Les Martyrs/Livre onzième

Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 152-167).

Livre Onzième.

Suite du récit. Repentir d’Eudore. Sa pénitence publique. Il quitte l’armée. Il passe en Egypte pour demander sa retraite à Dioclétien. Navigation. Alexandrie. Le Nil. L’Égypte. Eudore obtient sa retraite de Dioclétien. La Thébaïde. Retour d’Eudore chez son père. Fin du récit.

« Pardonnez, seigneurs, aux larmes qui coulent encore de mes yeux ! Je ne vous dirai point que les centurions m’avoient retenu au milieu d’eux, tandis que Velléda s’arrachoit la vie. Trop juste châtiment du ciel, je ne devois plus revoir celle que j’avois séduite que pour l’ensevelir dans la tombe !

« La grande époque de ma vie, ô Cyrille ! doit être comptée de ce moment, puisque c’est l’époque de mon retour à la religion. Jusque alors, les fautes qui m’avoient été personnelles, et qui n’étoient retombées que sur moi, m’avoient peu frappé ; mais quand je me trouvai la cause du malheur d’autrui, mon cœur se révolta contre moi. Je ne balançai plus. Clair arriva : je tombai à ses genoux ; je lui fis la confession des iniquités de ma vie. Il m’embrassa avec des transports de joie, et m’imposa une partie de cette pénitence, non assez rigoureuse, dont vous voyez la suite aujourd’hui.

« Les fièvres de l’âme sont semblables à celles du corps : pour les guérir, il faut surtout changer de lieux. Je résolus de quitter l’Armorique, de renoncer au monde et d’aller pleurer mes erreurs sous le toit de mes pères. Je renvoyai à Constance les marques de mon pouvoir, en le priant de me permettre d’abandonner le siècle et les armes. César essaya de me retenir par toutes sortes de moyens : il me nomma préfet du prétoire des Gaules, dignité suprême dont l’autorité s’étend sur l’Espagne et sur les îles des Bretons. Mais Constance, s’apercevant que j’étois ferme dans mes projets, m’écrivit ces mots pleins de sa douceur accoutumée :

« Je ne puis vous accorder moi-même la grâce que vous me demandez, parce que vous appartenez au peuple romain. L’empereur seul a le droit de prononcer sur votre sort. Rendez-vous donc auprès de lui, sollicitez votre retraite, et si Auguste vous refuse, revenez trouver César. »

« Je remis le commandement de l’Armorique au tribun qui me devoit remplacer ; j’embrassai Clair, et, plein d’attendrissement et de remords, j’abandonnai les bois et les bruyères qu’avoit habités Velléda. Je m’embarquai au port de Nîmes, j’arrivai à Ostie, et je revis cette Rome, théâtre de mes premières erreurs. En vain quelques jeunes amis voulurent me rappeler à leurs fêtes, ma tristesse corrompoit la joie du banquet ; en affectant de sourire, je tenois longtemps la coupe à mes lèvres pour cacher les pleurs qui tomboient de mes yeux. Prosterné devant le chef des chrétiens, qui m’avoit retranché de la communion des fidèles, je le suppliai de me réunir au troupeau. Marcellin m’admit au repentir ; il me fit même espérer que mon épreuve seroit abrégée, et que la maison du Seigneur me seroit rouverte après cinq ans, si je persévérois dans la pénitence.

« Il ne me restoit plus qu’à porter mes prières aux pieds de Dioclétien : il étoit encore en Égypte. Je ne voulus point attendre son retour, et je me déterminai à passer en Orient.

« Il y avoit au môle de Marc-Aurèle un de ces vaisseaux chrétiens que les évêques d’Alexandrie envoient dans les temps de disette porter du blé destiné au soulagement des pauvres. Ce vaisseau étoit prêt à faire voile pour l’Égypte : je m’y embarquai. La saison étoit favorable. Nous levâmes l’ancre, et nous nous éloignâmes rapidement des côtes de l’Italie.

« Hélas ! j’avois déjà traversé cette mer en sortant pour la première fois de mon Arcadie ! J’étois jeune alors, plein d’espérance ; je revois gloire, fortune, honneurs ; je ne connoissois le monde que par les songes de mon imagination. « Aujourd’hui, me disois-je, quelle différence ! je reviens de ce monde, et qu’ai-je appris dans ce triste pèlerinage ? »

« L’équipage étoit chrétien : les devoirs de notre religion accomplis sur le vaisseau sembloient augmenter la majesté de la scène. Si tous ces hommes revenus à la raison ne voyoient plus Vénus sortir d’une mer brillante et s’envoler au ciel sur l’aile des Heures, ils admiroient la main de celui qui creusa l’abîme et qui répandit à volonté la terreur ou la beauté sur les flots. Avions-nous besoin des fables d’Alcyon et de Céyx pour trouver des rapports attendrissants entre les oiseaux qui passent sur les mers et nos destinées ? En voyant se suspendre à nos mâts des hirondelles fatiguées, nous étions tentés de les interroger touchant notre patrie. Elles avoient peut-être voltigé autour de notre demeure et suspendu leurs nids à notre toit. Reconnoissez ici, Démodocus, cette simplicité des chrétiens qui les rend semblables à des enfants. Un cœur couronné d’innocence vaut mieux pour le marinier qu’une poupe ornée de fleurs, et les sentiments que répand une âme pure sont plus agréables au souverain des mers que le vin qui coule d’une coupe d’or.

« La nuit, au lieu d’adresser aux astres des invocations coupables et vaines, nous regardions en silence ce firmament où les étoiles se plaisent à luire pour le Dieu qui les a créées, ce beau ciel, ces demeures paisibles, que j’avois pour toujours fermés à Velléda.

« Nous passâmes non loin d’Utique et de Carthage : Marius et Caton ne me rappelèrent dans le crime et dans la vertu qu’un peu de gloire et beaucoup de malheur. J’aurois voulu embrasser Augustin sur ces bords. À la vue de la colline où fut le palais de Didon, je fondis tout à coup en larmes. Une colonne de fumée qui s’élevoit du rivage sembla m’annoncer, ainsi qu’au fils d’Anchise, l’embrasement du bûcher funèbre. Dans le destin de la reine de Carthage je retrouvai celui de la prêtresse des Gaulois. Cachant ma tête dans mes deux mains, je me mis à pousser des sanglots. Je fuyois aussi sur les mers après avoir causé la mort d’une femme, et pourtant, homme sans gloire et sans avenir, je n’étois pas comme Énée le dernier héritier d’Ilion et d’Hector ; je n’avois pas comme lui pour excuse l’ordre du ciel et les destinées de l’empire romain.

« Nous franchîmes le promontoire de Mercure et le cap où Scipion, saluant la fortune de Rome, voulut aborder avec son armée. Poussés par les vents vers la petite sirte, nous vîmes la tour qui servit de retraite au grand Annibal lorsqu’il s’embarqua furtivement pour échapper à l’ingratitude de sa patrie : à quelque terre que l’on aborde, on est sûr d’y rencontrer les traces de l’injustice et du malheur. C’est ainsi qu’au rivage opposé de la Sicile je croyois voir ces victimes de Verrès qui du haut de l’instrument de leur supplice tournoient inutilement vers Rome leurs regards mourants. Ah ! le chrétien sur sa croix n’implorera point en vain sa patrie !

« Déjà nous avions laissé à notre droite l’île délicieuse des Lotophages, les autels des Philènes, et Leptis, patrie de Sévère. Nous ne tardâmes pas à traverser le golfe de Cyrène. La treizième aurore embellissoit les cieux, lorsque nous vîmes se former à l’horizon, le long des flots, une rive basse et désolée. Par delà une vaste plaine de sable, une haute colonne attira bientôt nos regards. Les marins reconnurent la colonne de Pompée, consacrée aujourd’hui à Dioclétien par Pollion, préfet d’Égypte. Nous nous dirigeâmes sur ce monument, qui annonce si bien aux voyageurs cette cité, fille d’Alexandre, bâtie par le vainqueur d’Arbelles, pour être le tombeau du vaincu de Pharsale. Nous vînmes jeter l’ancre à l’occident du phare, dans le grand port d’Alexandrie. Pierre[a], évêque de cette ville fameuse, m’accueillit avec une bonté paternelle. Il m’offrit un asile dans les bâtiments des serviteurs de l’autel ; mais des liens de parenté me firent choisir la maison de la belle et pieuse Æcatérine[b].

« Avant de rejoindre Dioclétien dans la Haute-Égypte, je passai quelques jours à Alexandrie pour en visiter les merveilles. La bibliothèque excita mon admiration. Elle étoit gouvernée par le savant Didyme, digne successeur d’Aristarque. Là, je rencontrai des philosophes de tous les pays, et les hommes les plus illustres des Églises de l’Afrique et de l’Asie : Arnobe[c] de Carthage, Athanase[d] d’Alexandrie, Eusèbe[e] de Césarée, Timothée, Pamphile[f] tous apologistes, docteurs ou confesseurs de Jésus-Christ. Le foible séducteur de Velléda osoit à peine lever les yeux dans la société de ces hommes forts qui avoient vaincu et détrôné les passions, comme ces conquérants envoyés du ciel pour frapper les princes de la verge et mettre le pied sur le cou des rois.

« Un soir, j’étois resté presque seul dans le dépôt des remèdes et des poisons de l’âme. Du haut d’une galerie de marbre, je regardois Alexandrie éclairée des derniers rayons du jour. Je contemplois cette ville habitée par un million d’hommes et située entre trois déserts : la mer, les sables de la Libye et Nécropolis, cité des morts aussi grande que celle des vivants. Mes yeux erroient sur tant de monuments, le Phare, le Timonium, l’Hippodrome, le palais des Ptolémées, les aiguilles de Cléopàtre ; je considérais ces deux ports couverts de navires, ces flots témoins de la magnanimité du premier des Césars et de la douleur de Cornélie. La forme même de la cité frappoit mes regards : elle se dessine comme une cuirasse macédonienne sur les sables de la Libye, soit pour rappeler le souvenir de son fondateur, soit pour dire aux voyageurs que les armes du héros grec étoient fécondes, et que la pique d’Alexandre faisoit éclore des cités au désert, comme la lance de Minerve fit sortir l’olivier fleuri du sein de la terre.

« Pardonnez, seigneurs, à cette image empruntée d’une source impure. Plein d’admiration pour Alexandre, je rentrai dans l’intérieur de la bibliothèque ; je découvris une salle que je n’avois point encore parcourue. À l’extrémité de cette salle, je vis un petit monument de verre qui réfléchissoit les feux du soleil couchant. Je m’en approchai ; c’étoit un cercueil : le cristal transparent me laissa voir au fond du cercueil un roi mort à la fleur de l’âge, le front ceint d’une couronne d’or, et environné de toutes les marques de la puissance. Ses traits immobiles conservoient encore des traces de la grandeur de l’âme qui les anima ; il sembloit dormir du sommeil de ces vaillants qui sont tombés morts et qui ont mis leur épée sous leur tête.

« Un homme étoit assis près du cercueil : il paroissoit profondément occupé d’une lecture. Je jetai les yeux sur son livre : je reconnus la Bible des Septante qu’on m’avoit déjà montrée. Il la tenoit déroulée à ce verset des Machabées :

« Lorsque Alexandre eut vaincu Darius, il passa jusqu’à l’extrémité du monde, et la terre se tut devant lui. Après cela il connut qu’il devoit bientôt mourir. Les grands de sa cour prirent tous le diadème après sa mort, et les maux se multiplièrent sur la terre. »

« Dans ce moment je reportai mes regards sur le cercueil : le fantôme qu’il renfermoit me parut avoir quelque ressemblance avec les bustes d’Alexandre… Celui devant qui la terre se taisoit, réduit à un éternel silence ! Un obscur chrétien assis près du cercueil du plus fameux des conquérants, et lisant dans la Bible l’histoire et les destinées de ce conquérant ! Quel vaste sujet de réflexions ! Ah ! si l’homme, quelque grand qu’il soit, est si peu de chose, qu’est-ce donc que ses œuvres ? disois-je en moi-même. Cette superbe Alexandrie périra à son tour comme son fondateur. Un jour, dévorée par les trois déserts qui la pressent, la mer, les sables et la mort la reprendront connue un bien envahi sur eux, et l’Arabe reviendra planter sa tente sur ses ruines ensevelies !

« Le lendemain de cette journée, je m’embarquai pour Memphis. Nous nous trouvâmes bientôt au milieu de la mer, dans les eaux rougissantes du Nil. Quelques palmiers qui sembloient plantés dans les flots nous annoncèrent ensuite une terre que l’on ne voyoit point encore. Le sol qui les portoit s’éleva peu à peu au-dessus de l’horizon. On découvrit par degrés les sommets confus des édifices de Canope ; et l’Égypte enfin, toute brillante d’une inondation nouvelle, se montre à nos yeux comme une génisse féconde qui vient de se baigner dans les flots du Nil.

« Nous entrâmes à pleines voiles dans le fleuve. Les mariniers le saluèrent de leurs cris et portèrent à leur bouche son onde sacrée. Un paysage à fleur d’eau s’étendoit sur l’une et l’autre rive. Ce fertile marais étoit à peine ombragé par des sycomores chargés de figues et par des palmiers qui semblent être des roseaux du Nil. Quelquefois le désert, comme un ennemi, se glisse dans la verte plaine ; il pousse ses sables en longs serpents d’or, et dessine au sein de la fécondité des méandres stériles. Les hommes ont multiplié sur cette terre l’obélisque, la colonne et la pyramide, sorte d’architecture isolée, qui remplace par l’art les troncs des vieux chênes que la nature a refusés à un sol rajeuni tous les ans.

« Cependant nous commencions à découvrir à notre droite les premières sinuosités de la montagne de Libye, et à notre gauche la crête des monts de la mer Érythrée. Bientôt, dans l’espace vide que laissoit l’écartement de ces deux chaînes de montagnes nous vîmes paroître le sommet des deux grandes pyramides. Placées à l’entrée de la vallée du Nil, elles ressemblent aux portes funèbres de l’Égypte, ou plutôt à quelque monument triomphal élevé à la mort pour ses victoires : Pharaon est là avec tout son peuple, et ses sépulcres sont autour de lui.

« Non loin et comme à l’ombre de ces demeures du néant, Memphis s’élève, entourée de cercueils. Baignée par le lac Achérus, où Caron passoit les morts, voisine de la plaine des tombeaux, elle semble n’avoir qu’un pas à franchir pour descendre aux enfers avec ses générations. Je ne m’arrêtai pas longtemps dans cette ville, déchue de sa première grandeur. Cherchant toujours Dioclétien, je remontai jusque dans la Haute-Égypte. Je visitai Thèbes aux cent portes, Tentyra aux ruines magnifiques et quelques-unes des quatre mille cités que le Nil arrose dans son cours.

« Ce fut en vain que je cherchai cette sage et sérieuse Égypte qui donna Cécrops et Inachus à la Grèce, qui fut visitée par Homère, Lycurgue et Pythagore, et par Jacob, Joseph et Moïse ; cette Égypte où le peuple jugeoit ses rois après leur mort, où l’on empruntoit en livrant pour gage le corps d’un père, où le père qui avoit tué son fils étoit obligé de tenir pendant trois jours le corps de ce fils embrassé, où l’on promenoit un cercueil autour de la table du festin, où les maisons s’appeloient des hôtelleries et les tombeaux des maisons. J’interrogeai les prêtres si renommés dans la science des choses du ciel et des traditions de la terre. Je ne trouvai que des fourbes qui entourent la vérité de bandelettes comme leurs momies, et la rangent au nombre des morts dans leurs puits funèbres. Retombés dans une grossière ignorance, ils n’entendent plus la langue hiéroglyphique ; leurs symboles bizarres ou effrontés sont muets pour eux comme pour l’avenir : ainsi la plupart de leurs monuments, les obélisques, les sphinx, les colosses, ont perdu leurs rapports avec l’histoire et les mœurs. Tout est changé sur ces bords, hors la superstition consacrée par le souvenir des ancêtres : elle ressemble à ces monstres d’airain que le temps ne peut faire entièrement disparoître dans ce climat conservateur : leurs croupes et leurs dos sont ensevelis dans le sable, mais ils lèvent encore une tête hideuse du milieu des tombeaux.

« Enfin, je rencontrai Dioclétien auprès des grandes cataractes, où il venoit de conclure un traité avec les peuples de Nubie. L’empereur me daigna parler des honneurs militaires que j’avois obtenus et me témoigner quelque regret de la résolution que j’avois prise.

« Toutefois, dit-il, si vous persistez dans votre projet, vous pouvez retourner dans votre patrie. J’accorde cette grâce à vos services : vous serez le premier de votre famille qui soit rentré sous le toit de ses pères avant d’avoir laissé un fils en otage au peuple romain. »

« Plein de joie de me trouver libre, il me restoit à voir en Égypte une autre espèce d’antiquités, plus d’accord avec mes sentiments, ma patience et mes remords. Je touchois au désert témoin de la fuite des Hébreux et consacré par les miracles du Dieu d’Israël : je résolus de le traverser en prenant la route de Syrie.

« Je redescendis le fleuve de l’Égypte. À deux journées au-dessus de Memphis, je pris un guide pour me conduire au rivage de la mer Rouge ; de là je devois passer à Arsinoé[g] pour me rendre à Gaza avec les marchands de Syrie. Quelques dattes et des outres remplies d’eau furent les seules provisions du voyage. Le guide marchoit devant moi, monté sur un dromadaire : je le suivois sur une cavale arabe. Nous franchîmes la première chaîne des montagnes qui bordent la rive orientale du Nil, et perdant de vue les humides campagnes, nous entrâmes dans une plaine aride : rien ne représente mieux le passage de la vie à la mort.

« Figurez-vous, seigneurs, des plages sablonneuses, labourées par les pluies de l’hiver, bridées par les feux de l’été, d’un aspect rougeâtre et d’une nudité affreuse. Quelquefois seulement des nopals épineux couvrent une petite partie de l’arène sans bornes ; le vent traverse ces forêts armées, sans pouvoir courber leurs inflexibles rameaux : çà et là des débris de vaisseaux pétrifiés étonnent les regards, et des monceaux de pierre élevés de loin à loin servent à marquer le chemin aux caravanes.

« Nous marchâmes tout un jour dans cette plaine. Nous franchîmes une autre chaîne de montagnes, et nous découvrîmes une seconde plaine plus vaste et plus désolée que la première.

« La nuit vint. La lune éclairoit le désert vide : on n’apercevoît, sur une solitude sans ombre, que l’ombre immobile de notre dromadaire et l’ombre errante de quelques troupeaux de gazelles. Le silence n’étoit interrompu que par le bruit des sangliers qui broyoient des racines flétries, ou par le chant du grillon qui demandoit en vain dans ce sable inculte le foyer du laboureur.

« Nous reprîmes notre route avant le retour de la lumière. Le soleil se leva dépouillé de ses rayons et semblable à une meule de fer rougie. La chaleur augmentoit à chaque instant. Vers la troisième heure du jour le dromadaire commença à donner des signes d’inquiétude : il enfonçoit ses naseaux dans le sable et souffloit avec violence. Par intervalle, l’autruche poussoit des sons lugubres. Les serpents et les caméléons se hâtoient de rentrer dans le sein de la terre. Je vis le guide regarder le ciel et pâlir. Je lui demandai la cause de son trouble.

« Je crains, dit-il, le vent du midi ; sauvons-nous. »

« Tournant le visage au nord, il se mit à fuir de toute la vitesse de son dromadaire. Je le suivis : l’horrible vent qui nous menaçoit étoit plus léger que nous.

« Soudain de l’extrémité du désert accourt un tourbillon. Le sol emporté devant nous manque à nos pas, tandis que d’autres colonnes de sable, enlevées derrière nous, roulent sur nos têtes. Égaré dans un labyrinthe de tertres mouvants et semblables entre eux, le guide déclare qu’il ne reconnoît plus sa route ; pour dernière calamité, dans la rapidité de notre course, les outres remplies d’eau s’écoulent. Haletants, dévorés d’une soif ardente, retenant fortement notre haleine dans la crainte d’aspirer des flammes, la sueur ruisselle à grands flots de nos membres abattus. L’ouragan redouble de rage : il creuse jusqu’aux antiques fondements de la terre, et répand dans le ciel les entrailles brûlantes du désert. Enseveli dans une atmosphère de sable embrasé, le guide échappe à ma vue. Tout à coup j’entends son cri ; je vole à sa voix : l’infortuné, foudroyé par le vent de feu, étoit tombé mort sur l’arène, et son dromadaire avoit disparu.

« En vain j’essayai de ranimer mon malheureux compagnon. Mes efforts furent inutiles. Je m’assis à quelque distance, tenant mon cheval en main, et n’espérant plus que dans celui qui changea les feux de la fournaise d’Azarias en un vent frais et une douce rosée. Un acacia qui croissoit dans ce lieu me servit d’abri. Derrière ce frêle rempart, j’attendis la fin de la tempête. Vers le soir, le vent du nord reprit son cours : l’air perdit sa chaleur cuisante, les sables tombèrent du ciel et me laissèrent voir les étoiles : inutiles flambeaux qui me montrèrent seulement l’immensité du désert !

« Toutes les bornes avoient disparu, tous les sentiers étoient effacés. Des paysages de sable formés par les vents offroient de toutes parts leurs nouveaux aspects et leurs créations nouvelles. Épuisée de soif, de faim et de fatigue, ma cavale ne pouvoit plus porter son fardeau : elle se coucha mourante à mes pieds. Le jour vint achever mon supplice. Le soleil m’ôta le peu de force qui me restoit : j’essayai de faire quelques pas ; mais bientôt, incapable d’aller plus avant, je me précipitai la tête dans un buisson, et j’attendis ou plutôt j’appelai la mort.

Déjà le soleil avoit passé le milieu de son cours : tout à coup le rugissement d’un lion se fait entendre. Je me soulève avec peine, et j’aperçois l’animal terrible courant à travers les sables. Il me vint alors en pensée qu’il se rendoit peut-être à quelque fontaine connue des bêtes de ces solitudes. Je me recommandai à la puissance qui protégea Daniel, et louant Dieu, je me levai et suivis de loin mon étrange conducteur. Nous ne tardâmes pas d’arriver à une petite vallée. Là se voyoit un puits d’eau fraîche environné d’une mousse verdoyante. Un dattier s’élevoit auprès ; ses fruits mûrs pendoient sous ses palmes recourbées. Ce secours inespéré me rendit la vie. Le lion but à la fontaine, et s’éloigna doucement comme pour me céder sa place au banquet de la Providence : ainsi renaissoient pour moi ces jours du berceau du monde, alors que le premier homme, exempt de souillure, voyoit les bêtes de la création se jouer autour de leur roi et lui demander le nom qu’elles porteroient au désert.

« De la vallée du palmier on apercevoit à l’orient une haute montagne. Je me dirigeai sur cette espèce de phare, qui sembloit m’appeler à un port à travers les flots fixes et les ondes épaisses d’un océan de sable. J’arrivai au pied de cette montagne ; je commençai à gravir des rocs noircis et calcinés qui fermoient l’horizon de toutes parts. La nuit étoit descendue ; je n’entendois que les pas d’une bête sauvage qui marchoit devant moi et qui brisoit, en passant dans l’ombre, quelques plantes desséchées. Je crus reconnoître le lion de la fontaine. Tout à coup il se mit à rugir : les échos de ces montagnes inconnues semblèrent s’éveiller pour la première fois, et répondirent par un murmure sauvage aux accents du lion. Il s’étoit arrêté devant une caverne dont l’entrée étoit fermée par une pierre. J’entrevois une foible lumière à travers les fentes du rocher. Le cœur palpitant de surprise et d’espoir, je m’approche, je regarde : ô miracle ! je découvre réellement une lumière au fond de cette grotte !

« Qui que vous soyez, m’écriai-je, vous qui apprivoisez les bêtes farouches, prenez pitié d’un voyageur égaré. »

« À peine avois-je prononcé ces mots, que j’entendis la voix d’un vieillard qui chantoit un cantique de l’Écriture.

« Ô chrétien ! m’écriai-je de nouveau, recevez votre frère ! »

« À l’instant même je vis paroître un homme cassé de vieillesse, et qui sembloit réunir sur sa tête autant d’années que Jacob. Il étoit vêtu d’une robe de feuilles de palmier :

« Étranger, me dit-il, soyez le bienvenu ! Vous voyez un homme qui est sur le point d’être réduit en poussière. L’heure de mon heureux sommeil est arrivée, mais je puis encore vous donner l’hospitalité pour quelques moments. Entrez, mon frère, dans la grotte de Paul. »

« Je suivis, en tremblant de respect, ce fondateur du christianisme dans les sables de la Thébaïde.

« Au fond de la grotte, un palmier, étendant et entrelaçant ses branches de toutes parts, formoit une espèce de vestibule. Une fontaine très-claire couloit auprès. De cette fontaine sortoit un petit ruisseau qui, à peine échappé de sa source, rentroit dans le sein de la terre. Paul s’assit avec moi au bord de l’eau, et le lion qui m’avoit montré le puits de l’Arabe se vint coucher à nos pieds.

« Étranger, me dit l’anachorète avec une bienheureuse simplicité, comment vont les choses du monde ? Bâtit-on encore des villes ? Quel est le maître qui règne aujourd’hui ? Il y a cent treize ans que j’habite cette grotte : depuis cent ans je n’ai vu que deux hommes, vous aujourd’hui, et Antoine, l’héritier de mon désert, qui vint frapper hier à ma porte, et qui reviendra demain pour m’ensevelir. »

« En achevant ces mots, Paul alla chercher dans le trou d’un rocher un pain du plus pur froment. Il me dit que la Providence lui fournissoit chaque jour une pareille nourriture. Il m’invita à rompre avec lui le don céleste. Nous bûmes un peu d’eau dans le creux de notre main ; et après ce repas frugal, l’homme saint me demanda quels événements m’avoient conduit dans cette retraite inaccessible. Après avoir entendu la déplorable histoire de ma vie :

« Eudore, me dit-il, vos fautes ont été grandes, mais il n’est rien que ne puissent effacer des larmes sincères. Ce n’est pas sans dessein sur vous que la Providence vous a fait voir le christianisme naissant par toute la terre. Vous le retrouvez encore dans cette solitude, parmi les lions, sous les feux du tropique, comme vous l’avez rencontré au milieu des ours et des glaces du pôle. Soldat de Jésus-Christ, vous êtes destiné à combattre et à vaincre pour la foi. Ô Dieu ! dont les voies sont incompréhensibles, c’est toi qui as conduit ce jeune confesseur dans cette grotte, afin que je lui dévoile l’avenir, et qu’en achevant de lui faire connoître sa religion, je complète en lui, par la grâce, l’œuvre que la nature a commencée ! Eudore, reposez-vous ici toute cette journée ; demain, au lever du soleil, nous irons prier Dieu sur la montagne, et je vous parlerai avant de mourir. »

« L’anachorète m’entretint encore longtemps de la beauté de la religion et des bienfaits qu’elle doit répandre un jour sur le genre humain. Ce vieillard présentoit dans ses discours un contraste extraordinaire : aussi naïf qu’un enfant, quand il étoit abandonné à la seule nature, il sembloit avoir tout oublié, ou ne rien connoître du monde, de ses grandeurs, de ses peines, de ses plaisirs ; mais quand Dieu descendoit dans son âme, Paul devenoit un génie inspiré, rempli de l’expérience du présent et des visions de l’avenir. Deux hommes se trouvoient ainsi réunis dans le même homme : on ne pouvoit dire lequel étoit le plus admirable, ou de Paul l’ignorant, ou de Paul le prophète, puisque c’étoit à la simplicité du premier qu’étoit accordée la sublimité du second.

« Après m’avoir donné des leçons pleines d’une douceur grave et d’une agréable sagesse, Paul m’invite à faire un sacrifice de louanges à l’Éternel ; il se lève, et, debout sous le palmier, il chante :

« Béni soyez-vous, Dieu de nos pères, qui n’avez pas méprisé ma bassesse !

« Solitude, ô mon épouse ! vous allez perdre celui qui trouvoit en vous des douceurs !

« Le solitaire doit avoir le corps chaste, la bouche pure, l’esprit éclairé d’une lumière divine.

« Sainte tristesse de la pénitence, percez mon âme comme un aiguillon d’or et remplissez-la d’une douleur céleste !

« Les larmes sont mères des vertus, et le malheur est un marchepied pour s’élever vers le ciel. »

« La prière du saint étoit à peine achevée qu’un doux et profond sommeil me saisit. Je m’endormis sur le lit de cendre que Paul préféroit à la couche des rois. Le soleil étoit prêt à finir son tour quand je rouvris les yeux à la lumière. L’ermite me dit :

« Levez-vous, priez, mangez, et allons sur la montagne. »

« Je lui obéis ; nous partîmes. Pendant plus de six heures nous gravîmes des rochers escarpés, et au lever du jour nous atteignîmes la pointe la plus élevée du mont Colzim.

« Un horizon immense s’étendoit en cercle autour de nous. On découvroit, à l’orient, les sommets d’Oreb et de Sinaï, le désert de Sur et la mer Rouge ; au midi, les chaînes des montagnes de la Thébaïde ; au nord, les plaines stériles où Pharaon poursuivit les Hébreux ; et à l’occident, par delà les sables où je m’étois égaré, la vallée féconde de l’Égypte.

« L’aurore, entr’ouvrant le ciel de l’Arabie Heureuse, éclaira quelque temps ce tableau. L’onagre, la gazelle et l’autruche, couroient rapidement dans le désert, tandis que les chameaux d’une caravane passoient lentement à la file, menés par l’âne intelligent qui leur servoit de conducteur. On voyoit fuir sur la mer Rouge des vaisseaux chargés de parfums et de soie, ou qui portoient quelque sage aux rives indiennes. Couronnant enfin de splendeur cette frontière des deux mondes, le soleil se leva : il parut éclatant de lumière au sommet du Sinaï ; foible et pourtant brillante image du Dieu que Moïse contempla sur la cime de ce mont sacré !

« Le solitaire prit la parole :

« Confesseur de la foi, jetez les yeux autour de vous. Voilà cet Orient d’où sont sorties toutes les religions et toutes les révolutions de la terre ; voilà cette Égypte qui a donné des dieux élégants à votre Grèce et des dieux informes à l’Inde ; voilà ce désert de Sur où Moïse reçut la loi ; Jésus-Christ a paru dans ces mêmes régions, et un jour viendra qu’un descendant d’Ismael rétablira l’erreur sous la tente de l’Arabe. La morale écrite est pareillement un fruit de ce sol fécond. Or, remarquez que les peuples de l’Orient, comme en punition de quelque grande rébellion tentée par leurs pères, ont presque toujours été soumis à des tyrans : ainsi (merveilleux contre-poids !) la morale est née auprès de l’esclavage, et la religion nous est venue de la contrée du malheur. Enfin, ces mêmes déserts ont vu marcher les armées de Sésostris, de Cambyse, d’Alexandre, de César. Siècles à venir, vous y ramènerez des armées non moins nombreuses, des guerriers non moins célèbres ! Tous les grands mouvements imprimés à l’espèce humaine sont partis d’ici, ou sont venus s’y perdre. Une énergie surnaturelle s’est conservée aux bords où le premier homme a reçu la vie ; quelque chose de merveilleux semble encore attaché au berceau de la création et aux sources de la lumière.

« Sans nous arrêter à ces grandeurs humaines qui tour à tour ont trébuché dans la tombe, sans considérer ces siècles fameux qu’une pelletée de terre sépare, et qu’un peu de poussière recouvre, c’est surtout pour les chrétiens que l’Orient est le pays des merveilles.

« Vous avez vu le christianisme pénétrer, à l’aide de la morale chez les nations civilisées de l’Italie et de la Grèce ; vous l’avez vu s’introduire par la charité au milieu des peuples barbares de la Gaule et de la Germanie ; ici, sous l’influence d’une nature qui affoiblit l’âme en rendant l’esprit obstiné, chez un peuple grave par ses institutions politiques, et léger par son climat, la charité et la morale seroient insuffisantes. La religion de Jésus-Christ ne peut entrer dans les temples d’Isis et d’Ammon que sous les voiles de la pénitence. Il faut qu’elle offre à la mollesse le spectacle de toutes les privations ; il faut qu’elle oppose aux fourberies des prêtres et aux mensonges des faux dieux des miracles certains et de vrais oracles ; des scènes extraordinaires de vertu peuvent seules arracher la foule enchantée aux jeux du cirque et du théâtre : tandis que, d’une part, les hommes commettent de grands crimes, les grandes expiations sont nécessaires, afin que la renommée de ces dernières étouffe la célébrité des premiers.

« Voilà la raison de l’établissement de ces missionnaires qui commencent en moi, et qui se perpétueront dans ces solitudes. Admirez notre divin chef, qui sait dresser sa milice selon les lieux et les obstacles qu’elle a à combattre. Contemplez les deux religions qui vont lutter ici corps à corps, jusqu’à ce que l’une ait terrassé l’autre. L’antique culte d’Osiris, qui se perd dans la nuit des temps, fier de ses traditions, de ses mystères, de ses pompes, se croit sûr de la victoire. Le grand dragon d’Égypte se couche au milieu de ses eaux, et dit : « Le fleuve est à moi. » Il croit que le crocodile recevra toujours l’encens des mortels, que le bœuf qu’on assomme à la crèche sera toujours le plus grand des dieux. Non, mon fils, une armée va se former dans le désert et marcher à la vérité. Elle s’avance de la Thébaïde et de la solitude de Scété ; elle est composée de saints vieillards, qui ne portent que des bâtons blancs pour assiéger les prêtres de l’erreur dans leurs temples. Ces derniers occupent des champs fertiles et sont plongés dans le luxe et les plaisirs ; les premiers habitent un sable brûlant parmi toutes les rigueurs de la vie. L’enfer, qui presse sa ruine, tente tous les moyens de victoire : les démons de la volupté, de l’or, de l’ambition, cherchent à corrompre la milice fidèle. Le ciel vient au secours de ses enfants ; il prodigue en leur faveur les miracles. Qui pourroit dire les noms de tant d’illustres solitaires, les Antoine, les Sérapion, les Macaire, les Pacôme ? La victoire se déclare pour eux : le Seigneur se revêt de l’Égypte, comme un berger de son manteau. Partout où l’erreur avoit parlé, la vérité s’est fait entendre ; partout où les faux dieux avoient placé un mystère, Jésus-Christ a placé un saint. Les grottes de la Thébaïde sont envahies, les catacombes des morts sont occupées par les vivants morts aux passions de la terre. Les dieux, forcés dans leurs temples, retournent au fleuve ou à la charrue. Le cri de triomphe s’élève depuis la pyramide de Chéops jusqu’au tombeau d’Osymandué. La postérité de Joseph rentre dans la terre de Gessen ; et cette conquête due aux larmes des vainqueurs ne coûte pas une larme aux vaincus ! »

« Paul suspendit un moment son discours ; ensuite, reprenant la parole :

« Eudore, dit-il, vous n’abandonnerez plus les rangs des soldats de Jésus-Christ ? Si vous n’êtes pas rebelle à la voix du ciel, quelle couronne vous attend ! Quelle gloire sera répandue sur vous ! Eh, mon fils ! que chercheriez-vous à présent parmi les hommes ? Le monde pourroit-il vous toucher ? Voudriez-vous, ainsi que l’infidèle Israélite, mener des danses autour du veau d’or ? Savez-vous quelle fin menace cet empire, qui depuis longtemps écrase le genre humain ? Les crimes des maîtres du monde amèneront bientôt le jour de la vengeance. Ils ont persécuté les fidèles, ils se sont remplis du sang des martyrs, comme les coupes et les cornes de l’autel… »

« Paul s’interrompit de nouveau. Il étendit ses bras vers le mont Horeb, ses yeux s’animèrent, une flamme parut sur sa tête, son front ridé brilla tout à coup d’une jeunesse divine ; le nouvel Élie s’écria :

« D’où viennent ces familles fugitives qui cherchent un abri dans l’antre du solitaire ? qui sont ces peuples sortis des quatre régions de la terre ? Voyez-vous ces hideux cadavres, enfants impurs des démons et des sorcières de la Scythie[h] ? Le fléau de Dieu les conduit[i]. Leurs chevaux sont plus légers que les léopards ; ils assemblent des troupes de captifs comme des monceaux de sable ! Que veulent ces rois vêtus de peaux de bêtes, la tête couverte d’un chapeau barbare[j], ou les joues peintes d’une couleur verte[k] ? Pourquoi ces hommes nus égorgent-ils les prisonniers autour de la ville assiégée[l] ? Arrêtez : ce monstre a bu le sang du Romain qu’il avoit abattu[m] ! Tous viennent du désert d’une terre affreuse ; tous marchent vers la nouvelle Babylone. Es-tu tombée, reine des cités ? Ton Capitole est-il caché dans la poussière ? Que tes campagnes sont désertes ! Quelle solitude autour de toi !… Mais, ô prodige ! la croix paroît au milieu de ce tourbillon de poussière ! Elle s’élève sur Rome ressuscitce ! Elle en marque les édifices. Père des anachorètes, Paul, réjouis-toi avant de mourir ! tes enfants occupent les ruines du palais des césars ; les portiques où la mort des chrétiens fut jurée sont changés en cloîtres pieux[n], et la pénitence habite où régna le crime triomphant ! »

« Paul laissa retomber ses mains à ses côtés. Le feu qui l’avoit animé s’éteignit. Redevenu mortel, il en reprit le langage.

« Eudore, me dit-il, il faut nous séparer. Je ne dois plus descendre de la montagne. Celui qui me doit ensevelir approche ; il vient couvrir ce pauvre corps et rendre la terre à la terre. Vous le trouverez au bas du rocher ; vous attendrez son retour ; il vous montrera le chemin. »

« Alors l’étonnant vieillard me força de le quitter. Triste, et plongé dans les plus sérieuses pensées, je m’éloignai en silence. J’entendois la voix de Paul qui chantoit son dernier cantique. Prêt à se brûler sur l’autel, le vieux phénix saluoit par des concerts sa jeunesse renaissante. Au bas de la montagne je rencontrai un autre vieillard qui hâtoit ses pas. Il tenoit à la main la tunique d’Athanase, que Paul lui avoit demandée pour lui servir de linceul. C’étoit le grand Antoine, éprouvé par tant de combats contre l’enfer. Je voulus lui parler, mais lui, toujours marchant, s’écrioit :

« J’ai vu Élie, j’ai vu Jean dans le désert, j’ai vu Paul dans un paradis ! »

« Il passa, et j’attendis son retour toute la journée. Il ne revint que le jour suivant. Des pleurs couloient de ses yeux.

« Mon fils, s’écria-t-il en s’approchant de moi, le séraphin n’est plus sur la terre. À peine hier m’étois-je éloigné de vous que je vis, au milieu d’un chœur d’anges et de prophètes, Paul, tout éclatant d’une blancheur pure, monter au ciel. Je courus au haut de la montagne, j’aperçus le saint, les genoux en terre, la tête levée et les bras étendus vers le ciel ; il sembloit encore prier, et il n’étoit plus ! Deux lions qui sortirent des rochers voisins m’ont aidé à lui creuser un tombeau, et sa tunique de feuilles de palmier est devenue mon héritage. »

« Ce fut ainsi qu’Antoine me raconta la mort du premier des anachorètes. Nous nous mîmes en route et nous arrivâmes au monastère où déjà se formoit, sous la direction d’Antoine, cette milice dont Paul m’avoit annoncé les conquêtes. Un solitaire me conduisit à Arsinoé. J’en partis bientôt avec les marchands de Ptolémaïs. En traversant l’Asie, je m’arrêtai aux Saints Lieux, où je connus la pieuse Hélène, épouse de Constance, mon généreux protecteur, et mère de Constantin, mon illustre ami. Je vis ensuite les sept Églises instruites par le prophète de Patmos, la patiente Éphèse, Smyrne l’affligée, Pergame remplie de foi, la charitable Thyatire, Sardes, mise au rang des morts, Laodicée, qui doit acheter des habits blancs, et Philadelphie, aimée de celui qui possède la clef de David. J’eus le bonheur de rencontrer à Byzance le jeune prince Constantin, qui daigna me presser dans ses bras et me confier ses vastes projets. Je vous revis enfin, ô mes parents ! après dix années d’absence et de malheurs ! Si le ciel exauçoit mes vœux, je ne quitterois plus les vallons de l’Arcadie : heureux d’y passer mes jours dans la pénitence, et d’y dormir après ma mort dans le tombeau de mes pères ! »

Ces dernières paroles mirent fin au récit d’Eudore : les vieillards qui l’écoutoient demeurèrent quelque temps en silence. Lasthénès remercioit Dieu au fond du cœur de lui avoir donné un tel fils ; Cyrille n’avoit plus rien à dire à un jeune homme qui avouoit ses fautes avec tant de candeur ; il le regardoit même avec un mélange de respect et d’admiration, comme un confesseur appelé par le ciel aux plus hautes destinées. Démodocus étoit presque effrayé du langage inconnu et des vertus incompréhensibles d’Eudore. Les trois vieillards se lèvent avec majesté comme trois rois, et rentrent au foyer de Lasthénès. Cyrille, après avoir offert pour Eudore le redoutable sacrifice, prend congé de ses hôtes et retourne à Lacédémone. Eudore se retire dans la grotte témoin de sa pénitence. Démodocus, resté seul avec sa fille, la serre tendrement dans ses bras, et lui dit avec un pressentiment triste :

« Fille de Démodocus, tu seras peut-être aussi malheureuse à ton tour, car Jupiter dispose de nos destinées. Mais tu imiteras Eudore. L’adversité a augmenté les vertus de ce jeune homme. Les vertus les plus rares ne sont pas toujours le résultat de cette lente maturité que l’âge amène : la grappe encore verte, tordue par la main du vigneron et flétrie sur le cep avant l’automne, donne le plus doux vin aux bords de l’Alphée et sur les coteaux de l’Érymanthe. »


fin du livre onzième.

  1. Le martyr. Il nous reste une lettre apostolique de lui.
  2. Æcatérine, qui résista à l’amour de Maximin.
  3. L’apologiste, dont nous avons les ouvrages.
  4. Le patriarche
  5. L’historien
  6. Le martyr, maître d’Eusèbe.
  7. Suez.
  8. Les Huns.
  9. Attila.
  10. Les Goths.
  11. Les Lombards.
  12. Les Francs et les Vandales.
  13. Le Sarrasin.
  14. Les Thermes de Dioclétien, habités par les Chartreux.