Les Martyrs/Livre dixième

Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 140-151).

Livre Dixième.

Suite du récit. Fin de l’épisode de Velléda.

« Je vous ai dit, seigneurs, que Velléda habitoit le château avec son père. Le chagrin et l’inquiétude plongèrent d’abord Ségenax dans une fièvre ardente, pendant laquelle je lui prodiguai les secours qu’exigeoit l’humanité. J’allois chaque jour visiter le père et la fille dans la tour où je les avois fait transporter. Cette conduite, différente de celle des autres commandants romains, charma les deux infortunés : le vieillard revint à la vie, et la druidesse, qui avoit montré un grand abattement, parut bientôt plus contente. Je la rencontrois se promenant seule, avec un air de joie, dans les cours du château, dans les salles, dans les galeries, les passages secrets, les escaliers tournants qui conduisoient au haut de la forteresse ; elle se multiplioit sous mes pas, et quand je la croyois auprès de son père, elle se montroit tout à coup au fond d’un corridor obscur, comme une apparition.

« Cette femme étoit extraordinaire. Elle avoit, ainsi que toutes les Gauloises, quelque chose de capricieux et d’attirant. Son regard étoit prompt, sa bouche un peu dédaigneuse et son sourire singulièrement doux et spirituel. Ses manières étoient tantôt hautaines, tantôt voluptueuses ; il y avoit dans toute sa personne de l’abandon et de la dignité, de l’innocence et de l’art. J’aurois été étonné de trouver dans une espèce de sauvage une connoissance approfondie des lettres grecques et de l’histoire de son pays, si je n’avois su que Velléda descendoit de la famille de l’archidruide et qu’elle avoit été élevée par un senani, pour être attachée à l’ordre savant des prêtres gaulois. L’orgueil dominoit chez cette barbare, et l’exaltation de ses sentiments alloit souvent jusqu’au désordre.

« Une nuit, je veillois seul dans une salle d’armes où l’on ne découvroit le ciel que par d’étroites et longues ouvertures pratiquées dans l’épaisseur des pierres. Quelques rayons des étoiles, descendant à travers ces ouvertures, faisoient briller les lances et les aigles rangées en ordre le long des murailles. Je n’avois point allumé de flambeau, et je me promenois au milieu des ténèbres.

« Tout à coup, à l’une des extrémités de la galerie, un pâle crépuscule blanchit les ombres. La clarté augmente par degrés et bientôt je vois paroître Velléda. Elle tenoit à la main une de ces lampes romaines qui pendent au bout d’une chaîne d’or. Ses cheveux blonds, relevés à la grecque sur le sommet de sa tête, étoient ornés d’une couronne de verveine, plante sacrée parmi les druides. Elle portoit pour tout vêtement une tunique blanche : fille de roi a moins de beauté, de noblesse et de grandeur.

« Elle suspendit sa lampe aux courroies d’un bouclier, et venant à moi elle me dit :

« Mon père dort ; assieds-toi, écoute. »

« Je détachai du mur un trophée de piques et de javelots que je couchai par terre, et nous nous assîmes sur cette pile d’armes en face de la lampe.

« Sais-tu, me dit alors la jeune barbare, que je suis fée ? »

« Je lui demandai l’explication de ce mot.

« Les fées gauloises, répondit-elle, ont le pouvoir d’exciter les tempêtes, de les conjurer, de se rendre invisibles, de prendre la forme de différents animaux. »

« Je ne reconnois pas ce pouvoir, répondis-je avec gravité. Comment pourriez-vous croire raisonnablement posséder une puissance que vous n’avez jamais exercée ? Ma religion s’offense de ces superstitions. Les orages n’obéissent qu’à Dieu. »

« Je ne te parle pas de ton Dieu, reprit-elle avec impatience. Dis-moi, as-tu entendu la dernière nuit le gémissement d’une fontaine dans les bois, et la plainte de la brise dans l’herbe qui croît sur ta fenêtre ? Eh bien, c’étoit moi qui soupirois dans cette fontaine et dans cette brise ! Je me suis aperçue que tu aimois le murmure des eaux et des vents. »

« J’eus pitié de cette insensée : elle lut ce sentiment sur mon visage.

« Je te fais pitié, me dit-elle. Mais si tu me crois atteinte de folie, ne t’en prends qu’à toi. Pourquoi as-tu sauvé mon père avec tant de bonté ? Pourquoi m’as-tu traitée avec tant de douceur ? Je suis vierge, vierge de l’île de Sayne : que je garde ou que je viole mes vœux, j’en mourrai. Tu en seras la cause. Voilà ce que je voulois te dire. Adieu ! »

« Elle se leva, prit sa lampe, et disparut.

« Jamais, seigneurs, je n’ai éprouvé une douleur pareille. Rien n’est affreux comme le malheur de troubler l’innocence. Je m’étois endormi au milieu des dangers, content de trouver en moi la résolution du bien et la volonté de revenir un jour au bercail. Cette tiédeur devoit être punie : j’avois bercé dans mon cœur les passions avec complaisance, et il étoit juste que je subisse le châtiment des passions !

« Aussi le ciel m’ôta-t-il dans ce moment tout moyen d’écarter le danger. Clair, le pasteur chrétien, étoit absent ; Ségenax étoit encore trop foible pour sortir du château, et je ne pouvois sans inhumanité séparer la fille du père. Je fus donc obligé de garder l’ennemi en dedans et de m’exposer malgré moi à ses attaques. En vain je cessai de visiter le vieillard, en vain je me dérobai à la vue de Velléda : je la retrouvois partout ; elle m’attendoit des journées entières dans les lieux où je ne pouvois éviter de passer, et là elle m’entretenoit de son amour.

« Je sentois, il est vrai, que Velléda ne m’inspireroit jamais un attachement véritable : elle manquoit pour moi de ce charme secret qui fait le destin de notre vie ; mais la fille de Ségenax étoit jeune, elle étoit belle, passionnée, et quand des paroles brûlantes sortoient de ses lèvres, tous mes sens étoient bouleversés.

« À quelque distance du château, dans un de ces bois appelés chastes par les druides, on voyoit un arbre mort que le fer avoit dépouillé de son écorce. Cette espèce de fantôme se faisoit distinguer par sa pâleur au milieu des noirs enfoncements de la forêt. Adoré sous le nom d’Irminsul, il étoit devenu une divinité formidable pour les barbares, qui dans leurs joies comme dans leurs peines ne savent invoquer que la mort. Autour de ce simulacre, quelques chênes, dont les racines avoient été arrosées du sang humain, portoient suspendues à leurs branches les armes et les enseignes de guerre des Gaulois ; le vent les agitoit sur les rameaux, et elles rendoient, en s’entre-choquant, des murmures sinistres.

« J’allois souvent visiter ce sanctuaire plein du souvenir de l’antique race des Celtes. Un soir je revois dans ce lieu. L’aquilon mugissoit au loin et arrachoit du tronc des arbres des touffes de lierre et de mousse. Velléda parut tout à coup.

« Tu me fuis, me dit-elle, tu cherches les endroits les plus déserts pour te dérober à ma présence ; mais c’est en vain : l’orage t’apporte Velléda, comme cette mousse flétrie qui tombe à tes pieds. »

« Elle se plaça debout devant moi, croisa les bras, me regarda fixement, et me dit :

« J’ai bien des choses à l’apprendre ; je voudrois causer longtemps avec loi. Je sais que mes plaintes t’importunent, je sais qu’elles ne te donneront pas de l’amour ; mais, cruel, je m’enivre de mes aveux, j’aime à me nourrir de ma flamme, à t’en faire connoître toute la violence ! Ah ! si tu m’aimois, quelle seroit notre félicité ! Nous trouverions pour nous exprimer un langage digne du ciel : à présent il y a des mots qui me manquent, parce que ton âme ne répond pas à la mienne. »

« Un coup de vent ébranla la forêt, et une plainte sortit des boucliers d’airain. Velléda, effrayée, leva la tête, et regardant les trophées suspendus :

« Ce sont les armes de mon père qui gémissent ; elles m’annoncent quelque malheur. »

« Après un moment de silence elle ajouta :

« Il faut pourtant qu’il y ait quelque raison à ton indifférence. Tant d’amour auroit dû t’en inspirer. Cette froideur est trop extraordinaire. »

« Elle s’interrompit de nouveau. Sortant tout à coup comme d’une réflexion profonde, elle s’écria :

« Voilà la raison que je cherchois ! Tu ne peux me souffrir, parce que je n’ai rien à t’offrir qui soit digne de toi ! »

« Alors s’approcbant de moi comme en délire, et mettant la main sur mon cœur :

« Guerrier, ton cœur reste tranquille sous la main de l’amour, mais peut-être qu’un trône le feroit palpiter. Parle : veux-tu l’empire ? Une Gauloise l’avoit promis à Dioclétien, une Gauloise te le propose ; elle n’étoit que prophétesse, moi je suis prophétesse et amante. Je peux tout pour toi. Tu le sais : nous avons souvent disposé de la pourpre. J’armerai secrètement nos guerriers. Teutatès te sera favorable, et par mon art je forcerai le ciel à seconder tes vœux. Je ferai sortir les druides de leurs forêts. Je marcherai moi-même aux combats, portant à la main une branche de chêne. Et si le sort nous étoit contraire, il est encore des antres dans les Gaules où, nouvelle Éponine, je pourrois cacher mon époux. Ah ! malheureuse Velléda ! tu parles d’époux, et tu ne seras jamais aimée ! »

« La voix de la jeune barbare expire ; la main qu’elle tenoit sur mon cœur retombe ; elle penche sa tête, et son ardeur s’éteint dans des torrents de larmes.

« Cette conversation me remplit d’effroi. Je commençai à craindre que ma résistance ne fût inutile. Mon attendrissement étoit extrême quand Velléda cessa de parler, et je sentis tout le reste du jour la place brûlante de sa main sur mon cœur. Voulant du moins faire un dernier effort pour me sauver, je pris une résolution qui devoit prévenir le mal et qui ne fit que l’aggraver : car lorsque Dieu veut nous punir, il tourne contre nous notre propre sagesse et ne nous tient point compte d’une prudence qui vient trop tard.

« Je vous ai dit que je n’avois pu d’abord faire sortir Ségenax du château à cause de son extrême foiblesse, mais le vieillard reprenant peu à peu ses forces, et le danger croissant pour moi tous les jours, je supposai des lettres de César qui m’ordonnoient de renvoyer les prisonniers. Velléda voulut me parler avant son départ ; je refusai de la voir, afin de nous épargner à tous deux une scène douloureuse : sa piété filiale ne lui permit pas d’abandonner son père, et elle le suivit, comme je l’avois prévu. Dès le lendemain elle parut aux portes du château ; on lui dit que j’étois parti pour un voyage ; elle baissa la tête, et rentra dans le bois en silence. Elle se présenta ainsi pendant plusieurs jours, et reçut la même réponse. La dernière fois elle resta longtemps appuyée contre un arbre à regarder les murs de la forteresse. Je la voyois par une fenêtre, et je ne pouvois retenir mes pleurs : elle s’éloigna à pas lents, et ne revint plus.

« Je commençois à retrouver un peu de repos : j’espérois que Velléda s’étoit enfin guérie de son fatal amour. Fatigué de la prison où je m’étois tenu renfermé, je voulus respirer l’air de la campagne. Je jetai une peau d’ours sur mes épaules, j’armai mon bras de l’épieu d’un chasseur, et, sortant du château, j’allai m’asseoir sur une haute colline d’où l’on apercevoit le détroit britannique.

« Comme Ulysse regrettant son Ithaque, ou comme les Troyennes exilées aux champs de la Sicile, je regardois la vaste étendue des flots, et je pleurois. « Né au pied du mont Taygète, me disois-je, le triste murmure de la mer est le premier son qui ait frappé mon oreille en venant à la vie. À combien de rivages n’ai-je pas vu depuis se briser les mêmes flots que je contemple ici ! Qui m’eût dit, il y a quelques années, que j’entendrois gémir sur les côtes d’Italie, sur les grèves des Bataves, des Bretons, des Gaulois, ces vagues que je voyois se dérouler sur les beaux sables de la Messénie ? Quel sera le terme de mes pèlerinages ? Heureux si la mort m’eût surpris avant d’avoir commencé mes courses sur la terre, et lorsque je n’avois d’aventures à conter à personne ! »

« Telles étoient mes réflexions, lorsque j’entendis assez près de moi les sons d’une voix et d’une guitare. Ces sons, entrecoupés par des silences, par le murmure de la forêt et de la mer, par le cri du courlis et de l’alouette marine, avoient quelque chose d’enchanté et de sauvage. Je découvris aussitôt Velléda assise sur la bruyère. Sa parure annonçoit le désordre de son esprit : elle portoit un collier de baies d’églantier ; sa guitare étoit suspendue à son sein par une tresse de lierre et de fougère flétrie ; un voile blanc jeté sur sa tête descendoit jusqu’à ses pieds. Dans ce singulier appareil, pâle, et les yeux fatigués de pleurs, elle étoit encore d’une beauté frappante. On l’apcrcevoit derrière un buisson à demi dépouillé : ainsi le poète représente l’ombre de Didon, se montrant à travers un bois de myrtes, comme la lune nouvelle qui se lève dans un nuage.

« Le mouvement que je fis en reconnoissant la fille de Ségenax attira ses regards. À mon aspect une joie troublée éclate sur son visage. Elle me fait un signe mystérieux, et me dit :

« Je savois bien que je t’attirerois ici ; rien ne résiste à la force de mes accents. »

« Et elle se met à chanter :

« Hercule, tu descendis dans la verte Aquitaine. Pyrène, qui donna son nom aux montagnes de l’Ibérie ; Pyrène, fille du roi Bébrycius, épousa le héros grec, car les Grecs ont toujours ravi le cœur des femmes. »

« Velléda se lève, s’avance vers moi, et me dit :

« Je ne sais quel enchantement m’entraîne sur tes pas ; j’erre autour de ton château, et je suis triste de ne pouvoir y pénétrer. Mais j’ai préparé des charmes ; j’irai chercher le sélago : j’offrirai d’abord une oblation de pain et de vin ; je serai vêtue de blanc ; mes pieds seront nus, ma main droite cachée sous ma tunique arrachera la plante, et ma main gauche la dérobera à ma main droite. Alors rien ne pourra me résister. Je me glisserai chez toi sur les rayons de la lune ; je prendrai la forme d’un ramier, et je volerai sur le haut de la tour que tu habites. Si je savois ce que tu préfères !… je pourrois… Mais non, je veux être aimée pour moi : ce seroit m’être infidèle que de m’aimer sous une forme empruntée. »

« À ces mots, Velléda pousse des cris de désespoir.

« Bientôt, changeant d’idée et cherchant à lire dans mes yeux, comme pour pénétrer mes secrets :

« Oh ! oui, c’est cela, s’écria-t-elle, les Romaines auront épuisé ton cœur ! Tu les auras trop aimées ! Ont-elles donc tant d’avantages sur moi ? Les cygnes sont moins blancs que les filles des Gaules ; nos yeux ont la couleur et l’éclat du ciel ; nos cheveux sont si beaux que les Romaines nous les empruntent pour en ombrager leur tête ; mais le feuillage n’a de grâces que sur la cime de l’arbre où il est né. Vois-tu la chevelure que je porte ? Eh bien ! si j’avois voulu la céder, elle seroit maintenant sur le front de l’impératrice : c’est mon diadème, et je l’ai gardé pour toi ! Ne sais-tu pas que nos pères, nos frères, nos époux, trouvent en nous quelque chose de divin ? Une voix mensongère t’aura peut-être raconté que les Gauloises sont capricieuses, légères, infidèles : ne crois pas ces discours. Chez les enfants des druides, les passions sont sérieuses et leurs conséquences terribles. »

« Je pris les mains de cette infortunée entre les deux miennes : je les serrai tendrement.

« Velléda, dis-je, si vous m’aimez, il est un moyen de me le prouver : retournez chez votre père, il a besoin de votre appui. Ne vous abandonnez plus à une douleur qui trouble votre raison et qui me fera mourir. »

« Je descendis de la colline, et Velléda me suivit. Nous nous avançâmes dans la campagne par des chemins peu fréquentés où croissoit le gazon.

« Si tu m’avois aimée, disoit Velléda, avec quelles délices nous aurions parcouru ces champs ! Quel bonheur d’errer avec toi dans ces routes solitaires, comme la brebis dont les flocons de laine sont restés suspendus à ces ronces ! »

« Elle s’interrompit, regarda ses bras amaigris, et dit avec un sourire :

« Et moi aussi j’ai été déchirée par les épines de ce désert, et j’y laisse chaque jour quelque partie de ma dépouille. »

« Revenant à ses rêveries :

« Au bord du ruisseau, dit-elle, au pied de l’arbre, le long de cette haie, de ces sillons où rit la première verdure des blés que je ne verrai pas mûrir, nous aurions admiré le coucher du soleil. Souvent, pendant les tempêtes, cachés dans quelque grange isolée ou parmi les ruines d’une cabane, nous eussions entendu gémir le vent sous le chaume abandonné. Tu croyois peut-être que, dans mes songes de félicité, je désirois des trésors, des palais, des pompes ? Hélas ! mes vœux étoient plus modestes, et ils n’ont point été exaucés ! Je n’ai jamais aperçu au coin d’un bois la hutte roulante d’un berger sans songer qu’elle me suffiroit avec toi. Plus heureux que ces Scythes dont les druides m’ont conté l’histoire, nous promènerions aujourd’hui notre cabane de solitude en solitude, et notre demeure ne tiendroit pas plus à la terre que notre vie. »

« Nous arrivâmes à l’entrée d’un bois de sapins et de mélèzes. La fille de Ségenax s’arrêta, et me dit :

« Mon père habite ce bois, je ne veux pas que tu entres dans sa demeure : il t’accuse de lui avoir ravi sa fille. Tu peux, sans être trop malheureux, me voir au milieu de mes chagrins, parce que je suis jeune et pleine de force ; mais les larmes d’un vieillard brisent le cœur. Je t’irai chercher au château. »

« En prononçant ces mots, elle me quitta brusquement.

« Cette rencontre imprévue porta le dernier coup à ma raison. Tel est le danger des passions, que même sans les partager vous respirez dans leur atmosphère quelque chose d’empoisonné qui vous enivre. Vingt fois, tandis que Velléda m’exprimoit des sentiments si tristes et si tendres, vingt fois je fus prêt à me jeter à ses pieds, à l’étonner de sa victoire, à la ravir par l’aveu de ma défaite. Au moment de succomber, je ne dus mon salut qu’à la pitié même que m’inspiroit cette infortunée. Mais cette pitié, qui me sauva d’abord, fut en effet ce qui me perdit, car elle m’ôta le reste de mes forces. Je ne me sentis plus aucune fermeté contre Velléda ; je m’accusai d’être la cause de l’égarement de son esprit par trop de sévérité. Un si triste essai de courage me dégoûta du courage même ; je retombai dans ma foiblesse accoutumée, et, ne comptant plus sur moi, je mis tout mon espoir dans le retour de Clair.

« Quelques jours s’écoulèrent : Velléda ne reparoissant point au château selon sa promesse, je commençai à craindre quelque accident fatal. Plein d’inquiétude, je sortois pour me rendre à la demeure de Ségenax, lorsqu’un soldat, accouru du bord de la mer, vint m’avertir que la flotte des Francs reparoissoit à la vue de l’Armorique. Je fus obligé de partir sur-le-champ. Le temps étoit sombre et tout annonçoit une tempête. Comme les barbares choisissent presque toujours pour débarquer le moment des orages, je redoublai de vigilance. Je fis mettre partout les soldats sous les armes et fortifier les lieux les plus exposés. La journée entière se passa dans ces travaux, et la nuit en faisant éclater la tempête nous apporta de nouvelles inquiétudes.

« À l’extrémité d’une côte dangereuse, sur une grève où croissent à peine quelques herbes dans un sable stérile, s’élève une longue suite de pierres druidiques, semblables à ce tombeau où j’avois jadis rencontré Velléda. Battues des vents, des pluies et des flots, elles sont là solitaires entre la mer, la terre et le ciel. Leur origine et leur destination sont également inconnues. Monuments de la science des druides, retracent-elles quelques secrets de l’astronomie ou quelques mystères de la Divinité ? On l’ignore. Mais les Gaulois n’approchent point de ces pierres sans une profonde terreur. Ils disent qu’on y voit des feux errants et qu’on y entend la voix des fantômes.

« La solitude de ce lieu et la frayeur qu’il inspire me parurent propres à favoriser une descente des barbares. Je crus donc devoir placer une garde sur cette côte, et je résolus moi-même d’y passer la nuit.

« Un esclave que j’avois envoyé porter une lettre à Velléda étoit revenu avec cette lettre. Il n’avoit point trouvé la druidesse ; elle avoit quitté son père vers la troisième heure du jour, et l’on ne savoit ce qu’elle étoit devenue. Cette nouvelle ne fit qu’augmenter mes alarmes. Dévoré de chagrins, je m’étois assis, loin des soldats, dans un endroit écarté. Tout à coup j’entends du bruit, et crois entrevoir quelque chose dans l’ombre. Je mets l’épée à la main ; je me lève et cours vers le fantôme qui fuyoit. Quelle fut ma surprise lorsque je saisis Velléda !

« Quoi ! me dit-elle à voix basse, c’est toi ! Tu as donc su que j’étois ici ? »

« Non, lui répondis-je ; mais vous, trahissez-vous les Romains ? »

« Trahir ! repartit-elle indignée. Ne t’ai-je pas juré de ne rien entreprendre contre toi ? Suis-moi, tu vas voir ce que je fais ici. »

« Elle me prit par la main, et me conduisit sur la pointe la plus élevée du dernier rocher druidique.

« La mer se brisoit au-dessous de nous parmi des écueils avec un bruit horrible. Ses tourbillons, poussés par le vent, s’élançoient contre le rocher et nous couvroient d’écume et d’étincelles de feu. Des nuages voloient dans le ciel sur la face de la lune, qui semblait courir rapidement à travers ce chaos.

« Écoute bien ce que je vais t’apprendre, me dit Velléda. Sur cette côte demeurent des pêcheurs qui te sont inconnus. Lorsque la moitié de la nuit sera écoulée, ils entendront quelqu’un frapper à leurs portes et les appeler à voix basse. Alors ils courront au rivage sans connoître le pouvoir qui les entraîne. Ils y trouveront des bateaux vides, et pourtant ces bateaux seront si chargés des âmes des morts, qu’ils s’élèveront à peine au-dessus des flots. En moins d’une heure les pêcheurs achèveront une navigation d’une journée et conduiront les âmes à l’île des Bretons. Ils ne verront personne, ni pendant le trajet ni pendant le débarquement, mais ils entendront une voix qui comptera les nouveaux passagers au gardien des âmes. S’il se trouve quelques femmes dans les barques, la voix déclarera le nom de leurs époux. Tu sais, cruel, si l’on pourra nommer le mien. »

« Je voulus combattre les superstitions de Velléda.

« Tais-toi, me dit-elle, comme si j’eusse été coupable d’impiété. Tu verras bientôt le tourbillon de feu qui annonce le passage des âmes. N’entends-tu pas déjà leurs cris ? »

« Velléda se tut, et prêta une oreille attentive.

« Après quelques moments de silence elle me dit :

« Quand je ne serai plus, promets-moi de me donner des nouvelles de mon père. Lorsque quelqu’un sera mort, tu m’écriras des lettres que tu jetteras dans le bûcher funèbre ; elles me parviendront au Séjour des Souvenirs ; je les lirai avec délices, et nous causerons ainsi des deux côtés du tombeau. »

« Dans ce moment une vague furieuse vient roulant contre le rocher, qu’elle ébranle dans ses fondements. Un coup de vent déchire les nuages, et la lune laisse tomber un pâle rayon sur la surface des flots. Des bruits sinistres s’élèvent sur le rivage. Le triste oiseau des écueils, le lumb, fait entendre sa plainte semblable au cri de détresse d’un homme qui se noie : la sentinelle, effrayée, appelle aux armes. Velléda tressaille, étend les bras, s’écrie :

« On m’attend ! »

« Et elle s’élançoit dans les flots. Je la retins par son voile…

« Ô Cyrille ! comment continuer ce récit ? Je rougis de honte et de confusion, mais je vous dois l’entier aveu de mes fautes : je les soumets, sans en rien dérober, au saint tribunal de votre vieillesse. Hélas ! après mon naufrage, je me réfugie dans votre charité comme dans un port de miséricorde !

« Épuisé par les combats que j’avois soutenus contre moi-même, je ne pus résister au dernier témoignage de l’amour de Velléda ! Tant de beauté, tant de passion, tant de désespoir, m’ôtèrent à mon tour la raison : je fus vaincu.

« Non, dis-je au milieu de la nuit et de la tempête, je ne suis pas assez fort pour être chrétien ! »

« Je tombe aux pieds de Velléda… L’enfer donne le signal de cet hymen funeste ; les esprits de ténèbres hurlent dans l’abîme, les chastes épouses des patriarches détournent la tête, et mon ange protecteur, se voilant de ses ailes, remonte vers les cieux !

« La fille de Ségenax consentit à vivre ou plutôt elle n’eut pas la force de mourir. Elle restoit muette dans une sorte de stupeur qui étoit à la fois un supplice affreux et une ineffable volupté. L’amour, le remords, la honte, la crainte et surtout l’étonnement agitoient le cœur de Velléda : elle ne pouvoit croire que je fusse ce même Eudore jusque-là si insensible ; elle ne savoit si elle n’étoit point abusée par quelque fantôme de la nuit, et elle me touchoit les mains et les cheveux pour s’assurer de la réalité de mon existence. Mon bonheur à moi ressembloit au désespoir, et quiconque nous eût vus au milieu de notre félicité nous eût pris pour deux coupables à qui l’on vient de prononcer l’arrêt fatal.

« Dans ce moment, je me sentis marqué du sceau de la réprobation divine : je doutai de la possibilité de mon salut et de la toute-puissance de la miséricorde de Dieu. D’épaisses ténèbres, comme une fumée, s’élevèrent dans mon âme, dont il me sembla qu’une légion d’esprits rebelles prenoit tout à coup possession. Je me trouvai des idées inconnues, le langage de l’enfer s’échappa naturellement de ma bouche, et je fis entendre les blasphèmes de ces lieux où il y aura des gémissements et des pleurs éternels.

« Pleurant et souriant tour à tour, la plus heureuse et la plus infortunée des créatures, Velléda gardoit le silence. L’aube commençoit à blanchir les cieux. L’ennemi ne parut point. Je retournai au château, ma victime m’y suivit. Deux fois l’étoile qui marque les derniers pas du jour cacha notre rougeur dans les ombres, et deux fois l’étoile qui rapporte la lumière nous ramena la honte et le remords. À la troisième aurore, Velléda monta sur mon char pour aller chercher Ségenax. Elle avoit à peine disparu dans les bois de chênes, que je vis s’élever au-dessus des forêts une colonne de feu et de fumée. À l’instant où je découvrois ces signaux, un centurion vint m’apprendre qu’on entendoit retentir de village en village les cris que poussent les Gaulois quand ils veulent se communiquer une nouvelle. Je crus que les Francs avoient attaqué quelque partie du rivage, et je me hâtai de sortir avec mes soldats.

« Bientôt j’aperçois des paysans qui courent de toutes parts. Ils se réunissent à une grande troupe qui s’avance vers moi.

« Je marche à la tête des Romains vers les bataillons rustiques. Arrivé à la portée du javelot, j’arrête mes soldats, et m’avançant seul, la tête nue, entre les deux armées :

« Gaulois, quel sujet vous rassemble ? Les Francs sont-ils descendus dans les Armoriques ? Venez-vous m’offrir votre secours ou vous présentez-vous ici comme ennemis de César ? »

« Un vieillard sort des rangs. Ses épaules trembloient sous le poids de sa cuirasse et son bras étoit chargé d’un fer inutile. Ô surprise ! je crois reconnoître une de ces armures que j’avois vues suspendues au bois des druides. Ô confusion ! ô douleur ! ce vénérable guerrier étoit Ségenax !

« Gaulois, s’écrie-t-il, j’en atteste ces armes de ma jeunesse que j’ai reprises au tronc d’Irminsul, où je les avois consacrées, voilà celui qui a déshonoré mes cheveux blancs. Un eubage avoit suivi ma fille, dont la raison est égarée : il a vu dans l’ombre le crime d’un Romain. La vierge de Sayne a été outragée. Vengez vos filles et vos épouses ; vengez les Gaulois et vos dieux ! »

« Il dit, et me lance un javelot d’une main impuissante. Le dard, sans force, vient tomber à mes pieds ; je l’aurois béni s’il m’eût percé le cœur. Les Gaulois, poussant un cri, se précipitent sur moi ; mes soldats s’avancent pour me secourir. En vain je veux arrêter les combattants. Ce n’est plus un tumulte passager, c’est un véritable combat dont les clameurs s’élèvent jusqu’au ciel. On eût cru que les divinités des druides étoient sorties de leurs forêts, et que du faîte de quelque bergerie, elles animoient les Gaulois au carnage, tant ces laboureurs montroient d’audace ! Indifférent sur les coups qui menacent ma tête, je ne songe qu’à sauver Ségenax ; mais, tandis que je l’arrache aux mains des soldats et que je cherche à lui faire un abri du tronc d’un chêne, un javeline, lancée du milieu de la foule, vient avec un affreux sifflement s’enfoncer dans les entrailles du vieillard ; il tombe sous l’arbre de ses aïeux comme l’antique Priam sous le laurier qui ombrageoit ses autels domestiques.

« Dans ce moment, un char paroît à l’extrémité de la plaine. Penchée sur les coursiers, une femme échevelée excite leur ardeur et semble vouloir leur donner des ailes. Velléda n’avoit point trouvé son père. Elle avoit appris qu’il assembloit les Gaulois pour venger l’honneur de sa fille. La druidesse voit qu’elle est trahie, et connoît toute l’étendue de sa faute. Elle vole sur les traces du vieillard, arrive dans la plaine où se donnoit le combat fatal, pousse ses chevaux à travers les rangs et me découvre gémissant sur son père étendu mort à mes pieds. Transportée de douleur, Velléda arrête ses coursiers et s’écrie du haut de son char :

« Gaulois, suspendez vos coups. C’est moi qui ai causé vos maux, c’est moi qui ai tué mon père. Cessez d’exposer vos jours pour une fille criminelle. Le Romain est innocent. La vierge de Sayne n’a point été outragée : elle s’est livrée elle-même, elle a violé volontairement ses vœux. Puisse ma mort rendre la paix à ma patrie ! »

« Alors, arrachant de son front sa couronne de verveine, et prenant à sa ceinture sa faucille d’or, comme si elle alloit faire un sacrifice à ses dieux :

« Je ne souillerai plus, dit-elle, ces ornements d’une vestale ! »

« Aussitôt elle porte à sa gorge l’instrument sacré : le sang jaillit. Comme une moissonneuse qui a fini son ouvrage et qui s’endort fatiguée au bout du sillon, Velléda s’affaisse sur le char ; la faucille d’or échappe à sa main défaillante et sa tête se penche doucement sur son épaule. Elle veut prononcer encore le nom de celui qu’elle aime, mais sa bouche ne fait entendre qu’un murmure confus : déjà je n’étois plus que dans les songes de la fille des Gaules, et un invincible sommeil avoit fermé ses yeux. »


fin du livre dixième.