Michel-Lévy frères (p. 157-168).

XIX

la force

Depuis quelques jours, la maison de la Force comptait deux prisonniers de plus.

Malgré le temps gris et pluvieux, les habitants de la prison étaient descendus dans les divers préaux à l’heure de la promenade. La cour dite Charlemagne, plantée dans le centre d’arbres et de gazons, réunissait les détenus les moins dangereux ; il n’y avait point là de ces figures hideuses et sinistres qu’on aurait rencontrées en grand nombre de l’autre côté de la muraille, dans la cour nommée Fosse aux Lions ; la plupart des prisonniers, rassemblés dans la cour d’honneur, ne comptaient guère que de simples méfaits ; ils s’entretenaient ensemble avec l’aisance et la sérénité que donne bien vite la vie de prison ; seulement, d’après la pratique actuelle des maisons d’arrêt, qui mélange les divers degrés de pénalité, çà et là, quelques vétérans de la geôle et du bagne contaient aux jeunes gens émerveillés leurs ténébreuses campagnes.

Cependant, un des nouveaux pensionnaires de la Force contrastait étrangement avec ses compagnons de captivité.

C’était Herman de Rocheboise, transféré de la conciergerie à la maison centrale. La distinction de sa personne, son élégance de mise et de maintien constataient le rang élevé d’où il était tombé dans ce repaire du vice et du crime ; malgré l’altération de ses traits, et même la première ride creusée, sur son front pendant ces jours de souffrances, il offrait toujours l’extérieur le plus admirable, et sa beauté n’avait fait que changer d’expression.

Le jugeant étranger parmi eux, les habitués de la prison ne cherchaient point à l’entretenir, et ne s’occupaient de lui en aucune manière ; cependant, malgré cet heureux isolement, chaque fois que le cours de la promenade ramenait l’un de ces hommes près de lui, il courait dans ses veines un frisson de répulsion et d’épouvante. Assis à l’écart sur un banc, le bras appuyé sur ses genoux, il soutenait sa tête tournée du côté de la muraille, et rêvait profondément.

Chose étrange, sa pensée se reportait moins sur les derniers événements de sa vie que sur les jours plus reculés dans le passé ; par exemple, les scènes du Bas-Meudon revenaient se peindre à son imagination de la manière la plus lucide. Pour la première fois, il se demandait si tout ce qu’il avait commis de fautes ou de crimes n’était pas la suite de la cruelle folie par laquelle il avait perdu la famille Augeville ; il pensait que, peut-être, après cette action si coupable, il avait été fatalement conduit à en commettre de plus criminelles encore, comme à la plus terrible des punitions.

En ce moment, ses regards tombèrent sur un détenu qui marchait en s’éloignant, derrière le rang d’arbres du préau.

Sous l’impression qui le dominait alors, la taille, la forte carrure, les longs cheveux de cet homme, lui rappelèrent Pierre Augeville, tel qu’il l’avait aperçu au moment de sa mort : il avait alors sept ans.

Déjà cette vision de Pierre Augeville repassant entre les arbres, sous un ciel brumeux, s’était offerte à lui à son dernier, voyage du Bas-Meudon… Elle avait précédé le moment le plus douloureux de sa vie, celui où il avait été abandonné de Valentine… Et maintenant il revoyait cette image sinistre quand un jugement, ou plutôt une condamnation terrible se préparait pour lui !

Herman fut saisi d’un cruel serrement de cœur.

Mais presque au même instant, ayant relevé les yeux sur le détenu, il respira plus librement ses fibres se détendirent, un triste sourire vint sur ses lèvres. Cet homme, objet d’une vaine terreur, revenait sur ses pas, et Herman voyait en lui Pasqual, son seul ami au monde, arrêté comme son complice et détenu à la Force avec lui.

Pasqual, en effet, devait être fortement soupçonné d’avoir trempé dans l’attentat, nocturne sur la personne de Léon Dubreuil, dans l’émission de faux billets, dont la découverte avait suivi celle du meurtre ; et sous cette double prévention il avait été incarcéré avec son maître.

Mais on le voyait, toujours le même, toujours calme, froid et grave, sans que la situation où il se trouvait ajoutât rien à ce sérieux austère. Il vivait tellement en dehors de ce monde, que si l’enivrement des fêtes qui l’entouraient autrefois n’avait jamais pu l’atteindre ni obtenir de lui un sourire, les horreurs de la prison n’avaient pas non plus le pouvoir d’amener un nuage plus sombre sur son front.

Rocheboise attendait que son compagnon d’infortune s’approchât ; il avait besoin de lui adresser quelques paroles affectueuses, comme pour lui demander pardon d’avoir éprouvé une sensation pénible à sa vue.

Mais c’était l’heure où les portes de la prison s’ouvraient pour ceux qui venaient visiter les détenus, et quelques-uns de ceux qui se trouvaient dans le préau étaient appelés l’un après l’autre au parloir. Herman, placé près de la porte de la cour, voyait passer près de lui les prisonniers qui allaient trouver un parent, un ami… et son cœur se brisait… L’isolement, le manque de toute affection est un mal si grand, qu’il se fait sentir au milieu des douleurs les plus positives. Herman était jaloux du dernier de ces misérables qui avait encore quelqu’un qui s’intéressait à son sort, tandis que lui… personne, hélas ! ne devait le faire appeler au parloir !… Comme il se livrait à cette triste réflexion, il fut extrêmement surpris d’entendre le gardien appeler Pasqual… Pasqual qu’il croyait seul et abandonné comme lui, et qu’une personne du dehors venait visiter dans la prison.

En même temps la cloche sonnait pour la rentrée des détenus. Herman, en remontant dans sa cellule, passa dans la cour sur laquelle donnait la partie intérieure du parloir ; il s’arrêta un instant devant une des fenêtres.

Comme Pasqual, en se tenant nonchalamment appuyé contre un poêle, laissait le guichet à demi-découvert, Herman put apercevoir à travers la grille la personne qui était venue le demander. Il distingua une jeune figure blanche et rose, et reconnut aussitôt Robinette. Il la voyait même assez nettement pour remarquer sur ses traits une teinte de tristesse qui ne s’y était jamais montrée, et qui donnait un caractère plus doux à la beauté de la jeune fille.

— Pour toutes les richesses que j’ai jetées à ses pieds, se dit Rocheboise, elle ne me donne pas un souvenir… C’est Pasqual, son ancien compagnon de misère, qu’elle vient chercher ici !…

Herman écouta une minute l’entretien qui avait lieu au parloir, et dont quelques mots plus élevés arrivaient jusqu’à lui.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! ce que c’est que le monde ; disait Robinette avec de grandes exclamations. Il y a quelques mois encore, nous étions tous deux en si belle passe !… de l’or, des fleurs, des diamants, à ne pouvoir les compter !… le temps de tourner la main… et tout s’est envolé… il n’y a plus rien !

— Tu crois, mon enfant ? dit Pasqual avec un sourire.

— Comment, je crois !… Est-il toujours original, bon Dieu !… Je vois bien que nous sommes tous deux retombés plus bas que jamais… Encore, moi, j’ai conservé ma liberté… mais toi, mon pauvre ami !…

— Ne me plains pas !

— Mais si !… je veux te plaindre, moi, ça me fait plaisir… Tiens, quand j’ai entendu raconter aux camarades, qui le tenaient de Jupiter, cette terrible affaire de l’arche du pont, et ce qu’il en était résulté… tu me croiras si tu veux… mais j’ai senti un chagrin… un vrai chagrin… le premier de ma vie.

— Bonne Robinette !

— Je n’ai fait ni un ni deux, je suis accourue à la prison… mais il fallait une permission pour entrer… je l’ai demandée ; cela m’a retardée de trois grands jours… Enfin, me voilà.

— Et moi, pauvre enfant, qui ne peux pas même te remercier comme tu le mérites… te rendre grâce de tout mon cœur… car depuis longtemps ce cœur n’habite plus en moi…

— C’est dommage… quand j’étais petite, et que je te parlais de mon amour, tu riais… et au fait, c’était drôle ; moi si vive, si folle, toujours joyeuse sans savoir pourquoi, aimer un homme froid, sévère à faire peur, une espèce de revenant qui semble se trouver par hasard sur la terre. Et pourtant c’était vrai ! Oui, depuis que tu es malheureux, je sens que tout cela n’était pas des enfantillages, et que je t’aime réellement… Tu ne me dis rien ?

— Si… je te trouve bien jolie avec ces larmes dans tes grands yeux.

— Vrai ?

— Déjà une fois, à la taverne, que tu étais étourdie par les vapeurs du vin, et aujourd’hui en te voyant pleurer sur moi, j’ai remarqué combien tu étais belle.

— Et puis, c’est tout ?

— De ma part, mon enfant, c’est plus de succès pour toi que si un autre devenait fou de tes charmes.

— Eh bien ! c’est égal, mon amour ne t’en reste pas moins… ou plutôt ce n’est pas de l’amour, mais quelque chose qui me tient au cœur et qui fait que je donnerais ma vie pour toi.

— Pauvre enfant !

— Et voici toujours ce que je l’apporte, dit-elle en ouvrant un grand panier. Regarde… Deux bouteilles de champagne, un pâté, des biscuits… Je vais déposer tout cela au greffe, et on te le remettra.

— Comment, tout cela !…

— Sur mes économies… Ah ! dame, autrefois, je mettais vingt francs à un bouquet, à présent je ménage les sous de l’aumône pour mon dîner… C’est amusant, n’est-ce pas ?

— Je t’en prie, ma petite Robinette, ne te prive plus pour moi à l’avenir… Je ne manque de rien ici… Et en vérité, ajouta-t-il d’une voix plus concentrée, je n’ai depuis longtemps été aussi heureux…

— Encore tes singulières idées !

— Sérieusement… Mon maître et moi nous avions encore un peu d’argent au moment de l’arrestation, on nous a mis ici à la pistole. Nous couchons dans des cellules particulières, et, du reste, nous sommes très-bien servis, je t’assure.

— Ah ! c’est vrai, ton maître… comment se trouve-t-il ?

— Tu n’y avais pas pensé ?

— Non… que veux-tu… Pendant notre longue liaison, il m’est resté presque étranger… Il y a toujours eu entre nous tant de luxe, tant de grandeurs ! un si vaste appareil, que ma pensée… ni mon cœur, je crois, ne pouvaient passer cette barrière pour aller le chercher… Mais tant mieux s’il ne se trouve pas trop malheureux ici.

— Sa position est grave.

— Et comment tout cela finira-t-il, bonté du ciel !… Mais, bah ! il ne faut pas se chagriner d’avance. Je t’apporterai encore du champagne.

— Non, bois-le à ma santé. Mais écoute, ma chère Robinette, tu peux me rendre un grand service.

— Je veux bien… dis.

— Dans tes courses errantes, il te sera facile de rencontrer le nègre Jupiter.

— Oh ! le monstre qui vous a dénoncés et fait arrêter tous deux !

— Tâche de le voir aujourd’hui ou demain.

— Pour lui arracher les yeux et la langue qu’il a encore de trop, le vilain estropié.

— Non, pas cela… pour lui donner un ordre de ma part… Il n’a fait que son devoir, en dénonçant un meurtre ; ce n’est pas de ma faute si je m’y trouvais mêlé… Mais il m’aimait autrefois, il m’obéira encore, j’en suis sûr. Dis-lui de venir à dix heures du soir, devant le bâtiment de cette prison qui donne sur la rue Pavée, et d’écouter attentivement.

— Tu veux parler, à cette horreur d’homme. Je t’avertis que je l’ai toujours exécré, et que c’est bien pire maintenant.

— Fais ma commission, ma bonne Robinette, je t’en supplie.

— Eh bien ! oui… quoiqu’il m’en coûte… mais deux heures sonnent, il va falloir partir, et je ne veux pas te quitter sur un refus.

— Je te remercie.

— Tiens, voilà le gros gardien à l’habit bleu qui vient me renvoyer… C’est bon, monsieur Moustache, on s’en va… Mais tu veux bien que je revienne te voir, n’est-ce pas, Pasqual ?

— Oui, mon enfant.

— Et compte sur moi, à la vie à la mort.

— Il se peut que j’y compte déjà… N’oublie pas ce que tu viens de me dire, Robinette, à la vie, à la mort.

— Tu me fais peur.

— Non… ne crains rien… mais souviens-toi… Adieu…

— Adieu !

La jeune fille et Pasqual sortirent des deux parties du parloir.

Herman, ne pouvant s’arrêter dans la cour, n’avait entendu que peu de mots de leur entretien, mais tout ce qu’il en fallait cependant pour éprouver un pénible mouvement de jalousie, non au sujet du sentiment que la jolie Bohémienne pouvait ressentir pour Pasqual, il y avait longtemps que le faible amour autrefois éprouvé pour elle était évanoui dans-son cœur ; le malheur, passant sur cette fantaisie de jeunesse, en avait d’ailleurs effacé jusqu’à la dernière trace ; mais il enviait à Pasqual ce souvenir qui lui était donné, cette démarche qu’on faisait pour venir le voir ; ces présents qu’on lui apportait dans sa prison, tandis qu’il était, lui, si seul et si délaissé.

Mais là, il s’arrêta au premier pas, ne reconnaissant pas sa demeure.

Depuis quelques heures seulement qu’il l’avait quittée, tout y était changé.

Les murailles nues s’étaient couvertes de tentures, le carrelage se cachait sous un épais tapis, le froid et la tristesse de la pierre avaient partout disparu ; le lit de fer du prisonnier était remplacé par une moelleuse couchette, garnie de rideaux de soie ; un feu si clair pétillait dans l’âtre, que ses rayons, répandus dans toute la cellule, en chassaient la morne obscurité d’un jour d’hiver.

D’abord Herman crut s’être trompé de chambre dans ce long couloir sur lequel s’ouvraient toutes les portes numérotées. Mais à l’instant il vit sur la cheminée la pendule de bronze antique qui était autrefois dans sa chambre à coucher, à l’hôtel Rocheboise. C’était un signe certain que des soins amis avaient préparé pour lui ce bien-être, lui ménageant encore la douceur de retrouver un objet qui lui aurait autrefois appartenu. Il regardait avec des yeux humides de larmes cette aiguille qui, sur ce cadran bien connu, avait marqué les heures les plus douces de sa vie.

Herman comprit que ce changement n’avait pu être accompli que par l’entremise d’un des surveillants de la prison.

Celui à la garde duquel il était confié lui avait inspiré dès le premier jour assez de confiance. C’était un homme d’une soixantaine d’années, du nom de Gauthier. Il avait une physionomie empreinte de quelque élévation et profondément triste. On voyait facilement que, peu fait pour les fonctions qu’il remplissait à la Force, il en éprouvait une grande répulsion. Il avait dû sans doute se prêter plus facilement que tout autre à un acte d’humanité, qui d’ailleurs n’était pas en dehors de son devoir, et pour lequel il n’avait eu à déployer qu’un peu de complaisance, et quelque habileté.

Mais qui donc avait pu se servir de cet homme, qui avait eu pitié du prisonnier de la Force, quand il ne pouvait sans effroi s’envisager lui-même ?

La seule personne dont il eût été doux à Herman de recevoir ces soins, Valentine, l’avait repoussé, méprisé quand il était bien moins criminel… Et tout ce qu’il pouvait espérer était qu’elle ignorât encore sa situation.

Herman s’arrêta à la supposition la plus naturelle. Il pensa que Pasqual, qui sous son apparence glacée se dévouait toujours avec tant de cœur, avait affecté tout l’argent dont il pouvait disposer à adoucir la situation de son maître, à rassembler autour de lui ces objets qui devaient bercer son esprit de rêves consolants.

Quelle que fût réellement la personne dont les soins généreux avaient veillé sur Herman, son attente ne fut point trompée. Le malheureux prisonnier éprouva un certain soulagement à se trouver dans cette cellule qui, ainsi décorée, lui rappelait si bien le passé, et où il pouvait vivre quelques instants d’illusions.

Herman, avec une âme où avaient toujours régné au milieu de ses égarements la bonté et l’humanité sainte, eût été trop malheureux en se voyant coupable d’un meurtre, quelles que fussent les circonstances qui l’avaient pour ainsi dire forcément amené ; il aurait souffert des tourments au-dessus de ses forces : la Providence, pendant ces jours d’épreuves, lui ôtait une partie de sa raison.

Il passa le reste de la journée occupé du changement mystérieux qui s’était opéré autour de lui ; il ne voulut pas même descendre à la promenade du soir et veilla bien tard dans sa chambre, heureux de pouvoir, grâce aux épais rideaux qui voilaient maintenant sa fenêtre, enfreindre la loi du couvre-feu et retarder l’heure de se mettre au lit, heureux surtout d’entendre sonner cette pendule, dont le timbre, par un effet semblable à celui de la musique dont un air connu nous reporte aux lieux où nous l’avons entendu, le ramenait dans la demeure où il avait vécu près de Valentine.

Dans la soirée, le temps brumeux qui régnait depuis le matin s’était chargé davantage ; la nuit épaisse ne laissait voir aucune étoile, et vers dix heures les alentours de la prison étaient tout à fait solitaires.

Cependant, un peu après que cette heure eut sonné à l’horloge de la Force, l’ombre d’un homme qui suivait la rue Pavée, se dessina de distance en distance dans la ligne de lumière que les réverbères éloignés décrivaient sur le pavé noirâtre.

Presque en même temps, une forme rapide et légère, qui venait à l’opposé, du côté de la rue Culture-Sainte-Catherine, s’avançait aussi vers la prison.

L’homme qui arrivait par le quartier Saint-Antoine marchait d’un pas inégal, et, tout en bottant, disait entre ses dents :

— Il pleut bien fort… et le pauvre Jupiter mouille lui jusqu’aux os !… Puisque c’est toujours comme ça à Paris, moi veux retourner dans le pays d’Orange, pour ne plus marcher à la pluie.

L’autre forme plus svelte et plus déliée qui se dessinait dans la nuit, était celle de Robinette. La jeune fille avait trouvé le moyen de remplir le jour même la commission de Pasqual auprès de Jupiter. Sa curiosité étant éveillée par ce rendez-vous nocturne, elle avait voulu y assister secrètement, et pensait même pouvoir y recueillir quelques indications qui lui seraient utiles plus tard…

Robinette, dans son for intérieur, projetait de sauver Pasqual de la prison.

Dans son temps de prospérité, elle avait lu beaucoup de romans et vu beaucoup de pièces de théâtre : c’était là qu’elle avait appris à connaître le monde. Elle pensait donc qu’on voyait tous les jours des captifs s’évader de leur prison, et elle se disait tout bas en ce moment :

— Avec de beaux yeux et de l’argent, on séduit un geôlier, le geôlier ouvre le guichet, et le prisonnier se donne de l’air… C’est bon… Pour les beaux yeux, je n’en suis pas en peine, il ne manque plus que l’argent… et le geôlier aussi… car je n’ai vu que des gardiens qui ont l’air bon enfant et point de sombre personnage au trousseau de clés pendu à la ceinture de cuir… Mais je le trouverai… Le plus difficile est d’avoir des espèces… Je vais donc remuer ciel et terre pour m’en procurer… Puis, je parviendrai bien à faire évader Pasqual… et son maître s’il est possible… Je ne sais si Pasqual m’aimera mieux après cela, mais moi, je sens bien que je l’aimerai encore davantage quand je l’aurai sauvé.

Pendant ce monologue de Robinette, le nègre était arrivé sous la muraille de la Force. Comme Jupiter était là depuis un moment à gronder contre le mauvais temps, il se fit entendre à une très-petite fenêtre garnie de grilles et de barreaux un appel sourd et voilé.

Le nègre répondit par un son analogue.

Robinette s’arrêta à deux pas de là, et se cacha sous la voûte garnie à l’entrée de bornes d’airain, qu’on voit au milieu de cette façade de la Force.

La rue Pavée, sur laquelle ne s’ouvrent ni boutique, ni maisons à rez-de-chaussée, est un véritable désert dans la nuit.

— Jupiter, c’est toi ? dit la voix de Pasqual à la fenètre du haut.

— Oui.

— Monte sur le cordon de la muraille pour mieux m’entendre… Il faut que je parle bas… monte.

— Moi, peux pas.

— Saute sur la pierre de taille, prends les barreaux de la fenêtre d’en bas, et grimpe vite.

Le nègre, d’une agilité et d’une adresse extraordinaires dans ces sortes d’exercices, parvint à exécuter la manœuvre indiquée et s’installa sur le cordon de pierre.

Pasqual était donc à la croisée, le visage collé à la grille et prêtant l’oreille à l’intérieur pour écouter si le gardien qui était descendu à la cantine ne remontait point ; Robinette se tenait tapie sous la voûte ; tendant la tête pour entendre ; Jupiter, entre eux deux, était accroché à la muraille.

— M’y voilà ! dit le noir.

— Bon, reprit Pasqual. Écoute maintenant. Tu es un misérable…

— Tiens !… moi avoir monté à l’escalade, pour entendre ça !

— Chut ! Tu as épié et dénoncé ton ancien maître après avoir juré de ne jamais reparaître à ses yeux.

— Moi ai bien tenu mon serment : il faisait nuit, le bon maître avoir pas vu le visage à moi…

— El lu m’as perdu aussi, moi, qui t’ai toujours porté secours.

— Oh ! oui, vous souvent avoir empêché les amis de battre Jupiter… Aussi moi porter beaucoup de respect vous, monsieur Pasqual.

— C’est bon…

— Et si vous pas avoir été dans la maudite affaire, moi jamais dénoncé vous.

— Il suffit… Je veux te mettre à même de réparer tes torts envers moi, en me rendant un service. J’ai besoin d’argent, il faut que tu m’en apportes.

— Oui, monsieur Pasqual.

— Tais-toi… Regarde où va tomber ce billet que je roule et que je jette par la grille.

— Je vois… Le billet il a volé, là, vers l’angle du mur.

— Bien, tu le ramasseras… Puis, demain, tu iras chez le père Corbeau, la maison numéro 9, après la barrière d’Enfer… tu lui donneras ce billet, et tu lui diras de te remettre deux mille francs pour moi.

— Deux mille francs, moi entends bien.

— S’il hésite, s’il fait la moindre difficulté, dis-lui de lire bien attentivement ce que je lui écris, et il te donnera la somme. Tu reviendras ici quand je te le ferai dire, et je t’indiquerai le moyen de remettre cet argent entre mes mains.

— Oh ! vous bien tranquille, Jupiter être honnête et fidèle.

— Oui, tu seras honnête et fidèle à cause de la crainte que je t’inspire, tout enfermé que je suis… Il faut s’en contenter… Mais songes à ne rien dire.

Pasqual entendit sans doute des pas dans le couloir, car sans achever sa phrase, il disparut subitement de la fenêtre et rentra dans sa cellule, dont la porte guichetée permettait au gardien de voir dans l’intérieur.

Le nègre, en une minute, descendit de la muraille, ramassa le billet adressé à Corbeau, et tremblant d’être surpris dans son rôle de confident, s’éloigna rapidement de la prison.

Robinette sortit alors de dessous la voûte.

— Ah ! ah ! dit-elle, c’est comme ça !… le père Corbeau a de l’argent et peut donner des deux mille francs à la fois… Eh bien ! j’irai lui en demander aussi, moi… Il faudra bien qu’il m’en donne quand je dirai que c’est pour sauver Pasqual… notre ami à tous, notre frère !… Et, alors, je jure par ces vieilles murailles, pour que mon serment soit fort et solide comme elles, je jure que quand Pasqual passera le seuil de cette porte, ce ne sera qu’avec moi.