Les Mémoires d’une chanteuse allemande/02-4

Traduction par Guillaume Apollinaire.
France-Loisirs (réimpression de l’édition de 1913) (p. 197-207).

CHAPITRE IV

ROSA

Vous avez, vous-même, exigé que je ne taise rien de mes expériences et sensations ; aussi, en décrivant les aspects anormaux des envies qui m’envahissaient, n’ai-je pas hésité un seul instant à vous les faire connaître, sans en rien omettre ; j’étais, et je reste persuadée que vous serez capable de comprendre tout cela, parce que vous êtes aussi un psychologue pénétrant. Peut-être n’avez-vous encore reçu, d’aucune femme, de tels aveux, mais je suis certaine que vous avez déjà étudié de pareils cas et trouvé leur explication. Je suis profane en ces deux sciences ; je me suis bornée à vivre au jour le jour, sans me demander si ce que je faisais était vraiment de nature à choquer en nous des sentiments plus nobles et à provoquer le dégoût. De sang-froid, les sens rassis, j’aurais tremblé à l’idée de commettre des actes aussi indécents, mais, après l’avoir fait, j’en juge autrement, ne voyant pas ce qu’il peut y avoir là d’obscène.

Peut-être me blâmeriez-vous si, au lieu d’écrire ces choses, je vous les rapportais oralement ; mais peut-être aussi ne me blâmeriez-vous pas. Vous savez mieux que moi comment est constitué l’organisme humain et trouverez l’explication de mon comportement. J’examine les choses d’après ma façon de voir, sans pouvoir garantir qu’elle soit correcte.

Avant tout, une question se pose pour moi : que peut-on, à vrai dire, appeler obscène ? Songeons donc que, chaque jour, nous nous nourrissons de nombreux produits qui, si nous voulons bien les analyser, sont déjà à un certain degré de pourriture ; nous pouvons bien nous persuader que l’eau ou le feu purifient nos aliments ; nous n’en commettons pas moins quelque chose d’indécent. Il y a même des aliments qui doivent en être à un stade avancé de pourriture pour nous plaire. Le vin, la bière, n’ont-ils pas fermenté avant que nous les buvions ? Or, qu’est-ce que cette fermentation, sinon un certain degré de putréfaction ? N’est-ce pas un plat raffiné que la partie la plus pourrie de certains oiseaux, notamment les bécasses ou les grives gorgées de genièvre, et de quoi se nourrissent-ils ? La nourriture absorbée par tous les animaux ne pénètre-t-elle pas dans leur sang, pour devenir leur chair ? Songeons seulement à ce dont se nourrissent cochons et canards. Examinons un fromage, et nous y trouverons des vers répugnants. Et rappelons-nous comment on sale les harengs ! Je l’ai vu faire à Venise, et je ne veux pas dire comment on procède. Si l’on savait quel complément l’homme ajoute au sel marin, personne ne mangerait plus de harengs. En un mot, la notion d’indécence est quelque chose de très relatif ; qui ira penser, en se régalant d’un mets, aux matières qu’il contient ! Ce serait comme si un garçon amoureux d’une fille se laissait arracher à son monde poétique en songeant aux besoins naturels qu’accomplit chaque jour la bien-aimée. Je pense exactement le contraire. Un être qui en aime un autre ou se plaît à certaines choses ne trouve rien d’obscène ni de répugnant à l’objet de son plaisir.

Cette façon de voir peut me servir de justification dans la mesure où je me suis laissé entraîner par mes appétits, comme je l’ai décrit à la fin de la précédente lettre. Je pense que cela vous suffira aussi.

C’est quelque chose d’autre, et peut-être de plus étrange, que ressentit plus tard mon cœur. Vous trouverez ici un sujet d’analyse, vous qui êtes psychologue ; bien qu’il ne soit pas tout à fait inhabituel, il est pourtant assez anormal.

J’ai lu, ces temps derniers, plusieurs livres traitant de cet amour qu’on dit grec ou platonique, notamment les ouvrages d’un certain Ulrich, qui fut professeur et réside présentement à Wurzbourg. Il ne traite que de l’amour entre hommes, et nullement de l’amour entre femmes. Que direz-vous si je vous avoue que je n’ai jamais été aussi éprise d’un homme que de ma chère Rosa, la fille que je vous ai présentée à la fin de ma précédente lettre ? Ce fut, à vrai dire, un amour sensuel qui m’attira vers elle, mais ce fut aussi un sentiment du cœur, un désir langoureux et lancinant comme je n’en ai jamais éprouvé pour aucun homme. Ce fut un amour si exclusif et pur que toutes les autres femmes, alors, me répugnaient, et les hommes plus encore. Je ne pensais qu’à Rosa, je rêvais d’elle, je serrais, embrassais et caressais mes oreillers en m’imaginant que c’était elle que je tenais enlacée ; quand je ne pouvais pas la voir, j’en pleurais, j’étais hors de moi, comme folle.

Je ne savais pas à laquelle de mes deux amies me confier, à Nina ou à Anna ? Ou bien, si je devais prier Monsieur de T… d’accorder à Rosa une remise du reste de sa détention ? Il m’aurait demandé d’où je la connaissais et je n’aurais su que répondre. Finalement, je me décidai à en parler à Anna. Elle me rendit visite le soir même du jour où nous avions assisté à la scène du fouet. Elle m’épargna la peine de trouver une entrée en matière, en me parlant la première de cette scène et en me disant qu’elle préférait à toute autre une jouissance comme celle de ce jour.

— C’est, ajouta-t-elle, la seule chose qui m’excite encore un peu, et pourtant, aujourd’hui, ma jouissance n’a pas été totale. Je vous ai laissé la meilleure part. N’êtes-vous pas un peu amoureuse de Rosa ? Ne niez pas ; j’ai vu avec quelle volupté vous avez sucé son petit con (ce sont ses propres termes que je répète, sans y rien changer, quoique je ne les aie pas encore employés). Oui, c’est là une odeur délicieuse, et un goût plus délicieux encore.

J’étais encore si esclave de tous les préjugés que je me sentis rougir.

— Ah ! ah ! ah ! s’esclaffa Anna. Vous rougissez ? Signe évident que vous êtes amoureuse de la fille. Si même votre visage ne vous avait pas trahie, je l’aurais deviné quand, en lui donnant de l’argent, vous avez dit que vous la prendriez chez vous. Eh bien, un trimestre sera vite passé, et j’espère que la fille préférera venir chez vous que retourner en prison. Le plaisir qu’elle trouve à se faire fouetter, vous aussi pouvez le lui assurer. Peut-être préférera-t-elle les verges, et cela vous vaudra à vous aussi beaucoup de plaisir. C’est un fort beau spectacle, je peux vous en assurer.

— Ne serait-il pas possible de la faire libérer plus tôt ? demandai-je à Anna.

— J’en doute. Elle doit subir sa peine jusqu’au bout. Il ne dépend pas du gouverneur de la libérer, quoique ces messieurs agissent un peu à la manière turque. J’essaierai pourtant de lui en parler.

— Mais ne me citez pas. Il serait capable de soupçonner quelque chose.

— Soyez tranquille. Il ne s’étonnera pas que je lui présente une telle requête. Il y a ici assez de dames qui se comportent comme les hommes, et qui ont des amants des deux sexes. Je pourrais même lui dire que je veux la prendre chez moi. Non, au fait, ce n’est pas la bonne solution. Je lui dirai qu’il y a ici une étrangère qui cherche une fille volontaire pour des tortures de ce genre, et que je n’en connais pas d’autre que Rosa. Mais, pendant une quinzaine, il ne faudra pas que vous la preniez chez vous. Plus tard, je dirai que la dame est partie, que Rosa ne voulait pas quitter la ville et que je vous l’ai recommandée comme soubrette, par pure humanité, pour la remettre dans le droit chemin.

— Vous croira-t-il quand vous lui direz cela ? demandai-je.

— Pourquoi pas ? J’ai la langue bien pendue. L’essentiel est qu’il me faut beaucoup d’argent pour le soudoyer, ajouta-t-elle.

— Beaucoup d’argent ? m’écriai-je, un peu effrayée, car Nina m’avait dépeint Anna comme un redoutable escroc. Combien croyez-vous ?

— Hum ! Peut-être 100 florins, peut-être plus, je ne sais.

— Je n’y mettrais pas plus de 100 florins, répondis-je. Mais, à vrai dire, si elle avait exigé le double ou le triple, je le lui aurais donné.

— D’accord ; mais donnez-moi tout de suite les 100 florins. S’il marche pour cette somme, vous aurez peut-être la fille chez vous dès demain. Sinon, je vous rapporte l’argent. Il faut que j’aille chez lui avant qu’il parte à son club. Mais je n’ai pas de monnaie pour prendre un fiacre. Donnez-moi encore 1 florin. Pour mes démarches et ma peine, je ne demande rien. Votre amitié me suffit.

Je fus obligée de lui donner encore 50 florins. En outre, elle me fit ses doléances : les temps étaient durs, les gens payaient mal leurs dettes ; elle me montra un tas de billets du mont-de-piété, ajoutant qu’ils seraient périmés demain si elle ne payait pas les intérêts. Cela lui valut encore 50 florins de mon argent. Cette somme, me dit-elle, ce n’était qu’un prêt ; mais je répondis qu’elle n’aurait pas besoin de me la rendre. Je voulais, ainsi, m’assurer sa discrétion et ses bons offices ultérieurs.

Je racontai le lendemain toute la scène à Nina ; elle était d’avis que T… ne recevrait que 30 florins et qu’Anna empocherait le reste ; au surplus, elle attendait de moi une invitation à un bon souper pour la petite fête de ce jour.

— Peut-être, me dit Nina, sauvez-vous de la perdition une créature égarée ; Dieu vous revaudra cette bonne action. Mais cela va vous coûter quelque argent, car cette petite aura besoin de vêtements. Il serait bon, aussi, de lui faire prendre un bain, car ces malheureux, en prison, attrapent facilement de la vermine. J’ai eu chez moi une servante qui avait la taille de Rosa, la même silhouette. Elle a filé en abandonnant ses vêtements. Pour les débuts, cela suffira pour Rosa. Estimez vous-même ce lot, et payez-moi ce qu’il vaut à votre avis.

Quand il s’agissait d’argent, Madame de B… était le contraire d’Anna. J’estimai que les vêtements qu’elle m’apporta valaient 45 florins, mais elle ne me les compta pas plus de 36 florins, et il me fallut insister pour lui faire accepter en cadeau une jolie broche.

Bien qu’il fût presque huit heures du soir quand Rosa arriva chez moi, je l’emmenai en voiture à Ofen, au Bain de l’Empereur, et me fis ouvrir l’une des salles de bains turcs. Nous étions en octobre et, quand le froid augmente à l’extérieur, ces bains sont toujours mieux chauffés. La pauvre enfant sentit alors seulement les douleurs consécutives à la séance de la veille. Elle me permit à peine de toucher les endroits blessés, mais elle eut plaisir à me sentir y passer ma langue bien chaude pour les lécher lentement ; l’eau du bain la ranima mieux encore. Elle n’était plus timide et honteuse comme la veille ; elle se jeta à mon cou et serra ses jambes autour de mes hanches, puis suça les boutons de rose de ma poitrine, ma langue et mes lèvres. Déjà tout entraînée par ses sentiments, elle me dit que ce serait une joie voluptueuse pour elle de se sentir étranglée ou poignardée par moi. Mais, ce que je n’aurais ni cru ni espéré, c’est qu’elle était encore vierge. Pas moyen de faire pénétrer mon doigt jusqu’au fond de son cachot d’amour ; il se heurtait à la membrane encore intacte de l’hymen.

Après nous être rafraîchies dans le bain, où nous avions passé le temps à de menues privautés, je la ramenai à la maison. Anna et Nina nous y attendaient déjà ; Anna avait fait préparer — à mes frais — un excellent souper au champagne glacé. Elle avait apporté une longue verge et me conseilla de tâter de cette volupté.

La chambre était si bien chauffée que nous pûmes sans crainte nous déshabiller ; ce que, cette fois, Anna fit aussi. Mais je ne vis pas grand-chose de ses charmes défraîchis, car elle passa sous la table où, dit-elle, elle voulait faire le chien. Elle s’accroupit entre mes jambes qu’elle me fit écarter ; je dus me renverser un peu du buste, et faire reposer mes jambes sur ses épaules ; sa langue alors se mit à jouer tantôt dans ma grotte de volupté, tantôt à cette autre ouverture qui se trouve par-derrière. Ma position était assez incommode parce que je devais me tenir à quelque distance de la table et ne pouvais, de mes mains, atteindre les plats, mais la langue d’Anna, qui léchait l’une et l’autre ouverture, me valait une agréable volupté. Elle y porta aussi les mains, la droite au clitoris, la gauche plus bas, et, après avoir humecté de salive un de ses doigts, le fit pénétrer aussi avant que possible dans l’anus, il en résulta une si intense excitation que je crus devenir folle et que, bientôt, de ma grotte de volupté, jaillit un flot qui semblait intarissable. Cependant, Nina m’aidait à me nourrir, me portant le verre à la bouche pour que je pusse boire.

Nous mangeâmes et bûmes passablement, si bien que même la froide Nina se sentit bientôt en chaleur. À Anna, je passai, sous la table, quelques bouchées. Elle ne mangeait les biscuits et autres sucreries qu’après avoir trempé les plus durs — et même de petites saucisses — dans ma grotte de volupté ; cela, disait-elle, donnait à tous ces mets un arome tout particulier.

Après le souper, j’allai chercher mon double-godemichet, pour goûter avec Rosa les délices de l’hermaphrodisme. Elle venait de se mettre au lit et cherchait le pot de chambre ; le champagne bu cherchait une issue.

— Ah ! non, ce n’est pas convenu ainsi, m’écriai-je. Vilaine, veux-tu me priver du meilleur ? Je t’avertis : n’en garde pas une goutte pour toi, sinon je me fâche ! Vite, un pied sur la chaise !

Je me mis sur les genoux, ma bouche à sa conque, attendant le champagne, bien « filtré ». Il y jaillit bientôt, et je l’absorbai à flots, tout en lui tenant le derrière comprimé entre mes mains. Le champagne n’avait rien perdu de son goût ; il s’était plutôt amélioré. Anna s’était allongée sur le tapis, la tête entre mes jambes, la bouche à mon coquillage ; j’avais moi-même beaucoup bu et ne pus me retenir davantage, si bien qu’elle reçut double portion.

Mais ce n’étaient là que préliminaires agréables et voluptueux déjà, comme serait l’acte principal. Je brûlais de son attente. Tous mes sens se concentraient sur un but précis, je tremblais de désir, au point que je fus incapable de boucler le godemichet. Nina vint à mon aide et Anna introduisit le plus volumineux des deux javelots dans ma conque où il pénétra à demi. Après quoi, je fis asseoir Rosa dans le lit, les cuisses écartées, jouant, pour elle, le rôle du mâle ; je l’enlaçai, l’embrassai, fonçant à l’aveuglette avec mon godemichet, sans réussir à l’enfoncer dans son temple de volupté.

Finalement, Nina s’en saisit et le dirigea de telle façon que je pus, d’un coup vigoureux, faire éclater la membrane virginale et l’enfoncer tout entier chez Rosa. Elle poussa un cri étouffé et Anna, la tête penchée, put lécher tout le sang. Par suite de tous ces heurts, l’autre godemichet avait pénétré plus avant en moi ; au même moment, j’entendis quelque chose siffler, et je ressentis, sur les fesses, une douleur aiguë, mais voluptueuse ; c’était la verge qu’Anna maniait. Elle n’eut à donner que trois coups légers, et les sources de la volupté débordèrent en même temps chez Rosa et chez moi, nous plongeant toutes deux dans la plus délicieuse ivresse.

— Dommage, dit Nina, que vous n’ayez pas un godemichet encore ; mais je me donnerai du plaisir avec la main ; et toi, Anna, excite-moi aussi de ta verge. Avec vous, on ne peut rester de glace !

Je dis à Nina où elle trouverait, dans un tiroir de ma commode, un godemichet simple, le vieux que Marguerite m’avait donné.

Et ainsi nous en vînmes enfin à la scène principale, un groupe comme, seuls, les Romains les ont représentés sur leurs camées et bas-reliefs. Nina s’était mise sur moi, mais de sorte que mon derrière pût recevoir les coups de verge ; m’écrasant de son poids, elle me fit pénétrer plus avant dans Rosa. La chaleur agréable de nos corps nus et lisses me procurait des sensations exquises et nous reprîmes nos jeux. Cette fois, cela prit plus de temps. Nina m’aidait à accentuer mes élans. Anna fouettait tour à tour mes fesses et celles de Nina ; plus le moment critique approchait, plus elle fouettait fort, mais cela ne me suffisait encore pas. Je demandai à Rosa de me mordre aux épaules, aux bras, et sans me ménager comme elle fit d’abord. « Mords, jusqu’au sang, lui criai-je », ce qu’elle fit. Enfin, je sentis venir l’extase, celle qui fait chavirer ; je perdis la notion des choses. De volupté, tous les membres me démangeaient, tandis que, de notre double poids, Nina et moi faillîmes étouffer Rosa. Et ce fut un jaillissement sans fin.

Je ne sais combien de temps je restai prostrée dans cette extase. Quand je repris mes esprits, Anna et Nina étaient parties. Rosa dormait si profondément que je renonçai à la réveiller, me rendormis, la tête enfoncée dans mon oreiller, et ne me réveillai qu’après dix heures du matin.

Quelques jours plus tard, Anna revint me voir. Nina était venue chaque jour pour continuer les leçons de hongrois ; avec ma chère Rosa, aussi souvent que nous n’étions pas dérangées, je goûtais toute la gamme des plaisirs. Elle m’était aussi attachée que si j’eusse été un homme. Aujourd’hui encore, après tant d’années, elle est restée pour moi tout ce qu’elle était alors dans ma vie.

Anna me proposa d’assister à une orgie grandiose dans un bordel, telle qu’on en organisait une chaque année, à l’occasion du Carnaval. Elle me dit que des dames de familles aristocratiques y prenaient aussi part, mais toutes, masquées ; ainsi, personne ne pouvait les reconnaître, et leurs masques seuls les distinguaient des autres prêtresses de Vénus. Cet endroit, ajouta-t-elle, était très luxueux ; les hommes y étaient admis gratuitement, tandis que les cartes pour dames coûtaient fort cher, 60 florins l’une.

— Même à Paris, me dit-elle, vous ne verrez rien de pareil. Le nombre des participantes est limité, jamais plus de trente. On invite les plus belles putains de Budapest, et environ quatre-vingts messieurs. Vous voyez donc que le prix n’est pas exagéré ; il y a environ cent cinquante personnes, ce qui ne représente guère que 12 florins par tête. Il faut bien que l’entremetteuse compense le manque à gagner de ce soir-là, et les messieurs aussi ; elle a aussi les frais d’éclairage et de musique, et puis, le souper. L’an dernier, les comtesses Julie A… et Bella ont dû ajouter, de leur poche, 1 200 florins. Le prix sera d’ailleurs très probablement augmenté cette année, mais je demanderai à l’une des dames, pour moi, un billet gratuit, comme on l’a toujours fait. Mais, si vous voulez venir, il vous faut me le faire savoir cette semaine, pour que je vous réserve un billet.

Je refusai d’abord. J’avais déjà trop dépensé. Pour m’attacher Rosa, il m’en avait coûté 200 florins ; mes cachets de prima-donna étaient assez élevés, mais une dépense supplémentaire de 100 florins se faisait sentir dans mon budget, d’autant que je devais encore envisager des frais imprévus. Mais Anna insista tant que je finis par accepter ; peu de jours après, je reçus d’elle une sorte d’invitation, en litho, avec une vignette que j’avais déjà vue dans un livre français ; un splendide vagin, lèvres entrouvertes, et surmonté d’une épaisse toison, posé sur un autel ; de part et d’autre, deux rangées de verges de mâles et des toisons féminines. Toutes les cartes étaient signées des noms de la comtesse Julie A… et de L. R. (Luft Resi-Thérèse, tel était le nom de l’une des plus célèbres maquerelles de Budapest et, je l’appris plus tard, protégée du gouverneur T…).

Anna me prévint que ce serait un « bal masqué ». Les dames viendraient en domino, mais sans autre vêtement dessous. Celles qui porteraient un costume spécial le garderaient, mais on veillerait à ce que les parties du corps qui jouent un rôle essentiel dans les plaisirs de l’amour puissent être aisément dénudées ; des costumes pittoresques, comme ceux du théâtre, en feraient encore valoir les charmes. Bref, Anna me fit de la fête une description si attrayante que je ne regrettai pas la dépense ; je projetai même de me commander, comme déguisement, un costume de personnage célèbre. Mais il fallait que personne n’apprit que ce costume m’était destiné. Madame de B… était faite à peu près comme moi ; je lui fis essayer quelques-uns de mes vêtements ; ils lui allaient tout à fait. Je la chargeai donc de faire exécuter mon costume d’après ses mesures.