Les Mémoires du Diable/Édition 1858/32

Michel Lévy (tome Ip. 364-373).


XXXII

HONNÊTE TRANSACTION.


Quelques heures s’étaient passées depuis ce mémorable déjeuner, si singulièrement interrompu par l’assiette de bottes qu’Akabila avait servie à Luizzi. Le baron voulut en demander l’explication à Rigot, qui ne répondit qu’en riant comme un possédé. Madame Turniquel se contenta de dire :

— Cette bête de sauvage n’en fait pas d’autres, mais c’est une manie de Rigot ; ça l’amuse, il faut le laisser faire.

Quant à Ernestine, ce n’était pas une fille à qui l’on pût demander quelque chose qui ne l’intéressât point personnellement. Occupée de sa personne, de sa figure, de sa toilette, elle semblait avoir pris pour les façons aisées et peu prétentieuses de Luizzi le mépris le plus profond ; c’est à peine si elle daignait écouter le peu de mots qu’il lui adressait de temps en temps. Il avait eu recours à madame Peyrol, qui lui avait excusé la folie du jockey d’une manière assez plausible.

— Mon oncle, avait-elle dit, a ramené ce Malais de Bornéo, et il a voulu le rendre utile. Il a tenté d’en faire un groom, un cocher, un valet de chambre, que sais-je ? Mais, n’ayant pu y réussir, il lui a assigné pour tout emploi celui de cirer les bottes. À vrai dire, mon oncle le traite un peu comme un singe, et, quand Akabila a bien fait son devoir, il lui donne un verre de rhum dont le malheureux est très-friand. Aujourd’hui on aura oublié de lui donner sa ration, et, pour l’obtenir, il a pris les premières bottes qu’il a trouvées, les a cirées, et les a triomphalement apportées pour recevoir sa récompense.

Luizzi se contenta de cette explication, quoique la présence de ce Malais dans cette maison l’étonnât malgré lui, et que la circonstance des bottes l’inquiétât sans qu’il pût dire pourquoi. Cependant il se remit à observer ce qui se passait autour de lui, et il se donna le spectacle réjouissant des tourments du maître clerc et du commis promenant leurs hommages de la fille à la mère et de la mère à la fille, tandis que le comte de Lémée tenait bon auprès de madame Peyrol et l’avoué auprès d’Ernestine. Le peu d’attention que celle-ci fit aux premières paroles de Luizzi engagea Armand à s’occuper plus particulièrement d’Eugénie, et il crut remarquer en elle un esprit droit, élevé, sérieux, une haute intelligence de ses devoirs envers sa mère et sa fille, et une résignation pleine de dignité au rôle ridicule que son oncle lui avait imposé. Cependant le parti de Luizzi était pris à peu près ; il comprit qu’eût-il rencontré un ange, il était presque impossible que lui, jeune, beau, élégant et riche, s’associât à une pareille famille, et il se décida à quitter le lendemain cette maison. Il était assez embarrassé de s’expliquer avec M. Rigot, mais le soir même celui-ci lui en offrit l’occasion. Après le dîner, le maître de la maison pria les hommes de vouloir bien lui tenir compagnie pour vider ensemble quelques bouteilles. Lorsque les dames furent retirées et qu’ils furent seuls, M. Rigot prit la parole et leur dit :

— Messieurs, je sais pourquoi vous êtes tous venus ici ; il y a deux millions à gagner, et vous en avez tous envie.

Chacun se récria, excepté Luizzi, qui, fort de sa résolution, se garda le droit de répondre avec hauteur à cette impertinente proposition.

— Je vous dis qu’il y a deux millions à gagner et que vous en avez envie ; ne faites donc pas les bégueules et écoutez-moi.

— Vous êtes toujours plaisant, mon cher Rigot, repartit l’avoué en lui versant à boire.

— Et nous entendons la plaisanterie, dirent les autres en trinquant avec l’ex-maréchal-ferrant.

— Eh bien ! Messieurs, je dois vous dire une chose, c’est que je commence à être fatigué de la visite de tous les épouseurs qui, s’ils n’attrapent pas les dots, attrapent les dîners. Je dois donc vous avertir que j’ai signifié à mes nièces de faire leur choix dans les vingt-quatre heures. Vous voilà cinq beaux jeunes gens de tout âge et de toutes professions. J’ai d’excellents renseignements sur votre compte, et vous me convenez tous. Arrangez-vous donc pour faire aussi votre choix et vous décider. Tâchez de deviner juste ; car, je vous le déclare, la dot de deux millions est donnée, et celui qui ne l’aura pas n’aura pas un sou.

Le jeune pair et l’avoué échangèrent un regard d’intelligence, et le commis et le clerc semblèrent fort désappointés. M. Rigot continua :

— Demain au soir le choix sera fait, après-demain les bans seront publiés, et dans huit jours nous célébrons le mariage, à moins qu’il ne faille plus de temps à ces Messieurs de Paris pour faire venir leurs papiers de famille.

Le commis et le clerc de notaire se regardèrent d’un air encore plus embarrassé. Mais le beau M. Furnichon, prenant de l’audace dans sa sottise, osa répondre :

— Ma foi ! ce n’est pas moi qui vous ferai attendre. J’ai mes papiers en poche.

M. Rigot se mit à rire, et, s’adressant au clerc, il lui dit :

— Et vous, jeune homme ?

— Je ne suis pas plus bête que M. Furnichon, répondit-il effrontément.

— Quant à ces Messieurs, dit M. Rigot, ils sont prêts depuis longtemps, il ne nous reste plus qu’à savoir les intentions de M. le baron.

Armand venait de recevoir une de ces rares leçons auxquelles peu d’hommes sont admis. Il venait de voir jusqu’à quel point la cupidité poussée à bout pouvait supporter d’humiliation ; il se sentit révolté de tant de bassesse, et prenant en main la cause de la dignité humaine, il répondit :

— Je ne ferai jamais un marché honteux du lien le plus sacré, de l’engagement le plus solennel, et ces Messieurs peuvent courir la chance des deux millions sans que je leur fasse concurrence.

M. Rigot devint rouge de colère à cette réponse du baron ; mais il se calma presque aussitôt en jetant sur Luizzi un regard d’une méchanceté telle, qu’elle eût alarmé le baron s’il avait pensé que cet homme pût quelque chose contre lui. En même temps les quatre épouseurs se récrièrent sur ce que le baron les insultait et ils voulurent lui en demander raison.

— Silence ! cria M. Rigot. S’il y a insulte, elle est pour moi ; et si j’ai envie de la venger, cela me regarde. N’en parlons plus, monsieur le baron. À vous le champ libre, Messieurs ! nous allons rejoindre ces dames.

Il sortit aussitôt pour gagner le salon. L’avoué et M. de Lémée suivirent M. Rigot ; mais, au moment où ils passaient la porte, M. Bador tira son mouchoir de sa poche et laissa tomber un papier que Luizzi ramassa. Il allait appeler l’avoué pour le lui remettre, lorsqu’il vit le clerc faire un petit signe au commis qui revint sur ses pas. Luizzi s’arrêta pour les écouter.

— Ah çà, voyons, dit Marcoine, parlons peu et parlons bien. Nous faisons ici un métier de dupe. Vous n’avez pas remarqué, vous, comme l’avoué et le pair de France s’entendent ?

— Je ne vois pas trop en quoi ils pourraient s’entendre, reprit Furnichon. Madame ou mademoiselle Peyrol aura la dot, tant mieux pour celui qui choisira bien !

— Et tant pis pour celui qui choisira mal, n’est-ce pas ?

— C’est tout simple.

— C’est vous qui êtes simple, mon cher, reprit le clerc en ricanant.

— Plaît-il ? reprit le commis.

— Oui, et nous serions deux imbéciles si nous ne connaissions pas un peu mieux les affaires. Liguons-nous, et nous aurons les deux millions.

— Comment ça ?

— Écoutez-moi bien, voici la manière de procéder. Je suppose que la fille me choisisse et qu’elle ait les deux millions, vous voilà avec la mère sur les bras et zéro.

— C’est vrai, et j’avoue que cela me fait peur. Et cela ne m’épouvante pas moins ; mais il y a un moyen de prévenir ce malheur, ou du moins de l’adoucir.

— Lequel ?

— Supposons encore que l’une des deux futures ait quinze cent mille francs de dot, et l’autre cinq cents, cela ne vous encouragerait-il pas ?

— Tiens ! je le crois bien.

— Alors vous devez me comprendre ?

— Pas le moins du monde.

— Mon Dieu ! que vous êtes peu fort en affaires d’argent, pour un homme de bourse !

— Expliquez-vous plus clairement.

— Il faut absolument vous mettre les points sur les i. Eh bien ! fixons un dédit par lequel celui qui aura la femme aux deux millions s’engagera à donner cinq cent mille francs à celui qui aura la femme et zéro.

Furnichon resta ébahi et ne répondit pas d’abord. Enfin il dit :

— Lâcher cinq cent mille francs comme cela, c’est cher.

— Mais si vous n’avez rien.

— C’est possible, au fait.

— Eh bien ! consentez-vous ?

— Ça va.

— Mettez-vous là, je vais rédiger au crayon un petit bout d’acte ; nous en conviendrons, puis je monterai le copier au galop dans ma chambre ; je redescendrai, nous signerons et ce sera fini.

— Dépêchez-vous, les autres gagnent du terrain pendant ce temps-là.

— Avez-vous un peu de papier blanc ?

— Ma foi, non.

À ce moment Luizzi entra, et leur dit :

— Que cherchez-vous donc ?

— Oh ! rien, un bout de papier.

— En voici un, dit Luizzi d’un ton indifférent ; mais il est écrit d’un côté.

— C’est bon, dit le clerc, je vais écrire au dos.

Pendant que le clerc griffonnait, l’avoué rentra suivi de M. de Lémée. Il avait l’air de chercher quelque chose. Il tourna et retourna tout dans la salle à manger. Puis, ayant aperçu Luizzi qui, retiré dans un coin, faisait semblant de lire un journal, il lui dit :

— N’auriez-vous pas aperçu par là un petit chiffon de papier ?

— Je crois que ces Messieurs le tiennent, répondit Luizzi.

— Comment ! c’est vous qui avez trouvé ce papier, Monsieur, s’écria l’avoué en s’adressant au clerc, et vous avez eu l’indiscrétion… ?

— Pas le moins du monde, dit le clerc d’un air indifférent, c’est Monsieur qui nous l’a remis, et je vous assure que je n’en ai pas lu une syllabe.

— En ce cas, vous allez me le rendre, je vous prie, reprit l’avoué.

Puis il se pencha, et dit tout bas à l’oreille de M. de Lémée :

— C’est notre projet d’acte.

— Quelle imprudence ! dit le pair.

— Eh bien ! reprit l’avoué presque aussitôt, avez-vous fini ?

— Un moment, dit le clerc, je ne savais pas que ce papier vous appartînt et j’ai écrit au crayon des choses que je vous prie de me donner le temps d’effacer.

Comme il allait commencer, Luizzi s’approcha des quatre interlocuteurs, et, leur faisant signe d’approcher, il dit au clerc de notaire.

— Pourquoi effacer, monsieur Marcoine ? Il est très-probable que ce qui est écrit à l’encre au recto est la même chose que ce qui est écrit au crayon au verso.

— Plaît-il ? firent les quatre épouseurs.

— Comment donc ! reprit Luizzi, un projet d’acte rédigé par un avoué et revu par un notaire ! c’est ce qu’il y a en général de mieux conditionné. Lisez, lisez ; je suis sûr que vous serez charmés de la science l’un de l’autre.

Le clerc qui tenait le papier le retourna par un mouvement de curiosité plus fort que lui. Il en lut les premières phrases écrites par l’avoué : « Entre les soussignés le comte de Lémée et M. Bador, etc., etc., il a été convenu qu’en cas de mariage de l’un d’eux avec madame ou mademoiselle Peyrol, etc., etc. »

— Continuez, reprit Luizzi.

Marcoine retourna le papier et lut : « Entre les soussignés M. Marcoine et M. Furnichon, etc., etc., il a été convenu qu’en cas de mariage, etc., etc. »

— Allez donc ! dit Luizzi.

Le clerc marmotta encore quelques phrases tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; puis, arrivé à un certain endroit, du côté de l’écriture à l’encre, il s’écria en lisant : « Celui qui aura touché la dot ci-dessus énoncée s’engage à donner cinq cent mille francs à… » Il retourna le papier et lut, du côté de l’écriture au crayon : « S’engage à donner cinq cent mille francs à… »

— Hein ! fit le commis toujours ébahi.

— Ma foi ! on ne fait pas mieux un acte à Paris, dit le clerc.

— Mais il paraît qu’on le fait aussi bien qu’en province, repartit l’avoué en prenant le papier. Puis il s’écria, après avoir lu : C’est mot pour mot la même chose.

— En effet, dit le pair, il semble que c’est copié.

— C’est calqué, reprit le commis.

— Il y a un proverbe qui dit que les beaux esprits se rencontrent, repartit Luizzi.

— Eh bien ! soit, dit l’avoué ; ligue contre ligue, deux contre deux.

— Et pourquoi la guerre et non pas l’alliance ? reprit le clerc rapidement, pourquoi ne pas faire l’acte en quatre expéditions ? car enfin vous pouvez ne pas être choisis tous les deux, ni nous non plus, et alors vous n’auriez rien. On peut choisir l’avoué et moi, ou bien le comte et moi, ou bien le commis et le comte, ou bien encore le commis et l’avoué : voilà quatre combinaisons où nous sommes tous pris au dépourvu.

— Il a raison, dit l’avoué, ceci est très-fort. Faisons l’acte à quatre : celui qui aura la dot et la femme payera cinq cent mille francs à celui qui n’aura que la femme, quel qu’il soit.

— Et celui qui n’aura rien ?

— Eh bien ! répondit le clerc, il n’aura rien.

— Ah si ! ah si ! fit le commis, il faut au moins faire ses frais. Je propose dix mille francs d’épingles pour les deux évincés.

— Va comme il est dit, reprit l’avoué, et dépêchons. Mais comme on peut nous surprendre, faisons chacun notre copie, ça ira plus vite. Voici du papier timbré, des plumes et de l’encre.

L’avoué tira un portefeuille armé de tous ses ustensiles ; chacun s’assit devant la table, et, l’avoué dictant, tous les quatre se mirent à écrire.

— Entre les soussignés Messieurs…

Et chacun répondit au regard de l’avoué par l’énonciation de ses noms, prénoms et qualités. Le comte commença.

— Alfred Henri, comte de Lémée, pair de France.

— Louis-Jérôme Marcoine, maître clerc de notaire.

— Désiré-Anténor Furnichon, commis d’agent de change.

— Et François-Paulin Bador, avoué à Caen, il a été convenu, etc., etc., etc.

Et durant dix minutes l’avoué dicta, chacun répétant la fin de la phrase pour avertir qu’il avait écrit.

C’était un spectacle honteux devant lequel Luizzi restait en contemplation, ne sachant s’il devait rire ou s’indigner, lorsqu’il se sentit légèrement frappé sur l’épaule et reconnut le vieux Rigot, qui lui dit :

— Que font-ils donc là ?

Luizzi ne voulut pas dire la vérité, soit qu’il ne vît aucun intérêt à dénoncer ces quatre requins de dot, soit qu’il voulût se ménager le plaisir de cette comédie jusqu’au bout, et il répondit :

— Je crois qu’ils écrivent chacun un billet doux à l’une de ces dames.

— Très-bien, très-bien ! fit le père Rigot, j’ai seulement une petite confidence à faire à ces Messieurs.

— C’est qu’il est vraiment fâcheux, dit Luizzi, de les déranger ; l’inspiration amoureuse est si prompte à s’envoler !

— Cependant, reprit Rigot, je ne peux pas leur laisser ignorer le fait.

— Qu’est-ce donc de si important ?

— Cela vous intéresse fort peu, dit Rigot, puisque vous n’êtes pas parmi les concurrents. Quoique je n’aie rien dit de votre refus, songez-y, je vous laisse vingt-quatre heures pour réfléchir.

— C’est tout décidé.

— Bon ! c’est ce que nous verrons, fit le bon homme en hochant la tête. En attendant, je vais leur annoncer la nouvelle.

— Faites, repartit le baron ; je me retire.

— Vous pouvez rester, cela vous amusera peut-être.

En disant ces mots, Rigot entra tout à fait dans la salle à manger à la porte de laquelle il était resté avec Luizzi. Les quatre amoureux venaient de signer et d’échanger leur transaction, et ils se retournèrent fort troublés en entendant la voix du maître de la maison.

— Pardon, Messieurs ! leur dit M. Rigot, je ne vous ai pas fait part de tous mes projets, parce que j’ai pensé que cela ne pouvait pas vous regarder ; cependant ma sœur vient de me faire comprendre qu’elle ne devait pas être moins favorisée que sa fille et sa petite-fille, et je viens vous dire ce que je compte faire pour elle.

— Quoi ? s’écrièrent ensemble les quatre associés épouvantés, est-ce qu’elle est des deux millions ?

— Non, non, Messieurs, reprit M. Rigot, je tiendrai ma parole ; les deux millions appartiendront à madame Peyrol ou à sa fille, mais j’ai décidé qu’il y aurait aussi un million pour madame Turniquel. Et ce million-là n’a pas de mauvaise chance ; car je le donnerai bien certainement à ma charmante sœur. Par conséquent, celui de vous qui réussira à lui plaire est sûr de son affaire ; vous n’avez qu’à voir si cela vous tente, vous avez jusqu’à demain au soir.

M. Rigot quitta la salle à manger sans ajouter un mot à cette nouvelle proposition, et laissa les concurrents dans une étrange perplexité.

— Diable ! fil l’avoué, voilà qui change étrangement les choses.

— Est-ce que vous auriez le courage d’affronter la grand’mère ? dit M. de Lémée.

— Je crois que c’est au-dessus des forces humaines, repartit le clerc de notaire.

— Bah ! dit M. Furnichon, on a vu des choses plus extraordinaires que cela, et si pour ma part j’étais sûr de réussir…

— Oui ; mais je vous préviens que vous ne réussirez pas, dit M. Bador. Il y a de par le monde un certain Petit-Pierre, postillon à Mourt, qui a été dans les bonnes grâces de mademoiselle Rigot avant qu’elle fût madame Turniquel, et celui-là, je crois, aura la préférence.

— Est-ce sûr ? demanda encore Furnichon.

Le cœur levait à Luizzi ; mais, M. Bador ayant déclaré la vieille imprenable, tous se récrièrent à l’envi contre l’idée de se sacrifier à une femme comme madame Turniquel, et Furnichon plus haut que les autres.

— Allons, allons, se dit tout bas le baron, la cupidité ne va pas encore si loin que je le croyais.

Ils en étaient là, lorsque le clerc reprit la parole :

— Mais en quoi donc trouvez-vous que cela change la face des choses, monsieur Bador ?

— En ce que la fortune qui n’était que de deux millions arrive à trois ; car enfin quelqu’un héritera de ce million, et c’est autant d’assuré, tandis qu’au train dont va le vieux Rigot, il sera ruiné dans un an.

— C’est vrai, dit M. Furnichon, cet homme finira par nous retomber sur les bras.

— Ce sera encore une charge, ajouta le clerc, à laquelle il faut penser.

— Mais où diable M. Rigot a-t-il pris tous ses millions ? dit le commis.

— Oh ! ça, Dieu le sait, répondit l’avoué. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’ils existent en bonnes propriétés bien et dûment soldées, et en dépôts de fonds à la banque de France.

— Ma foi ! reprit Furnichon, cela ne nous regarde pas, c’est son affaire.

Immédiatement après ils rentrèrent tous dans le salon où ils trouvèrent ces dames assemblées. Ernestine était rayonnante, et la mère Turniquel avait arboré un bonnet encore plus lardé de nœuds roses et bleus que celui du matin. En ce moment madame de Lémée lui faisait des compliments sur l’excellent goût de sa toilette, et la grande dame s’humiliait devant l’imperturbable sottise de la vieille femme. Quant à madame Peyrol, elle était seule dans un coin. On voyait qu’elle avait pleuré, et ce ne fut qu’avec peine qu’elle parvint à surmonter sa douleur pour répondre aux hommages empressés de ces Messieurs. Luizzi trouva la comédie si drôle qu’il voulut y ajouter : il alla se placer à côté de madame Turniquel, et commença un éloge de sa beauté et de sa parure, auquel la vieille femme répondit avec une foule de sourires édentés et de grâces enfantines à faire reculer un régiment de cuirassiers. La plaisanterie fut poussée si loin, que madame Peyrol en devint toute rouge. Elle s’approcha de M. Rigot et lui dit :

— Mon oncle, par grâce, faites cesser cette cruelle inconvenance ; si ce n’est pas pour moi, qui souffre tant de voir ma mère si ridicule, que ce soit pour ma fille qui n’est déjà que trop portée à manquer de respect à sa grand’mère. C’est une bien misérable méchanceté de la part d’un homme comme M. de Luizzi !

— Bah ! bah ! qui sait ? dit le vieux Rigot, on a vu des choses plus impossibles que ça.

Madame Peyrol haussa les épaules et s’approcha du baron, qui disait en ce moment à madame Turniquel :

— Oui, Madame, heureux l’homme qui, revenu des folles illusions de la jeunesse, saura préférer un cœur mûr et une âme éprouvée à toutes ces vaines séductions d’un âge plus tendre !

— Plaît-il ? dit madame Turniquel d’un ton très-supérieur, qu’appelez-vous illusion ? Je ne suis pas si décrépite, je vous prie de le croire ; j’ai un corps superbe et une jambe…

Elle allait montrer sa jambe, lorsque madame Peyrol l’interrompit et regarda Luizzi d’un air à le rendre honteux, puis elle lui dit tout bas :

— C’est de la barbarie, Monsieur !

Luizzi devint confus de ce qu’il avait fait, et suivit madame Peyrol pour s’excuser. Il y réussit assez bien, en avouant franchement comment il avait voulu donner une leçon à ces quatre limiers acharnés après les deux millions et qui la poursuivaient ainsi que sa fille. Madame Peyrol écouta Luizzi attentivement ; puis, faisant un violent effort sur elle-même, elle lui dit :

— Eh bien ! Monsieur, je voudrais avoir un entretien d’un moment avec vous.

— Je suis à vos ordres, Madame, dit Luizzi.

Mais il aurait fallu, pour qu’il fût permis à madame Peyrol et à Armand d’avoir cet entretien, que la société des épouseurs n’eût pas été alarmée du petit aparté, qui venait d’avoir lieu ; et malgré la déclaration de Luizzi qu’il se retirait du concours, ils s’approchèrent en masse de madame Peyrol et forcèrent le baron à la retraite. Bientôt l’heure de se retirer arriva pour tous, et Eugénie sortit du salon en suivant Luizzi des yeux et en lui donnant ainsi une espèce de rendez-vous.