Les Martyrs/Remarques sur le livre VIII
LIVRE HUITIÈME.
Ce livre, qui coupe le récit qui sert à délasser le lecteur et à faire marcher l’action, offre en cela même, comme on l’a déjà dit, une innovation dans l’art qui n’a été remarquée de personne. S’il étoit difficile de représenter un ciel chrétien, parce que tous les poëtes ont échoué dans cette peinture, il étoit difficile de décrire un enfer, parce que tous les poëtes ont réussi dans ce sujet. Il a donc fallu essayer de trouver quelque chose de nouveau après Homère, Virgile, Fénelon, le Dante, le Tasse et Milton. Je méritois l’indulgence de la critique, je l’ai en effet obtenue pour ce livre.
Il admiroit la peinture de l’état de l’Église, etc. ; jusqu’au 3e alinéa.
Festinat ad eventum. L’objet du récit est rappelé, l’action marche ; les nouvelles arrivées de Rome, le commencement de l’amour d’Eudore pour Cymodocée et de Cymodocée pour Eudore, promettent déjà des événements dans l’avenir. Ce sont là de très-petites choses, mais des choses qui tiennent à l’art et qui intéressent la critique. Si cela ne fait pas voir le génie, du moins cela montre le bon sens d’un auteur, et prouve que son ouvrage est le fruit d’un travail médité.
Combien le fils de Lasthénès est grand par le cœur et par les armes, etc.
Quam forti pectore et armis !
Heu quibus ille
Jactatus fatis ! quæ bella exhausta canebat !
(Æneid., liv. IV, v. 11.)
Quelle est cette religion dont parle Eudore ?
Premier mouvement de Cymodocée vers la religion.
Comme un voisin généreux, sans se donner le temps de prendre sa ceinture.
Εἰ γάρ τοι καὶ χρῆμ’ ἐγχώριον ἄλλο γένοιτο,
Γείτονες ἄζωστοι ἔκιον, ζώσαντο δὲ πηοί.
(Hesiod., Opera et Dies, v. 342)
Allons dans les temples immoler des brebis à Cérès, etc.
Principio delubra adeunt, pacemque per aras
Exquirunt : mactant lectas de more bidentes
Legiferæ Cereri, Phoeboque, patrique Lyæo,
Junoni ante omnes, cui vincla jugalia curæ,
Ipsa, tenens dextra pateram, pulcherrima Dido,
Candentis vaccæ media inter cornua fundit,
Aut ante ora deum pingues spatiatur ad aras.
(Æneid., IV, 56.)
Ai-je un peu trouvé le moyen de rajeunir ces tableaux et de détourner à mon profit ces richesses ?
Cymodocée remplit son sein de larmes.
Sinum lacrymis implevit obortis.
Ainsi le ciel rapprochoit deux cœurs… Satan alloit profiter de l’amour du peuple prédestiné… tout marchoit à l’accomplissement des décrets de l’Éternel. Le prince des ténèbres achevoit dans ce moment même, etc.
Transition qui amène la scène de l’enfer.
Tombe et berceau de la mort.
This wild abyss
The womb of nature, and perhaps her grave.
(Parad. lost., ii, 910.)
Quand l’univers aura été enlevé ainsi qu’une tente.
« Terra… auferetur quasi tabernaculum unius noctis. » (Isa., XXIV, 20.)
Entraîné par le poids de ses crimes, il descend.
Satan, dans Milton, retourne aux enfers sur un pont bâti par le péché et la mort. Je ne sais si j’ai fait mieux ou plus mal que le poëte anglois.
L’enfer étonne encore son monarque.
Je n’ai pris cela à personne ; mais le mouvement de remords et de pitié qui suit est une imitation détournée du mouvement de pitié qui saisit le Satan de Milton à la vue de l’homme.
Un fantôme s’élance sur le seuil des portes inexorables : c’est la Mort.
Si l’on n’approuve pas cette peinture de la mort, du moins elle a pour elle la nouveauté. Le portrait de la Mort, dans Milton, est mêlé de sublime st d’horrible, et ne ressemble en rien à celui-ci.
The other shape,
If shape it might be call’d that shape had none
Distinguishable in member, joint, or limb,
Or substance might be call’d that shadow seem’d,
For each seem’d either ; black it stood as Night,
Fierce as ten Furies, terrible as Hell,
And shook a dreadful dart ; what seem’d his head,
The likeness of a kingly crown had on.
(Parad. lost., ii, 666.)
C’est le Crime qui ouvre les portes.
Dans le Paradis perdu, le Péché et la Mort veillent aux portes de l’enfer, qu’ils ont ouvertes ; mais ces portes ne se referment plus.
Des nuées arides.
Nubes arida.(Virg.)
Qui pourroit peindre l’horreur.
Je ne me suis point appesanti sur les tourments trop bien et trop longuement décrits par le Dante. On n’a pas remarqué ce qui distingue essentiellement l’enfer du Dante de celui de Milton : l’enfer de Milton est un enfer avant la chute de l’homme, il ne s’y trouve encore que les anges rebelles ; l’enfer du Dante engloutit la postérité malheureuse de l’homme tombé.
Il rit des lamentations du pauvre.
Je suis, je crois, le premier auteur qui ait osé mettre le pauvre aux enfers. Avant la révolution, je n’aurois pas eu cette idée. Au reste, on a loué cette justice. Si Satan prêche ici une très-bonne morale, rien ne blesse la convenance et la réalité même des choses. Les démons connoissent le bien et font le mal ; c’est ce qui les rend coupables. Ils applaudissent à la justice qui leur donne des victimes. D’après ce principe, admis par l’Église, on suppose dans les canonisations qu’un orateur plaide la cause de l’enfer, et montre pourquoi le saint, loin d’être récompensé, devroit être puni.
Tu m’as préféré au Christ.
Même principe. Satan sait qu’il n’est pas le fils de Dieu, et pourtant il veut être son égal aux yeux de l’homme. L’homme une fois tombé, Satan rit de la crédulité de sa victime.
La peine du feu.
Aucun poëte, avant moi, n’avoit songé à mêler la peine du dam à la peine du feu, et les douleurs morales aux angoisses physiques. Les réprouvés chez le Dante sentent, il est vrai, quelque mal de cette espèce, mais l’idée de ces tourments est à peine indiquée. Quant aux grands coupables qui sortent du sépulcre, quelques personnes sont fâchées que j’aie employé ces traditions populaires. Je pense, au contraire, qu’il est permis d’en faire usage, à l’exemple d’Homère et de Virgile, et qu’elles sont en elles-mêmes fort poétiques, quand on les ennoblit par l’expression. On en voit un bel exemple dans le serment des Seize (Henriade). Pourquoi la poésie seroit-elle plus scrupuleuse que la peinture ? Et ne pouvois-je pas offrir un tableau qui a du moins le mérite de rappeler un chef-d’œuvre de Lesueur ?
Au centre de l’abîme… s’élève… un noir château, etc. : jusqu’à l’alinéa.
Ceci ne ressemble point au Pandémonium du Paradis perdu.
Anon out of the earth a fabric huge
Rose like an exhalation, with the sound
Of dulcet symphonies and voices sweet,
Built like a temple, where pilasters round
Were set, and Doric pillars overlaid
With golden architrave ; nor did there want
Cornice or freeze, with bossy sculptures graven
The roof was fretted gold.
Le Dante a une cité infernale un peu plus ressemblante à mon palais Satan ; mais à peine reconnoît-on quelques traits de ma description.
Omai figliuolo,
S’appressa la città ch’ha nome Dite…
........Già le sue meschite
Là entro certo nella valle cerno
Vermiglie come se di fuoco uscite…
(Inf., cant. VIII.)
...............
L’occhio m’avea tutto tratto
Ver l’alta torre alla cima rovente,
Ove in un punto vidi dritte ratto
Tre Furie infernal di sangue tinte…
Le Tasse n’a point décrit de palais infernal. Les amateurs de l’antiquité verront comment j’ai dérobé au Tartare, pour les placer dans un enfer chrétien, l’ombre stérile des Songes, les Furies, les Parques et les neuf replis du Cocyte. Le Dante, comme on le voit, a mis les furies sur le donjon de la città dolente.
L’éternité des douleurs, etc.
C’est la fiction la plus hardie des Martyrs, et la seule de cette espèce que l’on rencontre dans tout l’ouvrage.
Il ordonne aux quatre chefs, etc.
C’est ainsi que le Satan de Milton et celui du Tasse convoquent le sénat des enfers.
Chiama gli abitator, etc.
Vers magnifiques, dont je parlerai au xviie livre.
Ils viennent tels que les adorent.
C’est l’Olympe dans l’enfer, et c’est ce qui fait que cet enfer ne ressemble à aucun de ceux des poëtes mes devanciers. L’idée d’ailleurs est peut-être assez heureuse, puisqu’il s’agit de la lutte des dieux du paganisme contre le véritable Dieu ; enfin, ce merveilleux est selon ma foi : tous les Pères ont cru que les dieux du paganisme étoient de véritables démons.
Filles du ciel, etc.
Tout ceci est à moi, et le fond de cette doctrine est conforme aux dogmes chrétiens.
Non plus comme cet astre du matin, etc.
Le Tasse compare Satan au mont Athos, et Milton à un soleil éclipsé.
Dieu des nations.
L’exposition du côté heureux de l’action et la désignation des bons personnages se sont faites dans le ciel ; dans l’enfer on va voir l’exposition du côté infortuné de la même action et la désignation des personnages méchants.
Moi je l’aurai couronnée en exterminant les chrétiens.
Ce démon propose des avis qui seront adoptés par Satan, c’est-à-dire la persécution sanglante : et Satan ne sait pas que Dieu a décrété cette persécution pour éprouver les chrétiens. L’enfer obéit à Dieu en croyant lui résister.
Alors le démon de la fausse sagesse.
Ce démon n’avoit point été peint avant moi. Il est vrai qu’il a été mieux connu de notre temps que par le passé, et qu’il n’avoit jamais fait tant de mal aux hommes. On a paru trouver bien que le démon de la fausse sagesse fût le père de l’athéisme. Il semble aussi qu’on ait applaudi à cette expression : Née après les temps, par apposition à la vraie sagesse, née avant les temps.
Déjà Hiéroclès…
Voilà, comme je l’ai dit, la désignation du personnage vicieux et la peinture de la fausse philosophie, second moyen qui doit servir à perdre les chrétiens.
À ce discours de l’esprit le plus profondément corrompu de l’abîme, les démons, etc.
La peinture du tumulte aux enfers est absolument nouvelle. Le suaire embrasé, la chape de plomb, les glaçons qui pendent aux yeux remplis de larmes des malheureux habitants de l’abîme, sont des supplices consacrés par le Dante.
Le démon de la volupté.
Ce portrait est encore tout entier de l’imagination de l’auteur. Il y a dans La Messiade un démon repentant, Abadonis ; mais c’est une tout autre conception. Au reste, le démon des voluptés sera en opposition avec l’ange des saintes amours.
Le chaos, unique et sombre voisin de l’enfer.
C’est Milton qui met le chaos aux portes de l’enfer, et c’est Virgile qui, embellissant Homère, fait pénétrer la lumière au séjour des mânes par un coup du trident de Neptune.
Ces oiseaux douteux…
Il étoit assez difficile de peindre noblement une chauve-souris.
Sous le vestibule, etc. ; jusqu’à la fin du livre.
Tout ce passage est nouveau, et ne rappelle aucune imitation. Les mots qui terminent le livre font voir l’action prête à commencer.
Il y a une chose peut-être digne d’être observée : on a pu voir par les notes de ce livre que les imitations y sont moins nombreuses que dans les livres mythologiques, la raison en est simple : il faut beaucoup imiter les anciens et fort peu les modernes : on peut suivre les premiers en aveugle, mais on ne doit marcher sur les pas des seconds qu’avec précaution.