Les Martyrs/Livre neuvième

Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 128-139).

Livre Neuvième.

Reprise du récit d’Eudore. Eudore à la cour de Constance. Il passe dans l’île des Bretons. Il obtient les honneurs du triomphe. Il revient dans les Gaules. Il est nommé commandant de l’Armorique. Les Gaules. L’Armorique. Épisode de Velléda.

Trop fidèle à ses promesses, le démon des voluptés est descendu sous les lambris dorés qu’habite le disciple des faux sages. Il réveille dans son cœur une flamme assoupie ; il présente à ses désirs l’image de la fille d’Homère ; il le perce d’une flèche trempée dans les eaux qui recouvrent les ruines fumantes de Gomorrhe. Si Hiéroclès avoit pu voir en ce moment même la prêtresse des Muses atteinte des traits d’un autre amour ; s’il l’avoit pu voir les yeux attachés sur Eudore, qui s’apprête à continuer le récit de ses aventures, quelle jalousie n’eût point embrasé l’âme de l’ennemi des chrétiens ! Hélas ! les ravages de cette jalousie ne sont suspendus que pour quelques jours. La famille de Lasthénès jouit avec ses hôtes des derniers moments de paix que le ciel lui laisse ici-bas. Rassemblés, comme la veille, au lever de l’aurore, Lasthénès, ses filles et son épouse, Cyrille, Démodocus et Cymodocée, sont assis à la porte du verger, et prêtent une oreille attentive au guerrier repentant, qui recommence à parler en ces mots :

« Je vous ai dit, seigneurs, que Zacharie m’avoit laissé sur la frontière des Gaules. Constance se trouvoit alors à Lutèce. Après plusieurs jours de fatigue, j’arrivai chez les Belges[a] de la Sequana. Le premier objet qui me frappa dans les marais des Parisii, ce fut une tour octogone, consacrée à huit dieux gaulois. Du côté du midi, à deux mille pas de Lutèce, et par delà le fleuve qui l’embrasse, on découvroit le temple d’Hésus ; plus près, dans une prairie au bord du fleuve, s’élevoit un second temple, dédié à Isis ; et vers le nord, sur une colline, on voyoit les ruines d’un troisième temple, jadis bâti en l’honneur de Teutatès. Cette colline étoit le mont de Mars, où Denis avoit reçu la palme du martyre.

« En approchant de la Sequana, j’aperçus, à travers un rideau de saules et de noyers, ses eaux claires, transparentes, d’un goût excellent, et qui rarement croissent ou diminuent. Des jardins plantés de quelques figuiers qu’on avoit entourés de paille pour les préserver de la gelée étoient le seul ornement de ses rives. J’eus quelque peine à découvrir le village que je cherchois, et qui porte le nom de Lutèce, c’est-à-dire la belle pierre ou la belle colonne. Un berger me le montra enfin au milieu de la Sequana, dans une île qui s’allonge en forme de vaisseau. Deux ponts de bois, défendus par deux châteaux, où l’on paye le tribut à César, joignent ce misérable hameau aux deux rives opposées du fleuve.

« J’entrai dans la capitale des Parisii par le pont du septentrion, et je ne vis dans l’intérieur du village que des huttes de bois et de terre, recouvertes de paille et échauffées par des fourneaux. Je n’y remarquai qu’un seul monument : c’étoit un autel élevé à Jupiter par la compagnie des nautes. Mais hors de l’île, de l’autre côté du bras méridional de la Sequana, on voyoit, sur la colline Lucotitius, un aqueduc romain, un cirque, un amphithéâtre et le palais des Thermes habité par Constance.

« Aussitôt que César eut appris que j’étois à la porte de son palais, il s’écria :

« Qu’on laisse entrer l’ami de mon fils ! »

« Je me jetai aux pieds du prince ; il me releva avec douceur, m’honora de ses éloges devant sa cour, et me prenant par la main, me fit passer avec lui dans la salle du conseil. Je lui racontai ce qui m’étoit arrivé chez les Francs. Constance parut charmé que ces peuples consentissent enfin à poser les armes, et il fit partir à l’heure même un centurion pour traiter de la paix avec eux. Je remarquai avec douleur que la pâleur et la foiblesse de Constance étoient augmentées.

« Je trouvai réunis dans le palais de ce prince les fidèles les plus illustres de la Gaule et de l’Italie. Là brilloient Donatien et Rogatien aimables frères ; Gervais et Protais, l’Oreste et le Pylade des chrétiens ; Procula de Marseille ; Just de Lugdunum ; enfin, le fils du préfet des Gaules, Ambroise, modèle de science, de fermeté et de candeur. Ainsi que Xénophon, on racontoit qu’il avoit été nourri par des abeilles : l’Église attendoit en lui un orateur et un grand homme.

« J’avois un désir extrême d’apprendre de la bouche de Constance les changements survenus à la cour de Dioclétien depuis ma captivité. Il me fit bientôt appeler dans les jardins du palais, qui descendent en amphithéâtre sur la colline Lucotitius, jusqu’à la prairie où s’élève le temple d’Isis, au bord de la Sequana.

« Eudore, me dit-il, nous allons combattre Carrausius et délivrer la Bretagne[b] de ce tyran, usurpateur de la pourpre impériale. Mais avant de partir pour cette province il est bon que vous connoissiez l’état des affaires à Rome, afin de régler votre conduite sur ce que je vais vous apprendre. Vous vous souvenez peut-être que lorsque vous vîntes me trouver dans les Gaules, Dioclétien alloit pacifier l’Égypte et Galérius combattre les Perses. Ce dernier a obtenu la victoire : depuis ce moment son orgueil et son ambition n’ont plus connu de bornes. Il a épousé Valérie, fille de Dioclétien, et il manifeste ouvertement le désir de parvenir à l’empire en forçant son beau-père à abdiquer. Dioclétien, qui commence à vieillir, et dont l’esprit est affoibli par une maladie, ne peut presque plus résister à un ingrat. Les créatures de Galérius triomphent. Hiéroclès, votive ennemi, jouit d’une haute faveur ; il a été nommé proconsul du Péloponèse, votre patrie. Mon fils est exposé à mille dangers. Galérius a cherché à le faire périr, en l’obligeant une fois à combattre un lion, une autre fois en le chargeant d’une entreprise dangereuse contre les Sarmates. Enfin, Galérius favorise Maxence, fils de Maximien, quoique au fond il ne l’aime pas, mais seulement parce qu’il voit en lui un rival de Constantin. Ainsi, Eudore, tout annonce que nous touchons à une révolution. Mais tandis qu’il me reste un souffle de vie, je ne crains point la jalousie de Galérius. Que mon fils échappe à ses gardes, qu’il vienne retrouver son père, on apprendra, si l’on ose m’attaquer, que l’amour des peuples est pour les princes un rempart inexpugnable. »

« Quelques jours après cet entretien, nous partîmes pour l’île des Bretons, que l’Océan sépare du reste du monde. Les Pictes avoient attaqué la muraille d’Agricola, immortalisée par Tacite. D’une autre part, Carrausius, afin de résister à Constance, avoit soulevé le reste des anciennes factions de Caractacus et de la reine Boudicée. Ainsi nous fûmes plongés à la fois dans les troubles des discordes civiles et dans les horreurs d’une guerre étrangère. Un peu de courage naturel au sang dont je sors et une suite d’actions heureuses me conduisirent de grade en grade jusqu’au grade de premier tribun de la légion britannique. Bientôt je fus créé maître de la cavalerie, et je commandois l’armée lorsque les Pictes furent vaincus sous les murs de Petuaria[c], colonie que les Parisii des Gaules ont plantée au bord de l’Abus[d]. J’attaquai Carrausius sur le Thamésis[e], fleuve couvert de roseaux, qui baigne le village marécageux de Londinum[f]. L’usurpateur avoit choisi ce champ de bataille parce que les Bretons s’y croyoient invincibles. Là s’élevoit une vieille tour du haut de laquelle un barde annonçoit dans ses chants prophétiques je ne sais quels tombeaux chrétiens qui dévoient illustrer le lieu[g]. Carrausius fut vaincu et ses soldats l’assassinèrent. Constance me laissa toute la gloire de ce succès. Il envoya à l’empereur mes lettres couronnées de lauriers. Il sollicita et obtint pour moi la statue et les honneurs qui ont remplacé le triomphe. Bientôt après nous repassâmes dans les Gaules, et César, voulant me donner une nouvelle preuve de sa puissante amitié, me créa commandant des contrées armoricaines. Je me disposai à partir pour ces provinces, où florissoit encore la religion des druides, et dont les rivages étoient souvent insultés par les flottes des barbares du Nord.

« Quand les préparatifs de mon voyage furent achevés, Rogatien, Sebastien, Gervais, Protais et tous les chrétiens du palais de César, accoururent pour me dire adieu.

« Nous nous retrouverons peut-être à Rome, s’écrièrent-ils, au milieu des persécutions et des épreuves. Puisse un jour la religion nous réunir à la mort comme de vieux amis et de dignes chrétiens ! »

« J’employai plusieurs mois à visiter les Gaules avant de me rendre à ma province. Jamais pays n’offrira un pareil mélange de mœurs, de religions, de civilisation, de barbarie. Partagé entre les Grecs, les Romains et les Gaulois, entre les chrétiens et les adorateurs de Jupiter et de Teutatès, il présente tous les contrastes.

« De longues voies romaines se déroulent à travers les forêts des druides. Dans les colonies des vainqueurs, au milieu des bois sauvages, vous apercevez les plus beaux monuments de l’architecture grecque et romaine : des aqueducs à trois galeries suspendus sur des torrents, des amphithéâtres, des capitules, des temples d’une élégance parfaite, et non loin de ces colonies, vous trouvez les huttes arrondies des Gaulois, leurs forteresses de solives et de pierres, à la porte desquelles sont cloués des pieds de louves, des carcasses de hiboux, des os de morts. À Lugdunum, à Narbonne, à Marseille, à Burdigalie, la jeunesse gauloise s’exerce avec succès dans l’art de Démosthène et de Cicéron ; à quelques pas plus loin, dans la montagne, vous n’entendez plus qu’un langage grossier, semblable au croassement des corbeaux. Un château romain se montre sur la cime d’un roc ; une chapelle de chrétiens s’élève au fond d’une vallée près de l’autel où l’eubage égorge la victime humaine. J’ai vu le soldat légionnaire veiller au milieu d’un désert sur les remparts d’un camp, et le Gaulois devenu sénateur embarrasser sa toge romaine dans les halliers de ses bois. J’ai vu les vignes de Falerne mûrir sur les coteaux d’Augustodunum, l’olivier de Corinthe fleurir à Marseille, et l’abeille de l’Attique parfumer Narbonne.

« Mais ce que l’on admire partout dans les Gaules, ce qui fait le principal caractère de ce pays, ce sont les forêts. On voit çà et là dans leur vaste enceinte quelques camps romains abandonnés. On y trouve ensevelis sous l’herbe les squelettes du cheval et du cavalier. Les graines que les soldats y semèrent jadis pour leur nourriture forment des espèces de colonies étrangères et civilisées, au milieu des plantes natives et sauvages des Gaules. Je ne pouvois reconnoître sans une sorte d’attendrissement ces végétaux domestiques, dont quelques-uns étoient originaires de la Grèce. Ils s’étoient répandus sur les collines et le long des vallées, selon les habitudes qu’ils avoient apportées de leur sol natal. Ainsi des familles exilées choisissent de préférence les sites qui leur rappellent la patrie.

« Je me souviens encore aujourd’hui d’avoir rencontré un homme parmi les ruines d’un de ces camps romains : c’étoit un pâtre des barbares. Tandis que ses porcs affamés achevoient de renverser l’ouvrage des maîtres du monde, en fouillant les racines qui croissoient sous les murs, lui, tranquillement assis sur les débris d’une porte décumane, pressoit sous son bras une outre gonflée de vent ; il animoit ainsi une espèce de flûte dont les sons avoient une douceur selon son goût. En voyant avec quelle profonde indifférence ce berger fouloit le camp des césars, combien il préféroit à de pompeux souvenirs son instrument grossier et son sayon de peau de chèvre, j’aurois dû sentir qu’il faut peu de chose pour passer la vie, et qu’après tout, dans un terme aussi court, il est assez indifférent d’avoir épouvanté la terre par le son du clairon ou charmé les bois par les soupirs d’une musette.

« J’arrivai enfin chez les Rhédons[h]. L’Armorique ne m’offrit que des bruyères, des bois, des vallées étroites et profondes traversées de petites rivières que ne remonte point le navigateur, et qui portent à la mer des eaux inconnues : région solitaire, triste, orageuse, enveloppée de brouillards, retentissante du bruit des vents, et dont les côtes hérissées de rochers sont battues d’un océan sauvage.

« Le château où je commandois, situé à quelques milles de la mer, étoit une ancienne forteresse des Gaulois, agrandie par Jules César, lorsqu’il porta la guerre chez les Vénètes[i] et les Curiosolites[j]. Il étoit bâti sur un roc, appuyé contre une forêt et baigné par un lac.

« Là, séparé du reste du monde, je vécus plusieurs mois dans la solitude. Cette retraite me fut utile. Je descendis dans ma conscience ; je sondai des plaies que je n’avois encore osé toucher depuis que j’avois quitté Zacharie ; je m’occupai de l’étude de ma religion. Je perdois chaque jour un peu de cette inquiétude si amère que nourrit le commerce des hommes. Je comptois déjà sur une victoire qui auroit demandé des forces supérieures aux miennes. Mon âme étoit encore tout affoiblie par ma première insouciance et mes criminelles habitudes ; je trouvois même dans les anciens doutes de mon esprit et la mollesse de mes sentiments un certain charme qui m’arrêtoit : mes passions étoient comme des femmes séduisantes qui m’enchaînoient par leurs caresses.

« Un événement interrompit tout à coup des recherches dont le résultat devoit avoir pour moi tant d’importance.

« Les soldats m’avertirent que depuis quelques jours une femme sortoit des bois à l’entrée de la nuit, montoit seule dans une barque, traversoit le lac, descendoit sur la rive opposée et disparoissoit.

« Je n’ignorois pas que les Gaulois confient aux femmes les secrets les plus importants ; que souvent ils soumettent à un conseil de leurs filles et de leurs épouses les affaires qu’ils n’ont pu régler entre eux. Les habitants de l’Armorique avoient conservé leurs mœurs primitives, et portoient avec impatience le joug romain. Braves, comme tous les Gaulois, jusqu’à la témérité, ils se distinguoient par une franchise de caractère qui leur est particulière, par des haines et des amours violentes, et par une opiniâtreté de sentiments que rien ne peut changer ni vaincre.

« Une circonstance particulière auroit pu me rassurer : il y avoit beaucoup de chrétiens dans l’Armorique, et les chrétiens sont sujets fidèles ; mais Clair, pasteur de l’Église des Rhédons, homme plein de vertus, étoit alors à Condivincum[k], et lui seul pouvoit me donner les lumières qui me manquoient. La moindre négligence pouvoit me perdre auprès de Dioclétien et compromettre Constance, mon protecteur. Je crus donc ne devoir pas mépriser le rapport des soldats. Mais comme je connoissois la brutalité de ces hommes, je résolus de prendre sur moi-même le soin d’observer la Gauloise.

« Vers le soir, je me revêtis de mes armes, que je recouvris d’une saie, et sortant secrètement du château, j’allai me placer sur le rivage du lac, dans l’endroit que les soldats m’avoient indiqué.

« Caché parmi les rochers, j’attendis quelque temps sans voir rien paroître. Tout à coup mon oreille est frappée des sons que le vent m’apporte du milieu du lac. J’écoute, et je distingue les accents d’une voix humaine ; en même temps je découvre un esquif suspendu au sommet d’une vague ; il redescend, disparoît entre deux flots, puis se montre encore sur la cime d’une lame élevée ; il approche du rivage. Une femme le conduisoit : elle chantoit en luttant contre la tempête et sembloit se jouer dans les vents : on eût dit qu’ils étoient sous sa puissance, tant elle paroissoit les braver. Je la voyois jeter tour à tour en sacrifice, dans le lac, des pièces de toile, des toisons de brebis, des pains de cire et de petites meules d’or et d’argent.

« Bientôt elle touche à la rive, s’élance à terre, attache sa nacelle au tronc d’un saule, et s’enfonce dans le bois en s’appuyant sur la rame de peuplier qu’elle tenoit à la main. Elle passa tout près de moi sans me voir. Sa taille étoit haute ; une tunique noire, courte et sans manches, servoit à peine de voile à sa nudité. Elle portoit une faucille d’or suspendue à une ceinture d’airain, et elle étoit couronnée d’une branche de chêne. La blancheur de ses bras et de son teint, ses yeux bleus, ses lèvres de rose, ses longs cheveux blonds, qui flottoient épars, annonçoient la fille des Gaulois, et contrastoient, par leur douceur, avec sa démarche fière et sauvage. Elle chantoit d’une voix mélodieuse des paroles terribles, et son sein découvert s’abaissoit et s’élevoit comme l’écume des flots.

« Je la suivis à quelque distance. Elle traversa d’abord une châtaigneraie dont les arbres, vieux comme le temps, étoient presque tous desséchés par la cime. Nous marchâmes ensuite plus d’une heure sur une lande couverte de mousse et de fougère. Au bout de cette lande, nous trouvâmes un bois, et au milieu de ce bois une autre bruyère de plusieurs milles de tour. Jamais le sol n’en avoit été défriché, et l’on y avoit semé des pierres, pour qu’il restât inaccessible à la faux et à la charrue. À l’extrémité de cette arène s’élevoit une de ces roches isolées que les Gaulois appellent dolmen, et qui marquent le tombeau de quoique guerrier. Un jour le laboureur, au milieu de ses sillons,

contemplera ces informes pyramides : effrayé de la grandeur du

Velléda sur le lac.
monument, il attribuera peut-être à des puissances invisibles et funestes

ce qui ne sera que le témoignage de la force et de la rudesse de ses aïeux.

« La nuit étoit descendue. La jeune fille s’arrêta non loin de la pierre, frappa trois fois des mains, en prononçant à haute voix ce mot mystérieux :

« Au gui l’an neuf ! »

« À l’instant je vis briller dans la profondeur du bois mille lumières ; chaque chêne enfanta pour ainsi dire un Gaulois ; les barbares sortirent en foule de leur retraite : les uns étoient complètement armés ; les autres portoient une branche de chêne dans la main droite et un flambeau dans la gauche. À la faveur de mon déguisement, je me mêle à leur troupe : au premier désordre de l’assemblée succèdent bientôt l’ordre et le recueillement, et l’on commence une procession solennelle.

« Des eubages marchoient à la tête, conduisant deux taureaux blancs qui dévoient servir de victimes ; les bardes suivoient en chantant sur une espèce de guitare les louanges de Teutatès ; après eux venoient les disciples ; ils étoient accompagnés d’un héraut d’armes vêtu de blanc, couvert d’un chapeau surmonté de deux ailes et tenant à sa main une branche de verveine entourée de deux serpents. Trois sénanis[l], représentant trois druides, s’avançoient à la suite du héraut d’armes : l’un portoit un pain, l’autre un vase plein d’eau, le troisième une main d’ivoire. Enfin, la druidesse (je reconnus alors sa profession) venoit la dernière. Elle tenoit la place de l’archidruide, dont elle étoit descendue.

« On s’avança vers le chêne de trente ans, où l’on avoit découvert le gui sacré. On dressa au pied de l’arbre un autel de gazon. Les sénanis y brûlèrent un peu de pain et y répandirent quelques gouttes d’un vin pur. Ensuite un eubage vêtu de blanc monta sur le chêne, et coupa le gui avec la faucille d’or de la druidesse ; une saie blanche étendue sous l’arbre reçut la plante bénite ; les autres cubages frappèrent les victimes, et le gui, divisé en égales parties, fut distribué à l’assemblée.

« Cette cérémonie achevée, on retourna à la pierre du tombeau ; on planta une épée nue pour indiquer le centre du mallus ou du conseil ; au pied du dolmen étoient appuyées deux autres pierres, qui en soutenoient une troisième couchée horizontalement. La druidesse monte à cette tribune. Les Gaulois debout et armés l’environnent, tandis que les sénanis et les eubages élèvent des flambeaux : les cœurs étoient secrètement attendris par cette scène, qui leur rappeloit l’ancienne liberté. Quelques guerriers en cheveux blancs laissoient tomber de grosses larmes qui rouloient sur leurs boucliers. Tous penchés en avant et appuyés sur leurs lances, ils sembloient déjà prêter l’oreille aux paroles de la druidesse.

« Elle promena quelque temps ses regards sur ces guerriers représentants d’un peuple qui le premier osa dire aux hommes : « Malheur aux vaincus ! » mot impie retombé maintenant sur sa tête ! On lisoit sur le visage de la druidesse l’émotion que lui causoit cet exemple des vicissitudes de la fortune. Elle sortit bientôt de ses réflexions, et prononça ce discours :

« Fidèles enfants de Tentâtes, vous qui au milieu de l’esclavage de votre patrie avez conservé la religion et les lois de vos pères, je ne puis vous contempler ici sans verser des larmes ! Est-ce là le reste de cette nation qui donnoit des lois au monde ? Où sont ces États florissants de la Gaule, ce conseil des femmes auquel se soumit le grand Annibal ? Où sont ces druides qui élevoient dans leurs collèges sacrés une nombreuse jeunesse ? Proscrits par les tyrans, à peine quelques-uns d’entre eux vivent inconnus dans des antres sauvages. Velléda, une foible druidesse, voilà donc tout ce qui vous reste aujourd’hui pour accomplir vos sacrifices ! Ô île de Sayne, île vénérable et sacrée ! je suis demeurée seule des neuf vierges qui desservoient votre sanctuaire ! Bientôt Teutatès n’aura plus ni prêtres ni autels. Mais pourquoi perdrions-nous l’espérance ? J’ai à vous annoncer les secours d’un allié puissant : auriez-vous besoin qu’on vous retraçât le tableau de vos souffrances pour vous faire courir aux armes ? Esclaves en naissant, à peine avez-vous passé le premier âge, que des Romains vous enlèvent. Que devenez-vous ? Je l’ignore. Parvenus à l’âge d’homme, vous allez mourir sur la frontière pour la défense de vos tyrans, ou creuser le sillon qui les nourrit. Condamnés aux plus rudes travaux, vous abattez vos forêts, vous tracez avec des fatigues inouïes les routes qui introduisent l’esclavage jusque dans le cœur de votre pays : la servitude, l’oppression et la mort accourent sur ces chemins en poussant des cris d’allégresse, aussitôt que le passage est ouvert. Enfin, si vous survivez à tant d’outrages, vous serez conduits à Rome : là, renfermés dans un amphithéâtre, on vous forcera de vous entre-tuer, pour amuser par votre agonie une populace féroce. Gaulois, il est une manière plus digne de vous de visiter Rome ! Souvenez-vous que votre nom veut dire voyageur. Apparoissez tout à coup au Capitole, comme ces terribles voyageurs vos aïeux et vos devanciers. On vous demande à l’amphithéâtre de Titus. Partez ! obéissez aux illustres spectateurs qui vous appellent. Allez apprendre aux Romains à mourir, mais d’une tout autre façon qu’en répandant votre sang dans leurs fêtes : assez longtemps ils ont étudié la leçon, faites-la-leur pratiquer. Ce que je vous propose n’est point impossible. Les tribus des Francs qui s’étoient établies en Espagne retournent maintenant dans leur pays ; leur flotte est à la vue de vos côtes ; ils n’attendent qu’un signal pour vous secourir. Mais si le ciel ne couronne pas vos efforts, si la fortune des césars doit l’emporter encore, eh bien, nous irons chercher avec les Francs un coin du monde où l’esclavage soit inconnu ! Que les peuples étrangers nous accordent ou nous refusent une patrie, terre ne peut nous manquer pour y vivre ou pour y mourir. »

« Je ne puis vous peindre, seigneurs, l’effet de ce discours prononcé à la lueur des flambeaux, sur une bruyère, près d’une tombe, dans le sang des taureaux mal égorgés, qui mêloient leurs derniers mugissements aux sifflements de la tempête : ainsi l’on représente ces assemblées des esprits de ténèbres que des magiciennes convoquent la nuit dans les lieux sauvages. Les imaginations échauffées ne laissèrent aucune autorité à la raison. On résolut, sans délibérer, de se réunir aux Francs. Trois fois un guerrier voulut ouvrir un avis contraire, trois fois on le força au silence, et à la troisième fois le héraut d’armes lui coupa un pan de son manteau.

« Ce n’étoit là que le prélude d’une scène épouvantable. La foule demande à grands cris le sacrifice d’une victime humaine, afin de mieux connoître la volonté du ciel. Les druides réservoient autrefois pour ces sacrifices quelque malfaiteur déjà condamné par les lois. La druidesse fut obligée de déclarer que, puisqu’il n’y avoit point de victime désignée, la religion demandoit un vieillard, comme l’holocauste le plus agréable à Teutatès.

« Aussitôt on apporte un bassin de fer sur lequel Velléda devoit égorger le vieillard. On place le bassin à terre devant elle. Elle n’étoit point descendue de la tribune funèbre d’où elle avoit harangué le peuple, mais elle s’étoit assise sur un triangle de bronze, le vêtement en désordre, la tête échevelée, tenant un poignard à la main, et une torche flamboyante sous ses pieds. Je ne sais comment auroit fini cette scène : j’aurois peut-être succombé sous le fer des barbares en essayant d’interrompre le sacrifice ; le ciel, dans sa bonté ou dans sa colère, mit fin à mes perplexités. Les astres penchoient vers leur couchant. Les Gaulois craignirent d’être surpris par la lumière. Ils résolurent d’attendre, pour offrir l’hostie abominable, que Dis, père des ombres, eût ramené une autre nuit dans les cieux. La foule se dispersa sur les bruyères, et les flambeaux s’éteignirent ; seulement quelques torches agitées par le vent brilloient encore çà et là dans la profondeur des bois, et l’on entendoit le chœur lointain des bardes qui chantoit en se retirant ces paroles lugubres :

« Teutatès veut du sang ; il a parlé dans le chêne des druides. Le gui sacré a été coupé avec une faucille d’or, au sixième jour de la lune, au premier jour du siècle. Teutatès veut du sang ; il a parlé dans le chêne des druides ! »

« Je me hâtai de retourner au château. Je convoquai les tribus gauloises. Lorsqu’elles furent réunies au pied de la forteresse, je leur déclarai que je connoissois leur assemblée séditieuse et les complots qu’on tramoit contre César.

« Les barbares furent glacés d’effroi. Environnés des soldats romains, ils crurent toucher à leur dernier moment. Tout à coup des gémissements se font entendre : une troupe de femmes se précipite dans l’assemblée. Elles étoient chrétiennes, et portoient dans leurs bras leurs enfants nouvellement baptisés. Elles tombent à mes genoux, me demandent grâce pour leurs époux, leurs fils et leurs frères ; elles me présentent leurs nouveau-nés, et me supplient, au nom de cette grinération pacifique, d’être doux et charitable.

« Eh ! comment aurois-je pu résister à leurs prières ? Comment aurois-je pu mettre en oubli la charité de Zacharie ? Je relevai ces femmes !

« Mes sœurs, leur dis-je, je vous accorde la grâce que vous me demandez au nom de Jésus-Christ, notre commun maître. Vous me répondrez de vos époux, et je serai tranquille quand vous m’aurez promis qu’ils resteront fidèles à César. »

« Les Armoricains poussèrent des cris de joie, et ils élevèrent jusqu’aux nues une clémence qui me coûtoit bien peu. Avant de les congédier, j’arrachai d’eux la promesse qu’ils renonceroient à des sacrifices affreux sans doute, puisqu’ils avoient été proscrits par Tibère même et par Claude. J’exigeai toutefois qu’on me livrât la druidesse Velléda et son père Ségenax, le premier magistrat des Rhédons. Dès le soir même on m’amena les deux otages ; je leur donnai le château pour asile. Je fis sortir une flotte qui rencontra celle des Francs, et l’obligea de s’éloigner des côtes de l’Armorique. Tout rentra dans l’ordre. Cette aventure eut pour moi seul des suites dont il me reste à vous entretenir. »

Ici Eudore s’interrompit tout à coup. Il parut embarrassé, baissa les yeux, les reporta malgré lui sur Cymodocée, qui rougit comme si elle eût pénétré la pensée d’Eudore. Cyrille s’aperçut de leur trouble, et, s’adressant aussitôt à l’épouse de Lasthénès :

« Séphora, dit-il, je veux offrir le saint sacrifice pour Eudore, quand il aura fini de raconter son histoire. Me pourriez-vous faire préparer l’autel ? »

Séphora se leva, et ses filles la suivirent. La timide Cymodocée n’osa rester seule avec les vieillards : elle accompagna les femmes, non sans éprouver un mortel regret.

Démodocus, qui la voyoit passer comme une biche légère sur le gazon du verger, s’écria plein de joie :

« Quelle gloire peut égaler celle d’un père qui voit son enfant croître et s’embellir sous ses yeux ! Jupiter même aima tendrement son fils Hercule : tout immortel qu’il est, il ressentit des craintes et des angoisses mortelles, parce qu’il avoit pris le cœur d’un père. Cher Eudore, tu causes les mêmes alarmes et les mêmes plaisirs à tes parents ! Continue ton histoire. J’aime, je l’avouerai, tes chrétiens : enfants des prières, ils viennent partout, comme leurs mères, à la suite de l’injure, pour réparer le mal qu’elle a fait. Ils sont courageux comme des lions et tendres comme des colombes ; ils ont un cœur paisible et intelligent : c’est bien dommage qu’ils ne connoissent pas Jupiter ! Mais, Eudore, je parle encore, malgré le désir que j’ai de t’entendre. Mon fils, tels sont les vieillards : lorsqu’ils ont commencé un discours, ils s’enchantent de leur propre sagesse ; un dieu les pousse, et ils ne peuvent plus s’arrêter. »

Eudore reprit la parole :


fin du livre neuvième.

  1. Les habitants d’Île-de-France.
  2. L’Angleterre.
  3. Beverley, dans le comté d’York, en Angleterre.
  4. L’Humbler.
  5. La Tamise.
  6. Londres.
  7. Westminster.
  8. Les peuples de Renne, etc.
  9. Les habitants de Vannes.
  10. Peuples des environs de Dinan.
  11. Nantes.
  12. Philosophes gaulois qui succédèrent aux druides.