Les Mémoires du Diable/Édition 1858/31

Michel Lévy (tome Ip. 354-364).


XXXI

LES QUATRE ÉPOUSEURS.


Déjà Luizzi était au Taillis depuis deux heures, et rien ne lui annonçait qu’il dût être présenté au maître de la maison pour lequel Ganguernet lui avait remis une lettre d’introduction, lorsqu’il entendit frapper légèrement à sa porte. Presque aussitôt il vit entrer une grosse femme de soixante ans au moins, ridée comme une mare où barbotent des canards, vêtue d’une robe de soie d’un rouge feu terrible, et surmontée d’un bonnet hérissé de nœuds de satin jaune. Elle fit à Luizzi une révérence profonde, à laquelle elle s’appliqua beaucoup, tandis qu’elle relevait par un sourire gracieux les deux coins de sa bouche édentée. Le baron rendit la salutation.

— Monsieur, lui dit cette honorable personne, je suis venue voir s’il ne vous manque de rien. Mon frère est M. Rigot : je suis mademoiselle Rigot, femme Turniquel. J’ai eu le malheur de perdre mon mari en 1808 d’un coup de sang qui lui est provenu d’une chute qu’il a faite en tombant d’un quatrième, d’un échafaudage où il portait du mortier.

— Ah ! fit Luizzi, monsieur votre mari était…

— Architecte, Monsieur ; mais c’était pour montrer l’exemple à ses ouvriers, parce qu’il était architecte du gouvernement, et que l’empereur aimait que les chefs fussent toujours les premiers à l’ouvrage. Un bel homme, Monsieur ! Ma fille, qui est de lui, lui ressemble comme deux gouttes d’eau ; elle a aussi tous mes traits. Vous la verrez, Monsieur. Ah ! si elle n’avait pas eu des malheurs… Enfin, ce n’est pas sa faute ni la mienne, car je l’ai élevée comme une duchesse, toujours dans du coton. J’étais donc venue pour voir s’il ne vous manquait de rien, parce que mon frère est un excellent homme, mais qui n’entend pas les égards qu’on doit à un étranger tel que vous êtes.

— J’ai été parfaitement reçu, dit Luizzi ; rien ne m’a manqué.

— C’est que les domestiques, reprit madame Turniquel en prenant une serviette et en époussetant les meubles, ce sont des fainéants ; pourvu que ça mange, que ça boive et que ça dorme, ils ne s’inquiètent pas du tout si l’ouvrage est FAITE. Par exemple, voilà une chambre : c’est balayé tout juste au milieu, les côtés s’approchent s’ils en veulent. C’est pas étonnant : quand on arrive comme mon frère de chez les sauvages, on ne peut pas avoir idée de la société comme moi qui l’ai toujours habitée.

— Cela se conçoit, dit Luizzi en ouvrant la fenêtre pour échapper au nuage de poussière que les soins de madame Turniquel élevaient autour de lui.

— Faites attention, lui dit la bonne dame, n’ouvrez pas la fenêtre ; ce n’est pas sain pour les fraîcheurs qu’il fait dans cette saison. Je puis vous dire ça, parce que j’en ai l’expérience, ayant étudié en médecine pour être sage-femme.

— J’ai un excellent moyen de combattre cette fâcheuse influence : j’ai l’habitude de fumer un cigare tous les matins.

— Et vous avez raison, Monsieur, c’est excellent pour l’estomac. J’en ai fait l’épreuve quand j’étais en mer, où je fumais beaucoup à cause de l’escorbut qui avait pris tout l’équipage.

— Ah ! dit Luizzi, Madame a beaucoup voyagé ?

— J’ai été deux fois en Angleterre pour y rejoindre Génie et lui porter son enfant ! Génie, c’est ma fille, Monsieur… Tenez, la voilà qui passe dans la cour, là-bas !

En ce moment, Luizzi vit en effet une grande et belle femme passer rapidement sous ses fenêtres. Madame Turniquel lui cria de toutes ses forces :

— Bonjour, Génie, bonjour.

La personne ainsi interpellée leva la tête et parut fort surprise d’apercevoir le visage de Luizzi à côté de celui de sa mère. Elle salua avec un peu de confusion et fit un petit signe à cette espèce de jockey que Luizzi avait déjà remarqué. Il s’approcha d’un air craintif et soumis, écouta avec une attention profonde ce que sa maîtresse lui dit, puis partit aussitôt comme un trait et entra dans le château. À peine Luizzi l’avait-il perdu de vue qu’il entendit ouvrir sa porte et vit le jockey qui s’avança jusqu’à la fenêtre où était madame Turniquel en lui criant :

— Ha-haa, mama à la bas, ha-haa.

— Qu’est-ce que me veut cette figure de tapisserie ? dit madame Turniquel en se retournant.

— Ha-haa, fit le jockey, ha-haa, mama à la bas… Génie, Génie.

— Ah ! ma fille me demande, n’est-ce pas ?

Le jockey fit de la tête un signe affirmatif, et montra la porte à madame Turniquel.

— C’est bon, c’est bon. À l’honneur, Monsieur, on va déjeuner dans une petite demi-heure, vous entendrez la cloche.

— Je vous remercie de votre bonne visite.

Et il reconduisit la bonne femme pendant qu’elle se confondait en révérences magnifiques. À peine eut-il fermé la porte qu’il se laissa aller à rire tout haut, et presque aussitôt il entendit un petit rire aigre répondre au sien. Il se retourna et vit le jockey qui se mit à contrefaire la grosse et pesante tournure de madame Turniquel en riant aux éclats. Ce jockey était un être bien remarquable : il avait le visage tout tatoué, des cheveux noirs et lisses, des yeux brillants et pleins d’astuce, les dents longues, étroites et étincelantes ; il paraissait âgé de vingt-cinq ans. Son aspect arrêta le rire de Luizzi, qui se mit à le considérer avec une certaine curiosité. À peine le jockey se vit-il ainsi regardé, qu’il se tut, baissa la tête et se rangea le long de la muraille en lançant de côté sur le baron des regards pleins de défiance. Luizzi, continuant à le regarder avec la même attention, le jockey commença à porter autour de lui des regards de plus en plus inquiets ; puis, ayant aperçu dans un coin de la chambre une paire de bottes, il s’en empara en poussant un cri de joie et l’emporta avec rapidité avant que Luizzi eût tenté d’adresser une question à cet être singulier. À peine fut-il sorti que le baron commença à se demander s’il n’était pas dans une maison de fous, et il réfléchissait aux deux singulières visites qu’il venait de recevoir, lorsqu’il entendit s’arrêter une voiture dans la cour du château. Il se mit à la fenêtre pour voir quelle nouvelle caricature venait s’ajouter à celles qu’il avait déjà vues. Il était dans la destinée de Luizzi de se tromper presque toujours. Une femme mise avec une certaine élégance et un beau jeune homme descendirent de cette voiture. À peine les nouveaux venus avaient-ils mis pied à terre, que madame Turniquel courut au-devant d’eux et s’écria :

— Comment vous va, madame la comtesse ?

— Assez mal, lui répondit la belle dame en embrassant la vieille. Ce vent d’ouest m’a donné un mal de nerfs épouvantable.

— Oh ! que je connais ça, répondit madame Turniquel, j’en suis toujours prise par ces temps-là ; ça me donne des crampes terribles dans les jambes.

Puis elle se retourna vers le beau jeune homme, et reprit :

— Et vous, monsieur le fils, comment que cela va ce matin ?

— Très-bien, très-bien, répondit le jeune homme en donnant une poignée de main à la sœur de M. Rigot, si ce n’est que les chemins sont si mauvais pour arriver chez vous que je suis tout brisé.

— Oh ! oh ! je connais ça, reprit la vieille. Quand je conduisais les bêtes aux champs, il y avait des fondrières où l’on enfonçait jusqu’aux genoux.

— Ah ! madame Turniquel, dit l’élégant, vous avez dû faire une charmante bergère ; vous étiez Estelle, et il devait y avoir plus d’un Némorin.

La belle dame fit un signe de mécontentement au jeune homme, tandis que madame Turniquel disait :

— Qu’est-ce que c’est, Estelle et Némorin ?

— Ah ! mon Dieu, dit la dame, c’est un roman de M. de Florian.

M. de Florian ! dit madame Turniquel, je l’ai beaucoup connu ; il avait beaucoup d’estime et de considération pour moi, et il me lisait tous ses livres.

Probablement la conversation eût continué longtemps sur ce ton, si madame Peyrol n’était encore venue interrompre les récits de madame sa mère. Tout le monde rentra dans la maison, et Luizzi entendit un moment après sonner la cloche qui annonçait le déjeuner. Il descendit, et, grâce au bruit de la conversation de madame Turniquel, il arriva dans un assez beau salon où étaient réunies déjà une douzaine de personnes. Luizzi y retrouva l’avoué, le clerc et le commis ; il y avait en outre la dame et le jeune homme qu’il avait vus descendre de voiture, plus une jeune personne d’une rare beauté, qu’à sa ressemblance avec madame Peyrol le baron jugea devoir être la petite-nièce de M. Rigot. Celui-ci était dans un coin du salon, causant avec l’avoué et jetant des regards interrogateurs sur toutes les personnes qui étaient présentes. Lorsqu’on annonça le baron, il se retourna et vint à lui.

— Mille pardons, lui dit-il avec un ton de franchise, je suis un vieux soldat très-mal élevé. Nous autres, nés dans le ruisseau, comme on dit, nous ne savons pas les bonnes manières. Je n’ignore pas que j’aurais dû vous faire une visite en ma qualité de maître de maison ; mais nous autres gens du peuple nous ne connaissons pas les usages. Pas vrai, dit-il en se retournant vers la dame qui était arrivée en voiture, pas vrai, madame la comtesse de Lémée ?

Il revint ensuite à Luizzi, et dit :

— J’ai reçu la lettre de mon ami Ganguernet qui m’annonce votre arrivée, c’est-à-dire que je me la suis fait lire, parce que nous autres paysans, voyez-vous, nous sommes des ignorants, nous ne savons rien ; mais je vous déclare que je suis enchanté de recevoir chez moi M. le baron Armand de Luizzi, qui a deux cent mille livres de rentes, à ce que dit M. Ganguernet. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

M. Rigot quitta Luizzi que tous les regards examinèrent avec curiosité, particulièrement ceux du jeune comte de Lémée, et il alla vers les deux convives parisiens du souper du baron.

— Qui de vous, Messieurs, est le notaire ? demanda M. Rigot.

— C’est moi, dit M. Marcoine d’un air charmant, en tirant des papiers de sa poche. L’acquisition de votre hôtel du faubourg Saint-Germain est terminée, en voici le contrat ; j’ai été spécialement chargé de cette affaire, et je crois qu’elle a été menée avec quelque habileté ; j’ai obtenu l’hôtel à plus de cent mille francs au-dessous de l’estimation.

— Je vous en remercie, dit M. Rigot, parce que, voyez-vous, nous autres petit monde, c’est bon à gruger.

— J’ai voulu moi-même vous apporter ce contrat, reprit le clerc d’un ton précieux, afin de vous en mieux faire apprécier les avantages.

— Vous êtes bien aimable, repartit M. Rigot, parce que voyez-vous, nous autres gros Normands, nous n’entendons rien du tout aux affaires.

Puis il se tourna vers le commis d’agent de change et lui dit :

— Et vous, Monsieur, à quoi dois-je l’honneur de votre visite ?

— Monsieur, répondit le commis, je suis venu pour le placement des fonds que vous avez laissés chez votre banquier.

— Est-ce que je n’avais pas dit à votre maître de m’acheter du trois pour cent ?

— Le placement lui a paru peu avantageux, reprit le commis.

— Je veux du trois pour cent, dit M. Rigot, je veux des fonds de nobles et d’émigrés ; j’ai déjà une terre de marquis, j’ai un hôtel de duc, je veux de l’indemnité des émigrés.

— Nous avions pourtant mieux que cela à vous offrir.

— Je veux ce que je veux, dit M. Rigot avec emportement ; c’est possible que nous autres, petites gens, nous soyons des imbéciles, mais c’est comme ça.

Presque aussitôt, un domestique vint annoncer que le déjeuner était servi, et le petit clerc, s’approchant du baron, lui dit d’un air fin :

— Je ne crois pas que M. Furnichon ait de grandes chances de succès.

Les honneurs du déjeuner furent faits par madame Peyrol et sa fille Ernestine avec une bonne grâce et une élégance qui tranchait singulièrement sur les façons de M. Rigot et de sa sœur. Luizzi et M. de Lémée étaient à côté de madame Peyrol, et le clerc et le commis à côté d’Ernestine. L’avoué tenait un des bouts de la table entre M. Rigot et madame de Lémée, et madame Turniquel était assise à l’autre bout entre deux personnages dont nous n’avons pas encore parlé, et dont l’un était le curé de l’endroit et l’autre le percepteur des contributions de la commune. Le premier voué au célibat, le second déjà marié, étaient chargés de jouer dans cette scène le rôle de personnages muets, attendu le peu d’intérêt qu’ils avaient à son dénoûment. À peine fut-on à table que madame Turniquel, ayant compté le nombre des convives, s’écria :

— Nous sommes juste douze, c’est bien heureux ! car si nous avions été treize, moi, je n’aurais pas déjeuné d’abord.

— Comment une femme aussi distinguée que vous, dit l’avoué, peut-elle avoir de ces préjugés ?

— Qu’appelez-vous préjugés ? dit M. le comte de Lémée ; je suis tout à fait de l’avis de madame Turniquel, j’ai vu des exemples de grands malheurs arrivés parce qu’on avait bravé cette croyance populaire.

— Allons donc ! fit le commis d’agent de change, c’est bon pour les frères ignorantins d’avoir des idées comme celle-là.

— N’y mettez pas tant de dédain, reprit madame de Lémée ; les gens du plus haut rang ont eu de ces opinions qui vous paraissent des préjugés, et la reine Marie-Antoinette, que j’avais l’honneur de servir avant la révolution, était très-épouvantée de ce nombre treize.

— Je le sais bien, moi, dit madame Turniquel ; la reine me l’a dit elle-même, un jour que j’étais allée chez elle en députation avec les dames de la Halle à propos de la naissance de la duchesse d’Angoulême.

— Maman, dit rapidement madame Peyrol en couvrant les derniers mots de la phrase de sa mère, voulez-vous un peu de ce poulet ?

— Merci, je finis mon hareng saur, puis je mangerai un peu de crème, et ce sera tout.

— Quant à moi, dit M. Rigot, je suis fataliste ; le grand Napoléon était fataliste, tous les grands hommes sont fatalistes.

— Je le sais bien, dit madame Turniquel, je l’ai entendu dire cent fois à l’empereur, moi qui vous parle.

— Ah ! ah ! fit Luizzi, vous avez connu l’empereur, Madame ?

— Comme je vous connais…

Et pendant qu’Ernestine interrompait sa grand’mère en lui offrant de la crème, madame Peyrol disait tout bas à Luizzi d’un air de prière plein de charme et de dignité :

— Épargnez ma mère, Monsieur, je vous en prie.

Pour changer la conversation, elle s’adressa alors au jeune clerc de notaire qui avait gardé un prudent silence, et lui dit :

— Eh bien ! Monsieur, quelles nouvelles intéressantes nous donnerez-vous de Paris ?

— J’en sais fort peu, Madame, répondit-il d’un air modeste ; je m’occupe beaucoup en ce moment des affaires de l’étude, et j’en instruis à fond le second clerc qui va me remplacer.

— Ah ! ah ! dit M. Rigot, vous quittez le notariat, jeune homme ?

— Non, Monsieur, non, fit le clerc de notaire d’un air d’indifférence, j’achète une charge, la meilleure charge de Paris, assurément.

— Alors vous vous mariez ! reprit le commis d’agent de change.

— Mais oui, fit le clerc, je trouve de très-beaux partis. Le notariat, voyez-vous, c’est une carrière qui plaît aux parents, c’est un placement sûr et honorable de l’argent, une fonction solide et estimée dans le monde, des rapports avec tout ce qu’il y a de mieux dans la capitale, et, au bout d’un certain temps, une fortune considérable, un nom bien posé qui ouvre la porte à toutes les ambitions, si l’on en a.

— Moins que la charge d’agent de change, dit le commis. En fait de fortune, s’il faut la chercher quelque part, c’est là ; en fait de monde, celui de la banque est un peu plus élégant que celui du notariat, et, quant à l’ambition, il me semble qu’elle arrive plus vite par la bourse que par l’étude.

— Nous avons trois notaires de Paris députés, et quatre qui sont maires de leur arrondissement ou membres du conseil général, repartit le clerc avec vivacité.

— C’est possible, reprit le commis, mais il y deux agents de change colonels de la garde nationale. Le comte P… qui a été banquier, et qui est maintenant pair de France, a commencé par être agent de change. Le change est une bien autre carrière que le notariat.

— Et sans doute vous comptez la parcourir jusqu’au bout ? dit M. Rigot.

— Et, pour y entrer, vous voulez aussi acheter une charge ? reprit Luizzi.

— Oui, Monsieur, répondit le commis d’agent de change.

— Et, pour payer cette charge, repartit M. Rigot, vous épouseriez sans doute une femme dont la dot…

— Oh ! non, fit le commis d’un air sentimental et avec un regard plein d’exaltation, qu’il partagea également entre madame Peyrol et Ernestine. Oh ! moi, je n’épouserai jamais que la femme que j’aimerai. Je ne cours pas après la fortune, je ne demande qu’un cœur qui m’aime.

— Ma foi, reprit M. de Lémée d’un ton assez fat, je suis parfaitement de votre avis, Monsieur, et j’avoue, pour ma part, que je regrette quelquefois d’être dans la brillante position que le hasard m’a donnée. J’ai vingt-deux ans, la mort de mon père m’a rendu pair de France, j’ai un nom qui a quelque éclat…

— Et vous êtes fâché de posséder tous ces avantages ? dit le baron.

— Oui vraiment, Monsieur, répondit M. de Lémée. J’ai lieu de craindre que, si jamais je me marie, ce que vous appelez des avantages ne soit la seule chose qui charme la femme à laquelle je m’adresserai. Il y en a beaucoup qui cherchent plutôt dans le monde une haute position qu’une tendresse sincère et un homme de cœur ; et peut-être, si je n’étais ce que je suis, me verrais-je préférer un petit monstre bien laid, bien bête, bien égoïste, à qui le hasard aurait donné tous ces biens que je possède.

— Comment, mon fils, dit madame de Lémée d’un ton doctoral, pouvez-vous si mal parler d’une position qui doit être l’ambition de toute femme bien née ?

— Oh ! pour ça, vous avez raison, fit madame Turniquel ; si je me remarie jamais, moi, je serai bien heureuse d’être la femme d’un pair de France, d’abord.

— Pas la mienne, n’est-ce pas, madame Turniquel ? dit M. de Lémée en souriant gracieusement, car je suis pauvre, moi.

— Mon fils ! fit madame de Lémée.

— Pourquoi se cacher d’une chose que tout le monde sait ? repartit le comte ; c’est là ce qui me console ; car si jamais je rencontre une femme digne de me comprendre, je pourrai croire que ce ne sera ni mon nom ni mon rang qui l’auront séduite, si elle ose partager ma pauvreté.

Toutes les intentions de ce discours furent adressées à madame Peyrol d’une façon si directe, que Luizzi s’imagina que M. de Lémée, en sa qualité de voisin et d’habitué du château du Taillis, avait des données assez exactes sur celle des deux futures à qui les deux millions de dot avaient été donnés. Pour s’assurer de la vérité, Luizzi s’adressa à M. Bador, qu’il supposait aussi dans les confidences intimes de M. Rigot.

— Vous devez sans doute peu estimer, lui dit-il, la profession de notaire et d’agent de change, et je suppose que vous ne conseilleriez pas à une femme de choisir entre elles.

À cette question, assez grossièrement directe pour que tout le monde en fût embarrassé, madame Peyrol regarda le baron d’un air tout à fait étonné, comme si elle ne s’attendait pas à pareille chose de sa part. L’avoué seul resta calme, et répondit avec une négligence assez dédaigneuse :

— Pour ma part, Monsieur, je crois que la profession d’un homme est une chose assez indifférente. Seulement il me semble qu’il faut que sa position soit faite, assise, régulière, et qu’elle ne repose pas sur des espérances presque toujours illusoires ; je crois enfin qu’il faut qu’un homme ait fait ses preuves avant de penser à se marier.

— Voilà qui est bien raisonné, dit le baron, et c’est parler comme un homme établi.

— Oui, Monsieur, reprit l’avoué, comme un homme qui connaît le monde et qui l’a expérimenté ; comme un homme qui sait que le bonheur n’est pas dans ce luxe de fêtes et de bals au sein desquels une femme d’agent de change ou de notaire passe sa vie ; comme un homme qui sait que le bonheur n’est pas pour une femme dans ce que vous appelez une position élevée, où on lui rend souvent en impertinence la fortune qu’elle a apportée. Enfin, j’en parle comme un homme qui croit que le bonheur est dans une vie douce, honnête, retirée, au milieu d’une famille honorable, avec un mari qui s’occupe avant toute chose de prévenir les moindres désirs de sa femme, de les accomplir, et de n’avoir d’autre pensée qu’elle.

L’avoué débita tout ce petit discours avec une grande affectation et en tenant les yeux sans cesse fixés sur Ernestine, qui sembla l’écouter avec un véritable intérêt. Tandis que Luizzi observait ce nouveau manége, ne sachant plus laquelle des deux, de la mère ou de la fille, était destinée à la dot, le clerc de notaire ne voulut pas laisser sans réponse la touchante théorie de l’avoué :

— C’est un bonheur de province dont vous nous parlez là ; et, en tout cas, croyez-vous qu’il ne se trouve pas, à Paris aussi, des hommes empressés de prévenir et d’accomplir les désirs de leur femme ?

— Sans doute, dit le gros commis d’agent de change, qui crut devoir un moment s’unir au clerc de notaire pour venir en secours à la félicité parisienne vivement ébranlée par la harangue de l’avoué, sans doute à Paris aussi il y a des maris qui font le bonheur de leur femme.

— Seulement, reprit le clerc, ce bonheur a quelque chose d’un peu plus élégant. Au lieu de vos gros plaisirs de province, ce sont les plaisirs les plus délicats ; au lieu de vos tristes et froides réunions, ce sont les bals les plus brillants.

— Avec Collinet et Dufresne, dit le commis d’agent de change.

— Au lieu de vos soirées ennuyeuses, occupées à faire de la tapisserie, ce sont les Italiens et l’Opéra.

— Avec M. Tulou et Rossini, dit l’agent de change…

— Au lieu de vos plaisirs champêtres, reprit le clerc, ce sont…

— Ce sont, dit l’agent de change en l’interrompant, des courses au Champ de Mars, des chevaux superbes, des toilettes magnifiques.

— Et tout cela est bien misérable encore ! dit M. de Lémée. Parlez-moi d’un homme qui peut ouvrir à sa femme tous les salons, non-seulement ceux de la France, mais ceux de l’Europe, qui lui donne accès dans les cours de tous les grands États, qui la voit recherchée, considérée partout où il la présente, et qui peut la présenter partout.

En ce moment, l’avoué, le clerc et le commis, attaqués dans leur roture, se mirent en devoir de répondre à M. de Lémée, et déjà ils parlaient tous ensemble, lorsque M. Rigot prit la parole, et immédiatement un profond silence s’établit.

— Mais vous, monsieur le baron, dit-il en s’adressant à Luizzi, que pensez-vous de tout cela ?

Armand allait répondre, et chacun se penchait pour l’écouter ; car il avait acquis par son silence l’autorité de l’homme qui n’a encore rien dit, auquel on suppose des idées de réserve et dont il semble que les paroles vont clore toute discussion.

— Je pense, dit Luizzi…

Il n’alla pas plus loin, car il fut interrompu par une paire de bottes admirablement cirées, que le jockey dont nous avons parlé posa sur son assiette en laissant échapper un petit rire satisfait. À cet aspect, M. Rigot éclata de son côté. Tout le monde l’imita, jusqu’à madame Peyrol, qui ne put s’empêcher de céder au rire homérique de toute la table. Pendant ce temps, Akabila sautait autour de la salle à manger comme un chat sauvage, et on se leva de table avant qu’on pût connaître l’opinion de Luizzi sur l’importante question qu’on venait d’agiter.