Les Martyrs/Livre douzième

Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 168-177).

Livre Douzième.

Invocation à l’Esprit Saint. Conjuration des démons contre l’Église. Dioclétien ordonne de faire le dénombrement des chrétiens. Hiéroclès part pour l’Achaïe. Amour d’Eudore et de Cymodocée.

Esprit Saint, qui fécondas le vaste abîme en le couvrant de tes ailes, c’est à présent que j’ai besoin de ton secours ! Du haut de la montagne qui voit s’abaisser à ses pieds les sommets d’Aonie, tu contemples ce mouvement perpétuel des choses de la terre, cette société humaine où tout change, même les principes, où le bien devient le mal, où le mal devient le bien ; tu regardes en pitié les dignités qui nous enflent le cœur, les vains honneurs qui le corrompent ; tu menaces le pouvoir acquis par des crimes ; tu consoles le malheur acheté par des vertus ; tu vois les diverses passions des hommes, leurs craintes honteuses, leurs haines basses, leurs vœux intéressés, leurs joies si courtes, leurs ennuis si longs ; tu pénètres toutes ces misères, ô Esprit créateur ! Anime et vivifie ma parole dans le récit que je vais faire : heureux si je puis adoucir l’horreur du tableau, en y peignant les miracles de ton amour !

Placés aux postes désignés par leur chef, les esprits de ténèbres souillent de toutes parts la discorde et l’horreur du nom chrétien. Ils déchaînent dans Rome même les passions des chefs et des ministres de l’empire. Astarté présente sans cesse à Hiéroclès l’image de la fille d’Homère. Il donne à ce fantôme séduisant toutes les grâces qu’ajoutent à la beauté l’absence et le souvenir. Satan réveille secrètement l’ambition de Galérius : il lui peint les fidèles attachés à Dioclétien, comme le seul appui qui soutient le vieil empereur sur son trône. Le préfet d’Achaïe, déserteur de la loi évangélique et livré au démon de la fausse sagesse, confirme le fougueux césar dans sa haine contre les adorateurs du vrai Dieu. La mère de Galérius se plaint de ce que les discioles de la Croix insultent à ses sacrifices et refusent de prier pour son fils les divinités champêtres. Lorsqu’un vautour, sauvage enfant de la montagne, va fondre sur une colombe qui se désaltère dans un courant d’eau, à l’instant où il se précipite, d’autres vautours arrêtés sur un rocher poussent des cris cruels et l’excitent à dévorer sa proie : ainsi Galérius, qui veut anéantir la religion de Jésus-Christ, est encore animé au carnage par sa mère et par l’impie Hiéroclès. Enivré de ses victoires sur les Parthes, traînant à sa suite le luxe et la corruption de l’Asie, nourrissant les projets les plus ambitieux, il fatigue Dioclétien de ses plaintes et de ses menaces.

« Qu’attendez-vous, lui dit-il, pour punir une race odieuse que votre dangereuse clémence laisse multiplier dans l’empire ? Nos temples sont déserts, ma mère est insultée, votre épouse séduite. Osez frapper des sujets rebelles : vous trouverez dans leurs richesses des ressources qui vous manquent, et vous ferez un acte de justice agréable aux dieux. »

Dioclétien étoit un prince orné de modération et de sagesse ; son âge le faisoit encore pencher vers la douceur en faveur des peuples : tel un vieil arbre, en abaissant ses rameaux, rapproche ses fruits de la terre. Mais l’avarice, qui resserre le cœur, et la superstition, qui le trouble, gâtoient les grandes qualités de Dioclétien. Il se laissa séduire par l’espoir de trouver des trésors chez les fidèles. Marcellin, évêque de Rome, reçut l’ordre de livrer aux temples des idoles les richesses du nouveau culte. L’empereur se rendit lui-même à l’église où ces trésors doivent avoir été rassemblés. Les portes s’ouvrent : il aperçoit une troupe innombrable de pauvres, d’infirmes, d’orphelins !

« Prince, lui dit le pasteur des hommes, voilà les trésors de l’Église, les joyaux, les vases précieux, les couronnes d’or de Jésus Christ. »

Cette austère et touchante leçon fit monter la rougeur au front du prince. Un monarque est terrible quand il est vaincu en magnanimité : la puissance, par un instinct sublime, prétend à la vertu, comme une mâle jeunesse se croit faite pour la beauté : malheur à celui qui ose lui faire sentir les qualités ou les grâces qui lui manquent !

Satan profite de ce moment de foiblesse pour augmenter le ressentiment de Dioclétien de toutes les frayeurs de la superstition. Tantôt les sacrifices sont tout à coup suspendus, et les prêtres déclarent que la présence des chrétiens éloigne les dieux de la patrie ; tantôt le foie des victimes immolées paroît sans tête ; leurs entrailles, parsemées de taches livides, n’offrent que des signes funestes ; les divinités couchées sur leurs lits, dans les places publiques, détournent les yeux ; les portes des temples se referment d’elles-mêmes ; des bruits confus font retentir les antres sacrés ; chaque moment apporte à Rome la nouvelle d’un nouveau prodige : le Nil a retenu le produit de ses eaux ; la foudre gronde, la terre tremble, les volcans vomissent des flammes ; la peste et la famine ravagent les provinces de l’Orient ; l’Occident est troublé par des séditions dangereuses et des guerres étrangères : tout est attribué à l’impiété des chrétiens.

Dans la vaste enceinte du palais de Dioclétien, au milieu du jardin des Thermes, s’élevoit un cyprès qu’arrosoit une fontaine. Au pied de ce cyprès étoit un autel consacré à Romulus. Tout à coup un serpent, le dos marqué de taches sanglantes, sort en sifflant de dessous l’autel ; il embrasse le tronc du cyprès. Parmi le feuillage, sur le rameau le plus élevé, trois passereaux étoient cachés dans leur nid : l’horrible dragon les dévore ; la mère vole à l’entour en gémissant ; l’impitoyable reptile la saisit bientôt par les ailes et l’enveloppe malgré ses cris. Dioclétien, effrayé de ce prodige, fait appeler Tagès, chef des aruspices. Gagné secrètement par Galérius, et fanatique adorateur des idoles, Tagès s’écrie :

« Ô prince ! le dragon représente la religion nouvelle prête à dévorer les deux césars et le chef de l’empire. Hâtez-vous de détourner les effets de la colère céleste, en punissant les ennemis des dieux. »

Alors le Tout-Puissant prend dans sa main les balances d’or où sont pesées les destinées des rois et des empires : le sort de Dioclétien fut trouvé léger. À l’instant l’empereur, rejeté, sent en lui quelque chose d’extraordinaire : il lui semble que son bonheur l’abandonne, et que les Parques, fausses divinités qu’il adore, filent plus rapidement ses jours. Une partie de sa prudence accoutumée lui échappe. Il ne voit plus aussi clairement les hommes et leurs passions ; il se laisse entraîner aux siennes : il veut que les officiers chrétiens de son palais sacrifient aux dieux, et il ordonne qu’il soit fait un dénombrement exact des fidèles dans tout l’empire.

Galérius est transporté de joie. Comme un vigneron, possesseur d’un terrain fameux dans les vallons du Tmolus, se promène entre les ceps de sa vigne en fleur, et compte déjà les flots de vin pur qui rempliront la coupe des rois ou le calice des autels : ainsi Galérius voit couler en espérance les torrents du sang précieux que lui promet le christianisme florissant. Les proconsuls, les préfets, les gouverneurs des provinces, quittent la cour pour exécuter l’ordre de Dioclétien. Hiéroclès baise humblement le bas de la toge de Galérius, et faisant un effort, comme un homme qui va s’immoler à la vertu, il ose lever un regard humilié vers César :

« Fils de Jupiter, lui dit-il, prince sublime, amateur de la sagesse, je pars pour l’Achaïe. Je vais commencer à punir ces factieux qui blasphèment ton éternité. Mais, César, toi qui es ma fortune et mes dieux, permets que je m’explique avec franchise. Un sage, même au péril de ses jours, doit la vérité tout entière à son prince. Le divin empereur ne montre point encore assez de fermeté contre des hommes odieux. Oserai-je le dire sans attirer sur moi ta colère ? Si des mains affoiblies par l’âge laissent échapper les rênes de l’État, Galérius, vainqueur des Parthes, n’est-il pas digne de monter sur le trône de l’univers ? Mais, ô mon héros ! garde-toi des ennemis qui t’environnent ! Dorothée, chef du palais, est chrétien. Depuis qu’un Arcadien rebelle fut introduit à la cour, l’impératrice même favorise les impies. Le jeune prince Constantin, ô honte ! ô douleur !… »

Hiéroclès s’interrompit brusquement, versa des pleurs, et parut profondément alarmé des périls de César. Il rallume ainsi dans le cœur du tyran ses deux passions dominantes : l’ambition et la cruauté. Il jette en même temps les fondements de sa grandeur future : car Hiéroclès n’étoit point aimé de l’empereur, ennemi des sophistes, et il savoit qu’il n’obtiendroit jamais sous Dioclétien les honneurs qu’il espéroit de Galérius.

Il vole à Tarente, et monte sur la flotte qui le doit porter en Messénie. Il brûle de revoir le rivage de la Grèce : c’est là que respire la fille d’Homère ; c’est là qu’il pourra satisfaire à la fois et son amour pour Cymodocée et sa haine contre les chrétiens. Cependant il cache ses sentiments au fond de son cœur, et, couvrant ses vices du masque des vertus, les mots de sagesse et d’humanité sortent incessamment de sa bouche : telle une eau profonde qui recèle dans son sein des écueils et des abîmes embellit souvent sa surface de l’image et de la lumière des cieux.

Cependant les démons, qui veulent hâter la ruine de l’Église, envoient au proconsul d’Achaïe un vent favorable. Il franchit rapidement cette mer qui vit passer Alcibiade, lorsque l’Italie charmée accourut pour contempler le plus beau des Grecs. Déjà Hiéroclès a vu fuir les jardins d’Alcinoüs et les hauteurs du Buthrotum, lieux voisins immortalisés par les deux maîtres de la lyre. Leucate, où respirent encore les feux de la fille de Lesbos, Ithaque hérissée de rochers, Zacynthe couverte de forêts, Céphallénie aimée des colombes, attirent tour à tour les regards du proconsul romain. Il découvre les Strophades, demeure impure de Céléno, et bientôt il salue les monts lointains de l’Élide. Il ordonne de tourner la proue vers l’orient. Il rase le sablonneux rivage où Nestor offroit une hécatombe à Neptune, quand Télémaque vint lui demander des nouvelles d’Ulysse égal aux dieux pour sa sagesse. Il laisse à sa gauche Pylos, Sphactérie, Mothone ; il s’enfonce dans le golfe de Messénie, et son vaisseau rapide, abandonnant les flots amers, vient enfin arrêter sa course dans les eaux tranquilles du Pamisus.

Tandis que, semblable à un sombre nuage levé sur les mers, Hiéroclès s’approche de la patrie des dieux et des héros, l’ange des saintes amours étoit descendu dans la grotte du fils de Lasthénès : ainsi le fils supposé d’Ananias s’offrit au jeune Tobie pour le conduire auprès de la fille de Raguel. Lorsque Dieu veut mettre dans le cœur de l’homme ces chastes ardeurs d’où sortent des miracles de vertu, c’est au plus beau des esprits du ciel que ce soin important est confié. Uriel est son nom ; d’une main il tient une flèche d’or tirée du carquois du Seigneur, de l’autre un flambeau allumé au foudre éternel. Sa naissance ne précéda point celle de l’univers : il naquit avec E Ève, au moment même où la première femme ouvrit les yeux à la lumière récente. La puissance créatrice répandit sur le chérubin ardent un mélange des grâces séduisantes de la mère des humains et des beautés mâles du père des hommes : il a le sourire de la pudeur et le regard du génie. Quiconque est frappé de son trait divin, ou brûlé de son flambeau céleste, embrasse avec transport les dévouements les plus héroïques, les entreprises les plus périlleuses, les sacrifices les plus douloureux. Le cœur ainsi blessé connoît toutes les délicatesses des sentiments ; sa tendresse s’accroît dans les larmes et survit aux désirs satisfaits. L’amour n’est point pour ce cœur un penchant borné et frivole, mais une passion grande et sévère, dont la noble fin est de donner la vie à des êtres immortels.

L’ange des saintes amours allume dans le cœur du fils de Lasthénès une flamme irrésistible : le chrétien repentant se sent brûler sous le cilice, et l’objet de ses vœux est une infidèle ! Le souvenir de ses erreurs passées alarme Eudore : il craint de retomber dans les fautes de sa première jeunesse ; il songe à fuir, à se dérober au péril qui le menace : ainsi, lorsque la tempête n’a point encore éclaté, que tout paroît tranquille sur le rivage, que des vaisseaux imprudents osent déployer leurs voiles et sortir du port, le pêcheur expérimenté secoue la tête au fond de sa barque, et appuyant sur la rame une main robuste, il se hâte de quitter la haute mer, afin de se mettre à l’abri derrière un rocher. Cependant un véritable amour s’est glissé pour la première fois dans le sein d’Eudore. Le fils de Lasthénès s’étonne de la timidité de ses sentiments, de la gravité de ses projets, si différents de cette hardiesse de désirs, de cette légèreté de pensées qu’il portoit jadis dans ses attachements. Ah ! s’il pouvoit convertir à Jésus-Christ cette femme idolâtre ; si, la prenant pour son épouse, il lui ouvroit à la fois les portes du ciel et les portes de la chambre nuptiale ! Quel bonheur pour un chrétien !

Le soleil se plongeoit dans la mer des Atlantides et doroit de ses derniers rayons les îles Fortunées, lorsque Démodocus voulut quitter la famille chrétienne ; mais Lasthénès lui représenta que la nuit étoit pleine d’embûches et de périls. Le prêtre d’Homère consentit à attendre chez son hôte le retour de l’aurore. Retirée à son appartement, Cymodocée repassoit dans son esprit ce qu’elle savoit de l’histoire d’Eudore ; ses joues étoient colorées, ses yeux brilloient d’un feu inconnu. La brûlante insomnie chasse enfin de sa couche la prêtresse des Muses. Elle se lève : elle veut respirer la fraîcheur de la nuit, et descend dans les jardins, sur la pente de la montagne.

Suspendue au milieu du ciel de l’Arcadie, la lune étoit presque, comme le soleil, un astre solitaire : l’éclat de ses rayons avoit fait disparoître les constellations autour d’elle ; quelques-unes se montroient çà et là dans l’immensité : le firmament, d’un bleu tendre, ainsi parsemé de quelques étoiles, ressembloit à un lit d’azur chargé des perles de la rosée. Les hauts sommets du Cyllène, les croupes du Pholoé et du Telphusse, les forêts d’Anémose et de Phalante, formoient de toutes parts un horizon confus et vaporeux. On entendoit le concert lointain des torrents et des sources qui descendent des monts de l’Arcadie. Dans le vallon où l’on voyoit briller ses eaux, Alphée sembloit suivre encore les pas d’Aréthuse, Zéphyre soupiroit dans les roseaux de Syrinx, et Philomèle chantoit dans les lauriers de Daphné au bord du Ladon.

Cette belle nuit rappelle à la mémoire de Cymodocée cette autre nuit qui la conduisit auprès du jeune homme semblable au chasseur Endymion. À ce souvenir, le cœur de la fille d’Homère palpite avec plus de vitesse. Elle se retrace vivement la beauté, le courage, la noblesse du fils de Lasthénès ; elle se souvient que Démodocus a prononcé quelquefois le nom d’époux en parlant d’Eudore. Quoi ! pour échapper à Hiéroclès, se priver des douceurs de l’hyménée, ceindre pour toujours son front des bandelettes glacées de la vestale ! Aucun mortel, il est vrai, n’avoit été jusque alors assez puissant pour oser unir son sort au sort d’une vierge désirée d’un gouverneur impie ; mais Eudore, triomphateur et revêtu des dignités de l’empire, Eudore, estimé de Dioclétien, adoré des soldats, chéri du prince héritier de la pourpre, n’est-il pas le glorieux époux qui peut défendre et protéger Cymodocée ? Ah ! c’est Jupiter, c’est Vénus, c’est l’Amour, qui ont conduit eux-mêmes le jeune héros aux rivages de la Messénie.

Cymodocée s’avançoit involontairement vers le lieu où le fils de Lasthénès avoit achevé de conter son histoire. Lorsqu’une chevrette des Pyrénées s’est reposée pendant le jour avec le pasteur au fond d’un vallon, si la nuit, s’échappant de la crèche, elle vient chercher le pâturage accoutumé, le berger la retrouve le matin sous le cytise en fleur qu’il a choisi pour abri : ainsi la fille d’Homère monte peu à peu vers la grotte habitée par le chasseur arcadien. Tout à coup elle entrevoit comme une ombre immobile à l’entrée de cette grotte ; elle croit reconnoître Eudore. Elle s’arrête ; ses genoux tremblent sous elle ; elle ne peut ni fuir ni avancer. C’étoit le fils de Lasthénès lui-même ; il prioit environné des marques de sa pénitence : le cilice, la cendre, la tête blanchie d’un martyr, excitoient ses larmes et animoient sa foi. Il entend les pas de Cymodocée, il voit cette vierge charmante prête à tomber sur la terre, il vole à son secours, il la soutient dans ses bras, il se défend à peine de la presser sur son cœur. Ce n’est plus ce chrétien si grave, si rigide : c’est un homme plein d’indulgence et de tendresse, qui veut attirer une âme à Dieu et obtenir une épouse divine.

Comme un laboureur porte doucement à la bergerie l’agneau que la ronce a déchiré, ainsi le fils de Lasthénès enlève dans ses bras Cymodocée, et la dépose sur un banc de mousse à l’entrée de la grotte. Alors la fille de Démodocus, d’une voix tremblante :

« Me pardonneras-tu d’avoir encore troublé tes mystères ? Un dieu, je ne sais quel dieu, m’a égarée comme la première nuit. »

« Cymodocée, répondit Eudore aussi tremblant que la prêtresse des Muses, ce Dieu qui vous a égarée est mon Dieu, mon Dieu qui vous cherche et qui veut peut-être vous donner à moi. »

La fille d’Homère répliqua :

« Ta religion défend aux jeunes hommes de s’attacher aux jeunes filles et aux jeunes filles de suivre les pas des jeunes hommes : tu l’as aimé que lorsque tu étois infidèle à ton Dieu. »

Cymodocée rougit. Eudore s’écria :

« Ah ! je n’ai jamais aimé quand j’offensois ma religion. Je le sens, à présent que j’aime par la volonté de mon Dieu. »

Le baume que l’on verse sur la blessure, l’eau fraîche qui désaltère le voyageur fatigué, ont moins de charmes que ces paroles échappées au fils de Lasthénès. Elles pénètrent de joie le cœur de Cymodocée. Comme deux peupliers s’élèvent silencieux au bord d’une source, pendant le calme d’une nuit d’été, ainsi les deux époux désignés par le ciel demeuroient immobiles et muets à l’entrée de la grotte. Cymodocée rompit la première le silence :

« Guerrier, pardonne aux demandes importunes d’une Messénienne ignorante. Nul ne peut savoir quelque chose s’il n’a été instruit par un maître habile, ou si les dieux eux-mêmes n’ont pris soin d’orner son esprit. Une jeune fille surtout ne sait rien, à moins qu’elle ne soit allée broder des voiles chez ses compagnes ou qu’elle n’ait visité les temples ou les théâtres. Pour moi, je n’ai jamais quitté mon père, prêtre chéri des immortels. Dis-moi, puisqu’on peut aimer dans ton culte, il y a donc une Vénus chrétienne ? A-t-elle un char et des colombes ? Les désirs, les querelles amoureuses, les entretiens secrets, les tromperies innocentes, le doux badinage qui surprend le cœur de l’homme le plus sensé, sont-ils cachés dans sa ceinture ainsi que le raconte mon divin aïeul ? La colère de cette déesse est-elle redoutable ? Force-t-elle la jeune fille à chercher le jeune homme dans la palestre, à l’introduire furtivement sous le toit paternel ? Ta Vénus rend-elle la langue embarrassée ? Répand-elle un feu brûlant, un froid mortel dans les veines ? Oblige-t-elle à recourir à des philtres pour ramener un amant volage à chanter la lune, à conjurer le seuil de la porte ? Toi, chrétien, tu ignores peut-être que l’Amour est fils de Vénus, qu’il fut nourri dans les bois du lait des bêtes féroces, que son premier arc étoit de frêne, ses premières flèches de cyprès, qu’il s’assied sur le dos du lion, sur la croupe du centaure, sur les épaules d’Hercule, qu’il porte des ailes et un bandeau, et qu’il accompagne Mars et Mercure, l’éloquence et la valeur ? »

« Infidèle, répondit Eudore, ma religion ne favorise point les passions funestes, mais elle sait donner par la sagesse même une exaltation aux sentiments de l’âme que votre Vénus n’inspirera jamais. Quelle religion est la vôtre, Cymodocée ? Rien n’est plus chaste que votre âme, plus innocent que votre pensée, et pourtant, à vous entendre parler de vos dieux, qui ne vous croiroit trop habile dans les plus dangereux mystères ? Prêtre des idoles, votre père a cru faire un acte de piété en vous instruisant du culte, des effets et des attributs des passions divinisées. Un chrétien craindroit de blesser l’amour même par des peintures trop libres. Cymodocée, si j’avois pu mériter votre tendresse, si je devois être l’époux choisi de votre innocence, je voudrois aimer en vous moins une femme accomplie que le Dieu même qui vous fit à son image. Lorsque le Tout-puissant eut formé le premier homme du limon de la terre, il le plaça dans un jardin plus délicieux que les bois de l’Arcadie. Bientôt l’homme trouva sa solitude trop profonde, et pria le Créateur de lui donner une compagne. L’Éternel tira du côté d’Adam une créature divine ; il l’appela la femme ; elle devint l’épouse de celui dont elle étoit la chair et le sang. Adam étoit formé pour la puissance et la valeur, Ève pour la soumission et les grâces ; la grandeur de l’âme, la dignité du caractère, l’autorité de la raison, furent le partage du premier ; la seconde eut la beauté, la tendresse et des séductions invincibles. Tel est, Cymodocée, le modèle de la femme chrétienne. Si vous consentiez à l’imiter, je tâcherois de vous gagner à moi, au nom de tous les attraits qui gagnent les cœurs ; je vous rendrois mon épouse par une alliance de justice, de compassion et de miséricorde ; je régnerois sur vous, Cymodocée, parce que l’homme est fait pour l’empire, mais je vous aiinerois comme une grappe de raisin que l’on trouve dans un désert brûlant. Semblables aux patriarches, nous serions unis dans la vue de laisser après nous une famille héritière des bénédictions de Jacob : ainsi le fils d’Abraham prit dans sa tente la fille de Bathuel ; il en eut tant de joie qu’il oublia la mort de sa mère. »

À ces mots Cymodocée verse des larmes de honte et de tendresse.

« Guerrier, dit-elle, tes paroles sont douces comme du miel et perçantes comme des flèches. Je vois bien que les chrétiens savent parler le langage du cœur. J’avois dans l’âme tout ce que tu viens de dire. Que ta religion soit la mienne, puisqu’elle enseigne à mieux aimer ! »

Eudore, n’écoutant plus que son amour et sa foi :

« Quoi ! Cymodocée, vous voudriez devenir chrétienne, je donnerois un pareil ange au ciel, une pareille compagne à mes jours ! »

Cymodocée baissa la tête, et répondit :

« Je n’ose plus parler avant que tu n’aies achevé de m’enseigner la pudeur : elle avoit quitté la terre avec Némésis ; les chrétiens l’auront fait descendre du ciel. »

Un mouvement du fils de Lasthénès fit alors rouler à terre un crucifix ; la jeune Messénienne poussa un cri de surprise mêlé d’une sorte de frayeur.

« C’est l’image de mon Dieu, dit Eudore en relevant avec respect le bois sacré, de ce Dieu descendu au tombeau et ressuscité plein de gloire. »

« C’est donc, repartit la fille d’Homère, comme le beau jeune homme de l’Arabie, pleuré des femmes de Byblos et rendu à la lumière des cieux par la volonté de Jupiter ? »

« Cymodocée, répliqua Eudore avec une douce sévérité, vous connoîtrez quelque jour combien cette comparaison est impie et sacrilège ; au lieu des mystères de honte et de plaisir, vous voyez ici des miracles de modestie et de douleur ; vous voyez le fils du Tout-Puissant attaché à une croix pour nous ouvrir le ciel et pour mettre en honneur sur la terre l’infortune, la simplicité et l’innocence. Mais au bord du Ladon, sous les ombrages de l’Arcadie, au milieu d’une nuit enchantée, dans ce pays où l’imagination des poëtes a placé l’amour et le bonheur, comment arrêter l’esprit d’une prêtresse des Muses sur un objet aussi vaste ? Toutefois, fille de Démodocus, les austères méditations fortifient dans le cœur du chrétien les attachements légitimes, et en le rendant capable de toutes les vertus, elles le rendent plus digne d’être aimé. »

Cymodocée prêtoit une oreille attentive à ce discours ; je ne sais quoi d’étonnant se passoit au fond de son cœur. Il lui sembloit qu’un bandeau tomboit tout à coup de ses yeux et qu’elle decouvroit une lumière lointaine et divine. La sagesse, la raison, la pudeur et l’amour s’offroient pour la première fois à ses regards dans une alliance inconnue. Cette tristesse évangélique que le chrétien mêle à tous les sentiments de la vie, cette voix douloureuse qu’il fait sortir du sein des plaisirs, achevoient d’étonner et de confondre la fille d’Homère. Eudore lui présentant le crucifix :

« Voilà, lui dit-il, le Dieu de charité, de paix, de miséricorde, et pourtant le Dieu persécuté ! Cymodocée ! c’est sur cette image auguste que je pourrois seulement recevoir votre foi, si vous me jugiez digne de devenir votre époux. Jamais l’autel de vos idoles, jamais le carquois de votre Amour, ne verront l’adorateur du Christ uni à la prêtresse des Muses. »

Quel moment pour la fille d’Homère ! Passer tout à coup des idées voluptueuses de la mythologie à un amour juré sur un crucifix ! Ces mains, qui n’avoient jamais porté que les guirlandes des Muses et les bandelettes des sacrifices, sont chargées pour la première fois du signe redoutable du salut des hommes. Cymodocée, que l’ange des saintes amours a blessée comme Eudore et qu’un charme irrésistible entraîne, promet aisément de se faire instruire dans la religion du maître de son cœur.

« Et d’être mon épouse ! » dit Eudore en pressant les mains de la vierge timide.

« Et d’être ton épouse ! » répéta la jeune fille tremblante.

Doux serment qu’elle prononce devant le Dieu des larmes et du malheur.

Alors on entend sur le sommet des montagnes un chœur qui commençoit la fête des Lupercales. Il chantoit le dieu protecteur de l’Arcadie. Pan, aux pieds de chèvre, l’effroi des Nymphes, l’inventeur de la flûte à sept tuyaux. Ces chants étoient le signal du lever de l’aurore ; elle éclairoit de son premier rayon la tombe d’Épaminondas et la cime du bois Pélagus dans les champs de Mantinée. Cymodocée se hâte de retourner auprès de son père ; Eudore va réveiller Lasthénès.


fin du livre douzième.