G. Roux (Paris) (p. 34-40).

V

la quêteuse

Léon Dubreuil parlait à son ami des avantages de son nouveau séjour en examinant la structure de l’hôtel, aux proportions vastes et riches, et ses agréables dépendances.

Cette belle habitation, ou la famille de Rocheboise venait de s’établir, était située dans la rue Saint-Dominique, entre une cour d’honneur et un jardin dont les grands arbres, titres de noblesse de la demeure, attestaient l’ancienneté d’origine. Au premier se trouvaient l’appartement de M. Rocheboise père, deux salons de réception et la salle à manger ; au second l’appartement particulier des nouveaux mariés, accompagné d’une bibliothèque et d’un oratoire.

Un pavillon très-élégant s’élevait à l’extrémité du jardin, près d’une porte dérobée qui donnait dans la rue Las-Cases.

— Quel beau rêve tu as fait là, mon cher, disait Léon à son ami. Passer en un jour… en moins de temps qu’il ne faut, pour y songer… de la situation la plus précaire à une existence de prince… Et aussi stable qu’elle est brillante.

— Le miracle s’est accompli avec mon mariage.

— En vérité, une femme jeune, riche et charmante, semble posséder la baguette d’une fée pour élever un édifice de bonheur autour de celui qu’elle aime… Et ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’elle n’aurait plus rien de ce pouvoir pour détruire et renverser le bien qu’elle a fait.

— Ce changement de sort a été si prompt, que je le contemple sans savoir encore en jouir.

— Tu l’apprendras bien vite.

— C’est probable. Je suis attaché au monde par les goûts, les habitudes de jeunesse.

— Par les succès que tu y recueilles.

— Que veux-tu… La vie de famille n’a jamais existé pour moi : je n’ai pas connu ma mère ; mon père, toujours emporté par le tourbillon des affaires, me laissait loin de lui ; j’avais besoin, étant jeté dans une sphère étrangère, de la trouver élevée, et brillante… J’aime la haute société, où le bruit, le mouvement tournent toujours dans un cercle élégant, où les plaisirs fastueux sont au moins d’agréablés mirages.

— Pourquoi pas des plaisirs ?… Tu pourras recevoir beaucoup de monde ici… Cet hôtel est spacieux, et vraiment un lieu de fête… Du reste, il garde encore ce caractère du vieux Paris qui plaît, à l’imagination et devient tous les jours plus rare… car, en vérité, du train dont Paris s’abat, et se renouvelle, les vieilles pierres seront bientôt des pierres fines.

— Je compte faire ici des embellissements.

— Oh ! je n’en doute, pas ! si les étoiles pouvaient entrer dans ton appartement, tu serais déjà en marche de quelques-unes.

— Je ne respire bien qu’au milieu du luxe… mais du luxé créé par moi, comme je l’entends, avec le goût qui le distingue, l’élégance qui l’anoblit… As-tu vu mes équipages ?…

— Une calèche et un coupé admirables… tout le monde en est jaloux.

— Tu les trouves bien ?… J’ai vu chez Crémieux, aux Champs-Élysées, deux alezans que je voudrais ajouter à mon écurie… j’en offre sept mille francs.

— Eh bien ?

— C’est presque terminé… mais je serais bien aise d’avoir ton avis… veux-tu venir les voir avec moi ?

— Volontiers… Nous pourrions les essayer en faisant une promenade au bois.

— Demain, si tu n’as rien à faire.

Dubreuil avait reporté ses regards vers le quinconce de marronniers, dans lequel on voyait la robe blanche de Valentine passer derrière le feuillage.

— Voilà des arbres qui ont au moins un siècle, dit-il après un instant de silence ; quel magnifique ombrage au cœur de la ville !

— Oui, dit Herman, mais on quitte Paris l’été.

— Sans doute… Tu pourras passer la saison où bon te semblera, à la campagne, aux eaux, en voyage. La fortune ouvre tous les coins du monde, donne tous les sites, tous les climats ! et avec des millions à dépenser, ajouta Léon en souriant, on arrive au bonheur des hirondelles.

— Valentine aura toute liberté là-dessus, dit Herman ; je veux qu’elle décide et règle à son gré nos voyages.

— Oui, mais à l’opposé des autres femmes, elle aura bien l’adresse de faire tes volontés en paraissant suivre les siennes. C’est une tactique plus digne de la véritable coquetterie. Un mari contente ses goûts, ses fantaisies, sans se croire redevable à la complaisance de sa femme, et l’art de plaire longtemps à celui qu’on aime est l’art de le rendre heureux.

— Certes, Valentine a toutes les délicatesses de l’âme comme elle en a les hautes vertus.

— Mais ces qualités précieuses, reprit Léon, ces agréments d’esprit, ces grâces du cœur, elle ne les met pas en évidence, elle ne s’en pare jamais, elle ne les possède pas pour elle-même, pour être plus appréciée, plus admirée, mais pour que les autres en jouissent… C’est un parfum invisible et fécond en douces sensations qu’elle répand autour d’elle… Et la raison, la sagesse, comme elle sait les rendre aimables et légères à porter.

— Il est vrai, sa vertu est inoffensive pour les faiblesses des autres.

— Il y a en elle une grandeur et une force morale qui là rendraient capable d’agir en héros, et jamais on ne se montra plus douce et simple femme… Aussi, sa figure, qui n’est pas douée de beauté régulière et positive, semble avoir, si on peut le dire, une beauté intérieure qui ne se montre qu’à ceux qui savent la voir.

— Avec quel enthousiasme tu en parles !

— C’est que je la connais depuis plus longtemps que toi… Je l’ai vue dans cette première jeunesse où l’âme se montre à nu… et je sais quel trésor tu possèdes. Mais tu m’écoutes à peine.

— Je t’écoute trop, au contraire : quand tu me montres tout ce qui vient de m’être donné, la fortune, la liberté, le bonheur domestique au plus haut degré, il me prend comme une vague tristesse et une certaine terreur de l’avenir.

— Triste, effrayé de ton bonheur !… es-tu fou ?…

— Oui, triste, car ces biens, je n’ai rien fait pour les mériter ; au contraire, je ne vois dans mon passé que la mollesse, l’oisiveté et les fautes qui en sont la suite ; et il y a là une impression pénible que je sens sans pouvoir la rendre… Je suis effrayé aussi, car il n’est pas dans la loi commune qu’un bonheur parfait soit de longue durée.

Herman avait une grande sensibilité d’âme qui le rendait accessible à toutes les émotions, et même prompt à s’en créer de pénibles, mais en même temps une légèreté naturelle qui les effaçait promptement ; et son esprit n’eût pas suivi longtemps le cours des pensées qu’il venait de prendre, quand même une circonstance étrangère ne fût venue subitement l’en distraire.

On vint annoncer qu’une jeune fille, d’une apparence honnête, mais qui avait refusé de dire son nom, demandait à être introduite.

— Prends garde, dit Léon, les personnes qui ne veulent pas se nommer vous préparent toujours quelque surprise désagréable.

— Eh bien ! voyons, dit Herman. Faites entrer.

La jeune personne se présenta.

Elle avait à peu près dix-huit ans. Elle portait une robe de laine carmélite, sur le corsage de laquelle se détachait un ruban de moire bleue soutenant une médaille à l’image de la Vierge ; un petit bonnet et un tablier de toile noire formaient le reste de son modeste costume.

Mais tout l’éclat, toute la richesse, tout le luxe qui peuvent parer une fille d’Ève, étaient répandus dans la beauté qu’accompagnait ce modeste habillement.

La jeune fille entrait d’un pas léger. Une éblouissante fraîcheur animait son visage plein et arrondi, mais de lignes parfaites ; ses grands yeux noirs avaient cette limpidité cristalline où se forment les plus brillants éclairs ; ses cheveux, d’un beau noir, lissés en bandeau sur le front, paraissaient encore sous le bas de son bonnet en deux boucles épaisses et brillantes qui tombaient sur un cou d’une forme et d’une blancheur admirables ; son front, si jeune et si pur, portait une assurance qui, à cet âge, pouvait passer pour une naïveté charmante. La mobilité de ses narines et de ses lèvres, la rondeur de ses joues et de son menton, creusés de petites fossettes, indiquaient le bien-être de la jeunesse qui se sent épanouir pour le plaisir. Dès qu’elle se présenta, sa bouche, d’une belle nuance de corail, s’entr’ouvrit dans un sourire qui laissa voir des dents fines et brillantes.

Elle tenait une bourse de quêteuse à la main.

Lorsque cette belle enfant parut, Herman, adossé à la cheminée en face de la porte d’entrée, put embrasser toute sa personne d’un regard.

— Dieu me pardonne ! s’écria-t-il en lui-même, c’est la jolie petite mendiante qui était aux portes de l’église Saint-Sulpice jour de la cérémonie.

Puis, se reprenant aussitôt :

— Mais non, dit-il, c’est impossible : elle n’a pas ainsi changé d’apparence et de condition en quelques jours… Et puis, je ne sais où je prenais cette idée, car celle-ci est infiniment plus belle… Voyons un peu ce qu’elle vient nous dire, la charmante petite personne.

Pendant cet aparté, Dubreuil avait machinalement refermé la porte du balcon, sur laquelle étaient retombés les rideaux, et avait avancé un siège à la quêteuse. Herman alla se placer en face d’elle pour continuer le cours de ses observations et ne rien perdre d’un coup d’œil enchanteur.

La jeune demoiselle se trouvait vis-à-vis de la fenêtre ; l’étroite ouverture des rideaux laissait percer jusqu’à elle un vif rayon de lumière, et sa figure, qui se détachait seule dans ce salon obscur, semblait s’éclairer du propre éclat de sa beauté au milieu des ombres.

Prenant la parole avec beaucoup d’assurance, la petite étrangère annonça d’abord appartenir à la Congrégation de Marie, dont elle montra la médaille suspendue à son ruban bleu. Elle expliqua qu’un certain nombre de jeunes personnes, avec l’autorisation de monseigneur l’archevêque, se vouaient, depuis l’âge de quinze ans jusqu’au moment de leur mariage, au culte de la Vierge ; qu’elles avaient des devoirs de piété à remplir chaque jour ; qu’elles se réunissaient pour chanter des cantiques composés à leur usage, et s’occupaient surtout d’œuvres de charité.

En ce moment, les congréganistes avaient ouvert une souscription, en faveur de la maison des Orphelines établie dans la rue des Postes, et elles s’adressaient aux personnes riches et charitables, dans l’espoir qu’elles voudraient bien coopérer à cette bonne œuvre.

Pendant ce discours mystique, les regards : d’Herman étaient complaisamment attachés sur la jolie quêteuse, qui ne baissait pas les siens.

— Mais vous remplissez là un devoir de charité exemplaire, mademoiselle, s’écria le jeune homme.

— Il est étonnant toutefois que ce devoir vous donne ainsi la liberté de sortir seule, remarqua Léon Dubreuil.

— Nous qui avons le bonheur de posséder une famille, dit la jeune personne en répondant seulement à Herman, il est bien naturel que nous songions à nos sœurs en Dieu, qui sont privées de parents et de tout soutien en ce monde.

— Mais c’est admirable, reprit Herman, d’adopter ainsi les enfants des pauvres.

— D’autant plus, ajouta Dubreuil, qu’à l’âge de mademoiselle, on a déjà beaucoup à faire de veiller sur soi-même.

— La maison élève cinquante orphelines, reprit la quêteuse en tournant la tête vers le maître de la maison.

— Comment, la religion fait d’aussi belles choses ! dit Herman, dont l’enthousiasme pour la charité augmentait rapidement.

— Je connais la maison de refuge de la rue des Postes, dit Léon ; le gouvernement la soutient.

— Quand Dieu nous appelle à lui, reprit la petite personne avec le même jeu qu’auparavant, il nous donne en même temps la force de le servir.

— Mais c’est vraiment un ange, dit tout bas Herman.

— C’est assurément une petite intrigante, dit à part Dubreuil.

— Oserai-je vous demander votre nom, mademoiselle ? reprit Herman.

— Votre nom de religion ? dit en souriant Léon.

— Hélène Hubert, dit la congréganiste en ne répondant qu’à la première demande et en accompagnant son nom d’un regard si doux, qu’il semblait le porter jusqu’au cœur d’Herman.

M. de Rocheboise courut à une cassette posée sur un guéridon et en rapporta trois pièces d’or (la cassette n’en contenait pas davantage) ; il déposa son offrande dans la bourse bleue de la quêteuse.

Son aumône fut accompagnée de ces galantes paroles :

— Mademoiselle, vous faites trouver un charme tout nouveau et inappréciable à la bienfaisance qu’on exerce par vos mains.

— Sans doute, ajouta Léon avec le même sourire, il est doux et méritoire de contribuer à des œuvres de charité d’une sagesse si bien prouvée, et qui viennent en aide à de si véritables infortunes !… autant qu’il serait faible et imprudent de prodiguer l’aumône… l’aumône, qui est le patrimoine sacré des malheureux !… à toutes les petites intrigues et comédies religieuses, où l’argent qu’on croit donner aux pauvres est le salaire des comédiens.

Herman n’entendit pas ces paroles. Quand il vit que la quêteuse, après avoir reçu son offrande, le remerciait d’un salut et se disposait à sortir, il se repentit vivement d’avoir autant hâté ce don, qui était évidemment la conclusion de la visite. Il voulut du moins accompagner la jolie congréganiste jusqu’à la porte du salon.

Là, il entr’ouvrit les lèvres pour lui parler ; mais tout ce qu’il se sentait envie de lui dire ne pouvait absolument pas entrer dans le moule d’un compliment d’adieu, et il demeura en suspens…

La jeune fille s’était arrêtée pour attendre cette parole… Mais rien n’arrivant, elle jeta à Herman Un regard et un sourire dans lesquels il y avait autant de moquerie que d’irrésistible séduction. Puis, légère comme une gazelle, elle disparut par l’escalier.

C’était ce que M. de Rocheboise avait vu de plus délicieux en sa vie.