l’eau qu’on en tire est de bonne qualité et sert à l’approvisionnement des habitants du voisinage ; on y trouve même du poisson, et particulièrement une très-bonne espèce de mulet.
« La matière n’a pas partout la même dureté ; ainsi, dans certains endroits, il faut de rudes coups de marteau pour en détacher quelques morceaux, tandis que dans d’autres (et ce sont les plus nombreux ) elle se laisse facilement découper avec une hachette et présente une cassure vésiculaire et huileuse. Il est un endroit où on la trouve à un état assez fluide pour qu’on puisse en puiser dans un vase, et on m’en a indiqué un autre où elle a la couleur, la consistance, la transparence et la fragilité du verre à bouteilles ou de la résine. Quelle qu’en soit la qualité, son odeur est partout la même, c’est-à-dire très-pénétrante et analogue à celle d’un mélange de soufre et de goudron. Au contact d’une lumière, la substance fond comme la cire à cacheter ; elle brûle alors avec une légère flamme et durcit de nouveau dès que cette flamme s’éteint. »
Quelle immense quantité de pétrole a dû s’évaporer, pour laisser un résidu aussi considérable ! Et qui pourrait calculer les quantités, plus grandes encore, qui se sont perdues dans les fleuves, ou déversées directement dans l’Océan !
Il n’est pas rare que les vaisseaux qui doublent le cap Vert, sur la côte occidentale de l’Afrique, presque sous l’équateur (Sénégambie), aient à traverser une nappe d’huile, qui recouvre les flots sur une surface de plusieurs centaines de lieues carrées.
Le même phénomène se montre quelquefois près de l’île de Terre-Neuve, non loin de la côte orientale de l’Amérique du Nord. Sous l’action du soleil, l’huile s’évapore en presque totalité, et le résidu de cette évaporation constitue les globules et rognons de matières solides, que l’on voit, dans ces parages, flotter sur les eaux de la mer.
Ici nous nous arrêterons un instant, pour hasarder l’explication d’un phénomène assez étrange, et qui, jusqu’à ce jour, est resté sans solution. Il s’agit de la véritable origine du produit naturel connu sous le nom d’ambre gris, et qui ne se trouve, comme on le sait, que dans les intestins d’un grand cétacé, le cachalot. On rencontre les masses d’ambre gris dans l’intestin de ce gigantesque mammifère souffleur, mais le plus souvent on les trouve flottant sur la mer, parmi les déjections de l’animal, ou échouées sur les plages. L’explication de la formation de cette substance a été donnée uniformément par les auteurs classiques. « L’ambre gris, dit, par exemple, Moquin-Tandon, se forme en boule dans le tube digestif du cachalot, et il est rendu avec les excréments[28]. » Le même auteur ajoute : « Lorsque les pêcheurs américains découvrent l’ambre gris dans un parage, ils en concluent aussitôt qu’il doit être fréquenté par quelque cétacé[29]. »
Bory de Saint-Vincent dit à ce propos :
« On prétend que les renards sont très-friands de l’ambre, qu’ils le viennent chercher sur les côtes, le mangent, et le rendent tel qu’ils l’ont avalé, quant à son parfum, mais altéré dans sa couleur. C’est au résultat de ce goût qu’on attribue l’existence de quelques morceaux d’ambre blanchâtre qu’on trouve à une certaine distance de la mer, dans les Landes aquitaniques et que les habitants du pays appellent ambre renardé. »
Les masses d’asphalte qui sont déversées dans l’Océan, par les sources naturelles de pétrole, nous paraissent fournir une explication beaucoup plus simple de l’origine de l’ambre gris. Les masses bitumineuses provenant de l’évaporation du pétrole, flottent sur la mer des côtes du nord de l’Amérique. Les grands cétacés les avalent, croyant trouver une proie. Dans l’intestin de ces animaux, le bitume s’épure, se clarifie, et subit la modification qui le transforme en ambre. Aussi l’ambre gris, si recherché des amateurs, serait, selon nous, de l’asphalte digéré par le cachalot, et l’odeur suave qui fait rechercher cette substance, proviendrait des huiles essentielles du pétrole, modifiées au sein de l’animal vivant.
Bien des fois, jusqu’à la découverte des sources d’huile de l’Amérique du Nord, événement considérable auquel nous allons arriver, on tenta de faire servir à l’éclairage le pétrole fourni par les petites sources connues. Mais ce produit naturel répandait une odeur infecte ; et comme il était chargé d’essences très-volatiles, il exposait aux dangers d’explosion et d’incendie. L’histoire fournirait beaucoup d’exemples de ce genre d’accidents. Il était donc indispensable de purifier l’huile de pétrole, pour la faire servir à l’éclairage.
Le premier essai d’une distillation, bien imparfaite encore, semble dater de 1694. À cette époque, une patente fut accordée en Angleterre, pour l’épuration des huiles minérales que l’on destinait à l’éclairage. Jusque-là ces huiles n’avaient servi qu’à des usages médicinaux et au graissage des machines. Cependant cette tentative d’épuration n’aboutit pas, et le silence se fit autour de l’industrie naissante.
Il faut arriver jusqu’à l’année 1850, pour trouver un nouvel essai sérieux de rectification des huiles de pétrole.
Young, industriel et savant d’un certain mérite, découvrit un gisement de pétrole dans la Nouvelle-Écosse (presqu’île du continent du nord de l’Amérique, au sud de l’île de Terre-Neuve). Après quelques tâtonnements, il parvint à en extraire une huile éclairante suffisamment pure. Il en livra une certaine quantité au commerce, et ce produit fut rapidement enlevé. Malheureusement ce gisement s’épuisa bientôt.
Young avait remarqué, à proximité de son puits tari, un dépôt d’une certaine houille grasse, nommée boghead-coal. Il s’imagina que le pétrole avait coulé de ce charbon, lequel semblait, en effet, imprégné de cette huile. Il chercha donc à obtenir de nouvelles quantités de pétrole, en distillant la houille ordinaire.
Le succès répondit à ses prévisions. La consommation du nouveau produit prit de si grandes proportions, qu’en une seule année, Young vendit près de 300 000 hectolitres d’huile de houille, ou plutôt d’huile de schiste. C’est ainsi que fut exploitée pour la première fois, cette huile de schiste, qui, avant la découverte du pétrole américain, a tenu une assez grande place dans l’industrie de l’éclairage.
L’éveil étant donné, la concurrence ne tarda pas à se produire. À l’exemple de l’Américain Young, les Allemands se mirent à distiller les schistes bitumineux, et cette même exploitation s’établit bientôt dans le Tyrol, en Italie, puis en France. C’est alors que se répandit en Europe l’huile de schiste, dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, et qui avait contre elle, non-seulement son inflammabilité, mais encore son insupportable odeur.
L’Amérique du Nord, préludant ainsi au grand rôle que son industrie allait bientôt jouer dans l’exploitation d’une matière de même origine, le pétrole, se mit à distiller, pour en tirer un liquide éclairant, les houilles analogues au cannel-oil et les schistes bitumineux. Elle produisit de l’huile de kérosène, ainsi nommée en raison de sa limpidité et de son absence presque complète d’odeur. Ce liquide était vendu en Amérique à des prix qui variaient entre 75 centimes et 1 franc 10 centimes le litre.
Bientôt l’Angleterre vint jouer un rôle important dans la même entreprise industrielle. On savait qu’il existe dans l’Inde, sur les bords de la rivière Irawaddy, une étendue considérable de terrains tellement imprégnés de bitume, qu’il suffit d’y creuser un trou, pour qu’au bout d’un certain temps on trouve ce trou rempli d’huile. L’empereur des Birmans exploitait seul ces richesses, et il y procédait avec une intelligence médiocre ; de sorte que la plus grande partie de ce précieux liquide restait sans valeur. Vers 1845 les Anglais prirent la direction de ces travaux. Ils perfectionnèrent les moyens d’extraction de l’huile, l’exportèrent en Europe, et bientôt 100 000 litres d’huile de Rangoun furent annuellement introduits en Angleterre. Là on les distillait, pour les répandre sur tous les marchés de l’Europe. La paraffine est, comme nous l’avons dit dans l’histoire de la bougie stéarique, l’un des produits importants que l’on retire aujourd’hui du pétrole de Rangoun.
M. le colonel Serres, qui a parcouru, en 1857, les régions de l’empire birman d’où l’on tire ce bitume, nous donnait en ces termes, dans une lettre qu’il voulut bien nous adresser, en 1860, des renseignements de visu sur les lieux d’extraction de cette substance :
« Chargé par l’Empereur d’une mission auprès de S. M. Birmane en 1857, j’ai eu occasion de visiter ces puits situés à Jenhan-Ghaun, sur la rive gauche de l’Irawaddy.
« De Rangoun à la frontière birmane, j’ai dû employer 20 jours pour remonter le fleuve et 5 jours pour atteindre Jenhan-Ghaun ; total 25 jours de Rangoun aux puits.
« Des bords du fleuve aux premiers puits on compte 3 milles environ. Le terrain, que j’ai parcouru, se ressent des convulsions de la nature. La végétation y est nulle et la terre semble brûlée. On y remarque pourtant de nombreux cactus qui y atteignent la proportion d’arbres par leur croissance.
« On arrive aux puits au moyen d’une route tracée par les sillons de 250 chars attelés de bœufs qui transportent l’huile au rivage. Cette huile est retirée des puits par des moyens tout à fait primitifs, et comme il faut aller la chercher jusqu’à 200 pieds de profondeur, vous pouvez calculer le temps perdu. À sa sortie de terre elle est très-chaude. Elle ressemble à du goudron liquide, sa couleur est verdâtre ; son odeur est âcre.
« J’ai entretenu plusieurs fois l’empereur des Birmans de tout le parti qu’il pourrait tirer de ce produit dont l’a doté la nature. Mais, malgré mes conseils, l’empereur fera ce que l’on fait depuis trois siècles, c’est-à-dire qu’il vendra ses huiles presque pour rien à des gens qui, encore, ne le payent pas. C’est le caractère du pays, et il faudrait bien des circonstances pour le changer malgré les efforts que se donnent quelques chevaliers d’industrie. »
Cependant le moment était arrivé où une découverte d’une importance sans égale, un événement économique de la plus haute portée, allait s’accomplir en Amérique. Nous voulons parler de la mise au jour des sources innombrables d’huile de pétrole, que l’on devait faire jaillir du sol du Nouveau-Monde, comme une fée, en frappant du pied la terre, en fait sortir toutes les richesses que l’imagination peut rêver.
L’huile de pétrole, d’après tout ce que l’on a lu dans les récits qui précèdent, était loin d’être une substance inconnue en Amérique. À l’époque de la découverte du Nouveau-Monde par les Espagnols, les indigènes employaient, comme nous, le pétrole à des usages médicinaux. Les sources les plus renommées étaient celles que l’on trouve encore aujourd’hui sur les bords du lac Seneca. De là était venu le nom d’huile de Seneca, que l’on donnait alors au pétrole, nom que ce liquide a d’ailleurs conservé, en Amérique, jusqu’à ces dernières années.
Les Peaux rouges qui habitaient le Canada, durent communiquer leurs croyances dans les vertus médicinales du pétrole, aux premiers Européens qui émigrèrent dans cette partie de l’Amérique du Nord. On a retrouvé, en effet, dans les terrains bitumineux du Canada, plusieurs puits à pétrole, qui sont aujourd’hui comblés en partie, mais qui devaient être d’une grande profondeur, si l’on en juge par la masse de déblais qui les entourent. L’ancienneté de ces puits est prouvée par la grande taille des arbres qui sont venus sur ces terres transportées.
Pendant de longues années l’huile de Seneca vécut de sa modeste réputation thérapeutique. On s’inquiétait peu d’une drogue médicinale, plus ou moins efficace, dans cette nation ardente, enfiévrée de lucre, de négoce et d’aventures, qui ne mesure les choses qu’à leur prix de vente et à leurs débouchés commerciaux. De temps en temps, un naturaliste, un savant, un homme inutile, annonçait la découverte d’une nouvelle source d’huile de Seneca, en Pensylvanie, en Virginie ou ailleurs ; mais personne n’y faisait attention. Les produits du lac de Seneca ne devaient-ils pas suffire à guérir tous les impotents ?
Une première découverte commença pourtant à émouvoir un peu l’indifférence des Yankees. Vers 1830, un propriétaire de Burksville, dans le Kentucky, faisait creuser un puits, pour chercher de l’eau salée. À 60 mètres de profondeur, la sonde rencontra, sous une couche de roc solide, une nappe jaillissante, dont un jet s’éleva à près de quatre mètres au-dessus du sol. Mais ce n’était point, comme on s’y attendait, de l’eau salée ! c’était une huile inflammable. Dès les premiers moments, l’écoulement fut très-abondant ; le liquide se déversa dans la rivière Cumberland, où il surnagea. Quelques badauds s’amusèrent à y mettre le feu, et l’on vit alors un vaste courant de flammes s’agiter sur la rivière, et embraser les arbres qui couvraient ses bords.
Décidément l’huile de Seneca valait la peine que l’on s’occupât un peu d’elle !
En 1853, le docteur Brewer eut une idée qui parut alors fort extraordinaire. Il voulut employer à l’éclairage l’huile de Seneca. Jusque-là l’honnête docteur n’avait ordonné qu’à ses malades le liquide nauséabond : il y faisait tremper des linges, dont il enveloppait le patient. Il voulut aller plus loin, et employer cette huile comme agent de lumière. On recueillait une assez grande quantité de cette huile dans un puits appartenant à MM. Watla, à Citersville. Le docteur Brewer fit une provision de ce liquide, et il l’essaya pour l’éclairage. Il se trouva que l’huile, sans avoir reçu aucune purification, donnait une flamme tranquille et brillante, qui ne répandait ni fumée ni odeur.
Le docteur était un homme remuant. En 1854, ayant converti quelques personnes à ses idées, il forma une société pour l’exploitation du pétrole, au capital de 1 500 000 francs. Ce chiffre ne doit pas surprendre d’ailleurs. En Amérique, il suffit de frapper du pied la terre, pour en faire sortir les capitaux, quand il s’agit d’industrie, et dans notre pays, on a trouvé beaucoup d’argent pour des idées tout aussi aventureuses.
L’entreprise tentée par le docteur Brewer, pour la vente du pétrole, échoua complètement. Le pétrole ne trouvant aucun acheteur, les actions de la société n’eurent bientôt plus que la valeur du papier sur lequel elles étaient imprimées.
Néanmoins, un célèbre professeur de chimie, Silliman, analysa le liquide extrait du puits de Citersville, et ses propriétés lui parurent extrêmement précieuses pour l’éclairage. Sur la recommandation de ce savant honorable, la compagnie se décida à continuer les recherches de gisement d’huile minérale dans les profondeurs du sol.
En 1856, elle mit en vente quelques centaines de barils d’huile tirée de Kenhaven, pays voisin de la Virginie. L’huile avait été épurée en suivant la méthode usitée en Angleterre pour la purification du pétrole de Rangoun. Aussi était-elle excellente pour l’éclairage, et trouva-t-elle un bon débit.
Dès ce moment le sens américain flaira une affaire. Des recherches furent faites sur divers points, et bientôt on annonça que les sources de pétrole se rencontraient en assez grand nombre, dans les pays du Nord.
C’est en 1858 qu’eut lieu, dans l’État de Pensylvanie, le véritable coup de théâtre de la découverte des sources jaillissantes d’huile de pétrole. Le lieu où se passa cet événement mémorable, fut une vallée solitaire qu’arrose un petit cours d’eau affluent de l’Alleghany. Ce petit cours d’eau, à peine assez fort pour porter et conduire les trains de bois des bûcherons, à l’époque de la crue des eaux, se nomme aujourd’hui l’Oil-Creek, et la vallée qui l’arrose a pris le même nom.
Quel est le véritable auteur de la découverte accidentelle, faite dans la vallée de l’Oil-Creek, de sources de pétrole jaillissantes et continues ? On n’est pas entièrement d’accord sur cette question. D’après les uns, l’auteur de ce triomphant coup de sonde serait le colonel Drake, envoyé sur les lieux par la société commerciale dont nous venons de parler. D’après d’autres, ce serait un fermier du pays, qui portait également le nom de Drake. Il est facile de mettre les deux opinions d’accord, en admettant que Drake le fermier était l’ancien colonel du même nom.
Quoi qu’il en soit, Drake le fermier-colonel ou le colonel-fermier, avait fait creuser en 1858, dans la vallée de l’Oil-Creek, un puits artésien, profond de 20 mètres environ, pour chercher une source d’eau salée. L’eau qu’il cherchait ne vint pas ; en revanche le pétrole, qui n’était pas attendu, se montra à sa place. Le jet liquide arriva si subitement et avec une telle violence, qu’il faillit noyer les cinq ou six ouvriers occupés à ce travail (fig. 107).
Je vous laisse à penser la surprise, l’émotion et la joie de tous les acteurs de cette scène imprévue, de ce véritable drame de la science et de l’industrie. La source ne donnait pas moins de 4 000 litres d’huile par jour ! C’était pour l’heureux Drake une fortune inouïe, eu égard au prix où l’on vendait alors le litre d’huile de Seneca.
La nouvelle de cette miraculeuse trouvaille parcourut, comme un coup de foudre, tous les états de l’Union américaine.
On a beaucoup parlé de la fièvre d’or qui s’empara des Yankees, à l’annonce de la découverte des placers aurifères de la Californie. Cette fièvre ne fut qu’une affection bénigne, comparée à la fièvre d’huile qui commença à agiter toutes les têtes de ce même pays. On savait, en effet, que les gisements d’huile de Seneca, existaient avec une prodigieuse abondance, et qu’il suffisait d’un trou de sonde, d’une faible profondeur, pour faire jaillir des flots intarissables de ce précieux liquide. On partait donc sur l’heure, laissant affaires, maison et famille. On s’élançait sur les steamers ou la voie ferrée. Arrivé sur les lieux, on courait, à cheval ou à pied, vers les bienheureuses régions. Il fallait arriver à tout prix, et être les premiers, s’il était possible.
Un journal américain écrivait à cette époque :
« Une nuée d’aventuriers s’est abattue sur cette nouvelle terre promise et a entrepris des forages de tous côtés. Aucun placement en effet ne saurait être plus lucratif : la seule dépense à faire est l’achat ou la location d’un terrain dont la valeur ne tarde pas à s’accroître.
« Le centre de la région ainsi exploitée est Clintockville, à 12 milles de Titusville. M. Clintock, l’heureux possesseur de quelques centaines d’acres de terre, a fait en quelques mois une fortune considérable. Sa maison, longtemps la seule qu’il y eût à plusieurs milles à la ronde, est continuellement encombrée de voyageurs. Chaque chambre contient quatre ou cinq lits, et l’on couvre les planchers de matelas. M. Clintock fait construire un vaste établissement pour loger les explorateurs. Les prix sont assurément très-modérés, puisque la pension n’est que de 3 dollars par semaine. On se croirait au milieu des campements de la Californie ; on ne voit de tous côtés que des charpentiers occupés à construire des huttes, des hangars et des granges qui ne tarderont pas à faire place à une ville florissante. »
Les nouveaux pionniers défonçaient le sol sur tous les points où l’on avait signalé des sources d’huile minérale, et dans beaucoup de localités, on obtenait des succès extraordinaires. On découvrit successivement des nappes souterraines dans l’État de l’Ohio, le Maryland, la Virginie, la Géorgie, l’Alabama, le Tennessée, le Kentucky, et jusqu’en Californie.
Les bitumes d’Ennis-Killen, dans le Canada, étaient connus depuis 1853 ; en 1859, MM. William et Hamilton les soumettaient à la distillation. Quand la nouvelle de la découverte des innombrables gisements de pétrole de la Pensylvanie leur parvint, MM. William et Hamilton s’empressèrent, eux aussi, de forer des puits artésiens. À peine la sonde était-elle arrivée au-dessous du bitume, dans un terrain d’argile compacte, que l’on vit jaillir des sources, qui donnèrent des quantités d’huile inespérées. Aussitôt les aventuriers et les Chercheurs d’huile accoururent dans ces nouveaux placers.
Ennis-Killen dans le Canada, et la vallée de l’Oil-Creek dans la Pensylvanie, sont restés jusqu’ici les deux centres les plus importants de la production du pétrole.
Nous ne croyons pas exagérer en fixant à dix mille le nombre de puits par lesquels le sous-sol de l’Amérique du Nord vomit, en ce moment, l’huile minérale.
On sait, aujourd’hui, qu’il existe un vaste bassin souterrain d’huile minérale qui s’étend, dans la direction du nord au sud, à partir du lac Érié, et qui traverse les États de New-York, de Pensylvanie, d’Ohio, de Kentucky, de Tennessée et de la Floride. Le pétrole se trouve aussi, outre le Canada dont il vient d’être question, au Texas, en Californie, dans l’Illinois, etc.
En 1863, le seul port de New-York a exporté 218 540 barils de pétrole, tant brut que raffiné. En 1864, l’exportation s’est élevée à 496 050 barils. On peut évaluer à 2 millions de barils la quantité totale du pétrole embarqué par l’Amérique septentrionale, durant l’année 1868. Et la production va toujours croissant !
Les quatre ports principaux d’arrivage en Europe, sont, par ordre d’importance : Liverpool, Londres, Anvers et le Havre.
L’Angleterre reçoit, en outre, par quantités énormes, l’huile de Rangoun, et même du pétrole puisé sur les côtes d’Afrique.
Plusieurs régions de l’Europe, que nous signalerons plus loin, fournissent aussi du pétrole. Les immenses territoires de l’Asie, de l’Afrique, des Îles Océaniennes, renferment, sans doute, de larges réservoirs d’huile, que nous saurons un jour utiliser.
CHAPITRE XXVII
Quelle est l’origine de ce produit liquide qui se trouve en si grande abondance dans les profondeurs du sol de divers pays ? On lui attribue généralement comme provenance géologique les vastes forêts qui couvraient le globe primitif. Tout annonce que ce sont les arbres et les grands végétaux de l’ancien monde, qui nous ont laissé ce précieux héritage. En certains pays, en Europe surtout, les grandes forêts de conifères et les marécages de la période houillère ont fourni le produit connu sous le nom de houille ; en d’autres pays, et surtout en Amérique, ces mêmes végétaux ont fourni, en même temps que la houille, ou à sa place, des liquides bitumineux.
Ces liquides, une fois formés, cheminent sous le sol, comme les eaux d’infiltration, entre deux couches imperméables ; ils peuvent donc se rencontrer en des points et sur des terrains fort éloignés des lieux où ils ont pris naissance.
Le pétrole n’est-il autre chose que le produit, à peine modifié, des résines propres aux grands végétaux conifères de l’ancien monde ? Cette origine n’aurait rien d’impossible, si l’on considère le peu d’altérabilité des résines. Dans ce cas, la matière végétale des arbres aurait disparu par le progrès des siècles, et la résine, moins altérable, se serait conservée.
Nous inclinons vers cette hypothèse, que nous émettons, d’ailleurs, d’après nos propres vues, car nous ne l’avons vue exposée nulle part.
Toutes ces hypothèses reviennent à attribuer les huiles minérales à une transformation chimique des matières organiques, opérée au sein de la terre, et c’est là, selon nous, la véritable origine de ces hydrocarbures naturels. Nous devons dire pourtant que plusieurs géologues veulent voir dans les pétroles, des produits d’éruption volcanique, c’est-à-dire attribuer à cette substance une origine toute minérale. M. de Chancourtois, géologue français, a été conduit à cette hypothèse par les alignements des principaux gîtes de naphte, de pétrole et d’asphalte, des diverses parties du globe, qui se feraient, selon lui, le long d’un tracé conforme aux théories de M. Élie de Beaumont ; mais l’explication qui attribue une origine organique aux divers bitumes, nous semble mieux d’accord avec les faits.
Il faut seulement ajouter que, quelquefois, ce sont des débris d’animaux qui ont pu fournir, en se décomposant, cette substance résineuse. En effet, les bitumes pétrolifères se rencontrent dans une assez grande diversité de terrains. On les trouve, non-seulement dans les terrains de la période houillère, mais aussi dans les terrains beaucoup plus anciens, c’est-à-dire dans les terrains silurien et devonien. Ces terrains étant riches en animaux (mollusques et poissons), beaucoup plus qu’en produits végétaux, il faut admettre que la substance résineuse provient souvent de la décomposition putride du corps de ces animaux.
Dans l’Amérique du Nord, les couches les plus riches pour la production du pétrole appartiennent aux terrains les plus anciens, c’est-à-dire aux terrains silurien, devonien et carbonifère.
Le pétrole est fourni dans le Kentucky et le Tennessée, par les couches siluriennes inférieures, c’est-à-dire les roches stratifiées les plus anciennes (calcaire de Trenton et schiste d’Utica).
Un autre niveau très-productif, celui du Canada occidental, fait partie du terrain devonien inférieur. C’est au même terrain devonien, mais à son étage supérieur, qu’appartiennent les couches les plus productives, celles de la Pensylvanie occidentale et du groupe, en apparence intarissable, de la vallée de l’Oil-Creek.
À un niveau encore plus élevé, et à divers étages du terrain carbonifère se trouvent d’importantes sources. Les gisements les plus productifs de la Virginie occidentale appartiennent au terrain carbonifère supérieur.
D’autres gisements de pétrole de l’Amérique du Nord, appartiennent à des terrains moins anciens, que le terrain silurien ou devonien. Dans la Caroline septentrionale et le Connecticut, on en a trouvé de petites quantités dans le terrain secondaire (étage du trias). Dans le Colorado et l’Utah, on trouve du pétrole à proximité des lignites du terrain crétacé (terrain secondaire). Enfin les pétroles de Californie appartiennent au terrain tertiaire ; mais dans cette dernière contrée, on n’a pas encore cherché à les exploiter.
En Europe le pétrole se trouve le plus souvent dans les terrains tertiaires, assises géologiques plus récentes, par conséquent, que celles dont il vient d’être question.
Le pétrole se trouve uniquement, on le voit, dans les terrains stratifiés, c’est-à-dire dans ceux qui présentent une série de couches superposées. On ne le rencontre jamais dans les couches non stratifiées, telles que le granit, par exemple.
Au Canada, comme aux États-Unis, les sources de pétrole les plus abondantes sont confinées dans les parties où les couches ont été ployées sur elles-mêmes. Dans ces parties comme disloquées, il s’est formé des cavités, des crevasses, des failles, comme les nomment les géologues, qui ont servi de réservoir naturel au liquide. L’huile minérale s’y est rassemblée en même temps que l’eau salée et le gaz hydrogène carboné, qui l’accompagnent presque toujours. Une couche d’argile recouvre habituellement ce réservoir, de manière à empêcher le liquide de s’échapper, jusqu’au moment où la sonde viendra percer l’enveloppe argileuse.
Quelles que soient la forme ou la disposition des couches qui les renferment, ces trois substances, c’est-à-dire le gaz, le pétrole et l’eau salée, sont nécessairement surperposées dans leur ordre de densité. Selon la partie que la sonde vient frapper, elles doivent donc se présenter successivement ou simultanément. La pression qu’exerce le gaz hydrogène carboné, explique la sortie impétueuse et spontanée du pétrole par l’orifice des puits récemment ouverts.
Dans la Pensylvanie occidentale, principal centre de production, et où les puits les plus abondants sont disposés en quatre groupes, on a remarqué que la quantité de pétrole est proportionnelle à la profondeur atteinte par le forage. La sonde atteint les bassins intérieurs les plus productifs à la profondeur de 180 à 200 mètres.
La figure 109, qui est d’ailleurs toute théorique, fait comprendre la position qu’occupe en général, le pétrole, dans les terrains. Il remplit des fissures obliques, qui traversent les couches de ces terrains.
On voit dans cette figure les trois couches distinctes de substances liquides et gazeuses qui remplissent les fissures : à savoir, du gaz a à la partie supérieure du terrain, G, puis de l’huile bc à la partie moyenne H, enfin de l’eau d, qui occupe la partie inférieure E, par suite de sa densité. Il va sans dire que des fissures peuvent n’être remplies que de l’un quelconque de ces trois fluides.
Le plus souvent un grand nombre de ces fissures communiquent entre elles, à l’aide d’une nappe inférieure d’eau, qui leur est commune. Comment expliquer, sans cela, que certaines sources paraissent inépuisables ? Comment expliquer que l’écoulement par un puits vient subitement à cesser ou à s’amoindrir, quand on fore dans son voisinage un puits nouveau ? Comment comprendre enfin les sources jaillissantes, s’il n’existait au-dessus de la nappe d’huile, un gaz, comme l’hydrogène carboné, qui, pressant la surface du liquide, en fait jaillir le pétrole par le trou de forage, ainsi que l’eau de Seltz jaillit du siphon par la compression de l’acide carbonique qu’il renferme ? La hauteur du jet est souvent de plusieurs mètres.
Supposons le cas où une fissure ne serait pleine que de gaz. Si ce gaz, comme c’est le cas ordinaire, est enfermé sous une certaine pression, il s’écoulera dès que le forage lui permettra de s’échapper ; puis, les gaz contenus dans les fissures solidaires se détendant, il passera sur la nappe d’huile, et fera remonter celle-ci jusque dans le puits d’extraction. C’est pour cela qu’on considère comme de bon augure la sortie du gaz par le trou du forage.
Le cas le plus défavorable est celui dans lequel le sondage rencontre la couche d’eau (au point, D, de la figure 109). Quelquefois, pourtant, on arrive à l’huile après avoir vu jaillir une certaine quantité d’eau.
Les sources jaillissantes de pétrole se manifestent le plus souvent à raison de la pression d’un réservoir de gaz ; mais, à moins de circonstances extraordinaires, il est difficile d’espérer que cet écoulement sera de longue durée. Dans un pays où la croûte de terrain est percée en un grand nombre de lieux, comme à l’Oil-Creek, on ne peut comprendre la continuité des jets d’huile, qu’à la condition que le point d’émergence, à la surface du sol, soit moins élevé que le réservoir général d’huile qui alimente toutes ces sources. Mais dans les cas ordinaires le jet liquide devra nécessairement s’arrêter au bout d’un certain temps.
CHAPITRE XXVIII
Dans les premiers temps de l’exploitation des sources de pétrole, on se servit, pour creuser les puits, dans la vallée de l’Oil-Creek, comme ailleurs, du procédé, très-simple, du sondage à la corde.
La disposition de cet appareil de sondage, est représentée par la figure 110. La corde AB porte une tige de fer, terminée par un trépan, pour battre le roc ou désagréger le terrain. L’extrémité supérieure de cette corde est attachée à une pièce de bois BD, qui est portée par la poutre EF, et qui est mobile autour du pivot E. L’une des extrémités de la poutre BD est chargée d’un poids C, qui tend à relever la corde et le trépan. À l’autre extrémité de la même poutre est suspendu, au moyen d’une corde, un étrier G, dans lequel l’ouvrier place le pied. Agissant tout à la fois par le poids du corps et l’impulsion de la jambe, il pèse sur la poutre BD et enfonce dans la terre l’outil perforant.
Les longueurs des deux bras de la poutre horizontale BD, sont variables. L’ouvrier la place au point le plus convenable sur la poutre verticale, EF, pour que le levier ait le plus de puissance possible. Une corde, L, reliée au poteau H, limite l’étendue des mouvements dans les deux sens.
À chaque coup, la grande corde AB se détend plus ou moins brusquement, selon que le fer de l’outil frappe net sur la roche, ou selon que les matières désagrégées encombrent le fond du puits. On reconnaît à ces signes, quand il est nécessaire de déblayer le trou. Pour exécuter cette opération l’ouvrier remonte l’outil perforateur, à l’aide d’un petit treuil, puis il descend la curette.
Cet instrument consiste en un cylindre de tôle, d’un diamètre un peu inférieur à celui du puits, et dont la paroi inférieure est composée d’une soupape à boulet. On attache ce seau de tôle à la corde AB, à la place de l’outil perforateur, et la manœuvre de l’étrier fait choquer le seau contre les débris qui remplissent le trou. À chaque coup, la soupape à boulet s’ouvrant, une certaine quantité de déblais pénètre dans le seau, et le boulet en referme l’ouverture. Lorsque l’ouvrier juge au poids du cylindre et au bruit particulier du choc, que le seau est rempli, il retire la curette au moyen de la corde, il la vide et fait ensuite redescendre l’instrument d’attaque.
Ce procédé suffit dans les terrains peu profonds et peu compactes, mais il cesse d’être avantageux et économique au delà de 100 mètres de profondeur. En effet, trois ouvriers ne sont point de trop au début de l’opération, et il convient d’en ajouter un à chaque augmentation de 30 mètres de profondeur. Six ou sept ouvriers seraient donc nécessaires quand le forage a atteint 100 mètres. À cette limite, on trouve avantageux de remplacer les ouvriers par une petite machine à vapeur. On emploie même ce moteur dès le commencement, quand on juge que les travaux dépasseront la profondeur indiquée.
Le forage à l’aide de tiges de fer auxquelles on imprime un mouvement de rotation, réussit mieux quand il s’agit de percer des roches dures. C’est le procédé le plus communément employé dans la vallée de l’Oil-Creek. Ce dernier appareil de sondage est désigné en Amérique sous le nom de derrick.
Le derrick est un échafaudage de poutres en forme pyramidale, qui ressemble beaucoup aux bâtis de bois, qui se voient à l’entrée des mines. Sa hauteur varie de 6 à 12 mètres ; sa base forme sur le sol un cadre carré de 2 mètres de côté, au centre duquel s’ouvre le puits.
Au haut du derrick est une poulie, sur laquelle passe la corde qui porte la série des tiges de fer destinées à descendre dans la terre, et se terminant par l’outil perforateur en acier trempé. À l’autre bout de la corde sont attachés un certain nombre de cordeaux. Chaque ouvrier tient à la main un de ces cordeaux, qui sert à soulever en l’air le trépan, descendu au fond du trou. Quand, par la force des hommes, le pesant outil a été soulevé à une certaine hauteur, un décliquetage le fait retomber à l’intérieur du trou, à peu près comme on le fait pour enfoncer les pilotis dans les rivières, à l’aide du mouton.
L’extrémité supérieure de la tige est filetée, et passe dans un écrou à pas très-allongé ; de telle sorte qu’en descendant, toute la tige de fer, qui porte à son extrémité inférieure le trépan perforateur, prenne un mouvement de rotation sur un axe. Le trépan, qui est attaché au bout de cette tige de fer, est de forme circulaire et de même diamètre que le puits ; il n’est large que de 8 ou 10 centimètres, car il n’est pas nécessaire que le puits ait de plus grandes proportions. Les dents de la couronne du trépan sont taillées dans le sens du mouvement de rotation que reçoit l’outil.
Nous n’avons pas besoin de dire qu’avec cet appareil, comme avec le précédent, l’action des hommes peut être remplacée par une machine à vapeur employée à soulever le pesant outil.
On voit deux derricks dans la figure 108 qui représente l’exploitation d’une source de pétrole. L’échafaudage reste toujours en place après l’opération, car on en a toujours besoin pour nettoyer, déblayer le fond du puits, et le dégager des obstacles accidentels qui peuvent y arrêter le cours de l’huile. Près de l’un des derricks, on voit les cuves qui servent à recueillir le liquide, à mesure qu’il sort de terre. Sur l’un des puits placés au second plan de la même figure, on a représenté le jet de gaz et d’eau, qui arrive dans les premières périodes de l’opération, et qui annonce la prochaine irruption du pétrole.
La profondeur du puits à creuser pour arriver à la nappe oléifère, n’est jamais considérable, et c’est là ce qui fait la prodigieuse facilité de ce genre de travail. Cette profondeur est de 30 à 100 mètres.
Les couches traversées par l’outil, varient selon la nature du terrain. Un exemple sera nécessaire pour fixer les idées sous ce rapport. Nous citerons, à ce titre, les couches qui sont traversées par la sonde à Ennis-Killen (Canada). Le tableau suivant donne la hauteur et la nature de chaque couche que rencontra un forage de 86 mètres.
Il est nécessaire de tuber les puits, au moins dans les parties sujettes aux éboulements, autant pour prévenir les obstructions, que pour éviter les déperditions du pétrole, qui en s’élevant dans le conduit qui lui est ouvert, s’écoulerait en partie entre les couches perméables.
On a essayé les tubages de bois, mais ils rétrécissent trop le diamètre du forage, et on leur préfère les tubes en tôle.
La colonne des tubes de tôle a un diamètre un peu inférieur à celui du trépan. On la fait glisser dans le puits ; quand elle s’arrête, on fait descendre le trépan au point faisant saillie, et on taille avec le trépan cette partie du sol, pour donner passage au tubage. L’obstacle une fois supprimé, la colonne des tubes glisse de nouveau, et l’on répète cette opération jusqu’à ce que le tubage soit arrivé à la profondeur voulue.
Il arrive un moment où la proportion d’eau qui accompagne le pétrole, devient de plus en plus prédominante, et où le puits doit être abandonné, par suite de la rareté de l’huile. Dans ce cas, on fait usage, avec le plus grand succès, du torpedo, inventé par le colonel Robert. C’est une espèce de pétard, que l’on fait éclater au fond du puits, et qui ouvre de nouvelles fissures, ce qui détermine la réapparition du pétrole.
Le torpedo du colonel Robert est une espèce de cylindre de fer, divisé en compartiments, et que l’on charge avec de la poudre et de la nitroglycérine. Cet appareil est descendu au fond du puits, au moyen d’une corde ; puis on laisse tomber le long de cette même corde, un poids, qui, venant écraser une capsule disposée à la partie supérieure du torpédo, provoque l’explosion du pétard. L’emploi de cet artifice a beaucoup augmenté, surtout en Virginie, la production de l’huile. On a construit des torpedo de 30 mètres de hauteur.
Hâtons-nous de dire que tous les puits creusés, même dans les meilleures conditions, ne réussissent pas. On a calculé que 15 pour 100 seulement des forages arrivent au pétrole. À combien d’autres déceptions, l’entrepreneur n’est-il pas encore sujet ! Il y a dans ce genre de travaux, des mécomptes cruels. On perce un puits, qui fournit de l’huile et s’annonce comme devant en donner avec abondance. On se hâte donc de boucher le trou ; on rassemble les cuves pour recevoir le précieux liquide, ainsi que les barils pour l’expédier. Puis, quand tout est prêt, et qu’on se met en devoir de recueillir la richesse attendue, le capricieux liquide a disparu ; il n’en arrive pas une seule goutte.
Quelques puits ne fournissent que 8 à 12 barils d’huile par jour, et cela au prix des travaux les plus pénibles ; on est obligé de puiser le liquide, avec une pompe, à des profondeurs considérables. C’est encore là un pénible échec.
Dans ces pays éminemment libres, aucune loi n’a établi de servitude de voisinage. Il arrive donc bien des fois, que des puits sont creusés sur deux propriétés contiguës, à quelques mètres à peine l’un de l’autre.
L’exemple le plus curieux de cette concurrence s’est présenté au puits de Tarr-Farm. On avait creusé un puits, qui, pendant plusieurs semaines, fournissait un jet d’huile si abondant qu’il remplissait des milliers de barils par jour ; si bien que le propriétaire vendait à des prix fabuleux les terrains avoisinants. Quelques mois après, l’un des acheteurs rencontrait, au même niveau, et à moins de 50 mètres de distance du premier puits, une autre source jaillissante, qui lança en l’air, à une grande hauteur, les outils des ouvriers, et, pendant plusieurs semaines, inonda le sol d’eau salée.
Cette nouvelle issue, ouverte au liquide, amena une diminution très-notable dans le rendement du premier puits. Quand la nouvelle source s’arrêtait, la première reprenait comme auparavant ; et à l’inverse, si l’on arrêtait la première, la seconde donnait de l’huile en abondance. C’est ce qui arrive d’ailleurs pour les puits artésiens, dans nos pays. Lorsqu’un nouveau forage fournissant de l’eau, est creusé à peu de distance d’une source artésienne, ce second puits diminue aussitôt, dans des proportions notables, le rendement du premier. Le puits artésien de Passy, par exemple, a exercé cette influence d’une manière très-sensible, sur le débit du puits de Grenelle.
Les propriétaires des deux sources de pétrole de Tarr-Farm, qui se nuisaient ainsi réciproquement, commencèrent par se quereller. Mais ils eurent bientôt le bon esprit de s’entendre pour partager les produits fournis par les deux sources rivales.
Les puits donnent, en général, de 40 à 100 barils de pétrole par jour. À Tidione, on compte 17 000 puits qui rendent chacun 45 000 litres par jour. À Mena, dans l’État de l’Ohio, un puits produit, dit-on, 100 000 litres par jour. Enfin, MM. Black et Matesson sont les heureux propriétaires d’un puits qui fournit l’énorme quantité de 6 000 hectolitres par jour. La colonne d’huile jaillirait à une hauteur de 10 mètres, si l’on n’avait soin de la contenir.
Quand les premières sources jaillissantes apparurent dans la vallée de l’Oil-Creek, en Pensylvanie, on ne savait comment s’y prendre pour maîtriser la puissance de leur jet, et les forcer à passer dans les tubes, munis de robinets, qui les conduisent dans les cuves. Les pertes de pétrole furent alors énormes ; le liquide se répandait dans les champs, formant des lacs et des rivières. Son odeur insupportable et ses vapeurs asphyxiantes, enfin les chances de l’incendie, exposaient les ouvriers aux plus grands dangers. Beaucoup d’entre eux en furent victimes. Un exemple, choisi entre vingt autres, fera comprendre la gravité des accidents auxquels étaient exposés alors les chercheurs d’huile.
Le journal le Buffalo, du mois de mai 1862 écrivait ce qui suit :
« Pendant le forage d’un puits à Tidione (Pensylvanie), il se déclara subitement un courant d’huile jaugeant soixante-dix fûts à l’heure, s’élevant à une hauteur de 12 mètres au-dessus du sol. Cette colonne était surmontée d’un nuage de gaz et de benzine, ayant une hauteur de 15 à 18 mètres. Tous les feux du voisinage furent immédiatement éteints, excepté un seul qui était éloigné du puits d’environ 360 mètres ; mais, malgré cette précaution, le gaz s’enflamma à ce foyer, et dans un instant, toute l’atmosphère fut embrasée. Sitôt que ce gaz s’enflamma, il communiqua le feu au sommet du jet d’huile qui, dans sa chute, se répandait sur un diamètre de plus de 30 mètres en une véritable gerbe de feu. Le sol s’enflamma aussi à l’instant et le cercle de cette inflammation s’étendait continuellement, alimenté par la chute de l’huile brûlante. Il s’ensuivit une scène d’horreur indescriptible ; quantité de travailleurs furent lancés par l’explosion à plus de 7 mètres de distance : d’autres, horriblement brûlés, fuyaient cet enfer incandescent, poussant des cris de terreur et d’agonie. Toute l’atmosphère était en flammes. La colonne d’huile, haute de 12 mètres, représentait un pilier de flamme livide, tandis que le gaz en dessus, à une hauteur de plus de 30 mètres, éclatait avec fracas sur le ciel et paraissait lécher les nuages. Pendant tout le temps que dura cette affreuse conflagration, la combustion et les explosions furent d’une nature si terrible et si violente, qu’elles ne sauraient se comparer qu’à l’ouragan frayant son passage à travers la forêt. L’intensité de la chaleur était telle qu’on ne pouvait en approcher de plus de 50 mètres. Cet embrasement était le plus effrayant et en même temps le plus grandiose spectacle pyrotechnique qui ait jamais été offert à l’homme. La combustion de l’huile n’a cessé que par son épuisement. »
L’expérience a appris à prévenir ces accidents épouvantables. Aujourd’hui, dès qu’apparaît le jet liquide, on enfonce dans l’ouverture du puits, un sac rempli de graines de lin ; et l’on maintient ce sac en place avec des poids, jusqu’à ce que la graine, gonflée et ayant triplé de volume, bouche hermétiquement le passage à l’huile jaillissante. Ensuite on passe à travers le sac autant de tubes qu’on le veut. Ces tubes, donnant écoulement à l’huile, la dirigent et la répartissent dans les différentes cuves.
La première source jaillissante qui fut mise à jour au Canada, fut celle de John Shaw. L’histoire de cet événement est d’un intérêt tout particulier. Nous la rapporterons d’après le Toronto Globe du 5 février 1862, parce qu’il fait bien comprendre les étranges conditions du travail du chercheur d’huile américain et les péripéties qui peuvent accidenter son existence.
« Dans un certain puits profond, dit ce journal, près Victoria, sur le lot 18 de la seconde concession de la ville d’Ennis-Killen, un certain John Shaw avait concentré pendant des mois toutes ses espérances. Il creusait péniblement, forait péniblement et pompait péniblement et épuisait sa force musculaire sur sa tache laborieuse, sans qu’il trouvât signe d’huile. Les puits de ses voisins débordaient, et lui seul ne participait pas au courant de pétrole. Vers le milieu du mois de janvier dernier, Shaw était un homme ruiné, sans avenir, raillé par ses voisins, les poches vides, ses vêtements en lambeaux, et comme disent nos voisins des États-Unis, dead broken, ruiné à tout jamais. La rumeur veut qu’un jour du mois de janvier il s’est trouvé dans l’impossibilité de continuer son travail, vu que ses restants de bottes abandonnaient ses pieds, et il lui en fallait absolument une paire neuve pour pouvoir patiner dans l’eau et la boue. Craintif et tremblant, comme nous pouvons le supposer, John Shaw se dirigea vers la boutique voisine et étant sans le sou, demanda, ô dure nécessité ! une paire de bottes à crédit. Il ne nous a pas été donné de constater si le refus a été bienveillant, dicté par l’esprit de défense personnelle que bien des commençants doivent en certains cas adopter aussi, ou si, au contraire, il laissait percer le dédain du négociant opulent vis-à-vis de son humble voisin, toujours est-il que les bottes furent refusées à John Shaw, qui dut retourner à son puits, l’esprit plus contristé que quand il le quitta, protestant qu’il abandonnerait son travail ce jour même, si ses efforts n’étaient pas couronnés de succès, et qu’il décrotterait la boue d’Ennis-Killen de ses vieilles bottes et s’orienterait vers des parages plus propices à sa destinée. Morne et abattu, il reprend son outil perforateur et le frappe dans le roc, quand tout à coup un son liquide arriva jusqu’à ses oreilles, bouillonnant et sifflant à la sortie de sa prison séculaire ; et le courant, loin de diminuer, augmente en volume à chaque minute ; il remplit le tuyau, il comble le puits, et encore il ne cesse de monter. Cinq minutes, dix minutes, en quinze minutes il a atteint le sommet du puits, il déborde, il remplit une bâche qu’il finit par déborder aussi, et tous les efforts pour contrôler l’intensité de ce courant sont vains ; et surmontant toute résistance, il se jette comme une rivière abondante dans le Black-Creek, où il est entraîné par les eaux vers le Saint-Clair et les lacs. Il serait impossible de décrire en ce moment l’émotion qu’éprouvait John Shaw ; les spectateurs n’ont pas constaté si, à cette vue, il a versé des larmes ou s’il a élevé son chapeau et poussé des hourrahs ! On aurait excusé toute démonstration extravagante dans un pareil moment. Nous sommes d’avis que, comme un philosophe yankee, il a dû se mettre en besogne pour récolter l’huile. Mais le bruit du puits jaillissant se répandit comme l’éclair, et le « territoire de John Shaw » devint bientôt un centre d’attraction. Le matin de cet heureux jour, il s’appelait encore le vieux Shaw, mais après il était salué partout monsieur Shaw. Il recevait des avalanches de félicitations, et pendant qu’il se tenait devant son puits tout couvert d’huile et de boue, arrive le marchand qui lui avait refusé des bottes. L’homme de commerce sut apprécier la situation, il s’inclina devant ce soleil levant, et embrassant presque ce luminaire fangeux, il dit : « Mon cher monsieur Shaw, n’y aurait-il pas quelque chose dans mon magasin dont vous ayez besoin ? Je vous prie, ne vous gênez pas pour le dire ! » Quel heureux moment pour Shaw ! Nous ne répéterons pas sa réponse, car elle était par trop énergique pour que nous puissions la reproduire. Le puits jaillissait déjà à une vitesse qu’il eût été impossible de constater avec précision, il produisait deux fûts de chacun 180 litres en une minute et demie, lequel, à raison de 1 fr. 40 c. l’hectolitre (le cours le plus bas, produirait 3 fr. 36 c. par minute, 201 fr. 60 c. par heure, 4 838 fr. 40 c. par vingt-quatre heures, et 1 500 000 fr. 60 c. par an, abandon fait des fractions et sans compter les dimanches. Ni les auteurs illustres quoique inconnus des Mille et une nuits, ni même Alexandre Dumas, n’ont pu enfanter dans leur imagination, une transformation aussi subite que celle de John Shaw, le matin un mendiant et le soir en état de satisfaire tous les besoins qu’on peut se procurer à prix d’argent. »
L’histoire finit d’une manière lugubre. Un autre journal the Oil-Trade-Review (dans le numéro du 4 avril 1863, date bien rapprochée de la première) racontait comment John Shaw trouva la mort dans ce même puits qui avait fait sa fortune.
Un tuyau du tubage de fonte s’était rompu. Pour réparer l’accident John Shaw se fit descendre, au moyen d’une chaîne de fer, jusqu’à la profondeur de 4m,50. Il se retenait d’une main à la chaîne, et avait le pied passé dans un étrier de fer. Il atteignit ainsi la surface de l’huile. La cause de l’accident reconnue, Shaw ordonna qu’on le remontât. Mais aussitôt, il parut suffoqué ; ses mouvements étaient précipités et anxieux : il était évidemment menacé d’asphyxie. Il fit quelques efforts, puis sa main abandonna la chaîne. Il tomba à la renverse, et disparut dans le pétrole, trouvant ainsi la mort dans la source même de ses subites richesses.
CHAPITRE XXIX
Dans les premiers temps de l’exploitation des gisements oléifères, le pétrole valait sur les lieux 15 centimes le litre. Le grand nombre d’exploitations nouvelles a fait baisser ce prix jusqu’à 5 centimes. Cependant on trouve encore de beaux bénéfices à recueillir 40 ou 50 000 litres par jour, de pétrole, valant 5 centimes au pied du gisement.
Aussi, certaines terres qui, en 1859, valaient à peine 125 francs l’acre, ont-elles acquis aujourd’hui une valeur de 75 000 et de 100 000 francs. Les chercheurs d’huile qui ne sont pas assez riches pour acheter un lopin d’une terre aussi précieuse, font avec le propriétaire, un bail de 99 ans, et lui cèdent le tiers des produits de la source.
Des compagnies se sont formées, pour pratiquer des sondages à forfait ; mais elles font payer leurs services assez cher : 30 francs par mètre courant, de 1 à 30 mètres, 45 francs de 30 à 60 mètres, et 60 francs pour chaque mètre, à des profondeurs plus considérables.
Les entrepreneurs français qui creusent des puits artésiens dans les bassins du nord de l’Amérique, ne demandent que 10 francs par mètre courant jusqu’aux profondeurs de 150 mètres. Leurs puits ont une section double des puits américains, bien que les terrains à traverser soient à peu près identiques.
Mais ce qui augmente le prix du pétrole, c’est le transport. Les routes qui conduisent des puits d’extraction aux ports les plus voisins, ou aux chemins de fer, ayant été improvisées, sont toujours dans un état d’entretien déplorable. En outre, les armateurs exigent un prix trois fois plus élevé pour le fret du pétrole, que pour les marchandises ordinaires. En effet, un navire qui a servi à transporter cette huile nauséabonde, est impropre à tout autre service, et il doit retourner vide en Amérique.
La plus grande partie du pétrole est encore transportée dans des barils de bois. Ce n’est que depuis fort peu de temps qu’on l’expédie dans des vases de métal. Le transport du pétrole dans des vases de bois, qui se fait encore trop souvent aujourd’hui, expose à toutes sortes d’inconvénients et de dangers. Cette huile possède une telle fluidité qu’elle traverse les bois les plus serrés. Il se produit ainsi un coulage énorme ; pendant les chaleurs, cette déperdition peut aller jusqu’au tiers de la substance. On comprend tous les dangers que court un navire, dont la cale est remplie de vapeurs inflammables. Une lumière, une allumette jetée inconsidérément par une écoutille, peuvent déterminer une explosion et l’incendie.
Ajoutons que les barils qui ont contenu l’huile de pétrole, ne peuvent plus servir à aucun usage, pas même au transport des pétroles raffinés, qu’ils laisseraient répandre, et qu’ils souilleraient de leur mauvaise odeur. Ces fûts ne sont bons qu’à brûler. Leur forme ne permet pas, d’ailleurs, d’utiliser convenablement l’espace de la cale du navire, ni de les placer avantageusement dans les wagons des chemins de fer.
On a construit, pour le transport du pétrole, des caisses de tôle, de forme rectangulaire, qui, fermant hermétiquement, ne laissent dégager aucune odeur. On a proposé d’établir des wagons-citernes, parfaitement étanches. On a même construit des navires doublés intérieurement de métal, et partagés en plusieurs cavités, indépendantes les unes des autres. Tels sont les Iron tant ships, qui fonctionnent depuis quelque temps et rapportent de beaux bénéfices aux armateurs.
Fig. 111. — Fût métallique pour le transport du pétrole. | Fig. 112. — Coupe du fût métallique pour le transport du pétrole. |
Les figures 111 et 112 donnent l’élévation et la coupe du tambour métallique inventé par M. David Cope, de Liverpool, pour le transport du pétrole et des produits similaires. L’usage de ce genre de récipient tend à se multiplier de jour en jour. Ce baril métallique s’ouvre par une bonde vissée au fond supérieur. Par un agencement ingénieux, les angles qui, plus que les autres parties craignent les chocs, sont protégés par une quadruple épaisseur de métal.
Il est une remarque importante à faire ici. Il résulte des expériences, publiées en 1869, par M. Sainte-Claire De ville, que les huiles de pétrole se dilatent extraordinairement par la chaleur. Le coefficient de dilatation de cette huile minérale est trois à quatre fois plus fort que celui de la plupart des liquides. Il résulte de là qu’il est essentiel de ne pas remplir entièrement les barils métalliques destinés au transport de ce pétrole. En effet, si le liquide occupait toute la capacité du vase, il arriverait nécessairement, pendant les journées chaudes, ou pendant que le navire traverserait les régions équatoriales, à température toujours élevée, que la dilatation excessive du liquide ferait éclater les fûts, au grand danger du navire ou des magasins.
Quel est le prix des huiles de pétrole ? Ce prix est sujet à de grandes variations sur les marchés européens. À Liverpool et au Havre, les huiles valent environ 40 francs les 100 kilogrammes. Elles coûtent un peu plus cher à Marseille, vu la grande longueur du trajet ; la différence est à peu près de 5 francs par 100 kilogrammes.
Le pétrole rectifié se paye à l’intérieur de Paris, 60 à 73 centimes le litre.
CHAPITRE XXX
Avant qu’on les livre à la consommation, les huiles brutes de pétrole doivent nécessairement être purifiées, c’est-à-dire séparées en plusieurs produits. De nombreuses raffineries de pétrole ont été montées dans ce but, en Amérique et dans toute l’Europe.
Le pétrole, tel qu’il sort de la source, est loin d’être un corps homogène. C’est la réunion, ou plutôt une dissolution réciproque, de plusieurs corps, analogues par leur nature, tous combustibles, mais différant les uns des autres par leur état physique et leurs qualités éclairantes.
Le pétrole brut est d’une couleur brune-verdâtre, quelquefois tout à fait noire, couleur due à l’asphalte et à des particules de charbon qu’il tient en suspension. Souvent aussi, il retient une faible partie de l’eau avec laquelle il était mêlé dans son gisement au sein de la terre.
Cette eau une fois mise à part, le pétrole est composé d’un nombre considérable de carbures d’hydrogène, produits d’autant plus légers que les chiffres représentant le nombre d’équivalents de carbone et d’hydrogène combinés, sont plus faibles, et au contraire, d’autant plus lourds, plus solides, plus difficiles à volatiliser, que les chiffres de ces équivalents de carbone et d’hydrogène sont plus élevés.
Si l’on place dans un alambic ordinaire, une certaine quantité d’huile brute de pétrole, et que l’on chauffe lentement et progressivement le liquide, de manière à recueillir les différents corps par ordre de volatilité, voici les substances qui passeront successivement à la distillation.
En premier lieu, on verra s’échapper des bulles de gaz hydrogène protocarboné et bicarboné. Ces gaz, identiques à ceux qui servent à l’éclairage, étaient retenus par simple dissolution dans le liquide, comme l’air est dissous dans l’eau potable.
Ensuite on recueillera dans le récipient de l’alambic, de l’eau, mêlée d’essences à odeur empyreumatique.
Puis viendra une huile légère, de couleur ambrée ; c’est l’huile de naphte, liquide qui, jusqu’à ces dernières années, n’avait guère servi qu’à conserver à l’abri de l’air, dans les laboratoires de chimie, les échantillons de potassium et de sodium, mais qui a reçu de nos jours, des applications importantes. Cette huile, en effet, peut dissoudre le caoutchouc, les gommes, les résines, et remplacer dans l’industrie le sulfure de carbone, toujours nuisible à la santé des ouvriers.
Après le naphte viendra la benzine, liquide précieux, qui dissout les corps gras, et sert dans l’économie domestique à nettoyer et à détacher les vêtements.
Après la benzine, on recueille l’huile éclairante de pétrole, c’est-à-dire le liquide particulièrement apte à servir à l’éclairage. Il passe ensuite à la distillation, l’huile lourde et onctueuse, qui est impropre à l’éclairage, mais excellente pour le graissage des machines et pour le chauffage des chaudières à vapeur.
Enfin viendront la naphtaline et la paraffine, substances solides à la température ordinaire, blanches, brillantes, translucides, et dont on fait, en Amérique et en Angleterre, les bougies diaphanes dont nous avons parlé dans le chapitre de l’éclairage par les corps gras solides.
Il restera dans la cornue, du goudron et du charbon, qui, l’un et l’autre, peuvent servir au chauffage, quand on les a agglomérés avec la poussière de charbon, produit à peu près sans valeur jusqu’ici.
Dans la pratique des raffineries d’huile de pétrole, on ne conduit pas la distillation avec autant de soins. Dans une première opération, on sépare le pétrole en trois produits : 1o les essences légères, qui communiqueraient à l’huile une trop vive inflammabilité, 2o l’huile particulièrement propre à l’éclairage, 3o les huiles lourdes. Dans une seconde opération, on distille de nouveau les huiles lourdes, pour en retirer l’huile à graisser et la paraffine.
La figure 113 représente l’appareil distillatoire employé dans l’usine de M. Deutsch à Paris. La capacité de la chaudière, qui est en fonte, varie entre 1 000 et 8 000 litres. Sa forme générale est un cylindre terminé en haut et en bas par deux calottes sphériques. La calotte supérieure porte un tube conique, A, muni d’un entonnoir et d’un robinet, pour l’introduction du pétrole brut ; elle est percée d’un trou d’homme, permettant les nettoyages. Du sommet de ce cône part un tube, L, qui conduit les vapeurs dans les appareils à condensation. En sortant des chaudières par les tubes L, les vapeurs traversent un tube enveloppé par un manchon métallique, H, parcouru lui-même dans son intérieur, par un courant d’eau, destiné à refroidir les vapeurs.
En sortant du manchon, les vapeurs débouchent dans de vastes cuves, B, dans lesquelles circule constamment de l’eau froide, et qui renferment un serpentin, où se liquéfient les vapeurs arrivant de la chaudière. Le liquide condensé se rend par le tube, E, dans le récipient, C ; on le recueille dans des burettes, D, placées au-dessous de chaque récipient, F, F, sont les tubes destinés à laisser échapper des gaz qui pourraient faire éclater les appareils. G, est un manchon où se réunissent tous ces gaz, pour s’échapper au dehors.
Une fois l’huile éclairante séparée des autres produits, on la fait passer dans des cuves, où on l’agite successivement avec de l’acide sulfurique et une dissolution de carbonate de soude, afin de la débarrasser des matières colorantes et de lui ôter les odeurs étrangères. Cette opération se nomme le lavage.
La figure 114 montre l’appareil laveur. Ce sont deux cuves, C, D, dont l’une renferme l’acide sulfurique et l’autre la liqueur alcaline. Leur forme est rectangulaire, leur fond cylindrique. Elles sont superposées de manière que le pétrole qui a subi l’action de l’acide dans la cuve C, soit versé directement, à l’aide d’un robinet H, dans la cuve à alcali, D.
Le pétrole brut s’introduit par le tube A dans la chaudière C. Dans chacune des deux chaudières un arbre horizontal, armé de palettes, mélange intimement l’huile et le réactif. Le carbonate de soude est amené dans la seconde cuve par le robinet I. Un robinet, G, fait écouler l’huile épurée dans des barils.
Après ces deux traitements, il ne reste plus qu’à laver l’huile à grande eau, et à l’enfermer dans des vases métalliques pour la vente.
Les pétroles de diverses provenances, diffèrent les uns des autres par les proportions de carbures d’hydrogène qu’ils renferment. L’huile de pétrole de Rangoun est la plus riche en paraffine ; celle du Canada est la plus riche en essences. De chacune de ces huiles brutes on retire une quantité d’huile à éclairer, qui varie entre 50 et 90 pour 100 : c’est la partie la plus importante de ce liquide naturel.
Quelle est la composition exacte des huiles de pétrole destinées à l’éclairage ? D’après M. E. Kopp, on pourrait les diviser en deux catégories. Le premier groupe comprend les naphtes, ou naphtes bitumineux, dont le type est l’huile de pétrole du commerce. Cette variété est peu riche en benzine et en paraffine, et le point d’ébullition des hydrocarbures qu’elle contient, est assez élevé. Ces hydrocarbures (la pétroline, le naphte, le naphtène, le naphtole, etc.) renferment de 86 à 88 parties de carbone sur 12 à 14 d’hydrogène. Telles sont les huiles de pétrole de la mer Caspienne, de Perse, de Turquie, de Chine ; celles d’Amiano (Parme), de la Calabre, de la Sicile, de l’Orbe (en Suisse), de France, de Suède, de Hongrie, de Bavière ; les bitumes de la mer Morte, en Palestine ; enfin les huiles de certaines sources du Canada,
Le second groupe comprend les huiles minérales contenant de la paraffine. Elles sont généralement onctueuses au toucher, renferment beaucoup de paraffine et des hydrocarbures à point d’ébullition peu élevé et isomères du gaz oléfiant. On peut considérer comme le type de cette série, l’huile minérale de Rangoun ; il faut y ranger aussi la plupart des huiles américaines.
MM. Pelouze et Cahours ont étudié chimiquement les pétroles d’Amérique, et ils ont constaté dans ces produits, l’existence d’un composé de carbone et d’hydrogène, d’une odeur éthérée, qui bout à 68 degrés, et qu’ils ont appelé hydrure de caproylène. L’alcool caproylique dérivé de cet hydrocarbure, comble une lacune dans l’échelle des substances organiques que l’on comprend sous le nom d’alcools.
Les huiles américaines se séparent, par des distillations répétées, en un liquide léger et volatil, comme la benzine, et une huile volatile plus lourde ; c’est cette dernière qui sert à l’éclairage. D’après M. Mowbray, l’huile brute contient 55 pour 100 d’huile éclairante de la densité de 0,77 à 0,82 ; 27 pour 100 d’essences plus légères, et 12 pour 100 d’huiles plus lourdes, chargées de paraffine. Le reste est formé d’impuretés.
Ainsi l’huile de pétrole destinée à l’éclairage, résulte du mélange d’un assez grand nombre de carbures d’hydrogène différents. Les fabricants, en distillant le pétrole, s’efforcent, autant que possible, d’empiéter sur les deux produits extrêmes, qui consistent dans les essences légères et les lourdes, parce que la portion moyenne, c’est-à-dire l’huile à éclairer, trouve un débit plus facile et se vend un prix plus élevé.
L’huile à éclairer doit satisfaire à certaines conditions. Elle doit brûler facilement, en totalité et sans fumée. Elle ne doit posséder qu’une odeur légère, et surtout, elle ne doit présenter aucun danger d’explosion entre les mains du consommateur. Les portions de l’huile brute qui distillent entre les températures de 120 et de 220 degrés, possèdent seules cette propriété.
Les huiles lourdes donnent une flamme fuligineuse. Les essences légères sont peu éclairantes, mais c’est là leur moindre défaut. À la température ordinaire, elles se répandent en vapeurs, qui sont d’une odeur insupportable, et qui, arrivant au contact d’une flamme quelconque, prennent feu, font éclater le récipient et la lampe qui contient l’essence. Le liquide embrasé, lancé par l’explosion, met le feu à tout ce qu’il rencontre.
L’huile à éclairer, privée de ces dangereuses essences, doit avoir une densité comprise entre les limites de 0,800 et 0,820 ; en d’autres termes, un litre de bon pétrole à brûler ne doit pas peser moins de 800 grammes, ni plus de 820 grammes. Il est facile aux consommateurs de faire l’épreuve de l’huile qu’ils achètent, soit au moyen de la pesée du litre, soit à l’aide d’un densimètre. Sur la tige de cet instrument, au point d’affleurement, se trouve indiquée la densité du liquide.
Nous devons dire pourtant que ce moyen de vérification n’est pas toujours certain. Il est arrivé, en effet, que des fabricants peu scrupuleux, se trouvant posséder des huiles à densité trop forte, les mélangent d’essences légères, pour obtenir la densité voulue, et trouver le débit de leur marchandise. Ainsi altérée, l’huile de pétrole réunirait à la fois les défauts des huiles lourdes et les dangers des essences.
M. Salleron, se basant sur ce principe, que le degré d’inflammabilité d’une huile est proportionnel à la quantité de vapeurs qu’elle émet à la température ordinaire, a inventé un petit appareil pour l’essai des huiles de pétrole, dans lequel on mesure la tension des vapeurs de l’huile à examiner.
Il résulte de nombreuses expériences faites par M. Salleron, que la limite maximum de tension permettant d’utiliser une huile pour l’éclairage, est celle qui répond à une pression de 64 millimètres, produite à la température de 15 degrés.
L’instrument construit par M. Salleron pour mesurer la tension des vapeurs de l’huile de pétrole, est d’un maniement assez difficile, et n’est pas entré dans la pratique. Les chimistes et les physiciens n’ont besoin, d’ailleurs, d’aucun instrument particulier pour reconnaître la valeur d’une huile de pétrole pour l’éclairage. Il leur suffit, et c’est le moyen que nous recommandons comme le seul digne de confiance, de placer le liquide à examiner dans une cornue tubulée, qui puisse recevoir la tige de verre d’un thermomètre, et de porter le liquide à l’ébullition, pour reconnaître le degré de la température de cette ébullition. Le pétrole, pour être employé avec confiance, doit bouillir entre 150 et 200°.
Un moyen d’épreuve qui a l’avantage d’être à la disposition de tout le monde, consiste à reconnaître si le pétrole est, ou non, inflammable spontanément. On verse dans une soucoupe un peu de pétrole, et on en approche une allumette-bougie enflammée, ou une allumette de bois. Si le pétrole prend feu, il faut le rejeter ; s’il ne brûle pas au contact de l’allumette-bougie, bien que la partie enflammée de cette allumette soit très-voisine de la surface du liquide, on peut consacrer avec confiance cette huile à l’éclairage. Les essences légères, placées dans ces conditions, s’enflamment comme de l’alcool ; les essences lourdes ne s’enflamment jamais. Le pétrole destiné à l’éclairage ne doit s’enflammer dans la même expérience, que lorsqu’on l’a chauffé quelque temps, soit en l’approchant du feu, soit par le voisinage, longtemps continué, d’une allumette en ignition. Dans les ateliers américains on prescrit de rejeter toute huile qui s’enflamme par l’approche d’une allumette, quand elle est chauffée à 44° centigrades.
Voilà des indications pratiques bonnes à retenir.
On s’est livré à de nombreuses expériences comparatives sur le pouvoir éclairant et sur le prix de revient de l’éclairage au pétrole. Les professeurs Booth et Garret, à Philadelphie, ont trouvé que 10 litres d’huile naturelle produisent, en moyenne, autant de lumière que 24 mètres cubes de gaz, ou bien, autant que 45 litres de gazogène (mélange d’essence de térébenthine et d’alcool).
La comparaison avec les bougies de paraffine et de blanc de baleine, a donné des résultats tout aussi favorables. On a déduit d’expériences comparatives, que le même pouvoir éclairant est obtenu, si l’on brûle pour 104 francs de bougies de spermaceti, 64 francs de bougies d’adamantine, 60 francs de bougies de paraffine, 11 francs de gaz et 5 francs 55 centimes de pétrole.
Faisons remarquer que ces résultats sont basés sur le prix de l’huile de pétrole à New-York, et qu’ils seraient moins favorables au pétrole avec le prix de cette huile en Europe, lequel est augmenté par les frais de transport.
En 1863, le professeur Frankland, de Londres, a trouvé, d’après des expériences particulières, que, pour produire l’intensité lumineuse représentée par vingt bougies de blanc de baleine, brûlant pendant dix heures, il faudrait dépenser les sommes suivantes, pour chaque substance employée à l’éclairage :
Cire |
8 | fr. | 90 | c. |
Blanc de baleine |
8 | 30 | ||
Paraffine |
4 | 75 | ||
Chandelle de suif |
3 | 30 | ||
Huile de blanc de baleine |
2 | 25 | ||
Huile de paraffine |
0 | 60 | ||
Pétrole |
0 | 76 | ||
Gaz de houille |
0 | 42 | ||
Gaz de cannel-coal |
0 | 30 |
On voit que, sous le rapport économique, c’est le pétrole et l’huile de paraffine qui se rapprochent le plus du gaz. Par conséquent, comme tout porte à le croire, si le prix de ces huiles vient à baisser, elles entreront plus largement encore dans la consommation, et pourront faire une concurrence redoutable au gaz d’éclairage.
Quoi qu’il en soit, l’huile de pétrole est, de tous les moyens d’éclairage actuels, le plus économique, après le gaz.
CHAPITRE XXXI
Les lampes à pétrole sont d’une grande simplicité. Elles sont formées de trois parties essentielles : le récipient, la mèche, le verre.
Le récipient est d’une forme quelconque. Il importe cependant que la distance entre le niveau de l’huile et la flamme, n’excède jamais 10 centimètres, parce que la capillarité de la mèche aurait peine à faire monter la quantité d’huile nécessaire à un bon éclairage. Un niveau trop élevé amènerait l’effet contraire ; toute l’huile fournie au bec ne serait pas brûlée, et la lampe donnerait de l’odeur.
Le réservoir des lampes à pétrole est en cuivre ou en verre, selon que l’on veut cacher ou laisser apparaître le liquide combustible. La figure 115 montre la forme habituelle des lampes à réservoir de métal, la figure 116 celle à réservoir de cristal. Les lampes à récipient translucide sont plus fragiles que celles construites en métal, mais il y a toujours avantage à connaître à chaque instant le niveau du liquide.
Fig. 115. — Lampe à pétrole. | Fig. 116. — Lampe à pétrole avec globe. |
Quant aux mèches, elles sont ou plates, constituant ce que l’on nomme bec américain, ou cylindriques et à double courant d’air, semblables à celles des lampes à bec d’Argand. Les mèches cylindriques et à double courant d’air, donnent une flamme plus brillante que les mèches plates ; cependant ces dernières sont encore les plus usitées, parce que la construction de la lampe est plus simple, et son entretien plus facile.
Le bec à mèche plate, dit bec américain (fig. 115 et 116), se compose : 1o d’un tube aplati, dans lequel glisse la mèche, 2o d’un cylindre de cuivre, étranglé vers le milieu, et dont la base renflée supporte le verre, 3o enfin, d’un capuchon ouvert en fente à son sommet, pour le passage de la flamme. Un bouton sert à hausser ou à baisser la mèche. Il est fixé à une petite tige horizontale, munie de deux roues dentées, lesquelles mordent la mèche en s’appuyant contre le fond du tube ; suivant qu’on tourne le bouton dans un sens ou dans l’autre, celle-ci est élevée ou abaissée.
117
La figure 117, qui donne une coupe verticale de ce bec, fait bien comprendre ces dispositions : M, est la mèche glissant dans le tube de cuivre, pressée et poussée par le bouton B ; C, est le capuchon de cuivre, renflé à sa base pour recevoir le verre, et rétréci au sommet, pour resserrer les vapeurs à leur sortie.
L’air nécessaire à la combustion arrive dans le capuchon C par une multitude de petits trous, percés dans la partie renflée, DD, du cylindre de cuivre.
Le verre est la cheminée d’appel, cheminée qui malheureusement est sujette à se briser, surtout au moment où l’on vient d’allumer, parce qu’elle est inégalement dilatée par la chaleur. Les points les plus rapidement chauffés, sont les plus voisins de la flamme ; aussi ne donne-t-on jamais au verre la forme régulièrement cylindrique : on le renfle à sa partie inférieure. Dans ces derniers temps, on a même imaginé d’aplatir le renflement, pour que le contour du verre soit partout à égale distance de la flamme. Les tubes qui affectent cette dernière disposition sont connus dans le commerce sous le nom, hyperbolique et non grammatical, de verres incassables.
Il est toujours prudent de ne faire qu’une petite flamme au commencement, et de la grandir peu à peu, à mesure que le verre s’échauffe.
La flamme est d’autant plus grande et plus éclairante, que la mèche est plus élevée, et voici pourquoi. La seule force qui fasse monter l’huile jusqu’à la flamme, c’est la capillarité. Si la mèche était partout également imbibée, le mouvement ascensionnel s’arrêterait : c’est le cas de la lampe qui n’est pas allumée. Mais dès que la combustion, s’exerçant sur la portion libre de la mèche, y a détruit le pétrole, l’équilibre est rompu ; l’huile s’élève au point séché, et par conséquent, la quantité de pétrole consommée doit augmenter avec la surface d’évaporation, c’est-à-dire avec la hauteur libre de la mèche.
Le capuchon a pour effet d’amener tout l’air en contact avec l’huile vaporisée ; en outre, les deux lèvres de la fente, fortement échauffées, rayonnent sur la mèche et augmentent la vaporisation.
Le petit modèle de lampe représenté par la figure 118, dit porte-verre à bascule, a été imaginé en Angleterre ; il n’a d’autre avantage que de permettre d’allumer la mèche sans toucher le verre avec les doigts.
La lampe Marmet (fig. 119), a été inventée pour calmer les terreurs exagérées de certaines personnes à l’endroit des explosions des lampes à pétrole.
Le récipient est partagé en deux capacités concentriques, MM et NN ; ces deux capacités communiquent entre elles par le petit canal PP ; la capacité intérieure est fort petite et réduite encore par un tube UU, plein d’air et qui en occupe le centre. Cette lampe fonctionne avec une mèche cylindrique et à double courant d’air, comme le bec d’Argand. Si, par accident, la flamme venait à pénétrer dans le récipient, elle ne pourrait allumer que l’huile contenue dans l’espace annulaire NN, et s’éteindrait bientôt faute d’air. Comme dans les lampes à schiste, un petit disque, R, surmonte le bec, pour épanouir la flamme. On peut le hausser plus ou moins, à l’aide d’un bouton T, et d’une crémaillère, comme l’indique la figure. Quand on abaisse tout à fait le disque, R, il éteint la lampe. La tubulure S sert à introduire le pétrole.
Un fabricant français, M. Boital, a appliqué d’une manière beaucoup plus simple, le bec d’Argand aux lampes à pétrole. M. Boital appelle ce bec, cylindrique, pour le distinguer des autres dispositions employées pour la combustion du pétrole.
Le bec cylindrique ou à double courant d’air, de M. Boital, est formé d’un simple tube légèrement conique, fortement évasé à la base, et qui plonge dans le réservoir contenant le liquide. Cet évasement permet l’introduction d’une mèche, plate d’abord, mais qui, prise par un petit cric, monte dans le tube, en s’arrondissant progressivement, et arrive à l’orifice du bec, sous la forme tout à fait cylindrique. Le courant d’air, dont l’action est accrue et réglée par un étranglement du verre, saisit la mèche allumée, à environ un centimètre du foyer, brûle les vapeurs sans fumée, et donne une flamme longue, excessivement blanche, d’un pouvoir éclairant considérable.
On pouvait craindre à priori que le verre, étranglé presque à angle aigu, ne résistât pas à la chaleur si intense du foyer ; mais l’expérience de tous les jours, faite sur une vaste échelle, a prouvé que cet amincissement, au contraire, en facilitant la dilatation du verre, réduit à des proportions insignifiantes la casse par les coups de feu, qui est une des grandes calamités de l’éclairage aux huiles de pétrole.
Fig. 120. — Lampe Boital. | Fig. 121. — Lampe Boital. |
Les figures 120 et 121, représentent la lampe à bec cylindrique de M. Boital. La première fait voir la mèche aplatie, qui devient circulaire en s’engageant dans le cylindre. On voit sur la seconde figurer l’ensemble de la lampe. Le réservoir R (fig. 121) est en cristal. Grâce à la tige t qui descend dans le pied, et au bouton b, qui arrête cette tige au point désiré, on peut faire varier à volonté la hauteur de la lampe entière.
M. Boital a déjà exécuté six becs de calibres différents, dont voici la consommation et le pouvoir éclairant : no 1, brûlant 56 grammes d’huile minérale par heure : pouvoir éclairant, 15 bougies ; no 2, brûlant 33 grammes d’huile minérale par heure : pouvoir éclairant, 20 bougies ; no 3, 30 grammes d’huile minérale : pouvoir éclairant, 8 bougies ; no 4, 27 grammes d’huile minérale : pouvoir éclairant, 6 bougies et demie ; no 5, 22 grammes d’huile minérale : pouvoir éclairant, 4 bougies ; no 6, 28 grammes d’huile minérale : pouvoir éclairant, 3 bougies.
Dix mille lampes du nouveau système ont été appliquées par M. Boital, à l’éclairage de la ville de Moscou, et depuis environ deux ans, l’administration de la ville de Paris a confié à cet entrepreneur l’éclairage provisoire des voies nouvelles qu’elle fait ouvrir chaque jour. Les lampes de pétrole à bec cylindrique donnent une lumière fixe, blanche et brillante.
Rien ne s’opposerait à l’introduction de ces lampes dans l’intérieur des appartements. La flamme ne blesse pas le regard ; elle brûle toute sa fumée, et ne dégage pas cette odeur désagréable, qui a jusqu’ici empêché l’éclairage aux huiles minérales de se généraliser.
Le pétrole rectifié et privé d’essences légères, est seul employé dans les lampes dont nous venons de parler. Certaines lampes utilisent, pour l’éclairage, les huiles légères, intermédiaires de densité entre le pétrole ordinaire et les essences. Telle est la lampe sans liquide, ou à gaz Mille.
Voici le principe de cet ingénieux appareil.
Supposons que la boîte représentée par la figure 122, soit remplie de morceaux d’éponge, D que nous y versions une certaine quantité d’huile minérale pouvant se volatiliser facilement, et qu’un courant d’air la traverse, en entrant par l’orifice A, pour sortir par le tuyau recourbé CB. L’air se chargera de vapeurs en traversant l’essence, et deviendra inflammable. Nous pourrons donc allumer ces vapeurs à leur sortie du tube.
La figure 123 montre la lampe à gaz Mille, telle qu’elle est construite. La colonne, E, est creuse ; elle donne accès au courant d’air qui doit se charger de vapeurs inflammables, en passant à travers l’éponge imbibée d’essence. Le récipient contient une éponge, D, enfermée dans un réseau à mailles de fils de fer. On imbibe l’éponge en versant de l’essence par la tubulure supérieure, A ; puis on renverse la lampe, pour ôter l’excès de liquide. On allume le courant gazeux à l’extrémité du tube CC. Bientôt un appel continu se manifeste, et les vapeurs peuvent être enflammées. L’écoulement des vapeurs est réglé à l’aide d’un petit robinet dont le tube CC est muni.
D’autres lampes à gaz Mille sont à récipient inférieur ; on les a pourvues d’une mèche, pour mieux assurer l’arrivée du gaz inflammable.
La flamme des lampes sans liquide est petite, mais très-éclairante. Ce procédé est plus économique encore que l’éclairage au pétrole ordinaire, puisque les essences légères de pétrole sont à plus bas prix que l’huile éclairante ordinaire.
Nous terminerons en parlant de la fabrication de gaz avec l’huile de pétrole.
M. Youle-Hind, industriel américain, a réussi à transformer l’huile minérale en gaz d’éclairage. Sa méthode est basée sur la décomposition réciproque des vapeurs de pétrole et de la vapeur d’eau, mêlées à une haute température. Dans ces conditions, l’oxygène de l’eau s’empare d’une portion du carbone de l’huile, et donne de l’oxyde de carbone, gaz combustible ; et son hydrogène s’ajoutant aux éléments constituants des carbures hydrogénés, il en résulte les hydrogènes proto et bicarbonés.
L’appareil qui sert à opérer cette réaction, est assez simple. C’est une cornue allongée, à fond plat, percée de trois ouvertures à sa partie supérieure ; ces deux ouvertures sont pourvues de deux tubulures. L’intérieur de la cornue est partagé en trois parties : les deux parties extrêmes sont vides, la partie moyenne est remplie de coke. On chauffe fortement la cornue dans un four, puis on fait arriver simultanément, par les deux tubulures, des filets d’eau et de pétrole. Ces liquides, tombant sur des briques inclinées et rougies par la chaleur, sont réduits en vapeurs. Le mélange traverse les fragments de coke, circule dans ces porosités ardentes, et la réaction s’achève. Enfin le gaz s’échappe dans la troisième portion de la cornue, d’où un tuyau le dirige dans le gazomètre.
Il paraît que le gaz ainsi produit, donne une flamme beaucoup plus éclairante que celle du gaz ordinaire, et que son prix de revient est moitié moindre, à égalité de lumière.
Cette question, toutefois, est encore à l’étude, et on ne saurait rien préjuger sur son avenir. Si les espérances conçues venaient à se réaliser, les petites villes qui ne sont pas assez riches pour monter une usine à gaz, pourraient utiliser la découverte de M. Youle-Hind, car les frais d’établissement des appareils sont très-faibles.
Nous possédons le pétrole depuis si peu de temps, les savants le connaissent si peu et le manient si mal, qu’il n’est pas étonnant que divers accidents se soient manifestés, et que le public ait une grande appréhension contre son usage. On en est venu à croire que l’huile minérale détone à la manière de la poudre, et qu’elle fait explosion par le simple choc. Hâtons-nous de dire qu’en dehors du mélange préalable des vapeurs de pétrole avec l’oxygène de l’air, il n’est pas d’explosion possible. L’huile convenablement rectifiée est si peu inflammable qu’on peut la verser sur une bougie sans qu’elle s’allume, qu’on peut renverser impunément la lampe à proximité d’un foyer, et que le liquide ainsi répandu, loin de causer un incendie, ne fait que s’éteindre. Aussi quand le pétrole a été bien rectifié, son usage ne s’accompagne-t-il d’aucun danger. Les accidents qui ont été signalés ont eu pour cause des huiles mal purifiées. Mais dans ces cas, disons-le bien, les dangers sont réels. Le remède, c’est de s’approvisionner de pétrole parfaitement rectifié et exempt d’essences légères. L’examen du point d’ébullition du pétrole dont on veut faire usage, est donc indispensable pour s’assurer de la bonne qualité du pétrole et garantir toute sécurité.
CHAPITRE XXXII
Un horizon tout nouveau s’est ouvert récemment à l’huile minérale de pétrole, que nous venons d’étudier au point de vue de l’éclairage. On a reconnu que ce liquide pourra un jour remplacer la houille comme combustible dans les chaudières à vapeur. Jusqu’ici l’Angleterre, la Belgique, et les autres nations manufacturières, ont dû la plus grande part de leur prospérité à la possession des mines de houille ; les contrées que la nature a dotées de réservoirs d’huile minérale trouveront également un jour la richesse dans les profondeurs de leur sol.
C’est par l’examen de cette nouvelle application du pétrole, que nous terminerons l’histoire de ce corps intéressant.
Chacun comprend à priori les avantages qu’amènerait la substitution du pétrole à la houille, comme moyen de chauffage industriel ; mais on n’apprécie pas bien, d’avance, par quelles dispositions pratiques on peut se flatter de brûler, sans danger, de l’huile de pétrole dans un foyer, sous une chaudière à vapeur. Nous donnerons donc la description de l’appareil qui a été expérimenté dans ce but à Paris, en 1868, et qui pourrait s’adapter facilement à des bateaux à vapeur et à des navires de tout tonnage.
Au mois de juin 1868, sur le yacht le Puebla, dont la famille impériale se servait pour ses promenades sur la Seine, on fit l’essai du chauffage de la chaudière au moyen de l’huile de pétrole. L’amiral Rigault de Genouilly, ministre de la marine, le général Lebœuf, quelques officiers d’ordonnance de l’Empereur et de l’Impératrice ; M. Dupuy de Lôme, directeur du matériel du ministère de la marine ; M. Sainte-Claire Deville, professeur de chimie à la Sorbonne, que l’Empereur a chargé de s’occuper de cette question au point de vue chimique, et le commandant, M. Lefèvre, se trouvaient à bord du Puebla, accompagnant l’Empereur et l’Impératrice. L’expérience fut aussi longue et aussi décisive qu’on pouvait le désirer. Pendant quatre heures le Puebla descendit et remonta la Seine, du pont Royal à Boulogne, et les résultats constatés, tant pour la vitesse de la marche que pour l’absence de la fumée et la régularité de la combustion, ne laissèrent rien à désirer.
L’huile de pétrole dont on fait usage comme combustible, n’est point de ces huiles légères dont la grande volatilité exposerait à des dangers énormes ; c’est de l’huile lourde, d’une densité de 1,04, et qui ne peut s’enflammer spontanément, mais seulement quand elle est chauffée à une température assez élevée. Cette huile est contenue dans un réservoir, d’où elle descend, par son propre poids, dans un tuyau, muni d’abord d’un seul robinet, placé au-dessus de la grille du foyer. Arrivé en ce point, le tuyau se divise en treize petits tubes, munis chacun d’un robinet, et qui déversent un filet d’huile le long de chaque barreau d’une grille de fer, disposée verticalement dans le foyer. Le grand robinet sert à modérer ou à arrêter le débit de l’huile ; les treize petits robinets règlent l’écoulement des filets du liquide combustible.
L’huile coule donc le long des barreaux d’une grille verticale posée au milieu du foyer, et elle y brûle régulièrement. L’intérieur du foyer est composé de briques formant une voûte. Au milieu est une espèce d’autel en briques, destiné à augmenter la surface de chauffe. Cette surface de chauffe est, sur le Puebla, de 13 mètres carrés.
Pour mettre le foyer en train, alors qu’il n’existe encore aucun tirage, et pour amener le volume d’air nécessaire à la combustion, on fait marcher, à bras d’homme, un ventilateur, qui insuffle l’air nécessaire au commencement de la combustion. Pour produire en même temps un appel d’air, à l’intérieur de la cheminée, on dirige dans cette cheminée, le jet de vapeur qui sort des cylindres de la machine à vapeur, ainsi qu’on le fait dans les locomotives. Quand la combustion est établie, le tirage se fait naturellement, et le ventilateur devient inutile.
Toutefois, quand le bateau s’arrête, afin de maintenir le tirage du foyer, et d’empêcher que les flammes ne retournent en arrière, on fait arriver à l’intérieur de la cheminée, une sorte de tuyau soufflant, analogue à celui des locomotives. C’est un jet de vapeur, emprunté cette fois, non aux cylindres à vapeur, qui ne sauraient en fournir puisque la machine est arrêtée, mais à la chaudière elle-même, au moyen d’un petit tuyau partant de son dôme.
Sauf ces deux artifices, le chauffage avec le pétrole se fait tout aussi simplement et aussi régulièrement que le chauffage à la houille. Ce système a, en outre, le grand avantage de ne produire aucune fumée, ce qui n’est jamais indifférent, pas plus pour la machine d’un bateau à vapeur, que pour une machine fixe d’usine.
L’expérience du 8 juin 1868 mit en évidence l’identité de force de la machine du Puebla, que la chaudière soit chauffée avec de l’huile minérale ou avec de la houille. On s’était assuré que la chaudière du Puebla faisait développer à la machine une force de 63 chevaux, mesurée sur le piston, avec 240 tours du volant par minute, sous une pression de 5 atmosphères et demie. Avec le pétrole, la machine du Puebla développa une force de 65 chevaux, en tournant 240 fois par minute.
Cet essai n’était d’ailleurs que la suite et l’application de beaucoup de tentatives antérieures. On avait réuni dans une synthèse pratique intelligente, les diverses études faites jusqu’à ce jour, en divers pays, pour l’emploi de l’huile minérale comme combustible. Il y a sept ou huit ans que des essais de ce genre se poursuivent en Amérique, en Angleterre et en France. Aux États-Unis, ils ont porté non-seulement sur des bateaux à vapeur, mais sur des locomotives et des chaudières de machines fixes d’usines.
Ce serait une très-longue tâche d’énumérer tous les essais que l’on a faits en Amérique et en Angleterre, pour appliquer les huiles minérales au chauffage des machines à vapeur. Les premières tentatives faites en Angleterre, eurent lieu à l’arsenal de Woolwich, et dans une usine particulière de Londres. Le procédé, par trop élémentaire, dont on fit usage, n’était pas sans danger : le pétrole brûlait simplement à la surface d’un vase poreux, d’où le feu pouvait se communiquer au réservoir.
Les travaux faits en Amérique pour l’emploi du pétrole comme agent de chauffage des chaudières à vapeur, ont été plus nombreux et plus concluants. Aux États-Unis, plusieurs machines fixes ont déjà remplacé la houille par le pétrole. En 1866, des pompes à incendie, dont la machine à vapeur était actionnée par une chaudière chauffée au pétrole, firent leurs preuves à Boston, d’une manière si brillante, que les autorités municipales autorisèrent aussitôt l’installation de plusieurs appareils semblables.
Nous ne surprendrons personne en disant que sur les lieux mêmes où on retire le pétrole, c’est-à-dire dans les districts du nord de l’Amérique, presque toutes les usines ont remplacé la houille par l’huile minérale, recueillie sur place et à bas prix. Sur une locomotive de chemin de fer de Warren à Franklin, chemin qui traverse une partie de la contrée pétrolifère de Venango, on remplace le charbon par le pétrole. L’huile minérale, chauffée dans des tubes, vient brûler à l’extrémité du bec terminant ce tube. La flamme sert ainsi tout à la fois à distiller le pétrole et à chauffer la chaudière. Mais on comprend tous les dangers d’une pareille disposition.
Pendant l’automne de 1867, des appareils beaucoup mieux entendus furent adaptés à bord d’un navire de guerre, le Palos, dans le port de Boston. M. Foucou dans un article de la Revue des Deux Mondes[30], a donné en ces termes la description de l’appareil du Palos :
« L’appareil de distillation du pétrole avait été placé à une distance du foyer assez considérable pour qu’on n’eût à redouter aucune explosion. Dans ce foyer s’opérait l’inflammation des gaz. L’eau liquide ou vaporisée avait été bannie avec raison. Une puissante pompe à air insufflait d’une manière continue le gaz combustible d’une part, l’air comburant de l’autre. Tout le système était de l’invention du colonel Foote. D’après les consommations de houille et de pétrole comparées pendant un certain nombre de voyages accomplis autour de la rade de Boston, la commission officielle constata une économie très-notable en faveur du pétrole. Depuis les expériences du Palos, le port de Boston a vu les essais d’un bateau à vapeur du commerce, le Island City, chauffé au pétrole par des moyens peu différents. Dans ces essais, l’on a également atteint des chiffres de vaporisation extrêmement élevés. »
En France, c’est seulement à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867, que l’on s’est occupé du chauffage au moyen du pétrole. M. Sainte-Claire Deville fut, à cette époque, chargé par l’Empereur d’établir les appareils nécessaires pour l’étude de cette question, et l’on voyait dans le laboratoire de chimie de l’Exposition du Champ-de-Mars, et plus tard à l’École normale, un appareil pour cette application industrielle.
La chaudière pouvait être chauffée tour à tour avec du charbon ou avec du pétrole. Une petite pompe aspirait l’huile dans le réservoir où elle se trouvait contenue, et la refoulait dans un tuyau, qui l’amenait dans sept petits tubes, armés de robinets, par lesquels elle s’écoulait goutte à goutte dans le foyer. Un ventilateur établissait le courant d’air, lorsqu’il fallait commencer à chauffer le foyer.
Cet appareil, on le voit, n’est autre que celui qui fut installé à bord du Puebla, et qui a été soumis, au mois de juin 1868, à une expérience décisive.
Quant aux avantages qui résulteraient de l’emploi général du pétrole comme agent de chauffage, il est facile de les apprécier. Ce combustible nouveau brûle sans fumée, et ne laisse pas de cendres. Le chauffage d’une grande chaudière de navire ou d’une machine fixe, s’exécute dès lors aussi simplement, avec autant de propreté, que le chauffage d’un ballon de verre ou de métal sur une lampe à esprit-de-vin, dans un laboratoire de chimie. Le travail si pénible du chauffeur est ainsi supprimé. Le combustible s’introduit de lui-même, sans qu’il soit nécessaire d’ouvrir la porte du foyer, et sans que l’on ait à s’inquiéter des cendres.
Le pétrole produit en brûlant deux fois plus de chaleur que la houille, à poids égal, et il occupe moitié moins de place dans les magasins où on le conserve, et dans la cale des navires. Ces deux considérations assurent d’avance l’adoption du nouveau combustible à bord des bâtiments à vapeur. Quand le pétrole remplacera la houille, on accomplira des voyages d’une durée double de ceux qu’on exécute aujourd’hui avec le même poids en chargement de charbon. Dans l’hypothèse d’une guerre, la substitution du pétrole au charbon aurait des avantages particuliers. Le nouveau combustible brûle sans fumée, avons-nous dit ; par conséquent un navire de guerre ne serait pas signalé, comme il l’est aujourd’hui, à d’énormes distances, par son panache de fumée noire.
Nous ajouterons qu’une expérience faite au mois de septembre 1868, au chemin de fer du Nord, avec une locomotive, dans le foyer de laquelle le pétrole remplaçait le charbon, a prouvé que ce liquide peut, dans ce cas, remplacer parfaitement la houille. Cette expérience intéressante se fit sous les yeux de l’Empereur. Bien plus, l’Empereur lui-même s’était placé près du chauffeur, pendant la marche ; et l’on ne fut pas peu surpris de voir, à l’arrivée du train, le souverain descendre du tender, comme un simple mortel qui exercerait les fonctions de chauffeur de machines.
CHAPITRE XXXIII
On vient de voir le rôle considérable qui est réservé dans l’avenir, à l’emploi des huiles minérales, tant pour l’éclairage que pour le chauffage. Un gisement de pétrole est évidemment une source de richesse pour un pays. C’est ce qui nous engage à placer ici l’exposé de l’état actuel de nos connaissances concernant la distribution de cette précieuse substance dans les différentes parties du monde.
Nous avons déjà fait connaître la situation des principaux gisements du pétrole en Amérique. Nous ajouterons seulement ici quelques renseignements empruntés à une notice publiée en 1864, par MM. Stapfer et Sautter, à leur retour d’un voyage aux États-Unis. Ces deux explorateurs ont parcouru d’un bout à l’autre les États qui possèdent les gisements les plus abondants de pétrole, et ils ont recueilli et fait connaître les données numériques et techniques les plus précises sur l’état actuel de l’exploitation des huiles minérales.Les terrains houillers de l’Alleghany, où se trouvent les gisements de pétrole, couvrent une superficie d’environ 170 000 kilomètres carrés, répartis sur le territoire des huit États, parmi lesquels les plus riches sont la Pensylvanie, la Virginie, l’Ohio, le Kentucky et l’Alabama. Les sources les plus importantes se trouvent dans l’ouest de la Pensylvanie. Les monts Alleghanys, qui traversent cet État, sont formés de terrains houillers, bordés de rocs calcaires, dans les fissures desquels se rencontrent les dépôts de pétrole. C’est, comme nous l’avons déjà dit, sur le parcours de l’Oil-Creek, tributaire de la rivière Alleghany, que sont échelonnés les principaux puits. Recueillies sur les bords de l’Oil-Creek et mises en barils, les huiles sont expédiées sur Oil-City (Ville-du-Pétrole) ou sur Titusville, d’où elles prennent le chemin des marchés du littoral. New-York et Philadelphie sont les deux grands débouchés de l’Est pour l’exportation et la consommation.
On ne craint pas l’épuisement des dépôts, bien que le rendement des puits diminue au bout d’un certain temps. L’huile se vend sur place. On fixe la valeur moyenne d’un puits de pétrole à 5 000 francs par baril d’huile qu’il débite par jour.
Les principales usines d’épuration du pétrole se sont établies dans le voisinage de Pittsbourg. Elles ont le charbon à leur portée, et l’huile leur arrive par l’Alleghany. Dans quelques cas, le rendement en huile d’éclairage épurée, s’élève jusqu’à 90 pour 100 ; on s’inquiète peu des produits secondaires de la distillation. Le rendement moyen est d’environ 75 pour 100. Souvent les naphtes et autres résidus, servent au chauffage. Il arrive beaucoup d’accidents avec les huiles de pétrole, mais cela paraît tenir uniquement aux sophistications dont l’huile épurée est l’objet de la part des spéculateurs, qui la mélangent d’essences légères.
La vallée de l’Oil-Creek, qui a été le principal centre de production du pétrole, n’est pas le seul point du bassin de l’Alleghany qui soit exceptionnellement riche en pétrole. Dans un petit territoire voisin, nommé Wood’s farm, on a commencé, en avril 1868, à percer trente nouveaux puits, de 250 mètres de profondeur. Enfin, l’attention a été éveillée aussi, par quelques sondages heureux, sur le territoire d’Oil-City, située au confluent de l’Oil-Creek sur la rivière Alleghany.
Ces faits confirment l’opinion que la grande région de pétrole de l’Amérique du Nord n’est pas précisément la vallée qu’arrose l’Oil-Creek, mais une zone qui englobe la moitié inférieure de ce cours d’eau et les ruisseaux qui l’alimentent, et qui remonte ensuite vers le nord-nord-est, dans la direction même de la grande fracture du fleuve Saint-Laurent.
Nous ajouterons que les gisements pétrolifères ne se bornent pas aux régions de l’Amérique du Nord, dont nous venons de parler. Il existe aux Antilles, dans l’île de la Trinité, une source abondante de bitume, anciennement connue, et qui continue à envoyer ses produits en Europe. Enfin, dans la république de l’Équateur, aux environs de Guayaquil, on a découvert récemment des gîtes de pétrole qui commencent à fixer l’attention.
Passons maintenant rapidement en revue les principaux gisements d’huile minérale pétrolifère dans l’ancien continent, en commençant par l’Europe.
Il ne faut pas chercher en Europe des sources jaillissantes de pétrole, comme elles existent en Amérique. Un calcaire bitumineux, connu sous le nom de calcaire asphaltique, qui consiste en carbonate de chaux imprégné de substances bitumineuses, telle est la substance minérale qui fournit les bitumes. Dans des cas plus rares, on trouve le bitume à l’état liquide, à certaines profondeurs dans le sol, et il porte alors le nom de pétrole ; mais jamais, en Europe, il ne sort de terre à l’état de source jaillissante, comme en Amérique.
Le calcaire asphaltique qui est exploité à Seyssel, dans le département de l’Ain, et qui appartient à l’étage néocomien du terrain crétacé, est un calcaire fortement imprégné de pétrole, c’est-à-dire contenant 12 pour 100 de ce liquide. Mais on n’en extrait pas le bitume liquide, ou pétrole. On emploie cette roche, après lui avoir fait subir quelques préparations fort simples, pour le pavage et le dallage dans les grandes villes. Elle porte le nom d’asphalte ou de bitume, et son usage pour le pavage des trottoirs des rues, est devenu universel.
L’asphalte de Val-Travers, village suisse près de Neufchâtel, est le plus renommé après celui de Seyssel. La mine de Val-Travers, plus puissante, mais moins étendue que celle de Seyssel, s’élève sous la forme d’un mamelon, sur la rive droite de la Reuss, au-dessus du vallon célèbre par le séjour qu’y fit Jean-Jacques Rousseau.
C’est cette mine qui, découverte pour la première fois en 1700, par un médecin d’origine grecque, résidant en Suisse, nommé d’Eyrinis, donna l’éveil sur la richesse des gisements que possèdent la Suisse et la Savoie. Les mêmes gisements qui sont exploités au val Travers, se prolongent, en effet, dans les départements de la Savoie et de la Haute-Savoie. À 10 kilomètres d’Annecy (Haute-Savoie) est le gisement de Chavaroche, coupé en deux par le torrent le Fier.
Dans le département du Bas-Rhin, à Lobsann, non loin de Soultz-sous-Forêts, on exploite un calcaire asphaltique appartenant au terrain tertiaire. À 2 ou 3 kilomètres, à Bechelbronn, se trouvent des couches de sable imprégnées de pétrole. On a récemment creusé un puits et des galeries, pour exploiter ce sable bitumineux. Le sable rend de 4 à 5 pour 100 de bitume ; mais cette exploitation n’est que d’une très-faible importance, puisqu’elle ne produit annuellement que 70 à 80 tonnes de bitume. À Schwabwiller, localité à 6 kilomètres de Bechelbronn, le même bitume se présente à l’état plus liquide.
Dans le département du Haut-Rhin, à Hirtzbach, on a rencontré dans le terrain tertiaire des indices de pétrole ; mais les explorations pour sa recherche ont eu peu de succès.
Dans les terrains tertiaires de la Limagne (département du Puy-de-Dôme), il existe divers gîtes bitumineux, qui paraissent remplir des failles d’origine éruptive, se rattachant aux produits des volcans de cette région pendant la période tertiaire. L’exploitation industrielle de ces calcaires imprégnés de bitume, s’est faite d’abord près de Dallet, entre Pont-du-Château et Clermont-Ferrand. On exploite plus particulièrement aujourd’hui les grès bitumineux à Lussat.
Les autres gisements bitumineux propres à la France, se rencontrent aux environs de Manosque (département des Basses-Alpes) ; aux environs d’Alais (département du Gard). Les couches de terrain tertiaire lacustre de Servas et de Saint-Jean-de-Marvejols (département de l’Hérault), qui rappellent celles de Lobsann (du département du Bas-Rhin), contiennent du calcaire bitumineux. Des produits analogues se trouvent dans le département des Basses-Pyrénées, et près de Bastennes (département des Landes). Mais ce dernier gisement est épuisé.
Nous ne devons pas oublier dans cette énumération, la source de Gabian, village du département de l’Hérault, qui se distingue de tous les gîtes bitumineux précédents en ce que le bitume y coule à l’état liquide. Il exsude, mêlé à de l’eau, de la surface du sol, en formant cette huile de Gabian, fort anciennement connue, qui était employée autrefois en médecine, et qui sert aux chimistes de nos jours, sous le nom d’huile de naphte, à conserver le potassium et le sodium.
L’Espagne et le Portugal contiennent des gisements bitumineux. Un calcaire asphaltique, qui rend de 12 à 14 pour 100 de bitume, et qui fait partie du terrain crétacé, est exploité à Maestu, province d’Alava, près de Vittoria. Le même terrain fournit du calcaire asphaltique à Burgos et à Santander.
Ce sont des grès bitumineux faisant partie de l’étage inférieur du terrain crétacé, connu sous le nom d’étage Wealdien, qui existent en Portugal. Ils ont un grand développement dans le district de Leiria. Le seul gîte que l’on exploite est celui de Granja, près de Monte-Real.
Les effluves gazeux d’hydrogène carboné, que l’on a si souvent signalés en plusieurs régions de l’Italie, se rattachent à des gisements de bitume et de pétrole. Aux environs de Plaisance, de Parme et de Modène, on rencontre des couches bitumineuses de quelque importance. On a creusé, vers 1860, une vingtaine de puits de pétrole dans ces diverses localités, mais leur production est très-faible. Ils fournissent à peine une vingtaine de kilogrammes de pétrole par jour. Cinq puits nouveaux ont été forés aux environs de Voghera.
Dans les Abruzzes, à Chieti (Abruzze citérieure), on a foré un puits de 60 mètres de profondeur, qui paraît devoir fournir un assez abondant produit d’un pétrole très-pur.
Les couches géologiques qui fournissent le pétrole, dans ces différentes régions de l’Italie, appartiennent à l’étage moyen (miocène) du terrain tertiaire. Le pétrole est souvent accompagné, dans tous les gisements italiens, de sulfate de chaux, de soufre, de sel gemme, ainsi que de lignite. Souvent des effluves de gaz hydrogène carboné annoncent, à l’extérieur, ces dépôts souterrains.
Ce n’est que dans les parties méridionales de l’Allemagne que se trouvent quelques gisements d’asphalte ou de pétrole. On exploite ces gisements bitumineux à Bantheim, Hanovre et Peine. Ils appartiennent en général au terrain crétacé (étage néocomien) et parfois au terrain jurassique. Sur quelques points, l’huile de pétrole sort du diluvium.
Ce dernier fait est curieux à signaler, car il prouve que le pétrole existe dans presque toute la série des terrains de notre globe, depuis les plus anciens, comme les terrains silurien et devonien, qui sont la grande source de l’huile américaine, jusqu’aux terrains tertiaires, le principal gisement du pétrole européen, et, comme on vient de le voir, jusqu’au diluvium même, qui n’est autre chose que le terrain contemporain. Cette variété extraordinaire d’origine rend assez difficile, il faut l’avouer, l’explication de la véritable provenance géologique de ce liquide précieux.
Pour terminer cet exposé de la distribution géographique des gîtes de bitume et de pétrole dans les deux mondes, nous aurons recours au Rapport sur les substances minérales, présenté au jury international de l’Exposition de 1867, par le savant professeur du Muséum d’histoire naturelle de Paris, M. Daubrée. Dans ce travail, M. Daubrée fait connaître avec beaucoup d’exactitude la distribution des gisements de pétrole actuellement connus dans la partie orientale de l’Europe, et dans plusieurs régions de l’Asie.
« Galicie. — La partie de la Galicie, dit M. Daubrée, que borde, vers le nord, la chaîne des Karpathes, renferme une série de gîtes de pétrole, qui s’étendent dans la région orientale de cette province et en Bukowine.
« Les localités dans lesquelles on a découvert ces gîtes, constituent une zone qui, mesurée parallèlement à la chaîne, a une longueur d’environ 250 kilomètres. Dans cette étendue, on a ouvert, depuis 1858, des exploitations régulières. D’autres, en très-grand nombre et situées surtout dans la partie orientale, consistent seulement en orifices peu profonds, que creusent les paysans. Il n’y a pas moins de 5 000 de ces petits bassins, répartis dans une douzaine de localités des environs de Boryslaw.
« La variété intéressante connue sous le nom d’ozokérite, a été trouvée avec une abondance remarquable, dans plusieurs mines de la Galicie, particulièrement près de Mœhrisch-Œstrau, où on l’exploite, surtout depuis trois ans, pour la fabrication de la paraffine, ainsi qu’en Roumanie.
« D’après une enquête que la chambre de commerce de Vienne a récemment faite, la production, qui appartient surtout à la Galicie orientale, s’élevait à :
« Ces matières sont raffinées et distillées dans 36 établissements, et fournissent des huiles, à brûler et à graisser, en même temps que de la paraffine, qui a donné 10 150 kilogrammes de bougies.
« Le pétrole de la Galicie se trouve dans les terrains tertiaires. Les gîtes sont disposés sur une ligne de fractures parallèles aux Karpathes et, dans quelques points, en relation avec des sources thermales. Ils sont aussi associés à du sel gemme.
« Croatie et Dalmatie. — Comme exploitation de bitume des provinces autrichiennes, également représentées à l’Exposition, il convient de signaler les gîtes de la Croatie, situés aux environs de Moslawina, et qui paraissent se rattacher à ceux que l’on connaît également en Dalmatie et en Albanie.
« Albanie. — Les gisements bitumineux de l’Albanie sont principalement concentrés entre Kanina, au sud d’Avlona, et le méridien de Bérat, notamment aux environs de Selenitza. Ils appartiennent au terrain tertiaire, et, d’après une exploration récente de M. Coquand, à l’étage le plus récent ou pliocène. Ici le bitume a été, en général, amené à l’état solide ou asphalte.
« C’est encore au même étage pliocène qu’appartiennent les couches d’où sort, dans l’île de Zante, le bitume qu’Hérodote a déjà signalé.
« Principautés Danubiennes. — Les dispositions géologiques de la Galicie se retrouvent dans les Principautés Danubiennes, qui forment comme leur continuation, à travers la Bukowine.
« La position heureuse de la Valachie, par rapport au Danube, lui a permis de diriger sur Marseille une partie de ses pétroles ; et si la Moldavie, moins favorisée, n’a pu emprunter le fleuve pour écouler ses produits, le voisinage des possessions autrichiennes lui a donné la possibilité de faire franchir les Karpathes à ses pétroles bruts et raffinés, et d’alimenter Cronstadt, ainsi que les centres de population les plus importants de la Transylvanie.
« Dans les Principautés Danubiennes, le pétrole, ainsi que le sel gemme qu’on y trouve en quelques points, appartiennent également au terrain tertiaire. D’après l’étude récente qu’en a faite M. Coquand, ces deux substances paraissent y occuper deux niveaux distincts. L’un, à la partie supérieure de l’étage dit éocène, contemporain à la fois des gypses de Montmartre, du sel, du gypse et du soufre de la Sicile, des sels gemmes des hauts plateaux de l’Algérie (Outaia, Milah, etc.), est représenté, en Moldavie, par le sel gemme exploité à Okna, d’où proviennent les belles masses exposées, ainsi que par les exploitations de pétrole de Moniezti et de Teskani. L’autre, appartenant à un niveau plus élevé, au terrain tertiaire moyen ou miocène, correspond au gypse et au sel gemme de Volterra, en Toscane, et de la province de Saragosse. Ce niveau supérieur est principalement représenté en Valachie, et renferme également des lignites et du succin, dont on voit aussi de nombreux échantillons à l’Exposition.
« Ainsi, les gîtes bitumineux des Provinces Danubiennes, de même que ceux de la Galicie, qui comptent parmi les principaux de l’Europe, bordent la chaîne des Karpathes.
« On remarque que, sur 100 puits forés pour recueillir le pétrole, la moitié à peine rencontrent cette substance ; ce qui montre que les zones oléifères sont très étroites et séparées par des terrains stériles. Les puits ne sont distants les uns des autres que d’un intervalle de 20 mètres, et seraient plus rapprochés encore, si les règlements l’autorisaient. Il est indispensable d’en agir ainsi pour drainer tout le pétrole ; car les argiles qui le renferment ne lui permettent pas de se mouvoir facilement. En général, on considère comme excellent un puits qui donne 500 litres par jour, pendant la première année. Au-dessous de 350 litres, il est considéré comme médiocre. On voit combien ces puits sont loin de ceux des États-Unis.
« On ne connaît aucun exemple d’huile jaillissant des puits, comme aux États-Unis. Dans les Karpathes, elle suinte tranquillement des parois. La pauvreté en pétrole des terrains de la Moldavie et de la Valachie, ne permet pas d’exploiter au moyen de la sonde ; on pratique un puits circulaire d’un mètre de diamètre. Quand le pic a entamé les couches pétrolifères, le dégagement du gaz hydrogène carboné est quelquefois assez abondant pour causer l’asphyxie de l’ouvrier qui travaille au fond du puits.
« Empire russe. — La région qui entoure le Caucase est encore plus privilégiée par l’abondance du pétrole, et paraît constituer la principale zone pétrolifère de l’Europe.
« La Russie envoie une collection des environs de Bakou et de la presqu’île d’Apschéron, localité plus remarquable encore par l’abondance du pétrole que par les feux éternels ou sacrés, qui l’ont depuis longtemps rendue célèbre,
« Le pétrole est renfermé dans les terrains tertiaires, qui bordent l’extrémité orientale du Caucase et forment le littoral occidental de la mer Caspienne, aux environs de Bakou et dans la presqu’île d’Apschéron.
« On l’exploite au moyen de puits, dans lesquels il continue à suinter depuis des temps reculés. Le plus abondant des 85 puits actuellement en exploitation, fournit par jour plus de 2 000 litres, et cela, depuis un temps très-long, sans qu’on remarque de diminution notable dans le rendement. Il importe de l’extraire chaque jour ; car, si on laisse quelques jours seulement le puits abandonné à lui-même, le niveau y reste stationnaire.
« En outre, on trouve, à la surface même du sol, un revêtement formé de bitume à peu près solide ou ozokérite, que l’on exploite également, particulièrement pour la fabrication de la paraffine. Ces dépôts superficiels, qui ont la forme de coulées, partent de certains orifices et s’étendent sur plusieurs centaines de mètres, avec des épaisseurs de 2 à 3 mètres ; ils paraissent provenir de l’oxydation et de la transformation du pétrole qui s’est épanché anciennement.
« Le bitume est également exploité, mais en moindre quantité, tant au nord qu’au sud et à l’ouest de Bakou, jusqu’à des distances de 130 et 150 kilomètres de ce centre principal.
« Les nombreuses sources thermales qui jaillissent dans la même région prouvent, en même temps que d’autres phénomènes, que l’activité volcanique n’y est pas éteinte.
« La production annuelle de cette région, comprenant les districts d’Apschéron, de Lenkoran et de Derbent, peut être évaluée à :
« La moitié environ de cette production est employée dans le voisinage ou expédiée sur Astrakan ; l’autre moitié est dirigée sur la Perse.
« Une compagnie a fondé, en 1857, une fabrique de photogène, à 14 kilomètres de Bakou, et, en 1860, une autre compagnie a établi, à la pointe de la presqu’île d’Apschéron, dans l’île de Swjetoy, une fabrique de paraffine où l’on traite surtout l’ozokérite.
« On connaît depuis longtemps les volcans boueux, et les dégagements de gaz hydrogène carboné, accompagnés d’une certaine quantité de pétrole, qui sont situés à l’extrémité occidentale de la chaîne du Caucase, des deux côtés du Bosphore cimmérien, d’une part en Crimée, dans la presqu’île de Kertch, d’autre part dans la presqu’île de Taman. Ils forment la contre-partie, en quelque sorte symétrique, des abondants gisements de pétrole qui se trouvent à l’extrémité orientale de cette grande fracture, et à environ 1 000 kilomètres de distance.
« Dans la presqu’île de Kertch, où les Tatars recueillaient, depuis un temps immémorial, du pétrole, principalement pour graisser leurs voitures et pour l’éclairage, une compagnie américaine s’est établie, en 1863, pour l’exploiter au moyen de puits. Après avoir foré jusqu’à 160 mètres, on a reconnu que la plus grande quantité se trouve à une profondeur moindre, c’est-à-dire seulement de 8 à 26 mètres.
« Plus récemment encore, l’attention s’est portée sur les indices de pétrole que l’on connaissait depuis longtemps de l’autre côté du Bosphore, dans la presqu’île de Taman et dans le bassin du Kouban, dans une partie qui n’a été définitivement conquise qu’en 1863 et 1864. On s’est empressé de faire des recherches actives, commencées par M. le colonel Novosylzeff et habilement continuées par M. le capitaine du corps des mines, de Koschkull, à l’obligeance duquel je dois une partie de ces détails, ainsi qu’au savant éminent, M. Abich, qui a récemment visité la localité.
« Dans cette région, les sources naturelles et indices de pétrole constituent quatre groupes, dont les extrêmes sont distants de 170 kilomètres : ces groupes, situés au pied du Caucase, sont disposés suivant une ligne droite, exactement parallèle à l’axe de la chaîne. Cette longue zone, en même temps jalonnée par de nombreuses sources thermales, a environ 7 kilomètres de largeur.
« Un puits foré à 12 kilomètres de la forteresse de Krysmskoyé, a atteint successivement quatre nappes de pétrole, à des profondeurs de 16, 40, 60 et 80 mètres. Ces diverses nappes, d’abord jaillissant, par l’impulsion du gaz, de même qu’aux États-Unis, jusqu’à une hauteur de 16 mètres, ont donné des quantités de pétrole différentes et croissant avec la profondeur : la quantité d’huile minérale fournie pendant 139 jours a été de 1 440 000 litres. Le bitume était mélangé à de l’eau qui formait de un neuvième à un dixième du volume total.
« À part ces deux régions principales, il en existe encore deux autres qui produisent du pétrole : l’une dans le district de Tiflis, où le puits dit du Tzar, produit 96 000 litres ; l’autre non loin de Grosnaja, où se trouvent quatre puits, remontant aussi à une époque inconnue, et fournissant annuellement 1 120 000 litres.
« Dans le prolongement du grand alignement dont il vient d’être question, et sur le bord oriental de la mer Caspienne, l’île de Naphte ou de Tschéleken, appartenant à la Perse, présente des émanations semblables. Le pétrole, également accompagné de sources salées et chaudes, est exploité par des milliers de petits bassins. Quelques-uns, au moment où ils viennent d’être foncés, fournissent jusqu’à 600 kilogrammes par jour ; mais leur rendement diminue bientôt, et quelquefois, au bout de six mois ou deux ans, ils sont abandonnés. Il en est d’autres toutefois qui sont beaucoup plus longtemps productifs.
« Il est à remarquer que le naphte est également connu au sud de la mer Caspienne, dans la province de Mazandéran.
« Enfin, il convient d’ajouter que des indices de pétrole reconnus dans la région moyenne de la Russie, dans les gouvernements de Samara et de Simbirsk, ont donné lieu à des forages qui s’exécutent depuis 1865, d’après les indications de M. le général de Helmersen.
« Perse. — Il est des gîtes que l’on exploite depuis une antiquité très-reculée, en Perse, dans la vallée de l’Euphrate, et à Chiraz, dans le Kurdistan. C’est toujours dans des conditions assez analogues, dans des terrains tertiaires, et ils en occupent deux étages, d’après les recherches de M. Ainsworth ; ils sont accompagnés de vastes dépôts de gypse et de soufre et associés à des sources thermales.
« Birmanie. — Le pétrole abonde également dans l’empire Birman, qui fournit à l’Europe des quantités considérables de cette huile, connue en Angleterre sous le nom de Rangoun-tar ou de Burmèse-naphta. Dans le bassin de la rivière Iraouaddy, on a foré des puits nombreux qui atteignent jusqu’à 60 mètres de profondeur. En 1862, ils étaient au nombre de 520 et fournissaient ensemble 18 millions de litres d’une huile minérale caractérisée par l’abondance de la paraffine qu’elle renferme.
« Java. — Enfin, à la suite de cette énumération des gîtes exploités, on peut citer l’île de Java, où de nombreuses sources de bitume, situées à proximité de sources thermales, jaillissent de terrains tertiaires qui contiennent du lignite dans le voisinage des volcans. »
CHAPITRE XXXIV
Pour terminer cette longue notice, nous formerons un groupe à part des sources lumineuses qui constituent de puissants foyers, et qui méritent d’être désignées, à ce titre, sous le nom commun de lumières éblouissantes. À cette catégorie appartiennent la lumière électrique, la lumière obtenue par la combustion du magnésium, enfin la lumière résultant du gaz oxy-hydrique. Nous commencerons par la lumière électrique.
Il n’est personne qui n’ait été témoin, dans les fêtes publiques ou dans les spectacles, des effets merveilleux de l’éclairage électrique, et qui n’ait admiré la prodigieuse puissance de cette source lumineuse, qui rappelle, par son étonnante intensité, l’éclat même du soleil. Mais comment l’électricité, qui produit tant d’importants effets, peut-elle aussi donner ce résultat extraordinaire ? C’est ce que nous allons essayer de faire connaître.
Si l’on attache deux fils métalliques aux deux pôles d’une pile voltaïque en activité, et que, sans établir entre eux le contact, on maintienne l’extrémité de ces fils à une certaine distance, suffisante pour permettre la décharge électrique, c’est-à-dire la recomposition des deux électricités contraires qui parcourent les conducteurs, il se manifeste une étincelle, ou plutôt une incandescence entre les deux extrémités de ces conducteurs. Cet effet lumineux provient de la neutralisation des deux électricités contraires, dont la recomposition développe assez de chaleur pour qu’il en résulte une apparition de lumière. Avec une pile composée d’un petit nombre d’éléments, et qui ne fournit qu’un courant voltaïque d’une faible intensité, l’étincelle électrique, qui part entre les conducteurs, est d’un très-faible éclat. Mais si l’on réunit, pour cette expérience, un nombre très-considérable d’éléments voltaïques, on obtient un arc étincelant de lumière.
Le célèbre chimiste anglais Humphry Davy est le premier auteur de cette expérience admirable. Lorsque la munificence de ses concitoyens eut fait construire, pour servir à ses recherches, la grande pile de la Société royale de Londres, Humphry Davy observa que si l’on termine les conducteurs de la pile par des morceaux de charbon taillés en pointe, la lumière électrique prend une intensité prodigieuse. Pour exécuter cette expérience, Davy renfermait les deux pôles de la pile, terminés par deux pointes de charbon, dans un vase de verre de forme ovale, hermétiquement clos, et dans lequel on faisait le vide à l’aide de la machine pneumatique. Comme on le voit sur la figure 125, les deux conducteurs de la pile voltaïque pénétraient à l’intérieur du globe verre, par deux ouvertures mastiquées avec un enduit résineux et enveloppées d’un manchon de cuivre. Les deux charbons étaient attachés à la partie renflée, PP, qui termine, de part et d’autre, chaque fil conducteur du courant, et représente chaque pôle de la pile.
Il était nécessaire, dans cette expérience, d’opérer dans le vide, parce que quand on l’exécutait à l’air libre, les deux pointes de charbon ne tardaient pas à brûler par l’élévation extrême de la température, ce qui arrêtait la production du phénomène. Grâce à la disposition employée par le chimiste anglais, on évitait la combustion du charbon, et l’on pouvait prolonger un certain temps la durée de l’arc lumineux.
Cette expérience remarquable fut répétée, pendant bien des années, dans les cours publics de physique et de chimie. Elle était nécessairement d’une durée très-courte, parce que les piles voltaïques que l’on connaissait alors, ne pouvaient produire longtemps un courant énergique, et que le charbon végétal dont on faisait usage, laissait dégager une abondante fumée, qui obscurcissait en peu d’instants les parois du globe de verre.
En 1843 parut la pile de Bunsen, modification de la pile de Grove, qui présente l’avantage inappréciable de fournir un courant continu et d’un effet énergique. La pile de Bunsen permit de tirer sérieusement parti d’une expérience qui n’avait offert jusque-là qu’un spectacle curieux.
La pensée d’utiliser pour l’éclairage, le remarquable phénomène découvert par Humphry Davy, appartient à Léon Foucault, qui, en 1844, fit, le premier, une application de la lumière fournie par l’électricité. Foucault avait réussi à rendre pratique l’usage de cette source lumineuse, grâce à un choix intelligent de l’espèce de charbon employé comme conducteur. Davy avait fait simplement, usage de pointes de charbon de bois ; mais la combustibilité trop vive de ce charbon, exigeait l’emploi du vide, et cette nécessité était un grand obstacle dans la pratique. À ces cônes de charbon de bois, Foucault substitua de petites baguettes taillées dans la masse du charbon, dur et très-peu combustible, que l’on trouve dans les cornues où s’exécute la distillation de la houille, pour la préparation du gaz de l’éclairage. La densité, la dureté extrême et la très-faible combustibilité de cette variété de charbon (que l’on désigne communément sous le nom de charbon de gaz), expliquent la supériorité qu’elle présente sur toutes les autres variétés de charbon pour la manifestation de la lumière électrique.
En 1844, Léon Foucault se servit de la lumière provoquée par cette nouvelle et curieuse lampe électrique, pour remplacer le soleil dans le microscope solaire. Avec cette lumière il éclairait divers objets d’histoire naturelle, de dimensions microscopiques, destinés à être amplifiés par l’instrument. C’est par ce moyen que furent obtenues les planches, gravées d’après les épreuves photographiques, qui composent l’atlas de microscopie publié par MM. Al. Donné et Léon Foucault.
Un de nos plus habiles constructeurs d’instruments de physique, M. Deleuil, a, le premier, fait usage de l’appareil de Foucault pour un essai d’éclairage public. Vers la fin de 1844, M. Deleuil exécuta cette expérience sur la place de la Concorde, à Paris. Nous faisions partie de la foule de curieux qui était accourue à cette expérience intéressante, où l’on put constater, malgré l’existence d’un épais brouillard, que la lumière émanée du foyer électrique, traversait, sans affaiblissement, toute l’étendue de cette vaste place.
Au mois de juillet 1848, la même expérience fut répétée par un autre physicien, M. Archereau. Placé dans la rue Saint-Thomas du Louvre, l’appareil de M. Archereau éclairait magnifiquement la façade des Tuileries. La lumière était douée d’une telle intensité, que l’on pouvait lire assez facilement l’écriture au guichet du Pont-Royal.
C’est à partir de cette époque que la lumière électrique, reconnue d’un usage pratique, a été, à diverses reprises, expérimentée en public, soit comme une sorte de divertissement dans des fêtes et réunions publiques, soit pour les travaux de nuit. On en fait, par exemple, beaucoup usage dans les théâtres de Paris pour illuminer les toiles et les grands effets de scène.
L’appareil que Léon Foucault avait construit, pour tirer parti de l’effet lumineux de l’arc voltaïque, présentait cependant un inconvénient fort grave. Les pointes de charbon brûlaient au contact de l’air, et quoique cette combustion fût assez lente, elle n’en déterminait pas moins une usure progressive du charbon. On avait donc été obligé de munir l’appareil de deux vis, que l’on manœuvrait à la main, et qui opéraient le rapprochement des deux pointes de charbon, au fur et à mesure de leur combustion. Mais c’était là une fonction délicate et difficile à remplir ; il importait d’en affranchir l’opérateur, et de rendre l’appareil capable d’exécuter seul ces mouvements.
C’est à Léon Foucault qu’est dû le perfectionnement remarquable qu’il nous reste à signaler dans l’appareil photo-électrique, et qui a permis de transporter dans la pratique l’usage de cet instrument.
Foucault est parvenu à faire régler par le courant électrique lui-même, la marche des charbons au fur et à mesure de leur combustion. La lampe électrique présente donc ce fait, très-remarquable, que l’agent producteur du phénomène lumineux, c’est-à-dire l’électricité, gradue et modère lui-même les phénomènes auxquels il donne naissance.
Voici par quelle ingénieuse disposition on fait régler par le courant électrique qui anime l’appareil, la marche des deux charbons lumineux.
Un ressort d’acier agit continuellement sur les deux baguettes de charbon, pour les rapprocher l’une de l’autre. Mais l’effet de ce ressort est paralysé par l’influence attractive d’un électro-aimant, qui reçoit son action électro-dynamique du courant même de la pile voltaïque qui donne naissance à l’arc lumineux. Quand les charbons viennent à s’user, par suite de leur combustion, la distance entre les deux pôles de la pile augmente, et par conséquent, le courant électrique perd de son intensité. Par suite de cet affaiblissement du courant voltaïque, l’électro-aimant, qui tire sa puissance de ce courant, perd une partie de sa force, et il ne peut plus contre-balancer, comme auparavant, l’action du ressort d’acier qui tend à rapprocher l’une de l’autre les deux baguettes de charbon. Ces dernières, obéissant dès lors à l’action de ce ressort, qui n’est plus suffisamment contre-balancé, se rapprochent l’une de l’autre jusqu’à ce que la distance qui les séparait primitivement se trouve rétablie. La répétition continue de ces influences et des mouvements qui en sont la suite, assure la fixité de l’arc lumineux.
C’est en 1849 que Léon Foucault réalisa, pour la première fois, ce perfectionnement capital de la lampe photo-électrique. À la même époque, un physicien anglais, M. Staite, imaginait un appareil analogue, et il est bien reconnu que l’invention dont il s’agit a été faite simultanément en France et en Angleterre, par Léon Foucault et M. Staite, bien que le physicien anglais ait en sa faveur l’antériorité de publication.
Les charbons entre lesquels s’élance l’arc lumineux, sont de forme prismatique et de 6 à 8 millimètres de côté ; ils peuvent avoir jusqu’à 60 centimètres de longueur. Leur qualité est un élément de succès très-important. Le meilleur charbon pour la confection des pôles de la lampe électrique, est, comme nous l’avons dit, le charbon de cornue de gaz, resté dans les cornues après la distillation de la houille. Celui que fournit le commerce, n’est pas toujours suffisamment pur, et l’on est en droit d’espérer des améliorations sous ce rapport. Il faut, en attendant, se contenter des charbons actuels, dont le défaut d’homogénéité, joint au déplacement continuel de l’arc voltaïque, lequel se porte tantôt d’un côté des pointes, tantôt de l’autre, donne lieu à de petites intermittences de la lumière. Ces intermittences ne sont toutefois sensibles que lorsqu’on regarde le point lumineux, ou lorsqu’on essaye de mesurer l’intensité de l’éclairage au moyen du photomètre.
Depuis l’époque où Léon Foucault a fait connaître ce curieux appareil, différents constructeurs en ont modifié les dispositions mécaniques et les organes accessoires. MM. Jules Duboscq, Deleuil et Loiseau, ont exécuté des appareils de ce genre.
Le régulateur de M. Duboscq, perfectionnement pratique très-bien conçu de l’appareil Foucault, est celui de ces instruments qui a obtenu le plus de succès. Pendant dix ans, c’est avec le régulateur de M. Duboscq que l’on a fait toutes les expériences sur la lumière électrique. Nous donnerons donc ici la description de cet appareil, que représente la figure 127.
127
L’électro-aimant EE, destiné à rapprocher ou à éloigner les deux charbons, selon l’affaiblissement ou l’augmentation de l’intensité du courant électrique, est placé dans le pied de l’appareil, c’est-à-dire au-dessous des deux pointes de charbon, C, C, entre lesquelles s’élance l’arc lumineux. Comme tous les électro-aimants, il se compose d’une bobine sur laquelle est enroulé un long fil de cuivre. En parcourant ce fil, le courant aimante un petit cylindre de fer placé dans l’axe de la bobine. L’électro-aimant artificiel, ainsi formé, attire une plaque de même métal, F, vissée à l’extrémité d’un levier coudé, T. Un ressort, R, qui est maintenu lui-même par un levier coudé fixé à l’intérieur de la boîte métallique B, s’oppose à cette attraction, de sorte que le contact n’a lieu qu’autant que le courant a une certaine énergie. Mais le courant qui circule dans cette bobine est celui qui est formé par l’arc voltaïque ; si les deux charbons s’éloignent, il perd de son intensité, et pour un certain affaiblissement de cette intensité, c’est-à-dire, pour un certain écart des charbons, le ressort l’emporte, la petite plaque de fer doux, F, quitte le contact de l’aimant, et le levier T se meut.
Or, ce levier aboutit, à l’intérieur de la boîte de cuivre B, à une roue dentée, sollicitée à se mouvoir par un ressort d’horlogerie muni de son barillet. Ainsi, tant que le courant a une certaine énergie déterminée, tant que les charbons sont à une distance plus petite qu’une limite donnée, tout le système est arrêté. Mais les charbons s’éloignent par suite de leur combustion, le courant diminue, l’électro-aimant est plus faible que le ressort d’horlogerie contenu dans la boîte B et qui tend à faire mouvoir le levier T ; dès lors celui-ci s’éloigne, le bec d’acier D désengrène, et le système des roues dentées se meut à l’intérieur de la boîte B. Or, l’une de ces roues porte sur son axe deux poulies de diamètres différents, et sur les gorges desquelles sont enroulées deux chaînes : l’une se déroule et l’autre s’enroule par le mouvement des roues dentées. Celle qui se déroule permet au charbon supérieur de descendre ; celle qui s’enroule fait remonter le charbon inférieur. Quand le rapprochement a été suffisant pour que le courant vienne à reprendre une énergie suffisante, la petite plaque de fer doux revient s’appliquer sur l’électro-aimant, et le mouvement cesse.
Les diamètres des deux poulies contenues dans la boîte B, doivent différer. En effet, les deux charbons ne s’usent pas l’un et l’autre avec la même rapidité ; il faut donc ramener davantage celui qui s’use le plus. Bien plus, le rapport entre les rapidités différentes avec lesquelles s’usent les deux charbons n’est pas toujours le même, il dépend des qualités différentes de ces charbons, qui ne sont jamais identiques ; il dépend aussi de la nature de l’électricité dont on fait usage, c’est-à-dire suivant qu’on emprunte l’électricité à la pile voltaïque ou à l’électro-magnétisme. Il faut donc pouvoir faire varier le rapport des diamètres des deux poulies. C’est ce que l’on a réalisé en rendant le diamètre de l’une des poulies variable.
L’écart que l’on peut laisser entre les charbons dépend aussi de l’intensité du courant, c’est-à-dire du nombre des éléments employés ; il faut donc limiter cet écart. À cet effet, on règle la distance maximum qui peut exister entre la plaque de fer doux, F, et l’électro-aimant, E, qui l’attire. Cette plaque est vissée à l’extrémité du levier ou tige T qui la porte, et au moyen du pas de vis faisant mouvoir ce levier, on peut obtenir le résultat cherché, c’est-à-dire placer les deux charbons à la distance la plus convenable pour l’éclat lumineux.
En 1855, la Commission impériale du palais de l’Industrie fit éclairer par la lumière électrique, les ouvriers occupés au travail de la construction des gradins et de la décoration de la grande nef de l’Exposition, pour la solennité de la clôture.
Une lampe électrique avait été placée à chacune des deux extrémités de la nef. Chaque lampe était mise en action par une pile, formée de cent éléments de Bunsen. La première de ces lampes marcha de 5 à 10 heures et demie du soir ; la seconde de 10 heures et demie à 3 heures du matin, et de 3 heures à 6 heures. On réunit ensuite les deux lampes, pour les faire fonctionner ensemble, en envoyant parallèlement leurs rayons. Lorsque le jour parut, la lumière était encore dans toute son intensité. L’intervalle de 13 heures, pendant lequel la lampe électrique de M. Duboscq éclaira sans interruption était le plus long que l’on eût encore obtenu depuis que la lumière électrique était mise à contribution pour les travaux de nuit.
Un autre système de régulateur électrique, celui du professeur Way, c’est-à-dire la lampe électrique à conducteur de mercure, a été soumis en 1861, à Londres, à des expériences qui ont donné de bons résultats.
La lampe électrique de M. Way diffère de la lampe électrique ordinaire, en ce sens que les charbons y sont remplacés par un filet, ou une petite veine de mercure. Le filet de mercure sort de l’orifice d’un petit entonnoir en fer, et il est reçu dans une cuvette aussi en fer. Les deux pôles de la pile sont mis en communication, l’un avec le mercure de l’entonnoir ou du globe réservoir en verre qui le surmonte, l’autre avec le mercure de la cuvette inférieure. Il se produit entre les globules successifs de la veine discontinue, une série d’arcs voltaïques, comme il s’en produit entre les pointes des charbons, et l’on obtient ainsi une source assez continue de lumière électrique. La veine liquide illuminée est placée au sein d’un manchon de verre d’assez petit diamètre pour s’échauffer de manière à ne pas condenser la vapeur du mercure sur ses parois ; et comme la combustion se fait hors du contact de l’oxygène, le mercure n’est pas oxydé.
Ce qui s’est opposé pendant longtemps à l’emploi de la lumière électrique, c’était la difficulté d’empêcher les alternatives d’accroissement d’éclat et de défaillance, qui se succédaient dans la production de la lumière. Les appareils de Foucault et Duboscq que nous avons décrits, ne remédiaient pas entièrement à ces interruptions du courant, et la marche des charbons n’était jamais assez régulière pour que l’on fût certain d’éviter une extinction du foyer.
Un nouveau régulateur, construit par M. Serrin, est venu répondre parfaitement à toutes les exigences, c’est-à-dire donner un foyer toujours fixe et assurer la permanence de l’arc lumineux. Voici les effets variés que produit ce régulateur, sans que la main de l’opérateur ait à intervenir. À l’état de repos, c’est-à-dire lorsque l’électricité ne circule pas, il met les charbons en contact. Au contraire, ceux-ci s’écartent d’eux-mêmes dès qu’on ferme le circuit, et l’arc voltaïque apparaît. Ses charbons se rapprochent ensuite l’un de l’autre, de façon à ne jamais se mettre en contact. Si le vent ou toute autre cause, vient accidentellement à rompre l’arc voltaïque, l’appareil remet les charbons en contact, seulement pour fermer le circuit ; puis aussitôt il les éloigne, la lumière reparaît et le régulateur reprend sa marche normale. Si, à distance, on veut éteindre ou rallumer l’appareil, on peut le faire en agissant en un point quelconque du circuit. Enfin, ce régulateur maintient le point lumineux à une hauteur constante.
L’appareil de M. Serrin, qui permet d’obtenir ces effets multiples, est fondé sur le même principe que celui de Léon Foucault, et qui a déjà servi à construire bien des appareils analogues, c’est-à-dire sur l’aimantation temporaire d’une armature, variant d’intensité selon l’intensité du courant lui-même. Mais ce principe a été appliqué ici par un moyen assez neuf en mécanique.
Cet appareil, que représente la figure 128, constitue une sorte de balance très-sensible, qui penche tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, mais dans des conditions de stabilité parfaite, ou de manière à rétablir automatiquement l’équilibre nécessaire à la production d’un éclairage partant constamment d’un même point. Il est formé de deux parties distinctes, mais dépendantes l’une de l’autre, dans ce sens que l’une commence les fonctions quand l’autre les cesse, et réciproquement. La première, c’est-à-dire la balance, ou système oscillant MIFH, a pour destination de produire l’écart des charbons B, B′ qui sont en contact dans l’état de repos, et de provoquer leur rapprochement quand leur écart, devenu anormal, amènerait l’interruption du courant ou la cessation de lumière. La seconde partie de l’appareil, commandée par la première, se borne à produire le rapprochement des charbons aussitôt qu’il est devenu nécessaire. Les deux tubes porte-charbons, D, D′, placés verticalement l’un au-dessus de l’autre, communiquent, celui d’en haut au pôle positif de la pile, celui d’en bas, par l’intermédiaire du système oscillant, qui est entièrement composé de pièces métalliques, avec le pôle négatif. En descendant par son propre poids, le porte-charbon positif D′B fait monter d’une quantité moitié moindre le charbon négatif DB′ qui s’use deux fois moins vite, et par là le foyer lumineux reste constamment à la même hauteur dans l’espace.
Le système oscillant, MIFH, forme un rectangle à angles articulés, avec deux côtés verticaux et deux côtés horizontaux. L’un des côtés verticaux, M, est fixe, l’autre mobile. Suspendu très-délicatement, il peut céder tour à tour à son propre poids qui le sollicite vers la terre, ou à un ressort à boudin, K, qui le pousse en sens contraire.
Ce même système oscillant porte à sa partie inférieure, une armature en fer doux, H, qui est placée en regard d’un électro-aimant, G, que le passage du courant de la pile rend actif. Quand le courant ne passe pas, les deux charbons se touchent ; mais dès que l’on ferme le courant, l’électro-aimant, G, devient actif ; il attire l’armature H ; dès lors le système oscillant MIFH s’abaisse, entraînant avec lui le porte-charbon inférieur, D, fixé sur la tige métallique E, qui s’écarte du charbon supérieur, resté immobile. L’arc et la lumière électrique apparaissent aussitôt entre les pointes. Mais à mesure que les charbons se consument, leur distance augmente, le courant devient plus faible, l’électro-aimant, G, moins puissant, l’armature H moins attirée. Aussitôt, le système oscillant remonte ; en montant il dégage le rouage R, ce qui laisse agir le ressort K, et par l’effet de l’impulsion de ce ressort, qui pousse de bas en haut, les charbons se rapprochent.
Ce sont là d’ailleurs, moins des rapprochements et des écartements réels que des tendances opposées, se neutralisant l’une l’autre à chaque instant, et maintenant les charbons à la distance voulue, pour que la lumière électrique ait son maximum d’intensité, tant qu’il n’y a en jeu que la combustion lente des charbons.
Si une cause étrangère intervient, si l’un des charbons se rompt, le courant est brusquement interrompu, l’électro-aimant est inerte, l’armature se détache et remonte avec le système oscillant ; le rouage R est dégagé, les charbons, devenus libres, se rapprochent au contact, le circuit alors se ferme, l’armature attirée descend entraînant avec elle le système oscillant ; le charbon supérieur s’arrête ; l’inférieur s’écarte, et la lampe se rallume.
Telles sont les dispositions essentielles du régulateur de la lumière électrique de M. Serrin.
Cicéron estimait hominem unius libri ; c’est-à-dire un homme qui ne vécût que dans un livre et par un livre. On peut dire que M. Serrin est l’homme de la lumière électrique. Depuis plusieurs années, il s’est voué tout entier à la propagation de son régulateur de la lumière électrique, qu’il a porté dans toutes les régions, dans tous les milieux possibles. Il est toujours prêt à faire resplendir son éclat pour les cérémonies publiques, pour les travaux publics, pour les fêtes, etc.
C’est en 1857 que M. Serrin parvint à construire son régulateur automatique. Essayé avec une pile voltaïque, le 14 septembre 1857, il fut décrit par M. Du Moncel dans son ouvrage sur les Applications de l’électricité (1858). Le 17 janvier 1859, ce nouvel appareil servit aux expériences de M. Becquerel, dans son cours du Muséum d’histoire naturelle. Le 10 mars il s’allumait, pour la première fois, par le courant des machines magnéto-électriques de la compagnie l’Alliance, à l’hôtel des Invalides.
Au mois d’octobre 1859, il fut expérimenté dans l’atelier central des phares, et l’administration, satisfaite de son mécanisme, fit construire en 1860, deux de ces instruments, qui servent encore aujourd’hui dans l’atelier des phares aux diverses expériences de la lumière électrique.
En 1862, vingt régulateurs de M. Serrin, éclairèrent pendant près de 10 000 heures de nuit, les tranchées et les mines des montagnes de Guadarrama, pour les travaux du chemin de fer du nord de l’Espagne.
Bientôt les entrepreneurs des travaux du fort Chavagnac à Cherbourg, du chemin de fer du Midi, des réservoirs de Ménilmontant, firent servir le même instrument à des travaux de nuit.
Un extrait du rapport fait à l’occasion de ces travaux, par M. Brull, ingénieur de la Compagnie des chemins de fer du nord de l’Espagne, permettra d’apprécier le genre d’avantages que procure la lumière électrique dans les travaux de nuit.
« Vingt régulateurs Serrin avaient été expédiés par M. Brull dans les montagnes du Guadarrama, avec les piles et les matières nécessaires pour leur alimentation… Les appareils ont fonctionné régulièrement pendant 9 417 heures… La lumière a toujours été belle et régulière ; elle éclairait les chantiers avec profusion, sans blesser pourtant les travailleurs par son intensité. La dépense par heure des matières consommées a été de 2 fr. 90. L’économie réalisée par l’application de l’éclairage électrique sur les torches est d’environ 60 pour 100. Si l’on considère en outre la gêne causée par la fumée des torches concentrée dans les profondes tranchées remplies de travailleurs, les pertes de temps pour entretenir leur combustion, leur faible clarté, on verra la grande et incontestable supériorité de la lumière électrique… La crainte de produire dans des temps égaux moins de travail pendant la nuit que pendant le jour n’est pas fondée. En été, l’ouvrier n’étant pas accablé par la chaleur du jour, travaille avec plus d’énergie et produit davantage ; pendant les nuits froides, il travaille pour se réchauffer ; dans aucun cas, le service de nuit n’est inférieur au service de jour…
« L’éclairage électrique a rendu aussi d’importants services aux travaux souterrains des grandes usines du Guadarrama. La profondeur du puits étant de 22 mètres, chaque galerie avait 16 mètres de longueur ; l’air était tellement vicié par l’explosion des pétards et la combustion des lampes des mineurs que les maçons pouvaient à peine y séjourner pendant quelques instants, les lampes ne brûlaient plus dans l’intérieur de la mine ; allumées à l’orifice du puits, elles s’éteignaient avant d’arriver au fond. Le travail était pressant ; je n’avais sous la main aucun moyen de ventilation ; je fis descendre un régulateur Serrin dans l’intérieur de la mine, Au bout d’une heure environ, voyant que les maçons ne se plaignaient nullement d’être incommodés, et ne demandaient pas à être relevés, je descendis dans la mine, et je constatai que l’on y respirait avec autant de facilité qu’en plein air, que les lampes y restaient allumées. Le travail des maçons, éclairé par la lumière électrique, s’est prolongé pendant cent douze heures consécutives sans aucun inconvénient. »
Le 26 décembre 1860, deux régulateurs de M. Serrin furent établis à titre d’expérience, sur l’un des phares du Havre. Le 25 novembre 1865, quatre régulateurs remplacèrent les lampes à huile dans les deux phares sud et nord du cap de la Hève.
Le 20 août 1864, à l’occasion de la présence du roi d’Espagne, onze régulateurs éclairèrent à giorno les pièces d’eau de Versailles.
Le mode d’illumination des jardins ou des parcs, fut tour à tour appliqué avec le même succès, les 15 août 1865 et 1866, à l’éclairage de l’Arc-de-triomphe de la place de l’Étoile ; — le 30 mai 1866, dans les jardins de la princesse Mathilde ; — le 11 juin, dans le parc de l’Élysée ; — le 19 juillet, dans les jardins de l’Ambassade d’Angleterre ; — le 22 janvier 1866, sur le lac des patineurs du bois de Boulogne. À un signal donné, quinze régulateurs s’allumèrent simultanément et resplendirent pendant de longues heures. Le 10 juin 1867, trente-trois lampes électriques, habilement distribuées dans le jardin réservé du palais des Tuileries, produisirent, pendant toute la nuit, des effets magiques.
Pendant l’hiver de 1868, c’est avec les régulateurs de M. Serrin que les travaux pour la construction des bâtiments du Journal officiel furent éclairés par la lumière électrique. Sans cet auxiliaire, ces travaux n’auraient jamais pu être achevés au terme voulu.
Nous terminerons cette revue des principaux régulateurs de la lumière électrique, en parlant