Les Mémoires du Diable/Édition 1858/33

Michel Lévy (tome Ip. 373-379).


XXXIII

UNE NUIT BIEN OCCUPÉE.


Lorsque Luizzi fut rentré dans son appartement, il fut très-étonné d’y rencontrer Akabila tenant à la main les fameuses bottes qu’il avait servies au déjeuner. D’après l’explication que madame Peyrol avait donnée au baron, il s’imagina que le jockey était venu pour chercher le verre de rhum qui était d’ordinaire le prix de son bon travail. Luizzi, curieux d’examiner de près cet être extraordinaire, lui fit signe de la tête qu’il allait satisfaire son désir ; mais, n’ayant point de rhum dans sa chambre, il s’apprêta à sonner un domestique pour s’en faire apporter. Au moment où il allait saisir le cordon, le Malais l’arrêta par le bras en secouant vivement la tête et en disant avec un son guttural :

— No ! no ! no !

— Quoi ! reprit le baron en accompagnant ses paroles d’un geste imitatif pour les mieux faire comprendre, quoi ! tu ne veux pas boire du rhum que tu aimes tant ?

Le Malais répondit encore négativement ; puis, s’approchant de la porte, il écouta s’il n’y avait personne de l’autre côté et revint près de Luizzi. Alors il commença une scène de pantomime dont il nous serait difficile de donner une description exacte ; il contrefit avec une perfection merveilleuse l’arrivée de l’avoué en cabriolet, celle du commis et du clerc traînant après eux leurs paquets, et, après chacune de ces caricatures, il secouait la tête avec mépris. Ensuite il vint à Luizzi et le représenta largement assis au fond de sa berline, entrant au galop de ses quatre chevaux dans la cour du Taillis. Il continua ses démonstrations en se boursouflant et en se grandissant, et il finit par faire comprendre à Luizzi qu’il le prenait pour un grand seigneur, puis il dit d’un air superbe en désignant toujours le baron : roi ! roi ! Luizzi, qui voulait voir cette confidence jusqu’au bout, fit signe au Malais qu’il ne s’était pas trompé. Aussitôt le jockey se jeta aux genoux de Luizzi, comme pour implorer sa protection ; puis, se relevant, se grandissant encore et se plaçant à côté de Luizzi comme pour montrer qu’il était son égal, il sembla désigner du geste quelque chose de bien lointain, et répéta ce mot : roi ! roi ! Luizzi suivait cette pantomime avec un vif intérêt : il fit signe au Malais de continuer. Alors celui-ci parcourut la chambre, et, désignant du doigt les flambeaux dorés, montrant les boutons de chemise de Luizzi, puis un bouchon de carafe taillé à facettes comme un diamant, il lui dit, car son geste était si expressif que la parole n’eût pu rien y ajouter, qu’il avait possédé une immense quantité de tous ces objets. Jusque-là le baron avait parfaitement compris tout ce que le Malais avait voulu lui dire. Celui-ci continua. Il représenta un orage, en imitant avec la voix et le geste le sifflement des vents et les roulements de la foudre, puis un vaisseau qui flotte à l’aventure, un coup de vent qui le lance sur un récif, un homme qui nage avec désespoir parmi les vagues furieuses, et qui, arrivé au rivage, y tombe à bout de forces. Luizzi ne savait pas bien quel était l’homme que le Malais voulait ainsi désigner, lorsque celui-ci, montrant le pauvre naufragé qui se relevait avec effort, lui fit voir qu’il s’agissait de M. Rigot, par l’imitation exacte des gestes et de la tournure du vieux richard ; puis il le contrefit exténué de fatigue, se traînant avec désespoir sur le rivage, rencontré par des habitants qui voulaient le massacrer, délivré par un vieillard qui était venu à son secours et qui l’avait emmené dans sa demeure. À ce moment la pantomime d’Akabila cessa d’être aussi claire. Seulement Armand devina qu’il s’agissait d’un homme assassiné, de trésors enlevés : mais les détails de ce singulier récit se perdirent dans les contorsions et les larmes du Malais. Le baron allait essayer de le faire mieux s’expliquer, lorsque tout à coup la voix retentissante de M. Rigot se fit entendre dans le corridor, appelant Akabila de toutes ses forces. Le Malais devint tout tremblant, et il allait se cacher derrière un rideau, lorsque M. Rigot ouvrit brusquement la porte et l’aperçut.

— Que fais-tu là ? lui dit-il d’un air furieux.

Le jockey prit son plus gracieux sourire, et, montrant les bottes qu’il avait déposées sur une chaise, il lui dit d’un ton de voix plein de douceur :

— Rhum, rhum.

M. Rigot commença par lui donner un grand coup de pied où il est reçu de donner des coups de pied, en lui disant :

— Animal, est-ce qu’on met des bottes pour se coucher ?

Le Malais ne poussa pas la moindre plainte, mais il jeta à Luizzi un regard qui voulait dire qu’il comptait sur lui. Un moment après M. Rigot quitta la chambre du baron, non sans s’être excusé de la petite scène qui venait d’avoir lieu.

— Nous autres manants, dit-il, nous avons le pied et la main un peu lestes ; mais, avec des brutes pareilles, il n’y a pas de meilleurs moyens de se faire comprendre.

Luizzi, demeuré seul, réfléchit à l’étrange confidence qu’il venait de recevoir, et se demanda s’il n’était pas de sa probité d’avertir les magistrats de ce qu’il soupçonnait. Cependant il craignit de se laisser aller encore à une démarche inconsidérée comme il avait fait pour Henriette : démarche dont les résultats lui étaient restés à peu près inconnus, à l’exception de la présence de cette malheureuse victime dans une maison de fous. En conséquence le baron voulut savoir toute la vérité sur cette aventure dont il croyait avoir deviné les principales circonstances, et il s’apprêtait à appeler le Diable lorsqu’il entendit frapper légèrement à sa porte. On entra chez lui immédiatement, et il vit madame Peyrol, qui resta un moment immobile et confuse, et comme épouvantée de l’action qu’elle venait de faire. Cependant Luizzi s’avança vers elle, et, lui présentant un siége, il lui dit :

— Pourrais-je savoir, Madame, ce qui me vaut l’honneur de votre visite ?

Rien ne saurait peindre l’embarras et le trouble de cette malheureuse femme. Elle chercha à s’excuser en balbutiant, puis enfin, pressée par les questions de Luizzi, elle sembla reprendre courage, et lui répondit en tenant les yeux baissés :

— Vous savez ma position, Monsieur ; je suis sans fortune. La mort de M. Peyrol m’a laissée dans la misère ; car, comme il est mort sans enfants, sa famille a réclamé et repris tous les biens qu’il possédait…

— Quoi ! dit Luizzi étonné, mademoiselle Ernestine…

— N’est pas la fille de M. Peyrol, répondit Eugénie en relevant la tête ; c’est une triste histoire, Monsieur…

— Qui vous coûterait peut-être trop à raconter, reprit le baron d’un air froid ; je ne veux pas vous imposer cette obligation, mais je suis prêt à entendre le motif qui vous a amenée chez moi.

— Non ! reprit tristement madame Peyrol, blessée du ton de Luizzi.

Alors elle se leva, et elle ajouta en secouant la tête :

— Non, c’est impossible ! pardonnez-moi mon imprudente démarche, Monsieur, et oubliez-la.

— Comme il vous plaira, Madame, dit Luizzi en s’apprêtant à la reconduire.

Mais, au moment où madame Peyrol allait ouvrir la porte, elle s’arrêta et se retourna vivement vers Luizzi :

— Cependant, s’écria-t-elle avec résolution, votre présence dans ce château m’autorise à vous parler. Le choix de ma fille est fait. M. Bador, en s’adressant à elle, a montré qu’il la connaissait bien et qu’il me connaissait bien aussi ; il sait que, si la fortune que mon oncle nous destine me tombe en partage, ma fille sera aussi riche que moi ; il sait que, si Ernestine a été favorisée par mon oncle, elle ne détournera rien de sa fortune au profit de sa mère.

— Quoi ! vous croyez, Madame… ! dit Luizzi.

— J’en suis sûr, Monsieur. Ce malheur peut encore m’arriver, mais enfin il peut arriver aussi que cette fortune m’appartienne, et alors je vous annonce que je suis encore plus épouvantée de la partager avec l’un des hommes que vous avez vus dans cette maison, que de garder ma misère. Vous seul, Monsieur, n’avez montré ni cupidité ni lâche empressement. Je n’ai eu qu’un jour pour vous juger, et je n’ai qu’une heure pour vous dire qui je suis ; mais, puisque vous êtes venu dans ce château pour le même motif qui y amène tous ceux que j’y vois, je puis vous parler franchement et vous dire que j’ai fixé mon choix sur vous. Je vous le dis, Monsieur, parce que j’ai à vous demander votre engagement d’honneur de me permettre de disposer de la moitié de cette dot, si la volonté de mon oncle a été de me la donner.

Luizzi fut très-embarrassé de cette étrange déclaration ; mais il résolut de couper court à cette nouvelle proposition, en répondant à Eugénie :

— Si monsieur votre oncle avait été plus franc avec vous, Madame, il vous eût épargné une démarche qui vous a sans doute été bien pénible et qui était inutile : j’ai déclaré à M. Rigot que je ne me mettais pas sur les rangs pour obtenir une faveur que je ne crois pas mériter.

À cette réponse, madame Peyrol devint pâle, et, saluant profondément le baron, elle se retira sans lui dire un mot. À peine Luizzi fut-il seul, qu’il ferma sa porte au verrou pour éviter de nouvelles visites ; et, plus décidé que jamais à consulter le Diable sur les secrets de cette maison, il tira sa sonnette et l’agita avec rapidité. Comme à l’ordinaire, le Diable parut aussitôt ; mais, contre son habitude, il n’avait ni l’air goguenard ni la malice cruelle qu’il semblait se donner à plaisir. Son regard avait repris toute sa sinistre splendeur, son sourire toute son amère fierté, et il aborda Luizzi avec une impatience visible. Sa voix était stridente et grave.

— Tu as l’air bien soucieux, maître Satan ! lui dit Luizzi.

— Que me veux-tu ?

— Ne le sais-tu pas ?

— À peu près ; mais enfin parle, que me veux-tu ?

— Tu es bien laconique, toi d’ordinaire si bavard !

— C’est que ce ne sont plus les intérêts d’un homme qui m’occupent, ce sont ceux d’un peuple.

— Que tu vas pousser aux révoltes et aux séditions ?

Le Diable se tut, et Luizzi reprit :

— Allons, puisque tu es si pressé, réponds : Quelle est l’histoire de ce Malais ?

— Il te l’a dite.

— C’est-à-dire que j’ai cru la deviner !

— Tu as montré de l’intelligence une fois en ta vie, c’est beaucoup.

— Tes airs impertinents deviennent de l’insolence.

— Je grandis avec les circonstances. Adieu !

— Un moment ! Ce n’est pas tout. J’ai compris l’histoire d’Akabila jusqu’au moment où Rigot fut sauvé par un vieillard. Après ?

— Ce vieillard, repartit le Diable, était le père d’Akabila. Il avait un immense trésor, amassé depuis cent ans dans sa famille. Je suppose que tu sais que l’île de Bornéo est riche en diamants et en pierreries. L’Européen civilisé arriva chez cette race de Malais que vous appelez exécrable parce qu’ils massacrent sans pitié les hommes qui viennent s’emparer de leurs terres ; la civilisation apporta ses crimes parmi les crimes de la barbarie. Rigot, d’abord l’esclave, et ensuite l’ami et le confident d’Akabila, lui persuada d’assassiner son père et de s’emparer de ses immenses trésors. Il lui promit de le mener dans un pays où il trouverait des jouissances inconnues à sa nation. Une fois le crime accompli, tous deux s’échappèrent et abordèrent un navire portugais qui les débarqua à Lisbonne. Mais une fois sur la noble terre de la civilisation, les rôles changèrent : Akabila devint le domestique de son ancien esclave, et tu as vu comment lui a profité son parricide !

— Mais comment se fait-il que Rigot garde auprès de lui un pareil confident de son crime ?

— Oh ! ceci passe ton intelligence, mon maître. Pour comprendre ce que fait Rigot, il faut avoir son âge, être de sa race et avoir été esclave.

— Que veux-tu dire ?

— Il faut avoir vécu manant sur une terre de gentillâtre qui ruina la famille de Rigot pour un délit de braconnage, il faut avoir reçu la bastonnade pour n’avoir pas apprêté assez vite la pipe de son maître.

— Ainsi, c’est une vengeance ?

— Et un plaisir. Tu ne peux t’imaginer la volupté que cet homme éprouve à donner des coups de pied au cul à un fils de roi ; tu ne te fais aucune idée de sa joie à voir ramper autour de lui ces basses cupidités qui encombrent sa maison.

— Il est certain, dit Luizzi, qu’elles sont ignobles.

— De quel droit les juges-tu si sévèrement ?

— Il me semble qu’elles ne peuvent guère être plus honteuses.

— Il y en a de plus honteuses encore.

— Et quels hommes peuvent pousser plus loin l’abandon de toute pudeur ?

— Toi peut-être, dit le Diable.

— Moi ? s’écria Luizzi.

— Toi, maître, si jamais la misère t’arrive, si jamais tu es sevré de ces plaisirs que tu crois dédaigner parce qu’ils abondent dans ta vie ; toi, qui te crois un cœur sans ambition parce que tes désirs n’en voient pas de difficile ; toi, qui serais peut-être le plus plat de ces coureurs de dot si tu avais auprès de toi un luxe qui t’enivrât et auquel tu ne pourrais pas atteindre par d’autres moyens ; toi, qui méprises si souverainement des gens qui n’ont que le tort d’être pauvres.

— Tu te trompes, Satan, reprit Luizzi avec dédain. Je puis aimer la fortune, je puis être ambitieux, mais jamais je ne me ravalerai à épouser une femme aux conditions qu’y a mises ce misérable qui est le maître ici. Jamais je ne donnerai mon nom à une femme dont la vie a commencé, sans doute, en se donnant à quelque manant qui est le père de mademoiselle Ernestine.

— Tu es bien dur, mon maître, dit Satan. Tu oublies que pareille faute a été commise par Henriette Buré.

— Oh ! ceci est bien différent : c’était une jeune fille bien élevée qui avait reçu une éducation honorable, et dont les nobles sentiments ont été surpris par un entraînement auquel la rigueur de sa famille l’a poussée.

— La faute n’en est que moins excusable ; car Henriette avait pour se défendre l’exemple des bonnes mœurs, l’autorité d’une saine éducation. Mais la pauvre fille du peuple, qui succombe, n’a pas autour d’elle les mille protections qui défendent une fille du monde.

— Tu vas encore plaider la cause du vice.

— Peut-être celle du malheur.

— En ce cas, fais-toi romancier et laisse-moi tranquille.

— Ainsi, dit le Diable, tu es bien décidé à ne pas épouser madame Peyrol ?

— Très-décidé.

— Que Dieu te garde ! dit le Diable.

Le bruit d’un courrier qui entrait avec fracas dans la cour interrompit la conversation de Satan et de Luizzi, et le Diable reprit aussitôt :

— C’est toi qu’on demande, baron, je te laisse à tes affaires.