Les Martyrs/Livre huitième

Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 117-127).

Livre Huitième.

Interruption du récit. Commencement de l’amour d’Eudore pour Cymodocée, et de Cymodocée pour Eudore. Satan veut profiter de cet amour pour troubler l’Église. L’enfer. Assemblée des démons. Discours du démon de l’homicide. Discours du démon de la fausse sagesse. Discours du démon de la volupté. Discours de Satan. Les démons se répandent sur la terre.

Déjà le récit d’Eudore s’étoit prolongé jusqu’à la neuvième heure du jour. Le soleil dardoit ses rayons brûlants sur les montagnes de l’Arcadie, et les oiseaux muets étoient retirés dans les roseaux du Ladon. Lasthénès invita les étrangers à prendre un nouveau repas, et leur proposa de remettre au jour suivant la fin de l’histoire de son fils. On quitta l’île et les deux autels, et l’on regagna en silence le toit hospitalier.

À peine quelques mots interrompus se firent entendre le reste de la journée. L’évêque de Lacédémone paroissoit profondément occupé de l’histoire du fils de Lasthénès. Il admiroit la peinture de l’état de l’Église et de ses progrès dans tout le monde. Il voyoit figurer au milieu de ce tableau les hommes que les fidèles avoient à craindre, et dont les caractères tracés par Eudore ne promettoient qu’un sombre avenir. Cyrille reçut même de Rome des nouvelles alarmantes, qu’il ne crut pas devoir communiquer à la vertueuse famille.

Eudore à son tour étoit loin d’être tranquille. Il portoit au pied de la croix des tribulations intérieures ; il ignoroit encore qu’elles étoient une suite des desseins de Dieu. Il redoubloit de prières et d’austérités ; mais au travers des pleurs de la pénitence ses yeux apercevoient malgré lui les beaux cheveux, les mains d’albâtre, la taille élégante et les grâces ingénues de la fille d’Homère. Il voyoit sans cesse ses doux et timides regards attachés sur lui, ses traits charmants, où se venoient peindre tous les sentiments qu’il exprimoit et même ceux qu’il n’exprimoit point encore. Quelle naïve pudeur embellissoit la vierge innocente lorsqu’il racontoit les coupables plaisirs de Rome et de Baïes ! Quelle pâleur mortelle couvroit ses joues lorsqu’il décrivoit des combats, ou qu’il parloit de blessures et d’esclavage !

La prêtresse des Muses éprouvoit de son côté des sentiments confus et une émotion nouvelle. Son esprit et son cœur sortoient en même temps de leur double enfance. L’ignorance de son esprit s’évanouissoit devant la raison du christianisme ; l’ignorance de son cœur cédoit à cette lumière qu’apportent toujours les passions. Chose extraordinaire, cette jeune fille ressentoit à la fois le trouble et les délices de la sagesse et de l’amour !

« Mon père, disoit-elle à Démodocus, quel divin étranger nous a conviés à ses banquets ! Combien le fils de Lasthénès est grand par le cœur et par les armes ! N’est-ce point un de ces premiers habitants du monde que Jupiter a transformés en dieux favorables aux mortels ? Jouet des cruelles destinées, que de combats il a livrés ! que de maux il a soufferts ! Ô Muses chastes et puissantes ! ô mes divinités tutélaires ! où étiez-vous lorsque d’indignes chaînes pressoient de si nobles mains ? Ne pouviez-vous faire tomber les liens de ce jeune héros au son de vos lyres ? Mais, prêtre d’Homère, toi qui sais toutes choses et qui as la sage retenue des vieillards, dis : quelle est cette religion dont parle Eudore ? Elle est belle, cette religion ! elle approche le cœur de la justice, elle apaise les folles amours. Celui qui la suit est toujours prêt à secourir le malheur, comme un voisin généreux, sans se donner le temps de prendre sa ceinture. Allons dans les temples immoler des brebis à Cérès,qui porte des lois, au Soleil, qui voit l’avenir. La robe tramante, la coupe des libations à la main, faisons le tour des autels arrosés de sang, pétrissons les gâteaux sacrés, et tâchons de découvrir quel est le génie inconnu qui protège Eudore… Je sens qu’une divinité mystérieuse parle à mon cœur… Mais une vierge doit-elle pénétrer les secrets des jeunes hommes et chercher à connoître leurs dieux ? La pudeur lèvera-t-elle son voile pour interroger les oracles ? »

En achevant ces mots, Cymodocée remplit son sein de larmes, qui couloient de ses yeux.

Ainsi le ciel rapprochoil deux cœurs dont l’union devoit amener le triomphe de la croix. Satan alloit profiter de l’amour du couple prédestiné pour faire naître de violents orages, et tout marchoit à l’accomplissement des décrets de l’Éternel. Le prince des ténèbres achevoit dans ce moment même la revue des temples de la terre. Il avoit visité les sanctuaires du mensonge et de l’imposture, l’antre de Trophonius, les soupiraux de la sibylle, les trépieds de Delphes, la pierre de Teutatès, les souterrains d’Isis, de Mitra, de Wishnou. Partout les sacrifices étoient suspendus, les oracles abandonnés, et les prestiges de l’idolâtrie près de s’évanouir devant la vérité du Christ. Satan gémit de la perte de sa puissance ; mais du moins il ne cédera pas la victoire sans combat. Il jure, par l’éternité de l’enfer, d’anéantir les adorateurs du vrai Dieu, oubliant que les portes du lieu de douleur ne prévaudront pas contre la bien-aimée du Fils de l’Homme. L’archange rebelle ignore les desseins de l’Éternel, qui va punir son Église coupable ; mais il sent que la domination sur les fidèles lui est un moment accordée, et que le ciel le laisse libre d’accomplir ces noirs projets. Aussitôt il quitte la terre, et descend vers le sombre empire.

Tel qu’on voit au sommet du Vésuve une roche calcinée suspendue au milieu des cendres ; si le soufre et le bitume rallumés dans la montagne obscurcissent le soleil, font bouillonner la mer et chanceler Parthénope comme une bacchante enivrée, alors la cime du volcan change sa forme mobile, la lave s’affaisse, la pierre roule et rentre en grondant au fond des entrailles brûlantes qui l’avoient rejetée : ainsi Satan, vomi par l’enfer, se replonge dans le gouffre béant. Plus rapide que la pensée, il franchit tout l’espace qui doit s’anéantir un jour ; par delà les restes mugissants du chaos, il arrive à la frontière de ces régions impérissables comme la vengeance qui les forma ; régions maudites, tombe et berceau de la mort, où le temps ne fait point la règle, et qui resteront encore quand l’univers aura été enlevé ainsi qu’une tente dressée pour un jour. Une larme involontaire mouille les yeux de l’esprit pervers, au moment où il s’enfonce dans les royaumes de la nuit. Sa lance de feu éclaire à peine autour de lui l’épaisseur des ombres. Il ne suit aucune route à travers les ténèbres ; mais, entraîné par le poids de ses crimes, il descend naturellement vers l’enfer. Il ne voit pas encore la lueur lointaine de ces flammes qui brûlent sans aliments, et pourtant sans jamais s’éteindre, et déjà les gémissements des réprouvés parviennent à son oreille. Il s’arrête, il frémit à ce premier soupir des éternelles douleurs. L’enfer étonne encore son monarque. Un mouvement de remords et de pitié saisit le cœur de l’archange rebelle.

« C’est donc moi, s’écrie-t-il, qui ai creusé ces prisons et rassemblé tous ces maux ! Sans moi le mal eût été inconnu dans les œuvres du Tout-Puissant. Que m’avoit fait l’homme, cette belle et noble créature ?… »

Satan alloit prolonger les plaintes d’un repentir inutile, quand la bouche embrasée de l’abîme venant à s’ouvrir le rappela tout à coup à d’autres pensées.

Un fantôme s’éiance sur le seuil des portes inexorables : c’est la Mort. Elle se montre comme une tache obscure sur les flammes des cachots qui brûlent derrière elle ; son squelette laisse passer les rayons livides de la lumière infernale entre les creux de ses ossements. Sa tête est ornée d’une couronne changeante, dont elle dérobe les joyaux aux peuples et aux rois de la terre. Quelquefois elle se pare des lambeaux de la pourpre ou de la bure, dont elle a dépouillé le riche et l’indigent. Tantôt elle vole, tantôt elle se traîne ; elle prend toutes les formes, même celles de la beauté. On la croiroit sourde, et toutefois elle entend le plus petit bruit qui décèle la vie ; elle paroît aveugle, et pourtant elle découvre le moindre insecte rampant sous l’herbe. D’une main elle tient une faux comme un moissonneur ; de l’autre elle cache la seule blessure qu’elle ait jamais reçue, et que le Christ vainqueur lui porta dans le sein, au sommet du Golgotha.

C’est le Crime qui ouvre les portes de l’enfer, et c’est la Mort qui les referme. Ces deux monstres, par un certain amour affreux, avoient été avertis de l’approche de leur père. Aussitôt que la Mort reconnoît de loin l’ennemi des hommes, elle vole pleine de joie à sa rencontre :

« Ô mon père ! s’écrie-t-elle, j’incline devant toi cette tête qui ne s’abaissa jamais devant personne. Viens-tu rassasier la faim insatiable de ta fille ? je suis fatiguée des mêmes festins, et j’attends de toi quelque nouveau monde à dévorer. »

Satan, saisi d’horreur, détourna la tête pour éviter les embrassements du squelette. Il l’écarté avec sa lance, et lui répond en passant :

« Ô Mort ! tu seras satisfaite et vengée : je vais livrer à ta rage le peuple nombreux de ton unique vainqueur. »

En prononçant ces mots le chef des démons entre au séjour où pleurent à jamais ses victimes ; il s’avance dans les campagnes ardentes. L’abîme s’émeut à la vue de son roi ; les bûchers jettent une flamme plus éclatante ; le réprouvé qui pensoit être au comble de la douleur est percé d’un aiguillon plus aigu : ainsi, dans le désert de Zaara, accablé par l’ardeur d’un orage sans pluie, le noir Africain se couche sur les sables, au milieu des serpents et des lions altérés comme lui ; il se croit parvenu au dernier degré du supplice : un soleil troublé, se montrant entre des nuées arides, lui fait sentir des tourments nouveaux.

Qui pourroit peindre l’horreur de ces lieux, où sont rassemblées, agrandies et perpétuées sans fin toutes les tribulations de la vie ? Lié par cent nœuds de diamant sur un trône de bronze, le démon du désespoir domine l’empire des chagrins. Satan, accoutumé aux clameurs infernales, distingue à chaque cri et la faute punie et la douleur éprouvée. Il reconnoît la voix du premier homicide ; il entend le mauvais riche qui demande une goutte d’eau ; il rit des lamentations du pauvre qui réclame, au nom de ses haillons, les royaumes du ciel.

« Insensé, lui dit-il, tu croyois donc que l’indigence suppléoit à toutes les vertus ? Tu pensois que tous les rois étoient dans mon empire et tous tes frères autour de mon rival ! Vile et chétive créature, tu fus insolent, menteur, lâche, envieux du bien d’autrui, ennemi de tout ce qui étoit au-dessus de toi par l’éducation, l’honneur et la naissance, et tu demandes des couronnes ! Brûle ici avec l’opulence impitoyable, qui fit bien de t’éloigner d’elle, mais qui te devoit un habit et du pain. »

Du milieu de leurs supplices, une foule de malheureux crioient à Satan :

« Nous t’avons adoré, Jupiter, et c’est pour cela, maudit, que tu nous retiens dans les flammes ! »

Et l’archange orgueilleux, souriant avec ironie, répondoit :

« Tu m’as préféré au Christ, partage mes honneurs et mes joies ! »

La peine du feu n’est pas le tourment le plus affreux qu’éprouvent les âmes condamnées : elles conservent la mémoire de leur divine origine ; elles portent en elles-mêmes l’image ineffaçable de la beauté de Dieu, et regrettent à jamais le souverain bien qu’elles ont perdu : ce regret est sans cesse excité par la vue des âmes dont la demeure touche à l’enfer, et qui, après avoir expié leurs erreurs, s’envolent aux régions célestes. À tous ces maux les réprouvés joignent encore les afflictions morales et la honte des crimes qu’ils ont commis sur la terre : les douleurs de l’hypocrite s’augmentent de la vénération que ses fausses vertus continuent d’inspirer au monde. Les titres magnifiques que le siècle déçu donne à des morts renommés font le tourment de ces morts dans les flammes de la vérité et de la vengeance. Les vœux qu’une tendre amitié offre au ciel pour des âmes perdues désolent, au fond de l’abîme, ces âmes inconsolables. C’est alors qu’on voit sortir du sépulcre ces coupables qui viennent révéler à la terre les châtiments de la justice divine et dire aux hommes : « Ne priez pas pour moi : je suis jugé. »

Au centre de l’abîme, au milieu d’un océan qui roule du sang et des larmes, s’élève parmi des rochers un noir château, ouvrage du désespoir et de la mort. Une tempête éternelle gronde autour de ses créneaux menaçants, un arbre stérile est planté devant sa porte, et sur le donjon de ses tristes murs, repliés neuf fois sur eux-mêmes, flotte l’étendard de l’orgueil à demi consumé par la foudre. Les démons, que les païens appellent les Parques, veillent à la barrière de ce palais ténébreux. Satan arrive au pied de sa royale demeure. Les trois gardes du palais se lèvent, et laissent le marteau d’airain retomber avec un bruit lugubre sur la porte d’airain. Trois autres démons, adorés sous le nom de Furies, ouvrent le guichet ardent : on aperçoit alors une longue suite de portiques désolés, semblables à ces galeries souterraines où les prêtres de l’Egypte cachoient les monstres qu’ils faisoient adorer aux hommes. Les dômes du fatal édifice retentissent des sourds mugissements d’un incendie ; une pâle lueur descend des voûtes embrasées. À l’entrée du premier vestibule, l’éternité des douleurs est couchée sur un lit de fer : elle est immobile ; son cœur même n’a aucun mouvement : elle tient à la main un sablier inépuisable. Elle ne sait et ne prononce que ce mot : « Jamais ! »

Aussitôt que le souverain des hiérarchies maudites est entré dans son habitacle impur, il ordonne aux quatre chefs des légions rebelles de convoquer le sénat des enfers. Les démons s’empressent d’obéir aux ordres de leur monarque. Ils remplissent en foule la vaste salle du conseil de Satan ; ils se placent sur les gradins brûlants du sombre amphithéâtre ; ils viennent tels que les adorent les mortels, avec les attributs d’un pouvoir qui n’est qu’imposture. Celui-là porte le trident dont il frappe en vain les mers, qui n’obéissent qu’à Dieu ; celui-ci, couronné des rayons d’une fausse gloire, veut imiter, astre menteur, ce géant superbe que l’Éternel fait sortir chaque matin du lieu où se lève l’aurore. Là résonne le génie de la fausse sagesse, là rugit l’esprit de la guerre, là sourit le démon de la volupté : les hommes l’appellent Vénus ; l’enfer le connoît sous le nom d’Astarté ; ses yeux sont remplis d’une molle langueur, sa voix porte le trouble dans les âmes, et la brillante ceinture qui se rattache autour de ses flancs est l’ouvrage le plus dangereux des puissances de l’abîme. Enfin, on voit réunis dans ce conseil tous les faux dieux des nations, et Mitra, et Baal, et Moloch, Anubis, Brama, Teutatès, Odin, Erminsul, et mille autres fantômes de nos passions et de nos caprices.

Filles du ciel, les passions nous furent données avec la vie : tant qu’elles restent pures dans notre sein, elles sont sous la garde des anges ; mais aussitôt qu’elles se corrompent, elles passent sous l’empire des démons. C’est ainsi qu’il y a un amour légitime et un amour coupable, une colère pernicieuse et une sainte colère, un orgueil criminel et une noble fierté, un courage brutal et une valeur éclairée. Ô grandeur de l’homme ! nos vices et nos vertus font l’occupation et une partie de la puissance de l’enfer et du ciel.

Non plus comme cet astre du matin qui nous apporte la lumière, mais semblable à une comète effrayante, Lucifer s’assied sur son trône, au milieu de ce peuple d’esprits. Tel qu’on voit pendant une tempête une vague s’élever au-dessus des autres flots, et menacer les nautoniers de sa cime écumante ; ou tel que, dans une ville embrasée, on remarque, au milieu des édifices fumants, une haute tour dont les flammes couronnent le sommet : tel paroît l’archange tombé au milieu de ses compagnons. Il soulève le sceptre de l’enfer, où, par un feu subtil, tous les maux sont attachés. Dissimulant les chagrins qui le dévorent, Satan parle ainsi à l’assemblée :

« Dieux des nations, trônes, ardeurs, guerriers généreux, milices invincibles, race noble et indépendante, magnanimes enfants de cette forte patrie, le jour de gloire est arrivé ; nous allons recueillir le fruit de notre constance et de nos combats. Depuis que j’ai brisé le joug du tyran, j’ai tâché de me rendre digne du pouvoir que vous m’avez confié. Je vous ai soumis l’univers ; vous entendez ici les plaintes des descendants de cet homme qui devoit vous remplacer au séjour des béatitudes. Pour sauver cette race misérable, notre persécuteur fut obligé d’envoyer son Fils sur la terre. Il a paru, ce Messie ; il a osé pénétrer dans nos royaumes ; et si vous eussiez secondé mon audace, nous l’aurions chargé de fers et retenu au fond de ces abîmes : la guerre alors étoit à jamais terminée entre nous et l’Éternel. Mais cette occasion favorable est perdue, et c’est ce qui nous oblige à reprendre les armes. Les sectateurs du Christ se multiplient. Trop sûrs de la justice de nos droits, nous avons négligé de défendre nos autels : faisons donc tous ensemble un nouvel effort, afin de renverser cette croix qui nous menace, et délibérons sur les moyens les plus prompts de parvenir à cette victoire. »

Ainsi parle le blasphémateur vaincu du Christ dans la nuit éternelle, cet archange qui vit le Sauveur briser avec sa croix les portes de l’enfer et délivrer la troupe des justes d’Israël ; les démons éperdus fuyoient à l’aspect de la lumière divine, et Satan lui-même, renversé au milieu des ruines de son empire, avoit la tête écrasée sous le pied d’une femme.

Lorsque le père du mal eut fini son discours, le démon de l’homicide se leva. Des bras teints de sang, des gestes furieux, une voix effrayante, tout annonce en cet esprit révolté les crimes qui le souillent et la violence des sentiments qui l’agitent. Il ne peut supporter la pensée qu’un seul chrétien échappe à ses fureurs : ainsi, dans l’Océan qui baigne les rivages du Nouveau Monde, on voit un monstre marin poursuivre sa proie au milieu des flots : si la proie brillante déploie tout à coup des ailes argentées, et trouve, oiseau d’un moment, sa sûreté dans les airs, le monstre trompé bondit sur les vagues, et, vomissant des tourbillons d’écume et de fumée, il effraye les matelots de sa rage impuissante.

« Qu’est-il besoin de délibérer ? s’écrie l’ange atroce. Faut-il pour détruire les peuples du Christ d’autres moyens que des bourreaux et des flammes ? Dieux des nations, laissez-moi le soin de rétablir vos temples. Le prince qui va bientôt régner sur l’empire romain est dévoué à ma puissance. J’exciterai la cruauté de Galérius. Qu’un immense et dernier massacre fasse nager les autels de notre ennemi dans le sang de ses adorateurs. Satan aura commencé la victoire en perdant le premier homme, moi je l’aurai couronnée en exterminant les chrétiens. »

Il dit, et tout à coup les angoisses de l’enfer se font sentir à cet esprit féroce ; il pousse un cri comme un coupable frappé du glaive des bourreaux, comme un assassin percé de la pointe des remords. Une sueur ardente paroît sur son front ; quelque chose de semblable à du sang distille de sa bouche : il se débat en vain sous le poids de la réprobation.

Alors le démon de la fausse sagesse se lève avec une gravité qui ressemble à une triste folie. La feinte sévérité de sa voix, le calme apparent de ses esprits, trompent la multitude éblouie : tel qu’une belle fleur portée sur une tige empoisonnée, il séduit les hommes et leur donne la mort. Il affecte la forme d’un vieillard, chef d’une de ces écoles répandues dans Athènes et dans Alexandrie. Des cheveux blancs couronnés d’une branche d’olivier, un front à moitié chauve, préviennent d’abord en sa faveur ; mais quand on le considère de plus près, on découvre en lui un abîme de bassesse et d’hypocrisie, et une haine monstrueuse de la véritable raison. Son crime commença dans le ciel avec la création des mondes, aussitôt que ces mondes eurent été livrés à ses vaines disputes. Il blâma les ouvrages du Tout-Puissant, il vouloit, dans son orgueil, établir un autre ordre parmi les anges et dans l’empire de la souveraine sagesse : c’est lui qui fut le père de l’athéisme, exécrable fantôme que Satan même n’avoit point enfanté, et qui devint amoureux de la Mort, lorsqu’elle parut aux enfers. Mais quoique le démon des doctrines funestes s’applaudisse de ses lumières, il sait pourtant combien elles sont pernicieuses aux mortels, et il triomphe des maux qu’elles font à la terre. Plus coupable que tous les anges rebelles, il connoît sa propre perversité, et il s’en fait un titre de gloire. Cette fausse sagesse, née après les temps, parla de cette sorte à l’assemblée des démons :

« Monarques de l’enfer, vous le savez, j’ai toujours été opposé à la violence. Nous n’obtiendrons la victoire que par le raisonnement, la douceur et la persuasion. Laissez-moi répandre parmi nos adorateurs et chez les chrétiens eux-mêmes ces principes qui dissolvent les liens de la société et minent les fondements des empires. Déjà Hiéroclès, ministre chéri de Galérius, s’est jeté dans mes bras. Les sectes se multiplient. Je livrerai les hommes à leur propre raison ; je leur enverrai mon fils, l’athéisme, amant de la mort et ennemi de l’espérance. Ils en viendront jusqu’à nier l’existence de celui qui les créa. Vous n’aurez point à livrer de combats, dont l’issue est toujours incertaine : je saurai forcer l’Éternel à détruire une seconde fois son ouvrage. »

À ce discours de l’esprit le plus profondément corrompu de l’abîme, les démons applaudirent en tumulte. Le bruit de cette lamentable joie se prolongea sous les voûtes infernales. Les réprouvés crurent que leurs persécuteurs venoient d’inventer de nouveaux tourments. Aussitôt ces âmes, qui n’étoient plus gardées dans leurs bûchers, s’échappèrent des flammes et accoururent au conseil : elles traînoient avec elles quelque partie de leurs supplices : l’une son suaire embrasé, l’autre sa chape de plomb, celle-ci les glaçons qui pendoient à ses yeux remplis de larmes, celle-là les serpents dont elle étoit dévorée. Les affreux spectateurs d’un affreux sénat prennent leurs rangs dans les tribunes brûlantes. Satan lui-même effrayé appelle les spectres gardiens des ombres, les vaines chimères, les songes funestes, les harpies aux sales griffes, l’épouvante au visage étonné, la vengeance à l’œil hagard, les remords qui ne dorment jamais, l’inconcevable folie, les pâles douleurs et le trépas.

« Remettez, s’écrie-t-il, ces coupables dans les fers, ou craignez que Satan ne vous enchaîne avec eux. »

Inutiles menaces ! Les fantômes se mêlent aux réprouvés et veulent, à leur exemple, assister au conseil de leurs rois. On auroit vu peutlêtre un combat horrible, si Dieu, qui maintient sa justice, et qui seul est auteur de l’ordre, même aux enfers, n’eût fait cesser le tumulte. Il étendit son bras, et l’ombre de sa main se dessina sur le mur de la salle maudite. Aussitôt une terreur profonde s’empare des âmes perdues et des esprits rebelles : les premières retournent à leurs tourments ; les seconds, après que la main divine s’est retirée, recommencent à délibérer.

Le démon de la volupté, essayant de sourire sur le siège où il étoit demi-couché, fait un effort et relève la tête. Le plus beau des anges tombés après l’archange rebelle, il a conservé une partie des grâces dont l’avoit orné le Créateur ; mais au fond de ses regards si doux, à travers le charme de sa voix et de son sourire, on découvre je ne sais quoi de perfide et d’empoisonné. Né pour l’amour, éternel habitant du séjour de la haine, il supporte impatiemment son malheur ; trop délicat pour pousser des cris de rage, il pleure seulement, et prononce ces paroles avec de profonds soupirs :

« Dieux de l’Olympe, et vous que je connois moins, divinités du brahmane et du druide, je n’essayerai point de le cacher : oui, l’enfer me pèse ! Vous ne l’ignorez pas : je ne nourrissois contre l’Éternel aucun sujet de haine, et j’ai seulement suivi, dans sa rébellion et dans sa chute, un ange que j’aimois. Mais, puisque je suis tombé du ciel avec vous, je veux du moins vivre longtemps au milieu des mortels, et je ne me laisserai point bannir de la terre. Tyr, Héliopolis, Paphos, Amathonte, m’appellent. Mon étoile brille encore sur le mont Liban : là, j’ai des temples enchantés, des fêtes gracieuses, des cygnes qui m’entraînent au milieu des airs, des fleurs, de l’encens, des parfums, de frais gazons, des danses voluptueuses et de riants sacrifices ! Et les chrétiens m’arracheroient ce léger dédommagement des joies célestes ! le myrte de mes bosquets, qui donne à l’enfer tant de victimes, seroit transformé en croix sauvage, qui multiplie les habitants du ciel ! Non, je ferai connoître aujourd’hui ma puissance. Pour vaincre les disciples d’une loi sévère, il ne faut ni violence ni sagesse : j’armerai contre eux les tendres passions ; cette ceinture vous répond de la victoire. Bientôt mes caresses auront amolli ces durs serviteurs d’un Dieu chaste. Je dompterai les vierges rigides, et j’irai troubler jusque dans leur désert ces anachorètes qui pensent échapper à mes enchantements. L’ange de la sagesse s’applaudit d’avoir enlevé Hiéroclès à notre ennemi, mais Hiéroclès est aussi fidèle à mon culte : déjà j’ai allumé dans son sein une flamme criminelle ; je saurai maintenir mon ouvrage, faire naître des rivalités, bouleverser le monde en me jouant, et, par les délices, amener les hommes à partager vos douleurs. »

En achevant ces mots, Astarté se laisse tomber sur sa couche. Il veut sourire, mais le serpent qu’il porte caché sous sa ceinture le frappe secrètement au cœur : le foible démon pâlit, et les chefs expérimentés des bandes infernales devinèrent sa blessure.

Cependant les trois avis partageoient l’horrible sanhédrin. Satan impose silence à l’assemblée :

« Compagnons, vos conseils sont dignes de vous ; mais au lieu choisir entre des avis également sages, suivons-les tous pour obtenir un succès éclatant. Appelons encore à notre aide l’idolâtrie et l’orgueil. Moi-même je réveillerai la superstition dans le cœur de Dioclétien et l’ambition dans l’âme de Galérius. Vous tous, dieux des nations, secondez mes efforts : allez, volez, excitez le zèle du peuple et des prêtres. Remontez sur l’Olympe, faites revivre les fables des poëtes. Que les bois de Dodone et de Daphné rendent de nouveaux oracles ; que le monde soit partagé entre des fanatiques et des athées ; que les doux poisons de la volupté allument des passions féroces ; et de tous ces maux réunis faisons naître contre les chrétiens une épouvantable persécution. »

Ainsi parle Lucifer : trois fois il frappe son trône de son sceptre ; trois fois le creux de l’abîme renvoie un long mugissement. Le chaos, unique et sombre voisin de l’enfer, ressent le contre-coup, s’entr’ouvre et laisse passer au travers de son sein un foible rayon de lumière qui descend jusque dans la nuit des réprouvés. Jamais Satan n’avoit paru plus formidable depuis le jour où, renonçant à l’obéissance, il se déclara l’ennemi de l’Éternel. Aussitôt les légions s’élèvent, sortent du conseil, traversent la mer de larmes, la région des supplices, et volent vers la porte gardée par le crime et la mort. On voit passer la troupe immonde à la lueur des fournaises ardentes, comme, dans une grotte souterraine, voltigent à la lumière d’un flambeau ces oiseaux douteux dont un insecte impur semble avoir tissu les ailes.

Sous le vestibule du palais des enfers, devant le lit de fer où repose l’éternité des douleurs, est suspendue une lampe : là brûle la flamme primitive de la colère céleste qui alluma les brasiers éternels. Satan prend une étincelle de ce feu. Il part : du premier bond il touche à la ceinture étoilée ; du second pas il arrive au séjour des hommes. Il porte l’étincelle fatale dans tous les temples, rallume les feux éteints sur les autels des idoles : aussitôt Pallas remue sa lance, Bacchus agite son thyrse, Apollon tend son arc, l’Amour secoue son flambeau, les vieux pénates d’Énée prononcent des paroles mystérieuses, et les dieux d’Ilion prophétisent au Capitole. Le père du mensonge place un esprit d’illusion à chaque simulacre des divinités païennes ; et, réglant les mouvements de ses invisibles cohortes, il fait agir de concert contre l’Église de Jésus-Christ l’armée entière des démons.


fin du livre huitième.